Le Roux, Hugues (1860-1925) – Le Roux, Robert (1887-1914)

Hugues Le Roux, Au champ d’honneur et Te souviens-tu…, Paris, Plon, 1916 et 1920, 297 et 289 pages

Résumé de l’ouvrage :
Hugues Le Roux, journaliste parisien ayant ses entrées dans les ministères, évoque l’entrée en guerre de son fils, Robert, sous-lieutenant au 356ème R.I. de Toul, dès le 1er août 1914, la mobilisation décidée. Par de courtes descriptions et l’appui de quelques lettres échangées entre son fils et sa fiancée, Hélène, il suit son parcourt et les premiers combats que le fils connaît dans la bataille des frontières et du Grand Couronné qui défend la ville de Nancy. Le 26 septembre, il reçoit un avis de blessure qui semble peu grave mais qui contient la mention d’une paralysie des jambes. Le père obtient l’autorisation de rejoindre son fils à l’hôpital Gama de Toul où, très gravement blessé, il est sur son lit de souffrance. Dès lors, l’ayant rejoint, il recueille les circonstances de sa blessure héroïque puis assiste à son agonie et à sa mort, qui survient le 18 octobre à 3 heures du matin. Il l’enterre alors dans un cimetière de la ville. Son second ouvrage, placé à la suite dans l’édition présentement étudié, est un hommage, Robert Le Roux étant le fil dans ses voyages divers, sur le front comme autour de la terre, entre novembre 1914 et juin 1919.

Eléments biographiques :
Robert Charles Henri Le Roux, est un journaliste parisien connu sous le pseudonyme d’Hugues Le Roux. Il est né le 23 novembre 1860 au Havre (Seine-Maritime), de Charles Clovis et de Henriette Gourgaud. Il collabore avec plusieurs grand journaux parisiens (Le Matin, Le Journal, Le Figaro ou Le Temps mais aussi la Revue politique et littéraire) et est également auteur de près d’une quarantaine d’ouvrages entre 1885 et 1920. Dans son dernier livre, Te souviens-tu…, il raconte d’ailleurs comment il trouve l’un de ceux-ci, Ô mon passé…, sur une étagère dans un local de la gare à Haparanda, en Suède. Grand voyageur, il dit, page 91 de Tu te souviens… « …le Celte que je suis ne se sent tout à fait chez lui qu’en mer ». Il a deux fils, Guy et Robert, et une fille, Marie-Rose, qui a 18 ans en 1914. Ceux-ci semblent avoir été miraculés lors d’une attaque de croup lorsqu’ils étaient jeunes. Avant la guerre, il a la douleur de perdre son épouse, puis son premier fils. Un paragraphe nous renseigne aussi sur le « poids » de la guerre sur toute la famille : « Dans le Midi, mon beau-frère, le professeur à la Faculté de chirurgie, est placé d’office à la tête d’un hôpital de la Croix-Rouge. Mon second beau-frère, le père de Charles, reprend son uniforme de médecin-major. Mes deux sœurs ont revêtu l’une et l’autre la robe de l’infirmière. Ma chère fille, Marie-Rose, ma nièce Alice, entrent comme assistantes dans des hôpitaux normands que leur tante administre en qualité de Présidente de l’Union des Femmes de France. Moi je suis accrédité auprès du Ministre de la Guerre. J’ai charge de recueillir à son cabinet et puis de commenter, ces nouvelles que, chaque jour, le Grand Quartier Général, assisté du Gouvernement, met au point vers minuit. À l’heure tardive où je viens chercher cette manne qui, demain, nourrira les cœurs d’espoir ou d’inquiétude, la porte du ministère est gardée comme un accès de forteresse » (pages 25 et 26). Il fait après-guerre une carrière politique, conseiller général puis sénateur (1920). Il meurt à son domicile, 58 rue de Vaugirard à Paris, le 14 novembre 1925. Au Champ d’honneur évoque la vie et la mort du dernier fils qui lui reste, Robert Charles Henri, né le 15 août 1887 à Sèvres, en Seine-et-Oise. Licencié es-sciences, il a fait des études d’ingénieur-chimiste dans une école du Luxembourg. Il parle plusieurs langues, ayant voyagé en Allemagne, où il passe une année, et en Angleterre. Peu avant la déclaration de guerre, il se fiance avec Hélène Aigner, jeune artiste-peintre, née en 1891, membre du Salon des artistes français depuis 1912, puis rejoint son corps à la mobilisation. Il dirige une section de la 19ème compagnie du 356ème R.I. de Toul, partie de la 145ème Brigade de la 73ème division du XXème Corps. L’ouvrage ne mentionne aucun toponyme précis mais le JMO précise les conditions des combats de Lironville, dans lesquels il est gravement blessé et un temps laissé paralysé sur le terrain avant d’être enfin relevé et envoyé à l’hôpital de Toul. Il meurt finalement le 18 octobre 1914.

Commentaire sur l’ouvrage :
L’ouvrage, composite, d’Hugues Le Roux, débute par une série de tableaux dont le premier se situe le 1er août 1914 à Paris. Le père indique la mobilisation de Robert, comme sous-lieutenant, en partance pour l’Est (Toul), puis son départ, dès le 2. Il s’adresse alors à lui, narre ses activités liées à l’écriture des communiqués pour son journal, avant de recevoir l’annonce des premiers morts de son entourage, qu’il cache à son fils, déjà au combat. A partir du 21 septembre (page 49) ; il publie des « fragments » de lettres échangés entre les deux promis, entre le 2 août et le 20 septembre 1914 (page 79). C’est dans cette partie de l’ouvrage que se trouvent des éléments utiles à l’étude du témoignage de Charles Le Roux. Sur sa mobilisation, et avant même son premier engagement, il fait ré-aiguiser son sabre mais dit « mes bonshommes sont ma meilleure arme » (page 57). Mobilisé dans un régiment de réserve, il dit : « Ne croyez pas qu’on nous juge inutilisables. Nous sommes prêts. On nous garde pour nous porter au point où nous serons le plus utiles quand aura lieu ce choc dans lequel nous vaincrons… » (page 58). Il tient au comportement irréprochable de ses hommes, réprime le pillage ou le simple vol, et dit : « Je suis très sévère sur ce point-là. Je veux qu’ils se comportent poliment » (page 62), (il y revient page 74, au grand étonnement même de propriétaires lorrains de fruits). Volontaire et patriote, il puise sa force dans l’amour de la Patrie et de sa fiancée ; le 30 août, il déclare : « Je me donnerai corps et âme pour mon pays et pour vous ; vous ne faites qu’un dans mon cœur. Mais lorsque j’aurai fait tout ce que je dois, je tâcherai de revenir » (page 67). Il avance même le 17 septembre, à l’endroit de l’ennemi : « Mais pour les rosser il va falloir les rattraper chez eux » (77). Ce avant qu’Hugues Le Roux reçoive lui-même la lettre terrible dans laquelle son fils annonce sa blessure. Il dit « Mon cher papa, j’ai : 1° le bras traversé, et ce n’est rien, 2° la poitrine traversée de droite à gauche, avec plaie à la moelle : c’est plus ennuyeux, car cela paralyse mes jambes… » (page 81). Dès lors, Hugues Le Roux, grâce à ses contacts avec les ministères, parvient à obtenir rapidement du Gouverneur de Paris, Joseph Galliéni en personne, l’autorisation de se rendre à Toul au chevet de son fils. Il le trouve gravement blessé mais ayant pleine conscience. Il recueille alors les circonstances dans lesquelles il a été blessé (sans toutefois en donner les précisions toponymiques). Hélène et sa mère le rejoignent pour voir une dernière fois le mourant, que le père assiste jusqu’à son dernier souffle, le 18 octobre, à 3 heures du matin. Ayant acheté un cercueil, il inhume son fils dans le cimetière de la ville puis rentre à Paris, dès le 20 octobre, devant une ultime réflexion sur la belle terre de France qui défile devant lui sur le chemin de son retour. Ayant perdu le dernier de ses fils, et donc sans descendance, l’ouvrage s’achève sur un éditorial et un projet de Loi, en juillet 1916, visant à faire perdurer le nom des morts dont la lignée s’éteint avec le dernier fils. Robert Le Roux fera, sur son lit de mort, ce constat désabusé : « Ma guerre, çà été une demi-heure et trois cents mètres » (page 158). Au final, l’ouvrage apparaît globalement double, ayant l’apparence d’un témoignage, composite car contenant des lettres échangées ou reçues, s’étalant du 1er août au 20 octobre 1914, mais qui en fait forme une biographie militaire sommaire et un recueil daté de réflexions, souvent poignantes, d’un père orphelin de ses fils. L’ouvrage rappelle, dans la démarche mémorielle, celui de Roger Allier, enquêtant sur la mort de son fils dans les Vosges, à Saint-Dié, à l’été 1914. Au Champ d’honneur, publié en 1916, est en fait le premier volet d’un diptyque à croiser avec le livre Te souviens-tu…, publié aux mêmes éditions quatre ans plus tard, deux ans plus tôt (1920). Ce second volume, prolongeant l’hommage à son fils, est quant à lui un livre de réflexion psychologique faisant état de ses voyages, multiples, autour du monde, entre novembre 1914 et la signature du traité de Versailles en juin 1919. Leur relation, localisée et datée, est prétexte à se souvenir de son fils et à penser qu’il l’accompagne dans chacune de ses stations. Il est en effet mandé, tout au long de la guerre, de parcourir les pays soit pour exercer une mission péri-diplomatique, soit pour faire acte de propagandisme, soit pour recueillir des fonds ; notamment pour la Croix Rouge, aux Etats-Unis. Il annonce avoir recueilli 10 millions de dollars dans cette action. Il dit, au Japon, en septembre 1915 : « On m’envoie ici, mon Enfant, pour que je m’efforce à lire dans l’âme indéchiffrable de nos Alliés, à deviner jusqu’où il leur plaira de collaborer avec nous » (page 100). C’est parfois l’occasion d’en décrire, par des tableaux simples, ambiance et caractéristiques, parfois anthropologiques. Il revient sur la mort de son fils et sur ce qui survient dans les 5 années qui suivent. Par exemple il dit recevoir, en mars 1916, un diplôme de chancellerie attestant de la blessure à mort de son fils dans les combats de Lironville (page 142) puis un autre, en 1918 ; en hommage de la Nation, dont il fait une poignante et sobre description (pages 237 à 242). Après son tour du monde, il effectue un court pèlerinage sur les terres lorraines, en 1916, parcourant les « Pays-de-Sans-Femmes » (page 150). Il visite un fort, monte en avion avec « Pivolo », surnom de l’as Georges Pelletier-Doisy (page 215), espérant avoir tué à la mitrailleuse des boches pris pour cible depuis le ciel. Aussi, la fin de son récit itinérant bascule parfois dans le bourrage de crâne et l’invraisemblance des témoignages par procuration. Mais de belles lignes psychologiques d’un père qui ne se remet pas de la mort de son fils peuvent être toutefois relevées.

Renseignements tirés de l’ouvrage Au Champ d’honneur :

Page 15 : Vue de la mobilisation à Paris
45 : « À cette heure, toutes lumières éteintes ou voilées, la lune triomphante fait de Paris un grand mausolée »
65 : Description de la chambre d’une enfant lorraine, concluant « … ce qui fait l’âme de Jeanne d’Arc… »
68 : Comment il fait matriculer ses effets et complète (p. 75) « …le propre de la guerre est de modifier les uniformes »
77 : Wigwam = tipi
: Pain grillé à la pointe de la baïonnette
103 : Sur les blessés graves : « Ils savent encore qu’ils vivent, parce qu’ils souffrent »
153 : Vue poignante de l’intérieur d’un ambulance
204 : L’autorité militaire de Toul autorise l’ouverture de magasins pendant quelques heures
205 : Fait un oreiller mortuaire en cousant deux mouchoirs bourrés de coton
212 : Cité à l’ordre de l’armée
254 : Colonel Dehay, commandant le 356ème R.I., décousant les rubans de ses croix pour les donner à Hugues Le Roux
272 : « On voit sur le pommeau [de son épée] de petites éraflures en cercle. C’est la marque des dents de sa fiancée. À Paris, au moment du départ, il lui a demandé de mordre dans cet acier. Elle y a laissé une trace que ses lèvres à lui ont effleurée bien des fois »

Renseignements tirés de l’ouvrage Te souviens-tu :

Parcours suivi dans l’ouvrage :
1915 : Dans l’Atlantique – New-York, mars – Harvard, avril – Potomac, mai – Washington, Far West, San Francisco, Océan Pacifique, août – Polynésie, septembre – Yokohama, septembre – Tokyo, octobre – Miyajima, Pékin, novembre – De Pékin à Petrograd, décembre 1915 – janvier 1916.
1916 : Haparanda, février – Paris, mars – Lorraine, Verdun, Montreuil-sur-Mer, avril – Paris, juin
1917 : Somme (à la N69), été – Camp de Mailly, octobre
1918 : A bord de La Lorraine, avril – Washington, West Virginia, mai – Paris, juin à novembre
1919 : Saint-Germain-en-Laye, 23 juin

Page 46 : Evoque en mars 1915 le torpillage du Lusitania (qui aura lieu le 7 mai suivant)
59 : « Et les morts sont bien morts quand nul ne parle d’eux » (Victor Hugo)
105 : Fait dire une messe à Tokyo le 18 octobre 1915
108 : « Si aujourd’hui, je suis venu dans ce temple rendre visite à ta mémoire, c’est que je souffre trop de ne plus te rencontrer nulle part »
128 : Soldat russe crachant par terre sur le passage de l’Impératrice en janvier 1916
132 : Perd des cadeaux dans le naufrage du paquebot Ville-de-la-Ciotat (le 24 décembre 1915)
138 : Il se questionne sur sa foi
142 : Mur-mausolée pour son fils dans son appartement parisien
218 : Nommé « Oncle de la 69 », N69 à l’été 1917
246 : Récolte d’argent jeté dans un drap aux Etats-Unis
277 : Comment il apprend l’Armistice à Paris
284 : Coup de canon Place du Carrousel à Paris pour la signature du 23 juin 1919

Yann Prouillet, 24 août 2025

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Testes (-)

TESTES, Vies sacrifiées, Paris, Spès, 1926, 176 pages

Résumé de l’ouvrage :
L’auteur, TESTES, qui pourrait être Marie Le Mière, présente un recueil de biographies, ayant valeur de Livre d’Or, 19 contemporains du fondateur de l’Union Catholique des Malades, au premier semestre de 1914, avec pour point de catalyse le sanatorium de Leysin, en Suisse, spécialisé dans le traitement des tuberculeux. Autant de personnages dont la vie, sacrifiée par la maladie, se sont, en entrant dans l’association, rapprochés de Dieu.

Commentaires sur l’ouvrage :
Très peu d’intérêt dans ces biographies de malades qui se sont, à un moment de leur vie brisée par la maladie, tournés vers la religion dans l’U.C.M. Malgré qu’ils soient contemporains de la Grande Guerre, certains n’ont pour la plupart qu’un lien assez ténu avec « l’expérience de guerre ». Aussi très peu d’éléments peuvent être dégagés à la lecture de cet ouvrage qui fait un lien profond entre l’Histoire de l’Union Catholique des Malades et de ses créateurs ainsi que des sanatoriums, dont celui de Leysin. L’ouvrage donne aussi quelques éléments sur l’association protestante des Coccinelles, fondée par les suissesses Adèle Kamm et Louise Dévenoge en 1909 et dont Louis Peyrot s’inspira. L’ouvrage peut toutefois se révéler intéressant dans le cadre d’une étude de parcours des malades et des empêchés dans la Grande Guerre.
Louis Peyrot (fondateur de l’U.C.M. le 4 mars 1914) est né le 11 janvier 1888 à Néris-les-Bains, près de Montluçon (Allier) d’un père docteur. Il est dans cette commune lorsque la guerre se déclenche et les blessés y affluent rapidement. C’est probablement lors de son service militaire, en octobre 1906, au 121ème qu’il commence à développer sa maladie, il sera à jamais écarté de la Grande Guerre à cause de sa tuberculose, qui lui ôtera finalement la vie en août 1916.
Jean Girardot, fondateur de l’U.C.M., qui semble avoir toujours été malade, dit, la guerre déclarée : « Nous sommes des contemplatifs par force » (page 42) avant de distiller, dans un court extrait de journal de maladie en guerre, ses pensées religieuses, se disant, le 24 février 1917, très heureux d’être malade à la maison entourés des siens. Il meurt le 24 juillet suivant.
Thérèse Mias, rémoise, sœur d’un médecin, tombe malade à l’âge de 22 ans, en juin 1915. Elle aussi fréquente Leysin, foyer religieux qui l’invite à entrer dans les ordres, le Tiers-Ordre de Saint-François, qu’elle intègre en mai 1916.
Charles Rheinart, autre fondateur de l’U.C.M., naît le 25 mai 1873 à Charleville dans les Ardennes. Militaire, malade, il se tourne vers la religion avant de décéder le 18 mai 1914.
Marie Louise Geneviève Marcellot, né en 1891, se destine à la religion dès l’âge de 8 ans en entrant dans une église près d’Eurville, en Haute-Marne. Mais au cours d’un voyage en Angleterre et à Rome, elle tombe malade et la guerre la surprend dans son village, à quelques kilomètres au sud-est de Saint-Dizier. Malgré la menace de l’invasion, elle ne le quitte pas et y installe même une ambulance. Se démultipliant, elle dit : « Sans l’avoir choisie, j’ai la meilleure part », ajoutant : « Ici, on a presque la nostalgie du champ de bataille », se morfondant d’un front si proche mais pour tant si lointain, où elle pourrait rencontrer « le grand souffle » de la guerre et « l’élan vivifiant de la bataille » (pages 74 et 75). Deux années de ce « régime » l’affaiblissent à nouveau, l’obligeant elle-aussi à Leysin. Elle rechute en 1921 avant de mourir le 1er juin 1923, dans sa 32ème année, d’une hémoptysie.
Marie-Thérèse Pinot « fit à 11 ans sa première communion sous l’égide de son oncle, l’abbé de Cabanous, curé de Saint-Thomas d’Aquin » (page 84). Elle perd ses parents très tôt et rêve d’embrasser une carrière médicale pour se consacrer aux pauvres. Un de ses frères combat en Argonne, dont elle s’occupe lorsqu’il est évacué pour pieds gelés. Malade, elle rechute en octobre 1915. Elle décède à Boulogne-sur-Seine le 16 janvier 1916.
Madeleine Vernhett, qui a habité Nîmes et Genolhac, dans le Gard, semble mourir en 1919.
Anaïck Petit de la Villéon, appelée familièrement Yeddy, a 14 ans quand elle entre à l’U.C.M. Ayant passé la quasi-totalité de sa vie malade et alitée, elle meurt le 19 mai 1920.
L’abbé Louis Delcroix, qui souffre étant enfant d’Hémoptysie, fait le Grand Séminaire à Lille. Habitant la Belgique lorsque la guerre se déclenche, il raconte en quelques phrases l’arrivée des Allemands à Lille le 4 septembre 1914, échappant de justesse à l’occupation et au bombardement, contrairement à ses deux sœurs, restées dans la ville. Il meurt le 8 mai 1918 au Dorat, en Haute-Vienne.
Albert Lapied, né en 1903, est issu d’une famille d’artisans parisiens de 8 enfants. Son père est imprimeur, l’un de ses frères sera typographe, un autre lithographe. Il perd sa mère en août 1919 et est quant à lui gravement malade, passe de sanatoriums en sanatoriums. Il meurt paisiblement à Paris.
Florence Peyrard est la 15ème de 17 enfants. Née dans une famille pauvre, elle travaille dès l’âge de treize ans dans une des deux usines Sainte-Julie et Sainte-Marthe de tissage de soieries à Saint-Julien-Molin-Molette, dans la Loire. Elle y subit les grèves de 1917 qui lui font perdre son emploi. Elle a 17 ans lorsque ses parents la placent comme domestique à Lyon, puis à Paris, mais elle y attrape la tuberculose. Elle décède en mars 1921.
Mme Philippe habite à Solal, petite commune de Suisse où elle est paysanne. Elle épouse un français qui est mobilisé dès le 3 août alors qu’elle est enceinte d’une petite fille qui naît le 21 septembre 1914. Son mari, cité à l’ordre du jour et déjà croix de guerre, vient en permission à Soral le 3 août 1915, faisant connaissance enfin avec son enfant. Elle ressent les premiers symptômes de sa maladie le 14 septembre suivant. Elle donne à sa fille une petite sœur le 15 juillet 1916. Mais, son état s’aggravant, elle doit elle-aussi intégrer le sanatorium de Leysin et le 2 novembre 1918, elle s’éteint quelques jours avant l’Armistice et le retour de son mari.
Alors qu’il est admissible aux examens de l’école Polytechnique en juin 1910, Louis Teisserenc doit partir pour Leysin, qu’il quitte en 1913 pour entrer à Combo-les-Bains. Il retourne enfin dans sa famille à Lodève en mai 1914 mais finit par s’éteindre le 13 juillet 1915.
L’ouvrage cite encore Anne-Marie de Germiny, dont le frère aîné meut meurt au champ d’honneur, Mme Fagneux, dont le mari et les quatre frères sont au front, Marthe Hortet, Marguerite Ducrest, Georgette Francey, Suzanne Legoux, de Mantes, tombant malade en quêtant pour les orphelins de 1915. Suivent encore Pierre Colin et Pierre Vallot, « qui connurent tous deux la douleur d’être retenus par la maladie loin des champs de gloire, aux jours de la Grande Guerre » (page 157) aux sanas de Durtol, Cambo, Montana ou Leysin.
Henriette Ferté naît quant à elle le 17 juillet 1892 à Acy, près de Soissons, dans l’Aisne, dans une vielle famille de propriétaires terriens. Elle perd son père à l’âge de trois ans et demi et se destine à entrer chez les petites Sœurs de l’Assomption, le 15 octobre 1913. Mais la maladie l’en empêche et, moins d’un an plus tard, elle fuit devant l’invasion allemande, pour s’arrêter dans le Limousin. Elle revient à Acy, où les tranchées de seconde ligne commencent derrière la ferme. Son état s’aggrave en février 1916 et elle entre à Leysin en juillet suivant. Le 27 mai 1918, la famille Ferté doit à nouveau fuir devant l’avancée allemande, exode organisé par Victor, le frère aîné d’Henriette, pour échouer comme réfugiée au château d’Arthé, dans l’Yonne. Son frère tente à plusieurs reprises de rentrer en pleine bataille : « Il a vu les ruines plus nombreuses qu’au premier voyage, écrit-elle le 30 août, et n’a pu demeurer même 24 heures, étant repéré par avion ou enveloppé de ces gaz odieux… La maison tenait toujours, et le jardin, transformé en forêt vierge, embaumait. Un silence désertique sur le village. Pas une âme alentour. Et, seule, la voix du canon pour scander les heures. Les Barbares ont pris nos vieilles cloches, fidèles amies de toujours, qui avaient tant sonné pour nos joies et nos deuils » (page 170). Elle quitte toutefois le manoir d’Arthé le 1er octobre pour renter dans une maison restée miraculeusement debout malgré une guerre si proche, et où elle va vivre les « jours exaltants de la victoire » (page 170). La vie d’après-guerre reprend et Henriette s’installe à Soissons le 13 août 1919. Mais la maladie trouve son chemin et elle finit par s’éteindre le 21 octobre 1920 à midi.

Sur l’U.C.M., la lecture de cet ouvrage peut être complétée par celle de L’apostolat d’un malade : Louis Peyrot et l’Union catholique de malades / Jean-Paul Belin | Gallica

Yann Prouillet, 29 juillet 2025

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Deries, Léon (1859-1933)

Léon Deries, La terre qui ne meurt pas, collection France, Librairie Berger-Levrault, 1918, 64 pages.

1. L’auteur
Armand, Jean, Léon Deries, né à Angers (Maine-et-Loire) le 22 septembre 1859 était agrégé d’université et enseignant. Il est inspecteur académique de la Manche de 1892 à 1923, date à laquelle il part à la retraite. Agé de 55 ans en 1914, il semble ne pas avoir été mobilisé. On lui connait une fille, Madeleine, qui sera également une brillante universitaire. Il écrit une dizaine d’ouvrages dont ce La terre qui ne meurt pas, qui semble être le seul qui traite entièrement de la Grande Guerre. Qualifié de « fin lettré, un humaniste distingué, connaissant à fond les littératures anciennes, un chercheur passionné de l’inédit, doué d’une vive intelligence et d’une érudition à laquelle s’ajoutait une activité débordante (selon sa biographie dans Wikipédia citant L’Ouest-Eclair) », il décède le 5 avril 1933 à Saint-Lô (Manche) à l’âge de 73 ans.

2. Analyse
Dans un petit opuscule de la « Collection France », Léon Deries livre 14 chapitres hommages à la terre et à ceux qui la travaillent. Il fait une analyse qui se veut profonde du lien entre l’homme et le terroir, rappelant d’abord leur lien ancestral, parfois perdu dans les habitudes ; il dit : « Nous vivons et nous ne savons même plus à qui nous sommes redevables de notre existence » (page 17). Circonstances obligent, il multiplie les figures de style, parfois audacieuses, faisant le lien entre les différentes composantes d’une nation en arme. Ainsi, il compare les paysans qui n’ont pas été mobilisés, ces vieillards « doublement vieux, vieux par les années et vieux aussi par les souffrances » (page 46) à une armée dont le fusil est l’outil, la faux ou le râteau : « Pauvre armée aux rangs clairsemés, défaillante et débile, dont les efforts auraient été impuissants si à elle ne s’étaient jointes deux autres armées, l’armée des femmes et l’armée des enfants ! » (page 18). Il n’oublie pas que ce sont bien les femmes qui ont assuré les vendanges à la place des hommes, lesquels ont déserté la terre qui nourrit pour celle qui combat, tue et meurt dans une guerre qui nivèle une terre elle-même désertifie (page 44). Il évoque tout autant la « mobilisation des enfants » (page 51), ces fils qui ont remplacés les pères aux champs, et ces filles à la conduite des bêtes devant la charrue, certains donnant leur vie également dans les accidents d’un quotidien besogneux qui lui aussi comporte bien des dangers mortels. Deries n’oublie pas non plus le retour diminué des mutilés, ces « revenants dans les campagnes » (page 56). Au final, cet hommage à la terre, aux hommes, aux femmes et aux enfants qui nourrissent, se destine à tous les contemporains, avec des adresses plus particulières, distillées ci et là au fil des pages. Ainsi, il proclame : « Touristes du souvenir qui plus tard visiterez ces royaumes de la mort, devenus des royaumes de la vie, découvrez-vous. Vous ne rencontrerez plus le grand vieillard qui est allé dormir avec les aïeux son dernier sommeil, mais vous rencontrerez ses fils et petits-fils, et, en les saluant, ayez pour l’aïeul un souvenir, un pieux souvenir de respect, amour et de reconnaissance » (page 47). On ne peut à la lecture de ces mots que penser aux paysans qui ont redonné jusqu’à aujourd’hui leur aspect aux terres du Nord, du Chemin des Dames ou de la Champagne. Toutefois, le chapitre « L’entente des cœurs et l’entr’aide des bras », qui célèbre une concorde intérieure arasant les querelles de toutes sortes entre les français, est un vœux pieux. Les dernières lignes closent l’hommage aux gens de la terre, de la vigne, de l’herbe ou de l’arbre, et révèlent ce que l’ouvrage proclame, en ce début de 1918 (l’ouvrage est publié en février) : « C’est parce qu’ils ont pour elle le même amour indéfectible que la terre de France n’est pas morte, qu’elle survit et survivra au plus formidable ouragan qui ait jamais secoué le monde jusqu’au plus profond de ses entrailles » (page 63).

La table des matières résume la progression de l’opuscule : « A la fin de juillet 1914 », « L’appel du 1er août », « La plaie béante de la France des champs », « La campagne de France à vol d’oiseau », « Un miracle de patience et d’énergie », « À la porte de Paris », « Aux pays des herbages », « Aux bords de la Loire », « Au pied des Alpes », « Sur le sol des pardons », « Au seuil de la bataille », « L’entente des cœurs et l’entr’aide des bras », « Les revenants dans les campagnes » et « La terre de France qui vit toujours ».

Yann Prouillet, juillet 2025

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Bauty, Edouard (1874-1968)

En Alsace reconquise. Impressions du front 1915, Édouard Bauty, Paris, Berger-Levrault, 1915, 63 p.

Résumé de l’ouvrage :
Journaliste, rédacteur en chef de La Tribune de Genève, Édouard Bauty participe à une visite sur le front des Vosges en août et septembre 1915. Son périple l’amène d’abord dans le secteur du Ban-de-Sapt, rencontrant les prisonniers allemands capturés après la reprise de La Fontenelle le mois précédent, puis en Alsace, dans les secteurs de Thann et du Hartmannswillerkopf. Ses tableaux descriptifs de ces secteurs de la guerre de montagne et des hommes qui la font ont été publiés dans son journal sous le titre Sur le front d’Alsace et en parallèle dans un opuscule enrichi de dix documents photographiques avec cette préface : « On y trouvera des impressions rendues avant tout avec le souci de la sincérité, une sincérité scrupuleuse devant être la première des préoccupations de quiconque écrit. Elles peuvent avoir, à ce titre, une certaine valeur documentaire. Elles montrent, notamment, que la guerre n’est pas toujours ce que l’on croit. Ainsi, toute la première partie de ce récit d’un voyage au front est remplie de tableaux de paix et il faut arriver à la seconde, qui conduit sur la ligne la plus avancée de combat, pour se voir mêlé à une existence mouvementée et dramatique. Ce contraste est une des caractéristiques de la guerre actuelle. Il convenait peut-être de s’efforcer de le fixer avec exactitude ».


Éléments biographiques
:

Édouard Bauty est né le 13 avril 1874 à Lausanne (Suisse). L’Observateur suisse, dans une courte nécrologie datée du 11 octobre 1968, précise qu’il a fait des études de théologique avant de devenir journaliste. Il est correspondant suisse à Paris ainsi que, pendant 75 ans, au Journal des Débats (1789-1944). Il est aussi dessinateur, caricaturiste, illustrateur et peintre (cf. la couverture de son ouvrage En Alsace reconquise). Il devient rédacteur en chef de La Tribune de Genève, journal fondé en 1879 et dont le premier numéro paraît le 1er février, ce de 1911 à 1918, remplaçant Alfred Bouvier. Il est lui-même remplacé par Edgard Junod, jugé plus francophile encore. Son article dans En Alsace reconquise ne démontrait par immédiatement pourtant une germanophilie exacerbée immédiatement décelable et ses liens avec Edmond de Pourtalès, notamment pour, en 1917, régler le cas d’Edmond Privat, correspondant autrichien de La Tribune jugé par trop austrophile, milite pour la réelle identification de ce journal en ce sens, dans une terre si centralement tiraillée entre les deux grands blocs en opposition. Édouard Bauty meurt le 4 septembre 1968 à Genève.

Commentaires sur l’ouvrage :
Par son avant-propos révélant que cet opuscule a d’abord été publié par la Tribune de Genève, ces « impressions de guerre », qui ont l’apparence d’un témoignage, sont plutôt des tableaux journalistiques, mâtinés de propagande militaire francophile, délimitant ainsi par trop leur intérêt testimonial. Celui-ci existe toutefois comme un rapport verbalisé d’un de ces « voyages d’études » comme la guerre en a provoqué des centaines pour tout autant de journalistes, d’observateurs militaires, politiques ou de personnalités qui ont multiplié ces visites au front afin de sentir le « souffle de la guerre ». Lors d’une approche en première ligne à HWK, ne dit-il pas : « Nous nous contentons du reste, fort bien de leurs balles qui ne nous causent aucun mal et qui font à nos oreilles une musique presque agréable » ! (p. 48). Sa vision du camp des centaines de prisonniers de la contre-attaque de juillet 1915 à La Fontenelle est toutefois intéressante (page 19) mais elle n’est pas exempte de tableaux d’une guerre d’un civil qui vient au front comme il va au zoo, se nourrit de la vision que l’on veut bien lui servir, et dont la véracité est bien entendu sujette à caution. Ainsi, sur le HWK, il entend, à l’été 1915, lors que ce champ de bataille connaîtra la guerre de décembre 1914 à janvier 1916, cette annonce surréaliste de l’officier qu’il fait visiter a la délégation : « vous remarquerez, Messieurs (…) que l’on ne sent plus aucune odeur à l’Hartmannswillerkopf. Mais tout ce sol sur lequel vous êtes est rempli de cadavres. Nous en avons enterré là plus de sept cents. Nous les avons recouverts d’une quantité énorme de désinfectant. Et sur la terre qui les cache, nous avons semé de l’avoine et du blé, pour activer le retour à la poussière de tous ces corps » (p. 49). Sa visite au lieu relate finalement un cantonnement idéal, assaini, hygiénisé (voir la description des douches p. 51) mais ou toutefois un poilu peut manque de … soulier. Suit alors l’anecdote d’une chaussure boche tombée miraculeusement du ciel après un bombardement, et bien utile à un poilu qui manquait précisément de souliers ! (p. 53). Enfin l’ouvrage s‘achève sur une vue de deux généraux, dont un non dénommé. Mais le tableau d’un général de Maud’huy proposant à un soldat sa voiture pour aller embrasser sa famille proche qu’il n’a pas vu depuis longtemps (p. 56) achève de teinter l’ouvrage à la fois de la qualité de son auteur et de son époque de publication. L’ouvrage s’achève dans le Sundgau et la plaine reconquise, dans le voisinage d’Altkirch et de Dannemarie.

Renseignements tirés de l’ouvrage :

Toponymes ou secteurs indiqués dans l’ouvrage – période août et septembre 1914 :
Saint-Dié – Ormont – vue sur le Ban-de-Sapt (p. 12 à 21), Le Hohneck (21) – Mittlach (24-28) – Kruth (28-30) – Saint-Amarin (31-33) – Thann (34-36) – Hartmannswillerkopf (37-55) – Altkirch – Dannemarie (58 à 63).

Yann Prouillet, novembre 2024

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Bainville, Jacques (1879-1936)

Journal- 1901-1918, Paris, Plon, 1948, 221 p.

Résumé de l’ouvrage :
Du 30 août 1901 au 27 décembre 1918, Jacques Bainville, journaliste, historien et académicien français fait œuvre, dans un pseudo journal, d’éditorialiste en multipliant les tableaux et réflexions politiques, journalistiques et militaires des 18 premières années de ce XXe siècle européen. Peu de sujets ne sont pas évoqués dans une analyse plus ou moins profonde, puisée dans l’histoire ou la diplomatie, des faits qui influencent la marche du monde et des peuples, républicains comme monarchiques voire dictatoriaux. Maurrassien, nationaliste et royaliste d’extrême droite, il analyse ce monde en distillant ses propres convictions, notamment fustigeant l’unité allemande rendue possible par les défaites françaises successives depuis Napoléon et notamment la dernière guerre franco-prussienne. Dans ses centaines d’éditoriaux, il évoque tour à tour l’Histoire (dont ancienne), la politique, intérieure comme extérieure des états, la diplomatie, la prospective politique, le pangermanisme, les états européens, les questions militaires, la politique économique allemande, son Kulturkampf, et relativement paradoxalement peu l’histoire des combats de la Grande Guerre pendant les cinq années de ses analyses qui correspondent à la période juin 1914, novembre 1918.

Commentaires sur l’ouvrage :
Jacques Bainville est né le 9 février 1879 à Vincennes (Val-de-Marne) dans une famille attachée aux valeurs républicaines. De son mariage, en 1912, avec Jeanne Niobey naîtra un fils, Hervé, en 1921. Montrant très précocement une propension à l’écriture, il débute une œuvre littéraire prolifique dès l’âge de 20 ans et se fait connaître comme journaliste, introduit par Charles Maurras, et historien. Ayant profondément analysé l’Allemagne et la menace qu’elle représente par son unification, surtout depuis la défaite de 1871, qu’il impute à la France, il dénonce l’unité de ce pays, grande menace pour l’Europe. Il fustige le pacifisme républicain et parvient à être élu à l’Académie Française, succédant à Raymond Poincaré. Il adhère à l’avènement des fascismes et ne cache pas son attirance pour la dictature. Il rejoint, à l’instar de Léon Daudet ou Paul Bourget, l’Action Française et s’en fait le zélateur. Il meurt à Paris le 9 février 1936. Son journal est précédé d’une note de l’éditeur qui rappelle qu’il fait partie intégrante de « Collection Bainvillienne » de cet auteur prolixe ; plus de 37 titres, des articles et 17 parutions posthumes. C’est le cas du présent ouvrage et, de fait, il ne s’agit pas strictement d’un journal de guerre mais d’un recueil d’éditoriaux ou de réflexions datées. On en compte ainsi 16 pour la période de guerre de 1914, la première date prise en compté étant le 28 juin, 31 pour 1915, 28 pour 1916, 27 pour 1917 et 51 pour 1918. Mais il n’est pas un analyste stratégique ou tactique ; il faut ainsi attendre le 25 juillet pour que Bainville fasse directement allusion à la guerre qui vient. Au final, sur la totalité de la période, peu d‘articles concernent les opérations militaires. Dès lors Jacques Bainville est un moins un témoin décrivant « à chaud » les jours de guerre et leurs mutations et leur influence prévisible tout au long d’un conflit évolutif et à l’issue incertaine, qu’un éditorialiste politique. Aussi peu d’informations sont à dégager de cette suite d’articles sauf à étudier les déclencheurs des pensées politiques de leur auteur. Quelques réflexions opportunes toutefois.

Renseignements tirés de l’ouvrage :
37 : Sur la simplification de l’orthographe
44 : « Un paysage n’est rien tant qu’il n’est pas animé par le souvenir des hommes »
58 : Le 11 novembre 1907, Bainville allègue « qu’un chemin de fer stratégique sur la frontière des Vosges fut construit avec précipitation par les Allemands qui annonçaient même, bien haut, que la ligne serait finie pour octobre (le mois des élections). Et le préfet des Vosges écrivait à son ministre que cette construction ne servait qu’à une chose : appuyer la candidature de Jules Ferry en effrayant les populations rurales ».
156 : 26 novembre 1914 : « Sur les origines mêmes et les responsabilités de la guerre, la contradiction est totale, absolue. Le désaccord est formel. Il est dès aujourd’hui visible qu’il se prolongera à travers les siècles, qu’il remplira l’Histoire aussi longtemps qu’une France et une Allemagne existeront ».
157 : Sur la clairvoyante « Action française »
190 : Résumé de la position américaine en février 1917
195 : Tentation de Bainville pour la dictature
: Sur l’Allemagne qui a 4 fois déclaré la guerre à l’Europe (1864, 1866, 1870 et 1914)
203 : 25 janvier 1918, sur le risque de l’oubli : « Car nous devons le prévoir et le craindre, nous ne devons pas nous laisser donner le change : qu’une grande Allemagne libre de ses mouvements se retrouve en face de la France et ces luttes renaîtront dès que les souffrances et les horreurs de la guerre seront oubliées, dès que, sur les souvenirs, sur la lassitude, d’autre sentiments, d’autres intérêts, d’autres besoins prévaudront ».
Yann Prouillet, août 2024

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Cooren, Henri (1894 – 1987)

Souvenirs

1. Le témoin

Henri Cooren, originaire de Calais, travaille dès l’âge de 14 ans comme dessinateur en dentelle. Classe 14, il est incorporé au dépôt du 8e RI déplacé à Bergerac en Dordogne et « apprend le métier » au Camp de la Courtine. Il participe à l’offensive de Champagne de février – mars 1915 et aux combats des Éparges en avril. Fait prisonnier au combat du Bois d’Ailly en mai 1915, il passe le reste de la guerre en détention, essentiellement au camp de Würzburg (Randersacker). Après sa démobilisation en 1919 il reprend son activité de dessinateur sur tulle à Calais, et se marie en 1929.

2. Le témoignage

Paule Cooren – Delmas, pédiatre retraitée lilloise, m’a contacté pour me demander si je pouvais « tirer quelque chose » de souvenirs de la Grande Guerre d’Henri Cooren (1894 – 1987), père de son mari Jean Cooren, décédé en 2017. Il s’agit d’une part d’un album regroupant différents documents personnels, des articles de presse, collés et commentés, et de petits documents (cartes, papiers, faire parts) ayant en grande partie trait à la guerre. Le deuxième document est un album de photographies, qui viennent essentiellement de la période de captivité en Allemagne. Il s’agit donc de sources brèves et disparates, mais les annotations nombreuses sur ces documents (explications, accentuations, interrogations…) montrent une volonté constante de clarifier et de transmettre, et finissent ainsi par former un témoignage.

3. Analyse

Pas de récit linéaire donc ici, mais plutôt des objets un peu épars, le corpus évoquant ces ensembles parfois hétéroclites rassemblés lors de la Grande Collecte et versés dans les différents dépôts d’Archives départementales. Les annotations et rajouts d’Henri Cooren ont été écrits à des périodes différentes : certaines mentions à la graphie tremblante ont été faites à 92 ans. On prendra ici quelques exemples.

Objets personnels

– son insigne du Sacré-Cœur « qu’il n’a jamais quitté », dit-il : H. Cooren fait partie du pieu catholicisme septentrional; le Sacré-cœur apparaît dans le blanc du drapeau tricolore, avec les mentions : « par ce signe tu vaincras » et « Arrête ! Le cœur de Jésus est là ! » Il écrit l’avoir eu toute la guerre avec la photo de sa mère dans son portefeuille.

– un brevet d’apprentissage militaire. Il explique en marge qu’il l’a passé au début de 1914, pour pouvoir choisir un régiment proche de chez lui (8e RI avec bataillon à Saint-Omer, Boulogne et Calais) et ne pas partir dans un régiment de l’Est, mais il dit aussi que ce brevet ne lui a pas été bénéfique par la suite, car il a été cause de sa désignation comme premier renfort pour le front le 6 décembre 1914.

– quelques lettres, cartes ou télégrammes Un exemple de petite lettre significative, datée du 13 mars 1915 après l’attaque devant le Mesnil-les-Hurlus :

« chère bonne Mère

Sauvé !! suis pour le moment dans les environs de Sommes-Tourbe et retournons en arrière définitivement Oui, sauvé de la boucherie humaine

Quelle hécatombe Détails plus tard

Bons baisers

Leopold peu blessé, presque rien moi en très bonne santé mais esquinté et le moral usé

Tu peux m’envoyer un peu d’argent par lettre ou colis Henri Cooren »

Comme on le voit, désobéissance aux consignes en citant un lieu et pas d’autocensure pour l’évocation de la violence du combat.

– quatre cartes postales ramassées sur des tués allemands

Elles viennent d’une tranchée conquise devant le Mesnil-les-Hurlus. Le 8e RI est resté, dit l’auteur, 44 jours dans ce secteur, dont 20 jours d’offensive. L’auteur a renvoyé chez lui ces cartes qu’il a faites traduire ; deux ont été reçues et deux autres étaient rédigées pour envoi ; elles concernent la famille, un frère et une amie (promise ?). Il semblerait qu’en fait trois de ces quatre cartes concernent le même tué « Heini » (diminutif de Heinrich), et que les deux cartes en partance sont des cartes d’édition française, de type « sentimental » courant (« Je voudrais pouvoir lire en votre cœur / si le charme de vos yeux n’est pas menteur. »)

– plusieurs mentions de ce que lui apporte sa retraite de combattant

Il dit (mention manuscrite) toucher 971 francs pour une demi-année en 1986 (soit 161 francs par mois), « mon argent de poche ».

– un tract révolutionnaire allemand de novembre 1918

Ce tract en français, à destination des prisonniers, est issu de la cellule de communication du Conseil des ouvriers et des soldats de Francfort sur le Main. C’est la reproduction du discours qu’un député social-démocrate, Hermann Wandel (en réalité Wendel), a prononcé au camp de prisonniers de Darmstadt le 12 novembre. H. Cooren dit l’avoir reçu fin-novembre. Il y a ajouté de sa main : « c’était l’armistice j’ai vu la guerre civile à Würzburg et en Allemagne. » Le discours célèbre la France et la nouvelle Allemagne, avec par exemple : « Oui soldats français, c’est la fin de Guillaume (…) du militarisme prussien (…) de toute cette caste hautaine et brutale qui a déchaîné contre notre peuple la haine acharnée et justifiée du monde entier. Justifiée ? C’est-à-dire justifiée en ce qui regarde les responsables, et non le peuple allemand. (…) »

Photographies

– un groupe de prisonniers français après leur capture le 5 mai 1915, conduits vers l’arrière

Il s’agit du cliché d’un groupe de prisonniers convoyés par des soldats allemands, avec une flèche « moi » désignant un des marcheurs. Photographie allemande, mais d’origine militaire ou journalistique ? Comment H. Cooren a-t-il eu connaissance du cliché ? Comment se l’est-il procuré ? Un type de photo courant (presse allemande), mais dont la possession individualisée avec un tirage type carte-postale en est très rare. La mention au dos dit : « Triste cortège ! Sur la route de Saint-Mihiel à Vigneulles, 7 mai 1915. »

– une photo dédicacée d’un camarade

Les prisonniers du camp se font tirer le portrait, ces photographies étant tirées sous forme carte postale (prestataires allemands) ; chacun donne à ses meilleurs camarades une photo dédicacée, l’auteur en possède une quinzaine dans son album. Une est particulièrement intéressante, puisqu’elle contient au dos la dédicace «d’un camarade d’infortune, cordial souvenir », et qu’H. Cooren a surchargé (deux graphies deux époques différentes), en expliquant que ce sergent s’était mutilé volontairement, et que cassé, en attente de conseil de guerre, il s’était caché, et avait été fait prisonnier en même temps qu’eux le 5 mai 1915. Il avait repris de lui-même son grade au camp et l’auteur et ses camarades ne l’avaient pas dénoncé.

– une photo des latrines du camp

Ce cliché rare montre l’intérieur des latrines, avec des prisonniers en train « d’opérer », et on ne sait pas si la scène est mimée ou réelle, les hommes n’ont pas l’air de protester, mais le pouvaient-ils en cas de désaccord ? Le photographe est-il français ou est-ce un gardien ? Cette photo est intéressante en ce qu’elle montre l’importance en profondeur du bâtiment, souvent évoqué mais rarement montré, et évidemment sa totale absence d’intimité. Un des privilèges des sergents était d’être dispensé de la corvée de tinettes, récipients dont il fallait régulièrement aller répandre le contenu dans un champ extérieur (mention de l’auteur).

– un avis mortuaire bilingue

L’avis mortuaire du sergent Jean Gabriel Serre, un camarade de l’auteur originaire de Dordogne et mort de maladie le 24 octobre 1918, est rédigé en allemand « Zum Frommen Errinerung im Gebete… » et en français « Souvenez-vous dans vos prières… ». Ces mots en allemand étaient-ils obligatoires ?  (imprimeur local)  H. Cooren a ajouté la mention « je l’ai vu mourir en face de mon lit, tous deux avions la même grippe. » et rajout autre encre « dite espagnole ».

Vincent Suard septembre 2024

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Menditte (de), Charles (1869-1931)

1. Le témoin
Charles de Menditte, originaire du Pays Basque, est sorti diplômé de Saint-Cyr en 1894. Après avoir servi en Algérie et au Tonkin, puis dans diverses unités en métropole, il commande comme capitaine en août 1914, à quarante-cinq ans, une compagnie du 144e RI de Bordeaux. Blessé en septembre et convalescent pendant une longue période, le commandant de Menditte fait ensuite partie, en 1916, de la Mission Berthelot, destinée à réarmer et entraîner l’armée roumaine. À la toute fin de la guerre, il commande le 415e RI lors du franchissement de la Meuse le 9 novembre 1918. Servant ensuite au Liban, puis en métropole, il termine sa carrière en 1926 avec le grade de colonel.
2. Le témoignage
Alain Fauveau, lui-même général retraité de l’Armée de Terre, et petit-fils de l’auteur, a publié chez Geste éditions en 2008 Le vagabond de la Grande Guerre, qui présente les «Souvenirs de guerre de Charles de Berterèche de Menditte, officier d’infanterie» (301 pages). Il s’agit de la mise en regard d’archives personnelles, d’extraits de carnets de campagne, de correspondance ou de conférences de Ch. de Menditte, avec des éléments de présentation historique, contextuelle et cartographique réalisés par A. Fauveau, bon connaisseur de la chose militaire ; l’ensemble est complété par des photographies évoquant les différentes affectations de l’officier durant le conflit.
3. Analyse
Pour l’historien certains passages proposés ici sont souvent originaux et utiles, car n’étant pas, à l’origine, destinés à la publication, ils représentent un témoignage intime et sincère des conceptions et représentations d’un officier d’active engagé dans le combat. Dans d’autres propos, tenus à l’occasion de conférences, c’est plutôt la préoccupation de la pédagogie et du style qui domine. Ch. de Menditte, s’il a une expérience riche de l’outre-mer, n’a pas une carrière fulgurante, et, bien noté, il est rarement promu. Très croyant, assez conservateur, il manque de souplesse et incarne assez bien le sobriquet «culotte de peau », utilisé par les officiers de réserve (M. Genevoix, R. Cadot), c’est-à-dire un officier d’active exigeant, rigide et distant. C’est surtout pour la période de la fin 1914 que la source est riche et originale : si les parties sur la Roumanie (1916) et sur l’opération sur la Meuse (novembre 1918) ont leur intérêt, elles composent une histoire militaire plus classique, aussi la notice insistera surtout sur août et septembre 1914.
Au moment du départ du 144e RI de la caserne de Bordeaux, au début août 1914, sous les vivats de la foule enthousiaste, les pensées de l’auteur des carnets sont moroses, il aurait préféré un départ plus discret : il a l’impression d’être seul à comprendre les enjeux funestes du moment, les deuils et les ruines futures, et constate : « le peuple semble l’avoir oublié » (p. 8). Plus tard (mi-août), le manque de résistance des hommes lors des marches harassantes l’inquiète encore plus (11 août, p. 20) : « mon sentiment est que mes hommes n’ont aucun ressort, ce sont des braillards et des vantards. Que feront-ils au feu, si la chaleur du soleil a raison de leur énergie ? » Son doute se double ensuite de mépris pour des individus qui ne s’intéressent au repos qu’à la recherche de bidons (p. 21) : « le vingue ! le vingue ! on n’entend que cela ! ». Ces formulations, difficilement imaginables dans des récits de guerre publiés dans les années vingt, traduisent une des attitudes possibles des officiers de carrière envers la réserve (20 août, p. 31) : « Je fais le soir [20 août, arrivés vers la frontière belge] une course assez mouvementée après quelques hommes de ma compagnie qui rôdent dans les cabarets. (…) Les Bordelais sont une vilaine race ; vantards et menteurs, ils n’ont même pas comme le Parisien, le courage de leurs défauts, ils ont le verbe haut et le geste plat. » Il fait « marquer» la traversée de la frontière belge en forçant les hommes de sa seule compagnie à adopter le pas cadencé ; il explique ensuite ce geste incompris à ses hommes – jetant par là-même un froid volontaire – en soulignant que cette attitude martiale est destinée à honorer d’avance « beaucoup d’entre nous qui seront tués en Belgique et qui ne reverrons jamais la Patrie. » Lui-même, décidé à affronter la situation, se fait aider par Dieu et la prière, qui lui apporte « l’apaisement, le calme et la force. (p. 36)»
Le récit des affrontements est passionnant, car très bien mis en perspective par A. Fauveau, et servi par la clarté de l’analyse sur le terrain de de Menditte ; devant les premiers échecs sanglants de son unité, celui-ci en arrive rapidement à la conclusion : « nous ne sommes pas commandés (p. 44).» Après un premier engagement piteux, mais dont il réussit à se dégager grâce à une charge à la baïonnette improvisée, c’est surtout la bataille de Guise qui le marque. Il a auparavant l’occasion de narrer un incident où il « compte » (boxe) un pillard qui refuse d’obéir (29 août, sud de Guise, p. 56) : « Je trouve dans une salle à manger une dizaine de soldats des 24e, 28e et 119e régiments, attablés autour de provisions volées. Je les somme de filer. Un grand diable, plus audacieux que ses voisins, me répond avec insolence « toujours pas avant d’avoir fini de croûter ! » Je marche vers lui, tire mon revolver et lui mettant sous le nez, je lui dis « je compte jusqu’à 10; si à 10 vous n’êtes pas parti, je vous tue comme un chien enragé », et froidement je me mets à compter. À mesure que les nombres sortaient lentement de ma bouche, je voyais les autres soldats gagner la porte. À 8 mon insolent, pâle comme la mort, recula et disparu dans la nuit. Jamais homme n’a été plus près de sa dernière heure que ce misérable. Il avait certainement lu mon irrévocable décision dans mes yeux. »
L’échec que son unité subit lors de la journée du 30 août le marque profondément ; sa compagnie, isolée et sans liaisons, bien visible sur un coteau de l’Oise, subit le bombardement allemand de deux batteries croisées dont il voit parfaitement la gueule des canons à la lunette; le mouvement de panique déclenché par le bombardement sanglant fait fuir ses hommes qu’il ne peut retenir (p. 58) « À la vue de ce sauve-qui-peut, j’éprouvai une douleur poignante. Quoi de plus cruel pour un chef que d’être abandonné par ses hommes sur le champ de bataille ! Je m’écriai « Vous allez donc me laisser seul ! » Seuls sept hommes se rallient à lui à ce moment. Ch. de Menditte réussit à faire retraite mais reste profondément éprouvé. Il laisse sur le plateau de Pleine-Selve 62 hommes, et « j’y laissais surtout l’illusion que j’avais eue jusqu’alors de pouvoir conserver ma troupe autour de moi sous n’importe quel feu, tant que je ne faiblirais pas moi-même. J’eus un chagrin profond. (p. 59)» Paradoxalement, cette situation humanise sa perception des hommes, car sans les absoudre de leur fuite sur le plan militaire, « mon cœur d’homme excuse ces pauvres enfants de n’avoir pu recevoir sans broncher l’avalanche de fer et de feu qui s’abattit sur nous. » Il conclut en disant sa certitude que c’est Dieu qui les a protégés, lui et le peu d’hommes qui ont accepté de le suivre.
Après la Marne, son unité est bloquée par les Allemands au nord de l’Aisne devant Pontavert, et il combat dans ce secteur jusqu’à sa blessure du 24 septembre ; la position à mi-pente du village de Craonne est âprement disputée, et celui-ci disparaît rapidement sous les obus de l’artillerie allemande. Les Français sont obligés d’évacuer le village mais le bombardent à leur tour et contrôlent l’avancée ennemie : « Je passe mon après-midi à tirer sur les Allemands qui garnissent peu à peu le village ; avec Guasqueton, je m’amuse (il n’y a pas d’autres expressions) à empêcher les mitrailleurs allemands de faire un abri pour leur engin de mort. Mon tir doit être bien ajusté car chaque fois que je presse sur la détente, il y a des cabrioles dans les hommes d’en face et interruption du travail pendant quelques minutes.» Le lendemain la compagnie de de Menditte est déplacée vers l’Est, à 800 mètres de la ferme du Choléra. L’auteur peut y observer l’échec sanglant de l’attaque des régiments du Nord le 17 septembre (p. 89) : « Il fait un temps atroce, un vent violent plaque sur mes vêtements une pluie glaciale. Le canon fait rage et une attaque montée par les 8e et 110e régiments se déclenche sous nos yeux. Ce que j’en vois n’est pas beau : un bataillon à peine débouché, pris sous le feu des mitrailleuses allemandes, qui se disloque, et je vois passer à travers mes hommes une compagnie débandée. Je ne puis la retenir puisque, hélas ! le capitaine était un des premiers fuyards et semblait affolé. ». Le 24 septembre, revenu dans un secteur plus à l’ouest, au sud du plateau, l’auteur des carnets est blessé par un éclat d’obus lors de l’attaque du moulin de Vauclair. Avec une mauvaise fracture et de multiples éclats dans tout le corps, il est sérieusement touché, et sa période de convalescence sera longue.
Le récit de sa participation à la Mission Berthelot en Roumanie est lui-aussi un témoignage utile, peut-être surtout par la description qu’il fait de la désintégration de certaines unités russes à partir de novembre 1917 ; son récit est ici très construit car il est rédigé pour une conférence donnée à Coblence en 1923. Sa vision des Bolcheviks est, sans surprise, très hostile et pleine de mépris, son antibolchevisme est total et il insiste sur la vénalité des révoltés, leur ivresse quasi-permanente ainsi que l’odeur forte qu’ils dégagent; la solution trouvée avec l’armée roumaine et quelques Russes « encore loyaux » est de laisser partir les soldats révoltés « vers la lointaine isba, le bâton à la main (p. 168) », mais à condition qu’ils laissent leurs armes sur place, ce qui n’est pas obtenu sans peine.
La fin du recueil évoque le passage de la Meuse (à Vrigne-Meuse, entre Charleville-Mézières et Sedan) à l’extrême fin du conflit, puis l’affectation de l’auteur au Liban et en Syrie en 1919 et 1920. Cette traversée du fleuve, par le 415e RI commandé par l’auteur, est narrée dans le détail, avec un dossier étoffé d’explications d’A. Fauveau, et cette opération apparaît comme une attaque dangereuse, assez incompréhensible puisque les pourparlers d’armistice sont alors bien engagés : il s’agit probablement de prendre des gages, comme le dit le général Marjoulet, commandant le 14e CA (p. 198) : « Il faut franchir la Meuse cette nuit : il le faut à tout prix… l’ennemi hésite à signer l’armistice. Il se croit à l’abri derrière la Meuse…Il faut frapper son moral par un acte d’audace… ». L’opération est réussie, mais avec des pertes non-négligeables. Il reste que le succès de ce franchissement est une des rares satisfactions militaires de l’auteur, pour un conflit qui n’a pas été déterminant pour sa carrière, à cause de sa blessure précoce.
En définitive, même si la période la plus fertile pour ce témoignage d’un officier de carrière est relativement courte, on a ici un document intéressant par sa clarté et sa franchise; on aurait aimé savoir dans quelle catégorie, – fiable ou non digne de confiance -, J. N. Cru l’aurait situé. Cette réflexion est évidemment un peu gratuite, dans la mesure où l’existence d’une telle publication, peu après la guerre, sans corrections ni amendements au texte, sans ce que l’on pourrait appeler le « politiquement correct d’après-guerre» apparaît comme fort peu imaginable, et c’est ce qui fait la valeur de ces textes parus en 2008.

Vincent Suard octobre 2020

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Büchs, Johannes-Franz (1878-1963)

De nationalité allemande, le sculpteur Johnny Büchs vit à Paris depuis près de vingt ans, quand éclate la Première Guerre mondiale. Cet amoureux de Montparnasse et de la cité des arts connaît alors, avec sa femme Jeanne (elle aussi allemande) et ses deux fils, le sort de prisonniers civils. Évacués de la Dordogne, ils arrivent au camp de Garaison par Monléon-Magnoac (Hautes-Pyrénées) en 1915. Le passage du sculpteur dans cet ancien couvent reconverti en camp d’internement est attaché à l’image d’une statue de faune païen, érigée sur la fontaine de la grande cour de l’appel (cour des Apostoliques) et considérée comme un blasphème par les ecclésiastiques vivant encore à Garaison. En janvier 1917, traumatisé et malade, Johnny Büchs est transféré en Suisse, dans un camp d’internement sanitaire. Une fois guéri, le sculpteur recommence tout de zéro dans le canton d’Argovie où il peut acquérir dès 1926 un vaste atelier.

Le Fonds des Pères de Garaison conservé aux Archives diocésaines de Tarbes et Lourdes comporte d’intéressantes photographies en rapport avec Johnny Büchs et ses œuvres.
C’est le descendant d’un codétenu ami du sculpteur qui nous a transmis l’oraison funèbre de l’artiste, prononcée par le prêtre Arnold Helbling le 5 janvier 1963. Grâce à ce document traduit et retranscrit ci-dessous, il est possible de reconstituer certains pans de l’histoire du sculpteur, avant et après l’internement à Garaison. Il nous a également transmis des photos d’œuvres de Büchs, dont l’une figure la tête de Maurice Bartels.
Nota : Né le 26 avril 1910 à Paris, Maurice Bartels est le fils d’un employé de banque, lié d’amitié avec Johnny Büchs. Il arrive au camp à l’âge de 7 ans, le 17 juillet 1917, il y rejoint son père présent à Garaison depuis 1914.

Aux Archives départementales des Hautes-Pyrénées, la référence du dossier de Johnny Büchs est 9_R_152.

Une notice biographique est en cours de rédaction pour le dictionnaire-anthologie Le Sud-Ouest de la France et les Pyrénées dans la mémoire des pays de langue allemande au XXe siècle (Le Pérégrinateur, 2018).

Hilda Inderwildi, février 2018

« Mes chers frères et sœurs unis par le deuil,

Il a plu à notre Seigneur qui régit la vie et la mort de rappeler auprès de lui pour l’éternité Johannes Franz Büchs, dénommé Johnny Büchs, sculpteur académique, domicilié dans la Schönenwerderstrasse en la ville d’Aarau.
Il est mort au terme d’une vie longue et bien remplie, pleine de rebondissements, à un âge vénérable, un peu plus de 84 ans.

Johnny est né le 26 septembre 1878 à Dresde, alors capitale du royaume de Saxe et protectrice des arts. C’est là que s’éveilla son goût pour l’art au contact des splendides édifices baroques et rococo de la ville et des célèbres chefs-d’œuvre de la Dresdener Galerie. Sa forte inclination à saisir personnages et objets sur le mode plastique l’orienta naturellement vers la sculpture et le poussa à entreprendre des études aux Beaux-Arts de Dresde, qu’il poursuivit à Munich, ville des muses et versée dans les arts, résidence du roi de Bavière.

Sa formation terminée, il se rendit à Paris, cette métropole cosmopolite, où il tint son atelier durant dix-huit ans comme artiste indépendant ; il sut s’y imposer dans le débat stimulant avec maints autres artistes plasticiens, il s’y vit confier de belles réalisations, valorisantes, et il put y développer toutes les promesses de son talent. Ces années à Paris devaient demeurer les meilleures de sa vie. Il y acquit une maîtrise remarquable et reconnue comme telle. Puis, la Première Guerre mondiale éclata soudainement. Avançant à toute allure, les armées allemandes menacèrent bientôt Paris. Ressortissant allemand, Johnny connut dans son pays d’accueil le sort de prisonnier civil. Après la bienheureuse éclaircie des années d’avant-guerre, son âme éprise de paix eut du mal à supporter cette période d’épouvantable tonnerre martial. Il dut abandonner ciseau et marteau, et il tomba malade. C’est à la faveur d’un échange de prisonniers que ce patient arriva ensuite en Suisse à Schinznach-Bad qui accueillait un camp d’internement. Mais il n’avait eu d’autre choix que laisser derrière lui, en France, toutes ses œuvres datant de cette période de création si féconde. Cela lui fit mal, comme s’il s’était agi d’une partie de lui. Ainsi ses œuvres, innocentes victimes de la guerre, furent-elles détruites ou tombèrent dans l’oubli. Il était donc nécessaire de repartir de zéro, et dans de toutes autres conditions. Après sa guérison, Johnny alla s’installer à Niederlenz où il put reprendre la sculpture au bout de longues années de maturation psychique.

[…]

Je ne saurais pas dire grand-chose de la vie privée de Johnny Büchs. Il s’était jadis marié à Berlin et avait fondé une famille. De son union naquirent deux fils, René et Marc, qui vivent tous deux en Amérique. Ce fut une immense joie pour ce vieux grand-père souffrant d’un très fort asthme de pouvoir peu avant Noël faire la connaissance de son petit-fils et sa femme, ainsi que de son arrière-petite-fille, et de les recevoir dans son foyer. Il en avait toujours rêvé. Eux étaient venus en Europe depuis Oakland en Californie, spécialement pour rendre visite à leur cher grand-père et arrière-grand-père. Cela devait être son ultime grande joie ici-bas. Car au second jour de la nouvelle année, une insuffisance cardiaque eut raison de cette vielle âme fatiguée. »

Extrait de l’oraison funèbre de Johnny Büchs par le prêtre Arnold Helbling (5. 1. 1963)
Traduction inédite par Hilda Inderwildi

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Graham, Stephen (1884-1975)

1) Le témoin

Journaliste, auteur de récits de voyage, essayiste et romancier, Stephen Graham a écrit deux ouvrages sur la Grande Guerre : A Private in the Guards (1919) et The Challenge of the Dead (1921).

Né à Édimbourg en 1884, il quitte l’école à l’âge de 14 ans et travaille à Londres dans l’administration. C’est en lisant Dostoïevski qu’il se prend de passion pour la Russie et décide d’apprendre la langue de l’auteur de L’Idiot. Son premier voyage en Russie date de 1906. De retour en Grande-Bretagne, il n’a plus qu’une seule envie : repartir à Moscou. En 1908, il s’installe dans la capitale russe et se marie l’année suivante. Stephen Graham vit des cours d’anglais qu’il dispense et des articles qu’il envoie aux journaux anglais. Il voyage ensuite dans le Caucase et le Nord de la Russie et publie les récits de ses expéditions, entamant ainsi une carrière d’écrivain-voyageur qui durera toute sa vie. Il se trouve dans les montagnes de l’Altaï quand la guerre éclate et envoie au Times des articles relatant les combats sur le front russe.

De retour en Grande-Bretagne, il rend compte de la guerre sur le front oriental et donne des conférences sur la spiritualité russe. En septembre 1917, il rejoint les Scots Guards et entame ses classes en tant que simple soldat au camp de Caterham. Baptisé la Petite Sparte par la troupe, ce camp se distingue par la sévérité de sa discipline. Après un bref passage à la caserne londonienne de Wellingon, à Londres, pendant lequel il monte plusieurs fois la garde devant Buckingham Palace, il part pour la France en mars 1918. D’abord affecté au secteur d’Arras, il participe à la guerre de mouvement du printemps à l’automne 1918. Après l’armistice, les Scots Guards pénètrent en Allemagne et occupent Cologne.

De retour en Grande-Bretagne, Stephen Graham se demande quel nouveau tournant prendra sa vie, les Occidentaux étant désormais indésirables en Russie. En 1921, il revient sur les champs de bataille et s’interroge sur l’avenir de l’Europe. Le sacrifice de ceux qui sont tombés au champ d’honneur n’est-il pas en passe d’être oublié ? Le compte rendu de son itinéraire dans les villes en ruines de France et de Belgique sera publié sous le titre The Challenge of the Dead, en 1921. Stephen Graham ne peut cacher sa tristesse face aux villes en ruines et à la faculté qu’a l’être humain d’oublier. Il estime qu’un jour les cimetières militaires qu’aménage la Commission Impériale des Sépultures de Guerre ne seront plus visités par personne. Si l’avenir lui donnera tort, on ne peut qu’attester l’amertume qui a saisi tous ceux qui se sont rendus sur le front occidental au lendemain de la guerre. L’ampleur des ruines ne pouvait qu’engendrer un sentiment d’abattement que la foi en l’avenir ne parvenait pas toujours à surmonter.

Par la suite, Stephen Graham continuera de mener une vie de globe-trotter, avec notamment de longs séjours aux Etats-Unis et en Yougoslavie, qui donneront lieu à des récits de voyage. Il publiera également plusieurs romans et travaillera pour la BBC pendant la guerre.

A l’instar d’un Cendrars ou d’un Kessel, Stephen Graham faisait partie de ces écrivains-voyageurs pour qui l’aventure n’était pas un simple mot et qui n’ont jamais hésité à prendre des risques pour rendre compte de l’état du monde par le biais de l’écriture, mêlant avec talent l’art du reportage à celui de la littérature romanesque.

2. Le témoignage

A Private in the Guards est publié en 1919. Le livre inclut des articles précédemment publiés dans la Saturday Westminster Gazette, le Times, le Spectator et The English Review.

3. Analyse
Les premiers chapitres consacrés à la période d’entraînement en Grande-Bretagne occupent plus d’un tiers de l’ouvrage. L’auteur tient à nous montrer tous les aspects de la formation militaire pour nous amener à réfléchir sur les notions de discipline et d’esprit de corps. Les recrues sont humiliées, verbalement ou physiquement. Les punitions ne sont pas toujours justifiées et l’atmosphère exécrable. Cette description sans concession sera jugée excessive par bon nombre de lecteurs, outrés que l’on puisse ainsi critiquer le fonctionnement de l’armée. D’autres témoignages attestent pourtant de la brutalité inutile qui régnait sur les champs de manœuvre, notamment au célèbre Bull-ring d’Étaples.
Dans les chapitres relatant les combats en France, Stephen Graham décrit la brutalité de la guerre et s’attarde notamment sur les mauvais traitements que subissent les prisonniers allemands. Selon une règle tacite, les prisonniers sont même devenus indésirables et les prétextes pour s’en débarrasser deviennent monnaie courante. Pourtant, quand les Scots Guards occupent Cologne à la fin de l’année 1918, Stephen Graham est frappé par l’absence de ressentiment entre les soldats britanniques et la population allemande. Il note toutefois que la guerre a rendu les comportements plus agressifs, avec une forte dose de violence intériorisée.
Ces commentaires acerbes pourraient laisser penser que l’auteur s’inscrit dans une démarche de dénonciation et de pacifisme. Il n’en est rien. Stephen Graham constate, pointe du doigt les abus mais ne remet pas en question le fonctionnement de l’armée. La première phrase du livre énonce clairement que plus la discipline est sévère, plus le soldat sera valable. Le regard que l’auteur porte sur son expérience combattante est fondamentalement ambigu. Et c’est en cela qu’il est intéressant. Il comprend et atteste de la nécessité d’une discipline implacable pour gagner la guerre tout en déplorant le coût humain. Ce paradoxe moral est exposé sans être véritablement tranché. Un des chapitres s’intitule « War the brutaliser », préfigurant le concept de « brutalisation » que développera l’historien George L. Mosse au début des années 1990 à propos du champ politique allemand après la guerre [mais les travaux de Benjamin Ziemann ont montré que la plupart des soldats allemands aspiraient à une vie paisible au sortir de la guerre].
Le point de vue de Stephen Graham est celui d’un journaliste engagé. Sa position de simple soldat n’appartenant pas au monde ouvrier lui permet d’être un observateur privilégié de la troupe. Ses commentaires sur le niveau culturel, les mœurs et le langage des hommes du rang ne sont guère flatteurs. Un de ses officiers lui ayant demandé d’interroger ses camarades et ses officiers pour écrire une chronique du bataillon, il s’attelle à cette tâche. Nous avons ainsi au milieu de l’ouvrage un retour en arrière pour présenter l’historique des Scots Guards depuis août 1914. Ces passages ne sont pas ceux qui présentent le plus d’intérêt. Par contre le chapitre consacré aux morts, qui puise quant à lui dans le vécu de l’auteur, constitue un véritable brûlot qui expose à la lumière la plus crue la déshumanisation qu’implique l’expérience combattante. Stephen Graham nous décrit sans ménagement le comportement de certains survivants envers les morts au bout de quatre ans de guerre. Chez de nombreux soldats, l’extraordinaire manque de respect envers les morts était devenu un comportement habituel. Il donnaient des coups de pied dans les cadavres, perçaient leurs poches du bout de leurs fusils, les déshabillaient et se moquaient de leurs expressions faciales. Les morts sont dépouillés de toutes leurs possessions, y compris les bagues et médailles religieuses. Les lettres et photos sont par contre laissées sur le champ de bataille car elles n’ont aucune valeur marchande. Stephen Graham dénonce ces comportements qui restent cependant marginaux au vu de la grande majorité des témoignages britanniques publiés, dans lesquels le respect envers les morts est amplement attesté. Soucieux du problème d’identification des corps et de l’attente douloureuse dans laquelle sont plongées les familles de disparus, il lui arrive régulièrement de récupérer ces lettres et d’écrire aux familles concernées. Le chapitre concernant les aumôniers nous propose également un tableau acerbe de la communauté cléricale, qui ne tombe cependant jamais dans la caricature. La tâche des aumôniers semble impossible et beaucoup d’entre eux laissent tomber le Sermon sur la Montagne pour prêcher une haine justifiable de l’ennemi.
Les derniers chapitres concernent la traversée de la Belgique après l’armistice et l’occupation en Allemagne. La haine qui avait animé les Britanniques pendant quatre ans n’a plus cours. Il existe même entre Britanniques et Allemands une « affinité raciale » évidente. Comme le dit un des hommes de l’unité de Graham : « J’ai passé quatre ans et demi là-bas, en France et en Belgique, et je peux te dire que ceux dont je me sens le plus proche sont les habitants de ce pays. » Là aussi, Stephen Graham n’hésite pas écrire des choses qui déplairont aux lecteurs et à exposer la dure réalité de l’homme en guerre, sans recours à aucune idéologie.
Francis Grembert, mars 2016

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Bergey, Daniel Vivien Michel (1881-1950)

Né le 19 avril 1881 à Saint-Trélody, près de Lesparre, dans le Médoc, département de la Gironde. Fils d’un bordier (salarié agricole) et d’une domestique. Vicaire de son oncle à Saint-Émilion en 1906, il lui succèdera comme curé en 1920 et le restera jusqu’à sa mort. Avant 1914, militant actif contre la loi de Séparation des Églises et de l’État et contre la franc-maçonnerie. Aumônier à la 36e DI pendant la guerre, blessé en janvier 1915 sur le Chemin des Dames. Créateur, principal auteur et éditeur du journal de liaison des poilus de Saint-Émilion et des environs (au sens large), Le Poilu St Émilionnais. Le premier numéro du journal n’est pas daté ; la première date apparaît avec le numéro 4, le 3 juillet 1915 ; son « tirage intermittent » le porte jusqu’en février-mars 1919, numéro qui annonce sa « mort joyeuse » puisque les combats ont cessé.
Le journal contient d’abord une série d’articles de fond, la plupart écrits par l’abbé Bergey lui-même. Ils établissent les bases du patriotisme ; ils défendent la famille et toutes les valeurs chrétiennes. Si certaines choses vont mal dans la guerre, ce n’est pas de la faute des chefs militaires, mais des hommes politiques. Amour de Dieu et Amour de la France ! Honneur au poilu et Honte aux embusqués ! On donne des nouvelles des poilus, vivants, blessés, prisonniers, et de la vie à Saint-Émilion. On signale les morts, en reproduisant parfois leur photo. Pour faire supporter les mauvaises conditions de vie pendant la guerre, des articles disent « mort au cafard ». On plaisante sur la nourriture et la boisson. À partir du n° 7, du 25 octobre 1915, le dessin-titre en première page montre un poilu agitant une bouteille de saint-émilion vers les lignes ennemies où les Boches paraissent prêts à se rendre pour venir en boire (variante du thème des Allemands qui se rendent pour une tartine de confiture). Des caricatures agrémentent les pages, ainsi que de petites histoires à l’humour appliqué signées de pseudonymes hilarants comme K. Lotin ou K. Rafon (on trouve même Bismuth comme pseudonyme !). À partir de Noël 1917, apparaissent des textes en basque, en patois béarnais et en patois du Médoc, mais la grande majorité des pages sont en français.
Ce journal conçu sur le front peut-il être qualifié de « journal de tranchée » ? D’une part, il est imprimé, et bien imprimé, à Bordeaux. D’autre part, si on estime son tirage à 200 exemplaires d’abord, puis peut-être 500, on ignore s’il était principalement lu dans les tranchées ou du côté de Saint-Émilion. On ne distingue sur les pages aucune trace de censure extérieure mais, bien sûr, l’autocensure du rédacteur est évidente. Il ne dit rien qui puisse fâcher les autorités militaires et il ne parle surtout pas des mécontentements profonds des soldats et des mutineries.
C’est une initiative très originale de la mairie de Saint-Émilion (Gironde) que d’avoir réuni en un volume de format 21 x 27 la collection complète en fac-similé du journal du front édité par l’abbé Bergey de 1915 à 1919, ainsi que ses suppléments Nos Filleuls et Le Rayon. Le livre a pour titre Le Poilu Saint-Émilionnais, présenté par Mireille Lucu, Saint-Quentin-de-Baron/Saint-Émilion, Les Éditions de l’Entre-deux-Mers/Ville de Saint-Émilion, 2014, 460 p. Le livre est présenté par un texte de 55 pages de Mireille Lucu, agrégée d’histoire. Il est bien documenté sur l’histoire locale de Saint-Émilion et sur la 36e DI en guerre, résumé qui n’occulte pas les mutineries de 1917. Le projet a reçu le label et le soutien de la Mission du Centenaire de la Première Guerre mondiale.
Rémy Cazals, mars 2016

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