Menditte (de), Charles (1869-1931)

1. Le témoin
Charles de Menditte, originaire du Pays Basque, est sorti diplômé de Saint-Cyr en 1894. Après avoir servi en Algérie et au Tonkin, puis dans diverses unités en métropole, il commande comme capitaine en août 1914, à quarante-cinq ans, une compagnie du 144e RI de Bordeaux. Blessé en septembre et convalescent pendant une longue période, le commandant de Menditte fait ensuite partie, en 1916, de la Mission Berthelot, destinée à réarmer et entraîner l’armée roumaine. À la toute fin de la guerre, il commande le 415e RI lors du franchissement de la Meuse le 9 novembre 1918. Servant ensuite au Liban, puis en métropole, il termine sa carrière en 1926 avec le grade de colonel.
2. Le témoignage
Alain Fauveau, lui-même général retraité de l’Armée de Terre, et petit-fils de l’auteur, a publié chez Geste éditions en 2008 Le vagabond de la Grande Guerre, qui présente les «Souvenirs de guerre de Charles de Berterèche de Menditte, officier d’infanterie» (301 pages). Il s’agit de la mise en regard d’archives personnelles, d’extraits de carnets de campagne, de correspondance ou de conférences de Ch. de Menditte, avec des éléments de présentation historique, contextuelle et cartographique réalisés par A. Fauveau, bon connaisseur de la chose militaire ; l’ensemble est complété par des photographies évoquant les différentes affectations de l’officier durant le conflit.
3. Analyse
Pour l’historien certains passages proposés ici sont souvent originaux et utiles, car n’étant pas, à l’origine, destinés à la publication, ils représentent un témoignage intime et sincère des conceptions et représentations d’un officier d’active engagé dans le combat. Dans d’autres propos, tenus à l’occasion de conférences, c’est plutôt la préoccupation de la pédagogie et du style qui domine. Ch. de Menditte, s’il a une expérience riche de l’outre-mer, n’a pas une carrière fulgurante, et, bien noté, il est rarement promu. Très croyant, assez conservateur, il manque de souplesse et incarne assez bien le sobriquet «culotte de peau », utilisé par les officiers de réserve (M. Genevoix, R. Cadot), c’est-à-dire un officier d’active exigeant, rigide et distant. C’est surtout pour la période de la fin 1914 que la source est riche et originale : si les parties sur la Roumanie (1916) et sur l’opération sur la Meuse (novembre 1918) ont leur intérêt, elles composent une histoire militaire plus classique, aussi la notice insistera surtout sur août et septembre 1914.
Au moment du départ du 144e RI de la caserne de Bordeaux, au début août 1914, sous les vivats de la foule enthousiaste, les pensées de l’auteur des carnets sont moroses, il aurait préféré un départ plus discret : il a l’impression d’être seul à comprendre les enjeux funestes du moment, les deuils et les ruines futures, et constate : « le peuple semble l’avoir oublié » (p. 8). Plus tard (mi-août), le manque de résistance des hommes lors des marches harassantes l’inquiète encore plus (11 août, p. 20) : « mon sentiment est que mes hommes n’ont aucun ressort, ce sont des braillards et des vantards. Que feront-ils au feu, si la chaleur du soleil a raison de leur énergie ? » Son doute se double ensuite de mépris pour des individus qui ne s’intéressent au repos qu’à la recherche de bidons (p. 21) : « le vingue ! le vingue ! on n’entend que cela ! ». Ces formulations, difficilement imaginables dans des récits de guerre publiés dans les années vingt, traduisent une des attitudes possibles des officiers de carrière envers la réserve (20 août, p. 31) : « Je fais le soir [20 août, arrivés vers la frontière belge] une course assez mouvementée après quelques hommes de ma compagnie qui rôdent dans les cabarets. (…) Les Bordelais sont une vilaine race ; vantards et menteurs, ils n’ont même pas comme le Parisien, le courage de leurs défauts, ils ont le verbe haut et le geste plat. » Il fait « marquer» la traversée de la frontière belge en forçant les hommes de sa seule compagnie à adopter le pas cadencé ; il explique ensuite ce geste incompris à ses hommes – jetant par là-même un froid volontaire – en soulignant que cette attitude martiale est destinée à honorer d’avance « beaucoup d’entre nous qui seront tués en Belgique et qui ne reverrons jamais la Patrie. » Lui-même, décidé à affronter la situation, se fait aider par Dieu et la prière, qui lui apporte « l’apaisement, le calme et la force. (p. 36)»
Le récit des affrontements est passionnant, car très bien mis en perspective par A. Fauveau, et servi par la clarté de l’analyse sur le terrain de de Menditte ; devant les premiers échecs sanglants de son unité, celui-ci en arrive rapidement à la conclusion : « nous ne sommes pas commandés (p. 44).» Après un premier engagement piteux, mais dont il réussit à se dégager grâce à une charge à la baïonnette improvisée, c’est surtout la bataille de Guise qui le marque. Il a auparavant l’occasion de narrer un incident où il « compte » (boxe) un pillard qui refuse d’obéir (29 août, sud de Guise, p. 56) : « Je trouve dans une salle à manger une dizaine de soldats des 24e, 28e et 119e régiments, attablés autour de provisions volées. Je les somme de filer. Un grand diable, plus audacieux que ses voisins, me répond avec insolence « toujours pas avant d’avoir fini de croûter ! » Je marche vers lui, tire mon revolver et lui mettant sous le nez, je lui dis « je compte jusqu’à 10; si à 10 vous n’êtes pas parti, je vous tue comme un chien enragé », et froidement je me mets à compter. À mesure que les nombres sortaient lentement de ma bouche, je voyais les autres soldats gagner la porte. À 8 mon insolent, pâle comme la mort, recula et disparu dans la nuit. Jamais homme n’a été plus près de sa dernière heure que ce misérable. Il avait certainement lu mon irrévocable décision dans mes yeux. »
L’échec que son unité subit lors de la journée du 30 août le marque profondément ; sa compagnie, isolée et sans liaisons, bien visible sur un coteau de l’Oise, subit le bombardement allemand de deux batteries croisées dont il voit parfaitement la gueule des canons à la lunette; le mouvement de panique déclenché par le bombardement sanglant fait fuir ses hommes qu’il ne peut retenir (p. 58) « À la vue de ce sauve-qui-peut, j’éprouvai une douleur poignante. Quoi de plus cruel pour un chef que d’être abandonné par ses hommes sur le champ de bataille ! Je m’écriai « Vous allez donc me laisser seul ! » Seuls sept hommes se rallient à lui à ce moment. Ch. de Menditte réussit à faire retraite mais reste profondément éprouvé. Il laisse sur le plateau de Pleine-Selve 62 hommes, et « j’y laissais surtout l’illusion que j’avais eue jusqu’alors de pouvoir conserver ma troupe autour de moi sous n’importe quel feu, tant que je ne faiblirais pas moi-même. J’eus un chagrin profond. (p. 59)» Paradoxalement, cette situation humanise sa perception des hommes, car sans les absoudre de leur fuite sur le plan militaire, « mon cœur d’homme excuse ces pauvres enfants de n’avoir pu recevoir sans broncher l’avalanche de fer et de feu qui s’abattit sur nous. » Il conclut en disant sa certitude que c’est Dieu qui les a protégés, lui et le peu d’hommes qui ont accepté de le suivre.
Après la Marne, son unité est bloquée par les Allemands au nord de l’Aisne devant Pontavert, et il combat dans ce secteur jusqu’à sa blessure du 24 septembre ; la position à mi-pente du village de Craonne est âprement disputée, et celui-ci disparaît rapidement sous les obus de l’artillerie allemande. Les Français sont obligés d’évacuer le village mais le bombardent à leur tour et contrôlent l’avancée ennemie : « Je passe mon après-midi à tirer sur les Allemands qui garnissent peu à peu le village ; avec Guasqueton, je m’amuse (il n’y a pas d’autres expressions) à empêcher les mitrailleurs allemands de faire un abri pour leur engin de mort. Mon tir doit être bien ajusté car chaque fois que je presse sur la détente, il y a des cabrioles dans les hommes d’en face et interruption du travail pendant quelques minutes.» Le lendemain la compagnie de de Menditte est déplacée vers l’Est, à 800 mètres de la ferme du Choléra. L’auteur peut y observer l’échec sanglant de l’attaque des régiments du Nord le 17 septembre (p. 89) : « Il fait un temps atroce, un vent violent plaque sur mes vêtements une pluie glaciale. Le canon fait rage et une attaque montée par les 8e et 110e régiments se déclenche sous nos yeux. Ce que j’en vois n’est pas beau : un bataillon à peine débouché, pris sous le feu des mitrailleuses allemandes, qui se disloque, et je vois passer à travers mes hommes une compagnie débandée. Je ne puis la retenir puisque, hélas ! le capitaine était un des premiers fuyards et semblait affolé. ». Le 24 septembre, revenu dans un secteur plus à l’ouest, au sud du plateau, l’auteur des carnets est blessé par un éclat d’obus lors de l’attaque du moulin de Vauclair. Avec une mauvaise fracture et de multiples éclats dans tout le corps, il est sérieusement touché, et sa période de convalescence sera longue.
Le récit de sa participation à la Mission Berthelot en Roumanie est lui-aussi un témoignage utile, peut-être surtout par la description qu’il fait de la désintégration de certaines unités russes à partir de novembre 1917 ; son récit est ici très construit car il est rédigé pour une conférence donnée à Coblence en 1923. Sa vision des Bolcheviks est, sans surprise, très hostile et pleine de mépris, son antibolchevisme est total et il insiste sur la vénalité des révoltés, leur ivresse quasi-permanente ainsi que l’odeur forte qu’ils dégagent; la solution trouvée avec l’armée roumaine et quelques Russes « encore loyaux » est de laisser partir les soldats révoltés « vers la lointaine isba, le bâton à la main (p. 168) », mais à condition qu’ils laissent leurs armes sur place, ce qui n’est pas obtenu sans peine.
La fin du recueil évoque le passage de la Meuse (à Vrigne-Meuse, entre Charleville-Mézières et Sedan) à l’extrême fin du conflit, puis l’affectation de l’auteur au Liban et en Syrie en 1919 et 1920. Cette traversée du fleuve, par le 415e RI commandé par l’auteur, est narrée dans le détail, avec un dossier étoffé d’explications d’A. Fauveau, et cette opération apparaît comme une attaque dangereuse, assez incompréhensible puisque les pourparlers d’armistice sont alors bien engagés : il s’agit probablement de prendre des gages, comme le dit le général Marjoulet, commandant le 14e CA (p. 198) : « Il faut franchir la Meuse cette nuit : il le faut à tout prix… l’ennemi hésite à signer l’armistice. Il se croit à l’abri derrière la Meuse…Il faut frapper son moral par un acte d’audace… ». L’opération est réussie, mais avec des pertes non-négligeables. Il reste que le succès de ce franchissement est une des rares satisfactions militaires de l’auteur, pour un conflit qui n’a pas été déterminant pour sa carrière, à cause de sa blessure précoce.
En définitive, même si la période la plus fertile pour ce témoignage d’un officier de carrière est relativement courte, on a ici un document intéressant par sa clarté et sa franchise; on aurait aimé savoir dans quelle catégorie, – fiable ou non digne de confiance -, J. N. Cru l’aurait situé. Cette réflexion est évidemment un peu gratuite, dans la mesure où l’existence d’une telle publication, peu après la guerre, sans corrections ni amendements au texte, sans ce que l’on pourrait appeler le « politiquement correct d’après-guerre» apparaît comme fort peu imaginable, et c’est ce qui fait la valeur de ces textes parus en 2008.

Vincent Suard octobre 2020

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Barbé, Frisia (1894-1968)

Joséphine Marie Frisia Barbé est née à Bassoues (Gers) le 25 mai 1884 dans une famille de cultivateurs. Fiancée de Fris Cabos pendant la guerre. La famille a conservé 149 lettres adressées à Fris entre le 10 avril 1916 et le 8 juillet 1919. Elles se trouvent dans le fonds Cabos (mais aucune lettre de Fris). Voir dans ce dictionnaire la notice Cabos Fris pour l’explication des prénoms (Fris, Frisia) et la description du fonds. Voir aussi les notices Rolland Maria et Rolland Caroline pour des compléments sur la vie à Bassoues pendant la guerre. L’exploitation agricole des Barbé était gérée par Frisia et sa mère. Fris et Frisia se sont mariés à Bassoues le 29 janvier 1920. Ils ont eu deux fils et une fille.
Ci-dessous, quelques extraits des lettres de Frisia :
– 29 mai 1916. Beaucoup de travail en cette saison. Une fillette de 13 ans « nous fait grand service ».
– 10 juin. Un souci pour la fenaison alors que la main-d’œuvre manque. « Mais c’est toujours vous autres les plus malheureux qui ne savez guère quand finira votre dure épreuve. »
– 24 juin. Après un terrible orage de grêle, « les vendanges sont terminées pour cette année ».
– 13 août. Elle souhaite la fin « de cette interminable et misérable guerre ».
– 29 août. Un certain Lamothe aurait eu le bras droit déchiré et coupé par la batteuse à Bassoues. Ce Lamothe était-il un soldat en permission ?
– 3 mars 1917. « Hier et aujourd’hui je faisais les labours pour les patates et je te dirai que hier soir j’avais la main un peu dure pour écrire. » Cette lettre contient sur deux pages le récit de l’apparition de Jeanne d’Arc à une jeune fille du Gers.
– 23 juillet. « C’est demain que je vais commencer de m’exercer à faire marcher la lieuse. »
– 4 octobre. Vendanges terminées, pas très bonnes.
– 7 octobre. « Dans trois mois reviendra ce bonheur [la permission] s’il plait au tout puissant. »
– 30 novembre. « Il faut bien croire que ce sera le dernier hiver que vous y passez et ce ne serait pas à regret sans doute que vous quitterez ces malheureux paysages tant maudits. »
– 12 septembre 1918. Difficultés à vendre les cochons.
– 25 octobre, elle signale une victime de la grippe espagnole à Bassoues, « emportée par cette épidémie qui est très barbare et il y a grand nombre de cas ».
– 27 avril 1919. Sa mère a engagé un domestique récemment démobilisé. « J’aurai moins de fatigue », écrit Frisia.
– 8 juillet. « Le soir du 6, il a fait plus que pleuvoir. Ça a été des grêlons qui sont tombés qui ont ravagé les vignes et ainsi que blé et avoine. Il y en avait de beaucoup plus gros que des noix, ce que je n’avais jamais vu encore, mais je ne crois pas qu’elle soit passée partout car il y a des parcelles qui n’ont pas été prises. Enfin, il nous manquait encore ce malheureux fléau. » Voir un complément dans la notice Rolland Maria.
Rémy Cazals, août 2020

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Rolland, Caroline (1869-1942)

Sœur cadette de Maria Rolland (voir ce nom), tante de Fris Cabos (voir ce nom), veuve Pagès. Née à Bassoues (Gers) le 1er avril 1869. Le fonds Fris Cabos contient 4 lettres adressées par Caroline à son neveu pendant son service militaire de 1913-1914 et 24 lettres entre 1916 et 1919. Veuve, sans enfant, elle considère son neveu un peu comme son fils et lui envoie des colis de nourriture et quelques billets de cinq francs.
Le 18 février 1917, Caroline écrit : « Ayant lu dans les journaux les communiqués qui se déroulent en Champagne, ils sont peu faits pour me rassurer. Cependant il faut espérer que le bon Dieu qui t’a protégé en maintes occasions te gardera jusqu’à la fin de cette dure épreuve. » Elle ajoute que les ouvriers se font toujours plus rares pour les travaux des champs.
Le 12 octobre : « Si seulement cette malheureuse guerre prenait fin, le reste on s’arrangerait toujours d’une façon ou autre. » Et le 16 octobre, Caroline exprime son cafard, comme sa sœur à la fin d’une permission. « À ton exemple je vais prendre courage et accepter la volonté du bon Dieu puisque lui seul est le maître de notre destinée, et je le prierai encore davantage qu’il te protège dans cette catastrophe qu’est la guerre, afin que nous ayons un fils pour deux mères. » Le beau temps devrait permettre de faire les semailles. Les vendanges ont donné de beaux raisins, mais en faible quantité, 14 à 15 comportes.
11 août 1918 : « Depuis quatre ans il a bien fallu faire preuve de courage pour résister aux horreurs de cette maudite guerre. » La récolte de blé est bonne, le pain est rationné, « mais on a eu un supplément pour dépiquer, on donne du pain sans tickets. » Elle envoie « un petit billet pour boire une bouteille à ma santé ».
Le 17 octobre, Caroline est heureuse de savoir que Fris est « éloigné du front ». C’est un changement favorable « en comparaison de la vie des tranchées ». « Tout de même c’est malheureux que la nourriture ne soit pas suffisante ; car s’il faut payer de sa bourse, je comprends que tes petites économies y seront vite passées car là comme chez nous il y a les marchands qui font fortune aux dépens de la guerre. » Elle envoie un mandat de dix francs.
22 juin 1919 : « Je crois que le temps va te paraitre long comme tu me dis, surtout à Paris si l’on ne peut circuler librement. Mais si les grèves sont finies, au moins pour le moment, tu seras plus tranquille. Il me tarde d’apprendre que ce traité de paix soit signé pour revenir parmi nous, il faut croire que l’heureux jour arrivera sans tarder. »
Rémy Cazals, août 2020

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Rolland, Maria (1866-1945)

Née à Bassoues (Gers) le 16 novembre 1866. Fille de cultivateurs, elle-même doit gérer la ferme de Pichet à Bassoues après la mort de son mari Jean-Marie Cabos en 1899 et pendant le service militaire de son fils et la guerre, de 1913 à 1919. Le fonds Fris Cabos (voir ce nom) contient 51 lettres adressées par la veuve Cabos à son fils (16 en 1913-1914 ; 35 en 1916-1919).
Pendant le service militaire, les lettres de Maria témoignent de la dure séparation et de tentatives de faire pistonner le jeune Fris incorporé le 9 octobre 1913. Le 17 octobre, Maria dit être très abattue, le matin, quand elle ne le trouve pas dans sa chambre. « Mon cœur se ferme à te savoir si loin. » « Conserve-toi bien, ne te prive pas du boire et du manger, pour le reste fais attention. » « Nous avons commencé à semer aujourd’hui. » Le 2 novembre : « Me laisser sans nouvelles me donne un chagrin mortel aussi je te demande comme grâce de m’écrire toutes les semaines, je n’ai que ça pour me consoler. » Elle lui donne le conseil de se faire placer dans un bureau : « Arrange-toi et vois ce que tu as à faire pour être tranquille car tu ne veux pas t’en faire une carrière. » « Tâche moyen d’être bien avec tes chefs. » Le 14 novembre : « Tâche de trouver des camarades sérieux et honnêtes. » « Fais bien attention de garder ta santé, tu sais que là tu es au milieu des périls, garde les conseils de ta mère qui craint toujours. » Plusieurs lettres évoquent des recommandations qui pourraient se faire de capitaine à capitaine pour qu’il obtienne une place d’ordonnance d’un officier à Foix. Le 12 janvier 1914, Maria a encore rencontré un monsieur qui se propose de pistonner son fils. « Je lui ai dit de s’intéresser à toi, il m’a dit que s’il y avait moyen il le ferait mais je peux te dire que je suis lasse d’entendre ces vouloir faire pour toi et qui n’aboutissent à rien. »
L’autre thème est celui des travaux à la ferme, les semailles, la vente du poulain. Le 18 janvier 1914, dans une des rares lettres conservées de Fris à sa mère, celui-ci demande : « Avez-vous vendu les veaux à la foire ? » Il précise qu’il y a 40 cm de neige et une épidémie d’oreillons à Foix. Même mauvais temps dans le Gers où (lettre de Maria du 23 janvier) le froid et la neige bloquent la circulation ; les boulangers n’ont ni bois, ni farine. « Pour nous, nous n’avons pas trop souffert, nous avions l’avance. » Les chevaux ne peuvent pas marcher à cause surtout de la glace. La foire a été manquée, les maquignons ne sont pas venus.
Le 4 février, Maria annonce que sa sœur Caroline (voir ce nom) a tué le cochon et a envoyé un colis au jeune soldat. Et le 20 février, Maria envoie elle-même un colis contenant « du filet de cochon, de la saucisse, un peu de dessert ; ta tante y joint un poulet et des gâteaux ; amusez-vous bien et ne vous faites pas punir ».
Pendant la guerre, s’ajoute l’angoisse devant les dangers courus par son fils. « Maudite guerre », écrit-elle le 7 octobre 1917. Et, le 18 octobre, elle regrette que « Dieu, pourtant si grand, ne veuille pas mettre fin à tant de malheurs ». « Pardonne-moi de t’avoir causé de la peine et n’avoir pas su cacher la mienne au moment de nous séparer [après une permission] ; tu le comprends bien que c’est malgré moi, que depuis si longtemps vivre séparés, et traverser une époque si triste que je ne puis en ces moments plus me retenir. Dieu aura sans doute pitié de nous pour que nous puissions nous retrouver ensemble pour ne plus nous quitter. » Et encore, le 2 avril 1918 : « Les journaux annoncent partout un carnage terrible. Dieu aura-t-il pitié de nous ? »
La guerre finie, le 29 décembre, elle écrit : « Je crois bien que tu trouves étrange de coucher dans de bons lits au lieu de la paille surtout encore pendant l’hiver ; il serait à désirer que vous puissiez passer ces quelques mois de froid aussi bien soignés. » « Voilà déjà 4 ans que nous faisons les mêmes souhaits, et toujours si éloignés. L’année 1919 nous apportera-t-elle la joie de nous souhaiter bonne année de vive voix, Dieu le sait. » Le 18 janvier : « J’ai prié pour les soldats et que Dieu mette fin à notre séparation. Dans ta lettre tu me dis être allé passer une demi-journée à Paris, que je regrette de ne t’avoir dit assez tôt d’aller visiter l’église de Montmartre consacrée au Sacré-Cœur, le remercier de vous avoir protégés pendant la guerre, c’était un vœu qu’on a fait et ceux qui y ont été inscrits ont été protégés jusqu’ici. Si tu as l’occasion d’y revenir, va accomplir ton vœu, tu n’auras pas besoin d’y revenir, c’est ce que l’on m’a conseillé de te dire. »
Le 28 janvier 1919 : « J’ai à t’annoncer que nous avons fait faire un peu d’eau de vie et je t’assure qu’il faut en avoir besoin car on est loin d’avoir les avantages que lorsqu’on faisait distiller chez soi. Il y a deux chaudières à Bassoues sous la place. Nous avons mis le vin ensemble avec ta tante mais nous avons eu la malchance de rencontrer un distillateur qui a agi de la faiblesse des femmes pour nous frauder. Enfin nous avons un peu d’eau de vie pour ton retour. »
Le 7 juillet : « La récolte est ravagée. Hier soir dimanche un orage s’est déchainé sur notre contrée et a tout emporté, vin, blé. Les vignes étaient superbes, maintenant tout est fauché. Les premières grêles qui sont tombées étaient grosses comme des œufs ; elles étaient clairsemées mais de suite la terre en a été recouverte ; alors il y en avait de toutes. Il y a longtemps qu’on n’avait pas vu choses pareilles. Malheur à ceux qui l’éprouvent. Je t’assure que j’ai passé un bien mauvais moment. J’avais le bétail dehors, et toute seule pour le faire rentrer. Dieu m’a favorisée, j’étais dans l’étable. Ta tante a été épargnée cette fois. »
Rémy Cazals, août 2020

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Cabos, Victor (1873-1946)

Né à Bassoues (Gers) le 2 novembre 1873, fils de Jean-Jacques, cultivateur. Cultivateur lui-même. Sa campagne contre l’Allemagne va du 14 août 1914 au 9 janvier 1919, d’abord au 88e RI. Il passe au 90e Territorial en octobre 1917. On a de lui 14 lettres adressées à son cousin Fris Cabos (voir ce nom) entre le 26 juillet 1917 et le 18 janvier 1919.
– Le 26 juillet1917, Victor se trouve à 15 km de Verdun. Son unité territoriale construit des routes pour l’artillerie, « un travail de pépères bien supportable ». Il décrit la campagne, bois, jardins, récoltes : « Cela ne sent pas la mort et la dévastation comme à Verdun. » Il ajoute : « Je comprends très bien, à ce que tu me dis sur ta dernière, que nos avis sur le métier militaire sont en parfait accord. C’est toujours la même caste, tant dans le métier civil que militaire, qui tient à nous asservir sous son esprit de domination. Ce n’est pas que nous ne gardions pas toujours un espoir d’affranchissement, mais nos légions ouvrières ou agricoles vivent tellement dans un cadre d’ignorance et de confusion qu’une revanche piquante ne sera jamais notre lot. Il y a chez nous trop de jalousie, trop de rivalité pour en arriver à obtenir un résultat sinon complet au moins sensible. »
– La lettre du 7 septembre 1917 fait des allusions peu claires à une autre de Fris Cabos qui pourrait avoir été subversive puisque la seule mention explicite est : « Mais, comme tu dis, la misérable censure a tout engouffré dans son silence. »
– Le 12 octobre, la lettre au crayon est difficile à lire : « Tu me dis que tu as retrouvé ton cafard en arrivant [de permission]. Je puis t’en dire de même. Mais quoique je l’aie retrouvé je n’en suis pas plus chargé pour cela car je l’ai échangé contre mon patriotisme. Tu ne me verras plus faire emplette de prisonniers comme à [illisible]. J’ai reconnu que c’était brutal de [illisible] de force celui qui ne m’a rien fait. Qu’en dis-tu ? Je suis tout heureux de te dire que toi, le premier, tu marchais sur la bonne route. Ton humeur pacifique est aujourd’hui de mon goût. Je te félicite de ta sagesse. » Victor regrette le temps de sa permission et les chasses aux cailles, perdreaux et lièvres. « J’ai failli tuer un gros sanglier qui venait à mon maïs. Mais il m’a flairé, l’animal. » L’hiver arrive ; la prochaine permission est lointaine. « En attendant, il faudra taper de la semelle et souffler sur les ongles. »
– Le 24 novembre, Victor dit avoir une planque et il ne s’en plaint pas. Une permission viendra bientôt : « Cela sera encore mieux. Revenir encore une fois de plus mordre dans la cuisse d’un perdreau ou tremper un bout de pain dans la sauce d’un lièvre. »
– 8 janvier 1918, après une permission : « Et me voilà revenu à mon ancienne vie d’esclavage. À quand la fin ? »
– 19 janvier, Victor évoque ses cheveux gris et son appartenance à la Territoriale. Il lui rappelle sa lettre dans laquelle Fris écrit que ça ne peut plus durer : « Je vois bien un peu comme toi que tous les nerfs de la nation sont trop tendus pour qu’ils ne puissent résister plus longtemps à cette pression sans se rompre. L’arrière comme l’avant se trouve au même point sinon pire. Alors que peut-on en conclure ? La fin, comme tu dis. À cet effet, je vois déjà la teinte rose de notre ancienne vie civile avec tous ses charmes. Plus de costume bleu horizon. Adieu les mitrailleuses et les crapouillots. Plus de sifflements lugubres. Plus d’oiseaux de triste augure. Loin derrière nous la guerre et tous les engins de mort ! Quel soupir de soulagement ! Oh ! que ce jour sera le bienvenu. Sans tenir compte de mes cheveux blanchis et de notre vie endommagée, à nous la liberté. Cela va venir… Ça vient. » En attendant, « il y aura peut-être encore un terrible coup de chien ». « Pour l’instant, ta place n’est pas des meilleures. Ah ! ce Mort-Homme. Je le vois encore de la côte du Talon, de Champ-Neuville, de Samoigneux, de la cote 344. De tous les points j’apercevais cette croupe comme un gibet entouré d’ossements, s’appuyant de la gauche sur sa sœur ainée, la cote 304. J’en ai [un mot illisible] comme d’une place criminelle que la mort a noircie et dont le souvenir te fait passer un frisson d’effroi dans toutes les veines. Puisses-tu à mes souhaits quitter ce secteur tout en espérant mieux. Moi je ne suis pas trop mal pour l’instant. Quoique n’étant qu’à 4 kilomètres des Boches, en face Brimont, le secteur est assez tranquille. On n’entend pas grand-chose comme canonnade. Contre avions seulement et c’est presque tout. »
– 30 mars, Victor remercie Fris pour ses lettres qui lui remontent le moral.
– Le 28 juin 1918, Victor raconte comment il a été blessé lors de l’attaque allemande du 28 mai entre Brimont et Reims. Attaque surprise, le capitaine « prend la tangente ». Les hommes de la compagnie sont tués ou prisonniers. Un formidable coup sur son sac. C’est une balle qui l’a traversé et s’est logée dans son épaule. Il doit abandonner sac et musettes et se cacher dans un bois. Il saute sur un caisson d’artillerie en retraite et arrive à un poste de secours où on lui fait un premier pansement. Puis sur un chariot jusqu’à Epernay, puis à Troyes et enfin expédié vers le Midi, à Béziers où « le secteur est plus tranquille ». Il faut se serrer la ceinture mais il y a du pinard à volonté. Après la convalescence, il faudra remonter. « Toutefois, en raison de la gravité de la blessure, je vais faire une demande pour changer d’arme. Je ne sais pas si je réussirai. J’en ai assez de l’As de Carreau. »
– Le 27 juillet, Victor se demande s’il a fait le bon choix. Il aurait pu se laisser capturer et diriger sur Berlin. « C’eut été la fin de la guerre pour moi tandis que dans quelques jours me voilà prêt à recommencer. » Mais le risque était de « faire ceinture ». En permission, il travaille aux foins et à la moisson et fait la chasse aux lapins.
– 13 septembre, Victor a le cafard : « Les jours passent, les jours sombres se succèdent, les années viennent s’enchevêtrer les unes sur les autres. Les cheveux blanchissent et on est toujours là. Quelle calamité tout de même de voir durer cette guerre de la sorte sans que rien n’en fasse prévoir la fin. Triste vie tout de même à laquelle on ne peut rien changer. »
– 24 septembre : « Je crois qu’on la tient, comme tu dis, ton avis est le mien. » Il souhaite avoir une permission en même temps que Fris pour des parties de chasse.
– 18 janvier 1919 : « Enfin me voilà rendu à la vie civile… Liberté, liberté chérie comme dit la romance. À quel prix ne l’avons-nous pas retrouvée ! Je ris parfois comme un homme ivre en voyant derrière moi l’abîme sans fond à moitié comblé de cadavres et dont je ne suis sorti que par miracle ! Si je n’étais pas trop vieux pour oser croire au bonheur, quelle perspective m’offrirait l’avenir ! Mais déjà meurtri par les souffrances de cette longue guerre je ne puis plus compter couler des jours heureux ou bien ils seront plutôt rares. » Il constate que les prisonniers sont revenus : « Ils n’y ont pas engraissé. »
Victor Cabos est mort à Auch le 11 mai 1946.
Rémy Cazals, août 2020

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Cabos, Fris (1892-1963)

Le fonds « Fris Cabos » m’a été confié par son petit-fils Alain Cabos, le 10 mai 2020. Il comprenait une chemise verte contenant la transcription dactylographique de l’historique du 59e RI (on ignore qui l’a faite), un fascicule de mobilisation et le carnet personnel de Fris pendant la guerre de 14-18 ; et une boîte en carton contenant une importante masse de papiers, principalement des lettres.
Fris Jean Charles Cabos est né à Bassoues (Gers), le 4 novembre 1892 dans une famille de cultivateurs. Son père, Jean-Marie, est décédé en décembre 1899, et c’est sa mère « Maria Rolland veuve Cabos » qui a dirigé l’exploitation, comme elle le fera encore pendant le service militaire de Fris et pendant la guerre de 1914 à 1919. La ferme de Pichet, à Bassoues, appartenait à la famille Rolland depuis au moins 1821.
Une précision doit être apportée concernant le prénom de Fris. D’après la légende locale, Saint-Fris ou Frix, appelé ainsi parce qu’il était originaire de Frise, était un neveu de Charles Martel. Il aurait été blessé au cours d’un combat contre les Sarrazins en 732 et en serait mort à Bassoues au lieu dit depuis « Pont du Chrétien » sur la Guiroue. On trouve plusieurs statues le représentant à Bassoues même (au moins trois) et dans d’autres communes du Gers. La bonne amie de Fris Cabos, qu’il épousera après la guerre, le 29 janvier 1920, se prénommait Frisia ou Frixia.
Le carnet personnel
Au début du carnet personnel de Fris Cabos, au moins 24 pages ont été arrachées. Il n’en reste que des fragments de mots en débuts de lignes, ce qui donne l’impression qu’il s’agissait d’un récit, peut-être le récit des épisodes de 1914. Pourquoi avoir arraché ces pages ? Parce qu’elles rappelaient de très mauvais souvenirs ? Nous n’avons pas la réponse. On sait par d’autres sources que le 59e a subi de lourdes pertes le 22 août en Belgique. Le régiment a participé à la poursuite après la bataille de la Marne. Sur une page du carnet de Fris, laconique : « Entre en 1ère ligne de feu au village des Hurlus le 15 septembre. En réserve à Somme-Suippes le 19. »
Un récit suivi commence dans le carnet le 16 février 1915 : grande attaque, secteur d’Arras, et nouvelle attaque le 1er mars.
Aux tranchées le 9 mai au matin. Attaque du 88e et du 1er bataillon du 59. « Refus de marcher pendant deux jours, perte de 7 officiers dont le commandant, le colonel ». L’historique du régiment signale les « coûteuses et sanglantes journées » du 9 au 13 mai 1915. Il n’est évidemment pas question de refus de marcher. Au contraire, dit le texte frauduleux, « le moral reste élevé et l’énergie des hommes digne de tout éloge ».
Le 19, au château de Blanzy : « Les Boches sont à quelques mètres à peine, position très tranquille avec tous les agréments possibles, on faisait du piano toute la journée. »
En juin, secteur d’Arras où Fris a plaisir à causer du pays avec des camarades du Gers . Le 22 juin, il note : « Le 75 tape dans nos lignes, blessés. » L’historique du régiment n’en dit rien, évidemment.
Le 7 juillet 1915, nouvelle sensationnelle : nous aurons des permissions de 8 jours. Et le 9 :
« reste en première ligne, le cœur joyeux par l’attente du prochain départ pour le cher foyer natal ». En effet, le 14 juillet, premiers départs de permissionnaires. Fris devra attendre.
C’est le moment où il évoque « la preuve de la plus tendre amitié » d’une petite amie qui est Frisia.
Début septembre : pluie d’obus et de marmites. Le 7, de 16 à 18 heures, position intenable. Le 11, il est allé aider des paysans à rentrer de l’avoine. Le 16, « la nouvelle attaque qui fait grand bruit me laisse très perplexe sur mes espérances futures ». Le 24, sur la place du théâtre d’Arras, 9 blessés par une grenade qui est tombée des mains d’un soldat.
L’attaque du 25 septembre est arrêtée par un feu violent de mitrailleuses ; pertes surtout en gradés, le lieutenant de Montpéroux, l’agent de liaison Idrac.
La boue, il faut deux jours pour s’en nettoyer. La pluie. Le 8 novembre, journée sans ravitaillement. Le 5 décembre, après le retour de permission : « il m’épouvante de revenir en première ligne ». Du 10 au 14, quatre jours dans un trou avec de l’eau jusqu’au ventre.
30 mars 1916, journée agitée, bombardement, abri défoncé par un 150 au gaz. « Nous avons subi ces transes jusqu’au soir où dans le calme de la nuit nous avons chassé les émotions de la journée. » « Le 31, journée relativement calme envers celle d’hier. Il fait un soleil splendide et nous n’avons pas eu d’obus qui soit tombé près. »
3 avril : « Le bruit de la prochaine attaque n’est pas de bon augure et je ne sais comment elle se déroulera. » Après-midi du 6 avril, un 105 éclate au-dessus du trou qu’il occupe avec quelques autres. Le chef et un téléphoniste sont grièvement blessés. « J’ai été surpris pendant mon sommeil et ne sais par quel miracle j’y ai échappé. »
7 avril : « Le soir il a fallu aller occuper la parallèle de départ complètement bouleversée par les obus, aussi il n’était pas tout à fait appétissant d’y aller et cela nous inquiétait fortement. »
Le 11, relève du 83e dans le réduit du bois d’Avocourt. La pluie tombe toute la nuit. « Ici on serait loin de se douter qu’on est à quelques cent mètres de l’ennemi car tout est du plus grand calme et dans la journée du 12 il n’est pas tombé un obus dans les environs de notre emplacement. » « C’est dommage qu’il pleuve tout le temps, sans cela on pourrait se promener dans le bois qui, entre parenthèses, est complètement haché. Il n’y a pas un arbre qui n’ait sa blessure, et puis c’est fantastique de voir ce qu’il y a de débris d’équipements et armes de toute sorte. »
23 avril, jour de Pâques, relève aux tranchées. « En arrivant à la tranchée, nous avons été bien reçus par les obus dont un qui nous a éclaté à quelques mètres. À cause de la boue il a fallu passer à découvert, aussi on faisait la gymnastique à travers les trous d’obus qui ne se voyaient pas à cause de l’obscurité. » Le 24, des pionniers viennent aider à consolider les abris. Toutes les nuits sont très actives, les Boches ne cessent de tirer. Le 26, une rafale de fusants sur la tranchée blesse trois hommes. « Nous avons eu de la veine qu’un de nos avions, survolant les lignes ennemies, les batteries ont fait silence. »
Au repos du 1er au 5 mai, « un peu triste car nous ne trouvons rien à acheter, aussi les jours paraissent interminables ». Le soir du 5, « un fort vent s’étant déchainé, une partie de nos ballons captifs ont été emportés ». Le 9 : « Le bruit se confirme pour l’attaque, ce qui est loin d’égayer les esprits. »
Le récit suivi depuis février 1915 dans le carnet personnel s’interrompt ici.
En avril 1917, le régiment se trouve à l’aile droite de l’offensive Nivelle, au Mont Blond. Fris est cité à l’ordre de la brigade, le 5 mai 1917 : « A ravitaillé en munitions les sections de la compagnie sous un feu violent de l’ennemi au cours de la contre-attaque du 19 avril et contribué pour une large part à enrayer la progression ennemie. » (D’après sa fiche matricule aux Archives départementales du Gers.)
Vers la fin de la guerre, Fris Cabos était l’ordonnance du capitaine Soulet. Après l’armistice, le régiment a stationné quelque temps près de Paris.
La correspondance
En tout 329 lettres dont 47 de 1913 à août 14, lorsque Fris faisait le service militaire à Pamiers au 59e RI. Lacune d’août 14 à mars 16. Dans la partie 1916-1919, on compte 149 lettres de sa fiancée, 35 de sa mère, 24 de sa tante Caroline, 49 d’autres soldats, 13 diverses et seulement 9 adressées par Fris à sa mère et aucune à Frisia, alors que les deux femmes évoquent le courrier reçu de leur soldat. Cette situation n’est pas habituelle. La plupart du temps, les familles ont facilement gardé les lettres venues du front dans le tiroir de quelque armoire, alors que le combattant qui devait les transporter dans son sac a souvent détruit après lecture celles qu’il recevait. Ici c’est exactement le contraire. Pourquoi les lettres de Fris auraient-elles été détruites ? Qui les aurait détruites ? D’après les réponses de Frisia, Fris lui envoyait aussi des cartes postales. Où sont-elles passées ? Ces disparitions sont peut-être à mettre en rapport avec la destruction des premières pages du carnet personnel, mais rien n’est sûr.
C’est en creux, dans les lettres reçues par Fris, que l’on peut découvrir quelques-uns de ses sentiments. Pendant la période du service militaire effectué à Pamiers, il souhaitait se rapprocher de chez lui et se faire pistonner. Pendant la guerre, il a dû signaler à Frisia sa lassitude, puis une « crise de tristesse » ; il a décrit les conditions de vie difficile. Mais on n’a pas de trace de révolte ou d’horreur : il n’a pas voulu dire toute la vérité. À partir de l’été de 1918, il a compris que la guerre allait se terminer et il a donné des nouvelles optimistes. Sa tante Caroline lui écrit, le 1er mai 1919 : « Je vois que tu en as assez de la vie militaire. » Mais c’est surtout dans les 14 lettres de son cousin Victor Cabos, lui aussi combattant (voir ce nom), que l’on comprend que Fris a pu exprimer des critiques des chefs et de la censure, des sentiments pacifistes.
Fris Cabos a été démobilisé le 24 juillet 1919. Il était sous les drapeaux depuis le 9 octobre 1913. Il a épousé Frisia le 29 janvier 1920. Le couple a eu deux fils et une fille. Fris a été maire de la commune de Bassoues de 1925 à 1929 et de 1935 à 1944.
Le fonds Cabos sera déposé aux Archives départementales du Gers.
Rémy Cazals, août 2020

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Cols, Albert (1873-1942)

Né le 30 mai 1873 à Graulhet (Tarn) dans une famille aisée. Il devient lui-même géomètre expert, tout en continuant à gérer la propriété de Catougnac, tandis que son épouse tient un magasin de nouveautés, place du Mercadial, toujours dans la petite ville tarnaise spécialisée dans l’industrie de la mégisserie. En 1914, il a 41 ans et le couple a trois enfants. Famille catholique et politiquement conservatrice. On lit L’Echo de Paris ; on admire Albert de Mun. Albert Cols est mobilisé en 1914 et arrive le 15 août au 128e Territorial à Albi. Il constate l’absence d’uniformes, les carences de l’intendance, les difficultés à obtenir du piston. Il part vers le front en février 1915 au 322e Territorial. En octobre, il est nommé téléphoniste à la CHR. En mars 1917, il est détaché à la Poudrerie nationale de Castres.
Son arrière-petit-fils Pierre Austruy, dans le cadre d’une recherche généalogique, a trouvé 78 lettres envoyées par Albert à sa famille, du 15 août 1914 au 13 juin 1918, mais avec de longues périodes de manques. Il les a réunies dans un ouvrage de 162 pages, format A4, en les éclairant par le JMO du 322 : Albert et Anna Cols, 1914-1918, Lettres. Le livre n’est pas commercialisé. On peut en consulter un exemplaire aux Archives départementales du Tarn et à la Bibliothèque municipale de Graulhet. On peut joindre l’auteur à l’adresse paustruy@gmail.com
Dans les premières lettres, écrites d’Albi, il évoque les Prussiens en déroute après la Marne (15 septembre), mais estime que la guerre ne sera peut-être pas finie au 1er janvier 1915. La férocité allemande a causé beaucoup de ruines ; dans l’enfer, les soldats français accomplissent des prodiges, « provoquant l’admiration du monde entier » (9 octobre). « Dans un élan irrésistible les Français font une avance considérable » en Alsace ; « encore quelques jours et nos ennemis seront chassés hors de France » (23 octobre).
En même temps, Albert se préoccupe de la gestion de la propriété agricole car on manque de main d’œuvre. Il donne des conseils précis qui prouvent qu’il connait son affaire. Sa femme lui donne des informations sur la marche des affaires au magasin, qui est très satisfaisante au moins au début.
Le 17 décembre, il s’apitoie sur les jeunes de la classe 15, « chétifs » et qui « paraissent des enfants ». « C’était pitié de les voir. » Mais c’est aussi le moment où il reçoit l’annonce de la mort de son jeune frère Augustin, parti dans l’active avec le 15e RI. Comment avertir une mère ? C’est aussi une dimension à prendre en compte si l’on veut écrire une véritable histoire de la guerre.
Désormais se multiplient les expressions comme « épouvantable guerre », « guerre maudite », tout en souhaitant « une victoire éclatante suivie d’une paix longue et prospère » (31 décembre 1914). Le 5 février suivant, il rédige son testament car son régiment part pour le front, en Belgique et dans la Somme. Les lettres du premier semestre 1915 manquent.
En novembre et décembre 1915, de nombreuses lettres décrivent la boue en des termes qui rappellent ceux de Louis Barthas et de tant d’autres dans la même période, éboulements de tranchées, déluge, enlisements… C’est aussi le moment où Albert critique les embusqués et les journalistes qui « feraient bien de venir ici » (16 décembre). « On envie presque le sort de ceux qui sont tombés, au moins ils ne souffrent plus. » « Oui, ma pauvre amie, je suis bien malheureux, tu peux le croire. Nous nous faisons violence tous, sans quoi on deviendrait fous. » Les soldats, même les « vieux » comme lui, sont maltraités par les chefs. Et pas question de plaider la maladie : « il faudrait être mort pour être reconnu » (30 décembre). Le 7 février 1916, les poux sont désignés par les mots « mes locataires », dont il n’est pas possible de se débarrasser. Le 13 février : « Les hommes n’en peuvent plus et le moral devient de plus en plus déplorable. Tout le monde proteste et en a assez. Malheureusement nous ne sommes pas les maîtres et il faut obéir. »
Le 22 février 1916, il fait de sombres prévisions : « Si les hostilités ne cessent pas bientôt, la vie augmentera de plus en plus et des émeutes sont plus que probables. Je veux bien espérer tout de même que la population ne voudra pas se lancer dans une guerre civile qui serait pire que tout et ferait l’affaire des Allemands. Elle serait la première à en supporter les conséquences. Mais comment faire pour empêcher ceux qui souffrent de se révolter ? Cette perspective ne me rassure pas du tout, car guerre civile veut dire pillage. Il ne manquerait plus que cela, qu’une émeute ait lieu à Graulhet et qu’on te mette le magasin à sac. Comme je te le disais d’ailleurs, si une pareille éventualité se produisait, j’espère bien que les révolutionnaires commenceraient par aller chez les lâches qui font fortune à l’abri pendant que d’autres se font casser la figure. »
Rémy Cazals, juin 2020

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Flandreysy, Jeanne de (1874-1959)

Jeanne Mellier est plus connue sous le nom de son premier mari. Les Classiques Garnier ont publié en 2018 (870 pages) ses lettres adressées en 1914 et 1915 à son ancien amant Folco de Baroncelli. Un tome 1 qui semble en annoncer d’autres ! La bêtise des deux correspondants fait de ces lettres une véritable gifle à la face des combattants, mais elles sont un témoignage. J’ai donné un compte rendu du livre à la revue Clio. Voir https://journals.openedition.org/Clio/

Rémy Cazals, mai 2020

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Madec, Emile (1891-1917)

1. Le témoin
Émile Madec, appelé Milec par ses proches, et originaire du petit bourg de Pont-Aven (Finistère), vient de finir sa formation de peintre (décoration, travail sur bois, dessin d’art) lorsqu’il est incorporé en 1912 au 19e RI de Brest. Caporal-infirmier, il prend part à toutes les opérations de ce régiment breton (Ardennes, Somme à l’automne 1914, Champagne, Verdun, Aisne…) et est finalement grièvement blessé à son poste de secours le 6 mai 1917. Il meurt le lendemain et est enterré à Œuilly-sur-Aisne.
2. Le témoignage
Milec le soldat méconnu, journal de voyage d’Émile Madec, a été publié aux éditions Vagamundo par Soizick Le Pautremat (2017, 511 pages). L’ouvrage, introduit par un utile propos didactique de Nicolas Beaupré, est constitué des carnets de campagne confiés en 1968 par sa grand-tante à l’auteure. S. Le Pautremat, historienne de profession, a récemment « souhaité transmettre » le témoignage de son grand-oncle et a donc mis en ordre ce récit, avec une présentation très éclairante, dans un ouvrage d’apparence soignée, qui fait aussi penser à un livre d’art; le corpus est constitué des carnets proprement-dits, et de dessins, d’aquarelles et de photographies. Une autre richesse de l’ensemble réside dans la reproduction de lettres du caporal-infirmier à sa marraine de guerre, une jeune femme de sa connaissance elle-aussi originaire de Pont-Aven. Le récit de la postérité mémorielle de Milec dans la famille, ainsi qu’une présentation biographique, complètent l’ensemble.
3. Analyse
Un témoignage sur le service de santé
Le témoignage de Milec, qui a déjà deux ans « de régiment » au début de la guerre, est intéressant par les descriptions précises qu’il donne de son travail d’infirmier régimentaire, dans des postes de secours débordés, au bord de la rupture lors des grandes batailles, ou dans des infirmeries calmes et routinières à l’arrière, où il faut tuer le temps pendant les périodes calmes. Il évoque les malades à la visite du matin, le pansage, la corvée que représentent les vaccinations ou encore les aspects pénibles de la fonction (septembre 1915, p. 148) : « Il y a de la besogne, à cause des cas nombreux de diarrhées dysentréiformes et il n’est guère intéressant de vérifier les matières peu appétissantes de tous ces hommes. »
Sur le plan des opérations, c’est peut-être pour Verdun (avril 1916) que son récit est le plus riche. Au Ravin de la Dame, il évoque un bombardement effroyable, l’impossibilité d’abriter les blessés, l’évacuation de son Major (p. 222) : « le bombardement que nous eûmes à subir, lundi, fut certainement sans précédent – pendant toute la journée, pas une seconde d’interruption et ceci avec des obus de tout calibre.» (…) « Nous avons là perdu un assez grand nombre d’hommes et plusieurs officiers. » En novembre 1916, le 19e RI retourne à Verdun et l’auteur effectue deux durs séjours en ligne, au moment de la reprise du fort de Vaux. Son poste de secours est au bois Fumin, et (2 novembre 1916, p. 346) « dans la nuit nous soignons toute une série de grands blessés du 1er bataillon – Tous ces malheureux sont criblés d’un bout à l’autre et pleins de boue – Comme le réduit que nous occupons est plutôt étroit, c’est avec difficulté que nous pansons nos blessés qui sont tous couchés sur des brancards – Quelle horrible nuit – La plus cruelle peut-être que je n’ai jamais passée ». Après la prise du Fort de Vaux, ils sont relevés pour un séjour de trois jours dans le tunnel de Tavannes. L’auteur décrit le lieu comme infect, plein de boue puante, et le séjour y est extrêmement pénible (p. 352) : « On ne voit pas le jour, on respire très mal, on mange froid. » Après un deuxième séjour à la redoute, la relève est effroyable (obscurité, boue, pluie, « on tombe plus de cent fois, heurtant son pied à une racine, un fil ou un cadavre ») mais le retour à Tavannes est moins pénible « Encore ce maudit tunnel – Mais cette fois je m’y trouve mieux car mon moral est mieux disposé que la première fois. » Une lettre du 7 novembre à Jeanne, sa marraine de guerre, évoque la violence de Verdun (p. 351) : « Sur quinze de nos brancardiers, 4 furent tués et 7 blessés – Parmi les morts se trouve un charmant et dévoué camarade avec lequel je vivais en frère depuis plus de vingt mois. » La description de la vie quotidienne autour de son poste de secours est aussi intéressante dans la Marne et dans l’Aisne en 1917.
Un témoignage sur les marraines de guerre
La richesse du livre repose aussi sur un apport assez exceptionnel : S. Le Pautremat a retrouvé 41 lettres écrites par Milec à sa marraine de guerre, ces lettres lui ont été données par la petite-nièce de Jeanne G. La juxtaposition des carnets et des lettres permet ainsi de donner une densité affective au témoignage, dans le sens où l’auteur écrit pour séduire sa marraine, nous pénétrons ainsi dans sa vie privée. Avec le prisme documentaire (les carnets) et celui de l’intime (les lettres à la marraine), le croisement de ces deux sources permet de donner une véritable incarnation au personnage. Jeanne, 25 ans, est une camarade d’enfance avec qui il commence une relation épistolaire en mai 1916 (p. 231) : « Chère Jeanne. La guerre et le souvenir de ce joli Pont-Aven m’obligent à venir glaner quelques lignes réconfortantes. Aussi je m’adresse à vous, persuadé que vous saurez atténuer cette mélancolie qui depuis mon retour s’est emparée de moi – Faites-vous, je vous en prie pour une fois la Marraine du « Poilu » Milec – Appelez-moi si vous voulez votre filleul ce qui vous aidera à me parler plus librement. » La relation s’établit dans la confiance, on dispose aussi de quelques cartes de Jeanne (p. 233) : «Je suis aussi très heureuse d’être marraine d’un poilu surtout parce que ce brave poilu est un vieux camarade d’enfance duquel j’ai gardé un excellent souvenir. » Milec a à l’évidence un projet de relation plus aboutie avec Jeanne, mais il est prudent, à travers un marivaudage qui va crescendo, et ses longues lettres évoquent ses fonctions et occupations sur le front, et la précision de ses descriptions intéressent ici l’historien: par exemple, p. 245, il adopte une tournure dialoguée : « je vais, si vous voulez bien m’accompagner, vous faire visiter mon poste de secours (…) Descendons les huit marches et ça y sera. Là, nous voilà à l’intérieur. C’est riche hein ? En gens chics, nous nous éclairons au carbure. » Il évoque et traduit l’argot des tranchées, le « rata », « au jus ! », et le régional « au rabiot, les goélands ! ». En août 1916, Jeanne lui demande de lui retracer quelques scènes émouvantes touchant les blessés, il accepte mais en soulignant qu’il a vu tellement de souffrances depuis le début du conflit que cela ne le touche plus guère (p. 282 « mon cœur s’est pétrifié »). Il lui décrit alors des scènes « tristes et douloureuses », écrivant depuis un poste de santé avancé à Moscou dans le secteur de Berry-au-Bac (p. 292) : « Pendant que très brutalement je vous parle de toutes ces abominations je dois plusieurs fois poser ma plume pour panser des blessés graves. » Et sa lettre continue sans transition avec des formules galantes « Jeanne, vous êtres délicieuse ! » Par la suite, il se fait plus insistant, mais est remis à sa place, et en septembre 1916 les relations semblent avoir trouvé un équilibre (p. 302) « Sur votre demande, je passe l’éponge sur toutes les déclarations, si déclaration il y a, empressées et amicales que je vous ai fait, pour redevenir le vieux camarade vrai et sincère d’antan. » Mystérieusement, les relations entre les deux s’interrompent après une permission de Milec à Pont-Aven en mars 1917, sans que nous en connaissions la raison. Rupture il y a eu, et du fait de Jeanne, mais Milec, semble-t-il, reprend assez vite le dessus, ainsi dans une lettre à son beau-frère (fin avril 1917, p. 433) : « Mon cher, Madeleine a dû te dire que les relations diplomatiques de Milec et de Jeanne G. ma Marraine, sont rompues – Nous restons toujours bons amis, mais ne nous écrivons plus – Naturellement, je ne me suis pas arrêté là et possède en ce moment une nouvelle Marraine. ». C’est sa cousine Cécile qui, en lui indiquant l’adresse d’une nouvelle marraine, lui signale (p. 428) : « Ce matin en sortant de l’église [dimanche] j’ai frôlé ton ancienne marraine. A deux reprises elle m’a regardée d’un air assez drôle et que je ne sais trop comment interpréter ?… » Nous possédons aussi un brouillon d’une lettre envoyée à Mary Allais, sa nouvelle marraine, ainsi qu’une jolie première lettre de Mary, datée du 5 mai, alors qu’il est frappé le 6 et meurt le 7 : l’a-t-il lue ?
Une mémoire locale, une mémoire familiale
La réussite de l’ouvrage est certes de nous présenter les documents avec une approche historique rigoureuse, mais elle réside aussi dans le fait d’évoquer une mémoire familiale, en n’hésitant pas à intégrer l’émotion dans la démarche. S. Le Pautremat présente sa famille au début du XXe siècle, avec de petits artisans bretonnants de Pont Aven, mais c’est le moment de la bascule culturelle : les deux sœurs aînées utilisent de préférence le breton, Milec, leur jeune frère, parle aussi breton mais est allé étudier la peinture dans la région parisienne, ses carnets sont rédigés en français (l’auteure signale quelques bretonnismes) et ses deux autres plus jeunes sœurs n’utilisent que le français. Elle éclaire aussi la relation de la famille avec Théodore Botrel, le « Barde breton », qui est avec Gauguin un des « inventeurs » de Pont-Aven (première fête folklorique de Bretagne, le « Pardon des Fleurs d’Ajonc »). Cet auteur qui devient le « chansonnier des armées », d’ailleurs souvent mal vu par les hommes, car sa venue au régiment « annonce qu’il allait falloir remonter à l’assaut » (p. 29), dédicace à la famille de Milec une berceuse en breton en hommage au disparu (« Kousk Soudardik ! » [dors, petit soldat !] 1917/1920). S. Le Pautremat nous montre ensuite la place particulière que le disparu a occupé dans la mémoire familiale : ses parents, décédés tous les deux en 1921, seraient «morts de chagrin » (p. 458) ; au fond, la mort de Milec, ce serait « la faute de Jeanne» (conversation avec l’auteure 07/2019), et le pauvre « n’a pas eu de tombe ». Il est mort à Hurtebise (ou Heurtebise) et il semble que c’est là qu’après-guerre, la famille l’a cherché et ne l’a pas trouvé. On leur aurait dit « qu’il y a eu d’autres batailles et des cimetières ont été détruits… ». L’auteure expose cette légende familiale puis retrace sa démarche méthodique pour retrouver la tombe, ce qui se fait sans grandes difficultés car les informations étaient disponibles, notamment avec une carte postale d’un camarade qui situe la tombe à son endroit réel (Œuilly-sur-Aisne). La fin de l’ouvrage évoque les retrouvailles avec le disparu: c’est en 1987 que la famille part à la recherche de la tombe (p. 450) : « il m’a fallu de la patience, de la détermination pour persuader ma mère, la nièce de Milec, qu’il était inutile de le chercher « près d’Heurtebise ». De toute façon : « on n’allait pas le trouver puisqu’il n’avait plus de tombe », disait-elle. (…) Et…nous l’avons trouvé… Il nous attendait depuis 70 ans… Je ne vous cache pas que l’émotion a été très forte pour tout le monde. Ma mère m’est tombée dans les bras, elle pleurait et répétait la phrase légendaire… « Il n’avait pas de tombe. » »
Vincent Suard, mars 2020

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Hippolyte, Georges (1880-1953)

1. Le témoin
Georges Hippolyte, ingénieur de formation, travaille avant 1914 à la Compagnie des mines de Douchy (Nord). Lieutenant de réserve dans l’artillerie, marié avec Marie-Thérèse, un enfant, il habite Lourches (Nord). A la mobilisation il sert au groupe territorial du 15e RA puis à partir de novembre 1914 au 38e RA. Trop myope pour prendre le commandement d’une batterie, il est officier d’approvisionnement de son unité jusqu’en septembre 1917, date à laquelle, sur sa demande, il est détaché comme adjoint au délégué des charbons à Boulogne-sur-Mer. Il est nommé capitaine en 1918.
2. Le témoignage
Les mémoires de guerre de Georges Hippolyte et sa correspondance pendant le conflit ont été découvertes en 1992. Le corpus « Ma chère Marie-Thérèse » regroupe les pages dactylographiées des carnets et 617 lettres conservées. La publication associe journal et correspondance, en suivant un ordre chronologique. La rédaction a été assurée par Sylvie Hippolyte, épouse d’un petit-fils de Georges, et le livre a été publié en auto-édition en 2018 (« Autres-talents », 437 p.).
3. Analyse
La femme et l’enfant de Georges Hippolyte étant restés en zone occupée, les années 1914 et 1915 sont surtout représentées par des annotations liées aux faits de campagne, tirs de batteries, déplacements. A partir de novembre 1914 l’auteur est en Artois, et il y passe l’année 1915, participant à l’offensive du 9 mai. Il en fait un bilan d’artilleur, et décrit les opérations et le champ de bataille. Dans une des premières lettres qu’il envoie à son épouse qui vient d’être rapatriée par la Suisse (janvier 1916), il lui indique qu’il a refusé le commandement d’une batterie et avec lui, les galons de capitaine, « pour t’obéir selon ma promesse de ne pas m’exposer exagérément et parce que ce poste est assez dangereux. Mais je fais et ferai mon devoir en bon Français dans ma petite sphère. » En fait, en 1916 et 1917, comme officier d’approvisionnement de son groupe, il est surtout occupé à l’arrière, depuis les gares jusqu’aux échelons, et assure de nombreux déplacements.
Le contenu des lettres nous plonge dans l’intimité d’un couple, et conjugue marques d’affection, nouvelles des progrès scolaires de Loulou, le fils, et préoccupations quotidiennes, matérielles ou liées au sort des proches restés en zone envahie. Les contenus allient considérations tendres, conseils ou mesures pratiques (p. 130) : « Je t’ai envoyé par le vaguemestre 3 paires de chaussettes à raccommoder. » Le ton de l’auteur avec sa femme est affectueux mais directif, et il lui arrive parfois de s’irriter ; il reproche ainsi à Marie-Thérèse sa nervosité (février 1916, p. 102) : « Je suis navré de constater qu’à ton âge, après 18 mois de guerre, après avoir vécu seule en Bochie, tu ne parviens pas à dompter tes nerfs lorsqu’une lettre traîne quand tu l’escomptes. Ce comportement se nomme de l’enfantillage. »
Le thème des évacuations de civils par la Suisse traverse le corpus, et celles-ci réunissent à deux reprises la famille, en 1916 et 1917. On a d’abord des nouvelles de Lourches par les premiers arrivants en 1915, ainsi une femme déclare (avril 1915) : « Nos ennemis sont assez convenables avec les habitants, sauf quelques exceptions. Ils n’ont pas manqué de respect aux femmes. » Lorsque Marie-Thérèse et Loulou arrivent en France non-occupée en janvier 1916, ils sont à leur tour assaillis de demandes d’informations par des voisins ou des connaissances. Un cas poignant est par exemple (p. 92) celui d’un père mobilisé, qui sait seulement qu’un de ses enfants est mort de maladie de l’autre côté, mais qui n’a aucune autre information, et dont la lettre traduit la souffrance aggravée par l’incertitude sur le sort du reste de sa famille. Si les parents de Marie-Thérèse vivent dans la région occupée de Saint-Quentin (février 1917), Germaine, belle-sœur de Georges, rapatriée à son tour avec ses deux enfants (janvier 1917), rapporte à leur sujet : « Quant à quitter leur maison, il n’y a pas eu moyen de les décider. Ils veulent tenir jusqu’au bout, sauver leur mobilier et leurs objets précieux. » Avec le recul allemand opéré en mars 1917, ce couple âgé est retrouvé hospitalisé à Noyon libérée, puis ils rejoignent le reste de la famille, qui serait donc reconstituée bien avant l’armistice, si Fernand, frère de Georges et mari de Germaine, n’avait été tué en 1916.
On peut glaner dans les lettres des allusions à Verdun, au front de la Somme ou au thème des embusqués. Ainsi Fernand décrit dans une lettre du 2 mars 1916 l’état de la région fortifiée de Verdun, où il vient avec le 273e RI de réaliser en janvier des travaux de consolidation du secteur: «j’ai réussi à sortir de la fournaise. Il ne m’est pas permis de te raconter ce que j’ai vu… trop de choses lamentables. C’est triste à dire mais la progression des Boches ne m’étonne pas. Il y a des… mettons des individus qui ont une terrible responsabilité et méritent qu’on les flanque contre un mur sans autre forme de procès.» Georges évoque plus loin les bruits selon lesquels des Français abattent des Allemands qui veulent se rendre pendant la bataille de la Somme (p. 225) « Lequette, hier, m’a relaté à ce sujet des choses effroyables. Je n’excuse pas nos fantassins qui se livrent à des excès, mais je les comprends et je ne leur reprocherai pas d’avoir mal agi, car en fin de compte, les Boches sont pires que nous. » Le thème des embusqués, mêlé ici à des imprécations contre les socialistes, est évoqué en mars 1917 (p. 355): « Mardi, j’ai discuté avec un de mes anciens camarades de promo mobilisé à Puteaux. Il est estomaqué de recevoir une solde réduite de lieutenant, loin d’équivaloir ses capacités, alors que de jeunes vauriens pratiquent la semaine anglaise et gagnent facilement 600 francs par mois ! Après la guerre, il y aura une crise sociale et socialiste redoutable, grâce aux inepties des Sembat, Thomas, Brizon et consorts. »
Le plus grand intérêt du recueil réside probablement dans l’expérience de la mort de Fernand. Grâce à un riche échange de lettres, on peut cerner l’apprentissage du deuil, vécu depuis l’arrière, avec la brutalité de son annonce, très souvent atténuée, quand c’est possible, par le mensonge pieux progressif « inquiet – blessé – mort ». Fernand Hippolyte, le frère cadet de Georges, caporal au 273e RI, est tué dans la Somme le 20 juillet 1916 à Soyécourt au Bois-Etoilé.
Il a envoyé de ses nouvelles à son frère la veille, décrivant un front très actif (19 juillet, p. 222) « depuis 24 heures, nous avons été pas mal éprouvés : notre lieutenant, mon collègue chef de pièce, deux pourvoyeurs (deux frères tués par le même obus). (…) Je te pris de croire que les Boches en face ont reçu quelque chose sur le coin de la figure. » Dans une lettre ultérieure, Georges se reprochera de n’avoir pas réalisé sur le moment quel était l’univers dangereux décrit par son frère. Pas ici de maire d’une commune rurale qui vient annoncer la mauvaise nouvelle, l’originalité de la situation est que Marie-Thérèse habite à Mers-sur-Mer (Somme), et qu’elle y rencontre par hasard des blessés de l’unité de Fernand (25 juillet) : « Je t’assure que je suis tourmentée. Dimanche, à 3 heures du soir, j’ai croisé des blessés du 273ème, de la compagnie de Fernand, qui m’ont dit qu’il était disparu le 20, et le 22 quand ces soldats ont été blessés, il n’était pas encore retrouvé. Tu devines dans quel état d’angoisse je suis depuis. » On suit les courriers de Marie-Thérèse, très inquiète alors que son mari ne sait rien encore (27 juillet) «Mon cher Georges, voici le deuxième anniversaire de Loulou passé sans toi, assombri par l’inquiétude au sujet de Fernand et le pressentiment d’un danger imminent. Nous ne savons rien de plus. Loulou guette la sortie du facteur à la poste. » C’est le 28 juillet que Léon (à Amiens), le père de Georges et Fernand, reçoit une lettre d’Eugène Defurne du 273e RI « mon meilleur camarade, mon cher Fernand, n’est plus. Il a été tué le 20 juillet en montant à l’adversaire. » Léon Hippolyte recopie immédiatement cette lettre et l’envoie à Georges le 29. Ce même jour, c’est la femme du même E. Defurne, qui est aussi dans la région d’Amiens, qui revient voir le père : « Samedi, 8 heures soir Mon cher Georges Hier, la femme du camarade de Fernand est venue nous dire que l’on ne savait pas ce que Fernand était devenu à la bataille de Soyécourt le 20 juillet, mais elle n’osait pas nous révéler la vérité. Aujourd’hui, elle est revenue et la vérité a éclaté, impitoyable : il a été tué et enterré dans le cimetière de Foucaucourt.»
C’est le 30 juillet que Georges prend connaissance de la nouvelle, et sa femme lui écrit le 31 : « notre Fernand est tué. Quel grand malheur, je ne peux me l’imaginer. Que vont devenir Germaine et ses enfants. Notre devoir est de ne pas les abandonner. Mon chéri, je t’en supplie, prends des précautions pour nous soulager tous les cinq. » Elle lui réécrit le 1er août : « Comment vas-tu, mon chéri, quel dommage que je ne sois pas à côté de toi pour adoucir ton chagrin. (…). Ce matin, la modiste m’a apporté mon deuil et j’ai donné mes robes à teindre. »
Les courriers évoquent presque tous des versions différentes pour les causes de la mort, et la tombe est localisée à trois endroits différents; après plusieurs échecs, c’est finalement un camarade de Georges qui identifie précisément le lieu en mai 1917 : comme Louis, le père de Georges et Fernand, habite à proximité et semble disposer de relations et d’un certain poids social, il réussit à faire procéder à une exhumation clandestine de son fils dès juillet 1917, sans les autorisations nécessaires. Il décrit l’état du corps, la confection artisanale d’un cercueil, et la réinhumation à la même place ; (lettre de Louis, datée par erreur 16 janvier 1917 p. 324, en réalité 16 juillet 1917) : «Il me suffit de vous dire que j’ai pu accomplir ce travail uniquement grâce aux prisonniers boches. (…) Je tremble encore d’émotion d’avoir sous les yeux mon fils que j’en conserverai l’image toute ma vie. » C’est en général une triste tâche que certaines familles concernées ne vivent pas avant 1919.
Fernand avait spécifié qu’il ne voulait pas que l’on prévienne Germaine, en territoire occupé, s’il lui arrivait quelque chose mais les siens annoncent – très progressivement – la mauvaise nouvelle par deux cartes interzone:
Août 1916 « Tous trois excellente santé. Envoyons baisers. Ayez courage, confiance. Fernand grièvement blessé. »
Octobre 1916 « Sommes toujours excellente santé. Fernand grièvement blessé inspire grosses inquiétudes. Heureux savoir que vous avez notre photo. Courage, espoir, santé. »
Lors de son évacuation par la Suisse, une lettre de Germaine, envoyée de Thonon en février 1917 montre sa prise de conscience progressive: «monsieur et madame Debeugny ont été prévenu que Fernand était malade, je conservais un espoir de sa guérison. A Evian, j’ai été péniblement impressionnée qu’il ne me réclame pas. J’ai envoyé un télégramme à Amiens pour demander des nouvelles en annonçant notre arrivée. La réponse de papa Hippolyte gardant le silence sur le nom de Fernand, il était évident que mes enfants n’avaient plus de papa.»
Voilà donc un corpus familial dont l’intérêt, outre d’insister sur l’importance des évacuations dans le vécu familial de certaines familles septentrionales, relativisant ainsi fortement le concept de « guerre totale », est surtout de restituer de manière très détaillée, à l’échelle de la cellule familiale, l’expérience la plus commune, celle du deuil d’un proche mobilisé.

Vincent Suard octobre 2019

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