Caillierez, Marc (1897- ?)

Mémoires de Guerre, 1914-1918 – Quelques souvenirs de 1914 à 1919, sans indication d’éditeur ou d’année, 95 p.

(Tampon en page de garde : Ceux de Verdun – 1914-1918 – Amicale d’Arras)

Ces souvenirs se présentent comme un tapuscrit relié, il s’agit d’un document familial, diffusé également dans le cercle associatif ancien-combattant local. Le témoin se présente comme suit en fin d’ouvrage : « CAILLIEREZ Marc – Ex-chef de la première pièce de la 5e batterie du 26e RAC – secteur postal 70 ». Son grade le plus élevé est maréchal des logis.

Il s’agit de souvenirs mis en ordre très postérieurement à la guerre, vraisemblablement au cours des années 1970 comme permet de le déduire l’avertissement en page de garde : « Certains des faits que je vais essayer de relater datant de quelques soixante ans, je n’ai pas la prétention de toujours en garantir la date exacte ». Malgré cette précaution imputable certainement à la modestie de l’auteur, on a clairement affaire, à la lecture du texte, à un témoignage de bonne tenue, très factuel et dont la rigueur chronologique est tout à fait satisfaisante, quoique parfois implicite ou indirecte.

Le livre se divise en 19 petits chapitres, j’ai relevé et cité les passages présentant un intérêt singulier.

— « Période 1914-1915 » (pp. 5-14)

L’auteur a 17 ans au moment de l’entrée en guerre, il vit dans une région rurale dans le canton de Beaumetz-les-Loges (Pas-de-Calais). Il raconte les conditions particulières des travaux agricoles de l’été 1914, mais aussi la perception progressive du passage de la guerre de mouvement à la guerre de positions au cours de l’automne : « des réfugiés nous apprennent que les Allemands [autour d’Arras] n’avancent plus », « à partir du mois d’Octobre, les conducteurs vont ravitailler les pièces et conduire des matériaux pour construire des abris et des tranchées, l’on sent que la guerre de mouvement est arrêtée ». Il faut bien sûr ici faire la part de la vision très rétrospective des choses qui est celle de l’auteur au moment où il écrit : rédigeant en toute connaissance de la suite des événements, il a tendance à les organiser dans un déroulement cohérent.

En avril 1915 il signale son recensement au titre de la classe 1917. Fait très intéressant, il va devancer l’appel pour bénéficier du droit donné aux engagés volontaires de choisir leur arme d’incorporation. Cette démarche qui entre dans le registre des stratégies d’évitement car elle permet d’éviter d’être versé dans l’infanterie où les pertes sont les plus lourdes, est ici décrite de façon tout à fait limpide. Son père étant incorporé comme maréchal des logis dans le 26e RAC de Chartres, il lui fait savoir dans un courrier début juillet 1915 « que le 26e recrute encore des engagés pour la durée de la guerre, et que son capitaine, un ingénieur des mines de Lens lui conseille de me faire venir à Chartres car la classe 1917 sera appelée en grande partie dans l’infanterie ». (p. 13)…

— « Arrivée au 26e RAC » (pp. 15-21)

— « Départ pour le front – Main de Massigues » (pp. 22-23)

— « 1er séjour du 26e RAC à Verdun » (pp. 24-26)

— « 2e séjour du 26e RAC à Verdun » (pp. 27-34)

— « 3e séjour du 26e RAC à Verdun » (pp. 35-38)

— « 4e séjour à Verdun » (p. 39)

— « 5e séjour à Verdun » (p. 40-44)

— « Position entre Verdun et les Éparges » (pp. 45-47)

Caillierez se retrouve sur le front après une année passée à l’arrière à faire ses classes et à apprendre le métier d’artilleur. Son régiment est envoyé dans le secteur de Verdun en juillet 1916, où il participe notamment à la reprise du fort de Douaumont en octobre 1916. Divers éléments sont très intéressants dans son récit, en commençant par son récit de l’explosion d’une pièce d’artillerie : « le 17 [septembre 1916] à neuf heures du matin, la 3ème pièce qui a tiré toute la nuit comme les autres, est choisie par le capitaine pour régler le tir parce qu’elle est la plus récente de la batterie (9 000 coups ; elle éclate en plein milieu avec le 7ème obus que je venais de charger, alors que j’étais prêt à en charger un autre ; je reçois des éclats de fer et de boulons, mais sans mal. Par chance, sans doute parce qu’elle était en plein air, il n’y ni tué, ni blessé, ce qui a rarement été le cas quand les pièces éclatent sous abri – ce qui ne nous empêche pas de trembler « comme des feuilles » après coup. La culasse qui pèse dix-huit kilos est passée au-dessus de nos têtes et s’est enfoncée dans le sol, elle n’a pas été retrouvée ; l’obus, quant à lui, allait éclater à quelques mètres devant la pièce » (p. 25). L’auteur relate ici un moment périlleux, mais pas seulement : ce qui apparaît aussi, c’est la volonté de montrer les dangers encourus par les artilleurs, de fait moins exposés que les fantassins. Ces derniers leur reprochant souvent de mal ajuster leurs tirs et de les frapper ainsi involontairement, il s’agit de se justifier : « nous avons maintenant sur le front de Verdun, de l’artillerie de tous calibres et de l’aviation, pour remplacer le plus possible de poitrines. Si, pour la préparation, nos officiers s’efforcent d’atteindre les objectifs, pour l’attaque proprement dite, tous les calculs sont faits d’avance par le capitaine. À l’heure H, les chefs de pièce sont appelés et reçoivent une feuille de tir, leur donnant le nombre de coups à tirer par minute, et par bonds de 50 ou 100 mètres suivant la marche ; en principe, nous ne voyons plus les officiers. Il arrive encore que, par moments des coups tombent trop près des vagues d’assaut, quand par exemple l’infanterie ne rencontrant pas de résistance, a tendance à vouloir arriver plus vite sur son objectif, d’où les coups tirés trop courts, et reproche est fait à l’artillerie ! » (p. 37)

— « Position de Sept-Sault » (pp. 48-55)

— « Séjour en Belgique » (pp. 56-61) [mai-juillet 1918]

Durant la dernière offensive allemande du printemps 1918, les combats augmentent en intensité, ce qui donne à l’auteur l’occasion d’évoquer la question des citations et décorations, soit la reconnaissance officielle, cruciale pour le soldat-citoyen du devoir accompli : « chaque fois que la division avait subi un coup dur, comme c’était le cas en Belgique, il y avait quelques citations, d’abord pour les morts et les blessés. Pour la batterie, il en restait une, les lieutenants et l’aspirant étaient d’accord pour me proposer au capitaine, car chef de la première pièce, j’avais été souvent plus exposé que les autres en réglant le tir de la batterie, mais celui-ci a décidé que j’attendrais parce que je lui avais mal répondu (…) ce n’était pas trop grave pour moi, puisque j’avais déjà la croix [de guerre], surtout gagnée à la bataille de Verdun ». Le témoin explicite ici une sorte d’échelle de légitimité combattante, la croix de guerre gagnée à Verdun lui permettant de faire fi de l’arbitraire et des humeurs de son supérieur. Il ajoute ensuite cette remarque aigre-douce : « il fallait autant que possible, essayer de ne pas avoir la croix de bois, et l’on était encore loin, au mois de juillet, d’apercevoir la fin de la guerre. Il n’empêche que c’est comme cela que l’on écrivait déjà l’histoire ».

— « Reprise de la guerre de mouvement » (pp. 62-67)

— « Reprise de l’offensive » (pp. 67-69)

« Le 19 [juillet 1918], nous commençons à allonger le tir et bientôt il faut déménager pour aller de l’avant, les Allemands reculent. Peut-on se figurer ce que ces trois mots représentent pour nous, après avoir été à deux doigts d’être faits prisonniers (…) Quel changement, malgré la fatigue et le danger ! Le moral est beaucoup meilleur (…) Cette fois c’est bien la guerre de mouvement. Nous repartons en avant, éclairés maintenant par les incendies des villages qu’ils allument avant de partir ».

— « Derniers combats » (pp. 70-71)

— « 11 novembre 1918 » (pp. 72-79)

[À Sedan] : « accueil délirant de la population, les femmes embrassent nos chevaux, l’on se demande d’où sortent tous les petits drapeaux qui flottent aux fenêtres puisque la ville a été occupée pendant toute la guerre ; c’est une journée inoubliable » (p. 72)

— « Champ de destruction des Ardennes » (pp. 80-85)

— « Départ des Ardennes » (pp. 86-87)

Après l’armistice, au printemps 1919, Caillierez est chargé de détruire des obus dans les obus (« entre quarante-cinq et cinquante-mille obus de tous calibres »). Le principe est d’en disposer plusieurs centaines dans un grand trou de telle sorte qu’ils puissent tous exploser simultanément. C’est évidemment un travail assez dangereux, mais dont il semble bien s’accommoder en attendant sa démobilisation : « ce métier devait durer un long mois. Dans toute la vallée on m’appelait le destructeur (…) De nombreux habitants de plusieurs villages se plaignaient au capitaine que je faisais casser leurs carreaux, et celui-ci me les envoyait. Bien que je leur expliquais que je mettais toujours la même charge et que je ne pouvais faire autrement, quand ils « rouspétaient » trop, je menaçais de mettre 50 obus de plus le lendemain ».

— « Rentrée du régiment » (pp. 88-94)

— « Démobilisation » (p. 95)

« Après avoir passé une journée à Paris en revenant, et une à Douai pour me faire démobiliser, je suis rentré – comme l’on dit – « dans mes foyers ». Voilà comment s’est terminée ma campagne. J’avais passé quatre ans et quarante-cinq jours sous les drapeaux – de 18 à 22 ans – à tel point que je me suis toujours demandé si j’avais eu vingt ans. Tout le monde n’en a pas fait autant, le tout était d’en sortir ».

François Bouloc, septembre 2021

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Bastide, Auguste (1896-1983)

Né à Castelnaudary (Aude) le 16 janvier 1896. Fils ainé, il doit interrompre ses études en classe de seconde pour aider son père dans son commerce d’épicerie. En janvier 1915, il s’engage et il est affecté dans un bataillon de chasseurs alpins à Die. Il fait toute la guerre, notamment dans les Vosges (La Chapelotte) et dans l’armée d’Orient. Il en ramène le paludisme. Il termine la guerre comme caporal à Carcassonne, secrétaire d’un capitaine.

Démobilisé, il reprend le commerce familial et se marie. Il s’intéresse à l’aviation et fait partie des fondateurs de l’aéro-club de Castelnaudary. Retraite à Fendeille (Aude) où il meurt le 31 décembre 1983 après avoir vu son témoignage de 14-18 publié en août 1982.

C’est tardivement qu’il a rédigé son texte : « J’ai écrit ce cahier l’hiver 1980-81. Pourquoi ? Parce que, sous l’empire des souvenirs, j’ai pris peu à peu conscience que je devais les soustraire à l’oubli. J’ai jugé que quatre ans terré dans les tranchées, avec la mort pour compagne, était quelque chose de barbare et d’impensable. J’ai pensé que je devais porter ces faits, ainsi que l’héroïsme et les souffrances des « Poilus », à la connaissance de mes enfants, de mes petits-enfants et de mes arrière-petits-enfants. J’aurais dû l’écrire plus tôt, cela aurait été plus précis et plus détaillé car, à bien des moments, la mémoire me fait défaut. » Confié à la FAOL, il porte comme titre Tranchées de France et d’Orient, et prend le n° 4 dans la collection « La Mémoire de 14-18 en Languedoc ».

Il s’agit d’une série d’anecdotes personnelles sur la guerre des tranchées, les souffrances des combattants, les rats, les poux, les heurts avec les officiers, etc. En 1917, longue description de la traversée de l’Italie pour aller s’embarquer sur le Charles Roux, transport de troupes escorté par trois bateaux de guerre car, peu de temps avant, l’Amiral Magon avait été coulé par un sous-marin allemand. Description de Salonique, bonnes relations avec les Serbes.

Comme Auguste Bastide l’a reconnu, il s’agit de souvenirs lointains ; ajoutons les risques de confusion avec les jugements politiques de l’entre-deux-guerres.

En plus : le témoignage de Mme Bastide qui se trouvait à Narbonne lors de l’arrivée des premiers blessés. Sa description est à mettre en parallèle avec celle de Louis Barthas.

Une originalité intéressante de ce petit livre est constituée par l’échange entre l’auteur et l’animateur de la collection, celui-ci posant des questions pour susciter compléments et précisions. Par exemple :

– Texte d’Auguste Bastide : « Je ne me hasarderai pas à raconter ce que furent dans les tranchées ces deux années de ma jeunesse, précédant mes deux années d’Orient. Des écrivains de talent l’ont essayé. Mais ce n’était pas ça ! Ce ne pouvait pas être ça ! Car ces souffrances, ces héroïsmes, ces horreurs ne peuvent pas se décrire. »

– Question : « Vous avez fait allusion à des écrivains de talent. Pouvez-vous préciser ? »

– Réponse : « J’ai lu Au seuil des guitounes de Maurice Genevoix, Le Feu d’Henri Barbusse, Les Croix de bois de Roland Dorgelès. Mais je l’ai dit : ce n’était pas ça. Le seul livre vrai est Les derniers jours du fort de Vaux, par le commandant Raynal. Il ne traite pas de la vie des tranchées, mais de celle toute particulière qu’il a passée dans le fort. Celle des tranchées, et d’ailleurs toute la guerre, est décrite d’une façon simple et totalement vraie par Louis Barthas, tonnelier. Ce livre est une merveille, c’est une véritable fresque de 14 à 18 par un poilu qui l’a vécue. Ce livre est tellement beau et tellement vrai que j’ai pleuré à plusieurs reprises en le lisant. »

Rémy Cazals, août 2021

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Mussolini, Benito (1883-1945)

Une biographie complète du militant socialiste ultra gauche devenu interventionniste (partisan de l’entrée en guerre de l’Italie en 1915), directeur du journal Il Popolo d’Italia, chef du parti fasciste et dictateur de l’Italie ne peut trouver ici sa place. On peut renvoyer aux 985 pages du livre de Pierre Milza, Mussolini, Paris, Fayard, 1999.

            Qu’en est-il du témoignage de Mussolini sur la guerre de 1915-1918 ? Dans sa biographie du Duce, Pierre Milza donne cette information : « Selon sa fille Edda qui en fera la révélation en 1950, il [son père] aurait tenu un journal intime, non destiné à la publication et par conséquent non soumis à la censure, que la comtesse Ciano remit au docteur Ramiola avant de se réfugier en Suisse et qui disparut après l’arrestation de celui-ci. ». Ce document étant perdu, on doit donc se contenter de Mon Journal de guerre, dont les pages ont d’abord paru en feuilleton dans Il Popolo d’Italia, puis ont été réunies dans le premier volume des œuvres du Duce, traduit en français chez Flammarion dès 1923. Le texte est clairement travaillé pour servir à une propagande patriotique (puisque c’est le nouveau choix politique de Mussolini) et personnelle (puisque Mussolini a des ambitions). Si un « journal intime » a existé, cela renforce l’idée qu’il faut prendre le témoignage officiel avec quelque précaution.

            La partie la plus fiable concerne la dureté de la guerre dans les Alpes. « Quelle autre armée tiendrait dans une guerre comme la nôtre ? » demande Mussolini qui fait dans ce texte très peu de remarques négatives sur l’organisation militaire et les chefs. Au contraire il signale à plusieurs reprises des contacts familiers entre gradés et simples soldats ; il insiste sur le bon moral des troupes italiennes. Juste avant de mourir, les bersagliers prennent le temps de crier « Vive l’Italie ! » et Mussolini lui-même termine ses pages sur la guerre par la victoire et la phrase : « Qu’un cri immense s’élève des places et des rues, des Alpes à la Sicile : Vive, Vive, Vive l’Italie ! »

            En lisant ce journal de guerre, j’ai été frappé par le très grand nombre de noms de soldats italiens cités. Comme s’il s’agissait de faire appel à des témoins. Si Mussolini peut désigner Tommei, Failla, Pinna, Petrella, Barnini, Simoni, Parisi, di Pasquale, Bottero, Pecere, Bocconi, Strada, Corradini, Bascialla et des dizaines d’autres, ils pourraient témoigner de sa présence dans les tranchées. Je remarque aussi que Mussolini mentionne la ville ou la province de presque tous ces soldats, une façon de montrer l’engagement des Italiens de toute origine géographique, y compris ceux revenus d’Amérique pour défendre la Mère-Patrie.

            Tous les historiens ont montré l’évolution remarquable de l’antimilitariste ayant manifesté violemment contre la guerre de Libye puis ayant poussé à l’intervention dans la guerre européenne en 1915. Et l’antimonarchiste s’est présenté au roi, après la marche sur Rome (lui-même étant venu de Milan en train à l’appel de Victor-Emmanuel) en prononçant la phrase : « Maestà, vi porto l’Italia di Vittorio Veneto. Majesté, je vous apporte l’Italie de Vittorio Veneto. » Le régime fasciste s’est présenté comme l’héritier unique de l’expérience de guerre et de l’héroïsme, en particulier dans l’enseignement, comme l’a montré la communication de Stéfanie Prezioso au colloque de Sorèze, Enseigner la Grande Guerre qui a réuni en 2017 plusieurs membres du CRID 14-18 et de la Mission du Centenaire.

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Sarrail, Maurice Paul (1856-1929)

Né à Carcassonne le 6 avril 1856, mort à Paris le 23 mars 1929.

Carrière militaire. Général de division en 1911. Lors de la bataille de la Marne, il refuse d’obéir aux ordres de Joffre d’abandonner le secteur de Verdun presque encerclé et le conserve dans les lignes françaises.

Un des rares généraux marqués à gauche, franc-maçon, Sarrail, que Joffre a voulu marginaliser en l’envoyant commander à Salonique une trop faible troupe, s’est défendu en publiant en 1920 chez Flammarion son témoignage sous le titre Mon commandement en Orient (1916-1918). Il y justifie sa stratégie dans des conditions rendues très difficiles par la mésentente des Alliés, la duplicité du gouvernement grec, et surtout les ordres contradictoires venant du Grand Quartier Général en France. Un seul exemple de l’opinion exprimée par Sarrail sur le GQG, page 188 : « Travailler à faux dans un bureau, sur des idées générales préconçues, ne pouvait qu’entraîner fautes sur fautes ; le GQG n’y manquait pas. » Les pièces justificatives en annexe occupent 120 pages sur un total de 424. Le livre du général Sarrail a eu un bon succès. Mon exemplaire figure dans le vingtième mille. Rémy Porte l’a réédité en 2012.

La biographie de Sarrail dans Wikipedia est résolument hostile et peu fiable. Elle rapporte que Sarrail aurait participé aux intrigues entrainant la chute de Joffre en décembre 1917 (consulté le 25 août 2021) alors que, à cette date, depuis le limogeage de Joffre en 1916, deux autres généraux en chef ont occupé le poste à la tête de l’armée française, Nivelle et Pétain. Inversement, l’opinion d’Albert Londres, grand reporter à Salonique, est dithyrambique : « Il n’y a qu’une chose au milieu de cette ville tourbillonnante, paradoxale, sournoise et peut-être bientôt sanglante, il n’y a qu’une chose qui nous remette l’esprit en place, c’est lorsque, le soir, vers sept heures, sur le quai, vous voyez passer une automobile éclairée, et que dans cette automobile, vous reconnaissez un homme dont le regard devant les événements les plus sombres est toujours droit, limpide et puissant. Cet homme, c’est un général, ce général, c’est Sarrail. »

Je n’ai pas étudié personnellement la question des compétences de Sarrail. Je ne peux me prononcer que sur un point : pendant la guerre, les généraux ont employé une partie de leur énergie à se dénigrer (même chose côté allemand). Cela aussi fait partie du témoignage. Complément : on trouve une photo du mariage du général Sarrail avec Mlle de Joannis dans le livre du pasteur Freddy Durrleman, Lettres d’un aumônier sur un navire-hôpital, Armée d’Orient (1915-1918), page 145 (voir ce nom dans notre dictionnaire).
Rémy Cazals, août 2021

(Voir aussi le riche fonds iconographique sur le général Sarrail disponible sur Wikimedia Commons)

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Painlevé, Paul (1863-1933)

Mathématicien de réputation internationale, membre de l’Académie des Sciences en 1900, et son président en 1919. Il suit de près les débuts de l’aviation et favorise son développement.

Il fait partie des savants convaincus de l’innocence du capitaine Dreyfus. Député du centre gauche, il siège comme ministre dans plusieurs gouvernements pendant et après la guerre.

Président du Conseil des ministres en 1917 (du 12 septembre au 13 novembre) ; à nouveau en 1925 pour une durée plus longue, 7 mois.

Mort en 1933. Funérailles nationales. Inhumé au Panthéon.

Voir sa biographie détaillée dans le livre d’Anne-Laure Anizan, Paul Painlevé, Science et politique de la Belle Époque aux années trente, Presses universitaires de Rennes, 2012.

Son livre de témoignage qui nous intéresse ici est Comment j’ai nommé Foch et Pétain, La politique de guerre de 1917, Le commandement unique interallié, Paris, Félix Alcan, 1923, 424 pages dont 116 de documents en annexe. En couverture, le nom de l’auteur est suivi de l’intitulé de ses fonctions qui lui font comme un devoir d’apporter son témoignage : « Ancien ministre de la guerre, Ancien président du Conseil ». Le titre du livre est valorisant (« j’ai nommé ») et il affirme la supériorité du pouvoir civil sur les chefs militaires aussi célèbres soient-ils. Les premiers chapitres décrivent la période critique de la fin de 1916 et du début de 1917 : crise du haut commandement ; échec de l’offensive Nivelle ; mutineries dans l’armée. Porté au pouvoir dans ces conditions tragiques, Painlevé justifie sa politique et met en valeur ses décisions fondamentales, d’avoir nommé Pétain général en chef de l’armée française, et choisi Foch comme futur généralissime des armées alliées. Dans ce livre comme dans les témoignages d’autres hommes politiques ou généraux, les pièces placées en annexe occupent une large place car Painlevé a eu besoin d’organiser une défense argumentée contre ses adversaires politiques et militaires, en particulier ceux qui ont cherché à mettre en cause le pouvoir civil pour effacer les erreurs des généraux Nivelle et Mangin en avril 1917.

Rémy Cazals, août 2021

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Riondet, Pierre (1866 – 1942)

De l’Artois aux Flandres 1914 Souvenirs d’un officier du 158e

1. Le témoin

Pierre Riondet (1866 – 1942) est un officier de carrière venu du rang, passé par l’école de Saint-Maixent, il a servi dans la Gendarmerie. Capitaine dans la Garde Républicaine quand arrive la guerre, il assure d’abord des missions de protocole, puis de service d’ordre et de place à Paris. Il prend ensuite un commandement au 158e RI, en Artois (octobre 1914) et en Flandres (novembre 1914) ; blessé, et par ailleurs de santé fragile, le commandant Riondet revient au front pour l’offensive de mai 1915, mais il est ré-évacué en juillet 1915 et dès lors il exercera des missions diverses à Paris jusqu’à l’Armistice. Passé hors-cadre, et jusqu’à 1936, il a été adjoint au commandant militaire du Sénat, offrant aux sénateurs ses talents de polyglotte, pour des traductions variées.

2. Le témoignage

« De l’Artois aux Flandres 1914 », Souvenirs d’un officier du 158e, de Pierre Riondet, a paru aux éditions Bernard Giovanangeli en 2012, (138 pages). Claude Vigoureux, auteur par ailleurs d’ouvrages historiques, connaissait depuis longtemps l’existence de ce manuscrit, écrit par un cousin de son grand-père maternel. Il l’a retranscrit, annoté et présenté, avec un dossier biographique et deux photographies. Il indique qu’il est vraisemblable que P. Riondet destinait ces pages à la publication, car il avait déjà donné des articles à différentes revues (avec autorisation de C. Vigoureux pour les citations).

3. Analyse

La période couverte par les souvenirs du commandant Riondet représente environ quatre mois, de la fin juillet 1914 à la fin de novembre. C’est d’abord un capitaine de la Garde Républicaine de 48 ans qui assure à la mobilisation des tâches diverses, comme la surveillance de l’embarquement des mobilisés, le signalement et l’enquête sur des individus suspects (espionnage), ou le transfert des prisonniers de la prison de Fresnes lorsque les Allemands approchent de Paris… Un des deux principaux intérêts de l’ouvrage (l’autre étant la description de la bataille d’Ypres) réside dans la relation de l’embarquement des soldats à la gare de « Saint-Germain-Ceinture »  (Saint-Germain-en-Laye-Grande-Ceinture) à l’ouest de Paris, il supervise le départ des trains pendant la première quinzaine d’août 1914; sa relation du départ fait état d’un grand calme de la foule, de bonne volonté sans effusions extrêmes : le récit est-il rédigé ici pour lui-même ? Pour un projet de publication ? (p. 31) « À l’heure des trains, je passais au milieu de cette foule pour prévenir ; adieux silencieux, pas un cri, pas une larme ; pas d’exaltation non plus : chacun s’en allait, suivant docilement les indications (…). Ceux qui restaient, mères, jeunes femmes, grands-parents survivants de 70, restaient sans protester en dehors de la gare, s’approchaient des barrières et regardaient sans mot dire, agitant leur mouchoir dans un dernier adieu au moment du départ du train, et s’en allaient la tête haute, quand il avait disparu, quelques-unes essuyant furtivement une larme dont elles avaient souvent l’air d’être honteuses… » L’auteur évoque aussi le passage des trains de réfugiés italiens, qui voyagent parfois dans de dures conditions (wagons à découvert) ; début septembre, c’est le spectacle des trains de réfugiés et leur « défilé lamentable » dans Paris, ou le choc de la vision des premiers trains de blessés ; il est d’ailleurs chargé d’empêcher les blessés légers d’entrer dans Paris, où « d’aucuns, paraît-il, s’étaient perdus » (p.43).

Volontaire pour le front, il prend le commandement d’un bataillon du 158e RI en Artois en octobre 1914 (il est promu commandant à cette occasion) ; il décrit une unité très éprouvée par les combats qui ont précédé sa venue, et son évocation de Mazingarbe et Vermelles est courte mais précise, décrivant les lignes qui passent devant les habitations de mineurs (p. 59) : « Tous ces corons avaient été occupés un moment par les Allemands, puis repris par nous. Tout y était dans un désordre inexprimable ; les murs avaient été percés et l’on passait de l’un à l’autre, à l’abri des rues et, relativement, des coups. »

Le second intérêt de l’ouvrage réside dans la description de la Première Bataille d’Ypres à laquelle l’auteur a participé, lors de la poussée allemande de fin octobre-novembre 1914. L’auteur décrit au ras du sol les violents affrontements, sans répit et avec des effectifs fondants, entre combats en rase-campagne et début de la guerre de position. Ses fonctions à la tête d’un bataillon lui permettent d’avoir une bonne vue des opérations, et de les restituer clairement pour le lecteur. Le récit est tendu, haletant. Ainsi dans un passage, l’auteur, épuisé, doit prendre un moment de sommeil ; il est réveillé par un lieutenant qui lui apprend que le colonel Houssement, commandant le régiment, (4 novembre, p. 95) : « venait d’être tué au bord d’une tranchée de première ligne, et que je prenais dès lors le commandement du régiment. Je ne compris pas tout d’abord, mais peu à peu, la réalité se présenta à moi. J’étais atterré et navré… Il n’y avait pas quinze jours que j’étais au front et je me voyais chef, responsable de tout un régiment, en plein combat, sur une position importante qu’il fallait conserver à tout prix. Je ne pense pas que jamais officier ne se soit trouvé en situation plus tragique. » Bien que de « culture gendarmerie», c’est-à-dire peu entraîné à la direction du combat d’infanterie, il semble s’en sortir à peu près bien.

L’auteur décrit à un autre moment une tranchée pilonnée, dont les effectifs fondent, et que les occupants rescapés demandent à évacuer : il refuse et trouve péniblement deux sections de renfort qu’il envoie, (p. 100) « L’une de ces sections perdit 15 hommes pour faire 100 mètres environ, en rampant, tellement la crête était balayée par les balles. » En effet, si ténues soient les altitudes, vers Wijtschate ou Messine, la Flandre n’est pas plate et chacun cherche à surplomber l’ennemi. Le régiment qui tient sa gauche cède, « Les Allemands se lancèrent à la baïonnette sur cette partie de la position et, au moment où ils arrivaient à la tranchée, les occupants jetèrent leurs armes et se rendirent. Un capitaine de la barricade tua d’un coup de feu l’officier qui se rendait avec ses hommes… Les Allemands commencèrent à se rabattre sur nous. » La situation finit par être rétablie au terme d’un dur combat.

La nuit venant, il reçoit en soutien une compagnie de territoriaux : «Elle était commandée par un ancien officier démissionnaire qui me parut étrange ; il devint fou, en effet, le lendemain. Je lui expliquai ce que j’attendais mais je ne parvins pas à me faire comprendre. » Le lendemain, dans le brouillard, sur une ligne à peu près rétablie, il reçoit, avec des renforts, un ordre d’attaque du C.A., ses hommes épuisés « devant se mettre en marche vers l’avant dès qu’ils seraient atteints par les éléments de troupe d’attaque, pour servir de guide. » Sceptique, à cause l’état d’usure de ses hommes, il prévoit l’échec inéluctable qui ne manque pas de se produire. (p. 105) «Cet ordre me parut singulier, mais je n’eus pas le temps de réfléchir longtemps (…) Le même ordre, du reste, contenait autre chose : il prévenait que l’artillerie avait reçu l’ordre de tirer et la cavalerie de charger sur les hommes que l’on verrait quitter les lignes de combat pour se porter en arrière. C’était probablement la capitulation des Méridionaux, la veille, qui avait inspiré le chef qui avait donné de tels ordres ; (…) Le chef, du reste, qui avait donné cet ordre, et celui qui l’avait rédigé, furent relevés de leur commandement quelques jours plus tard. »

À la mi-novembre, il est à Saint-Éloi, au sud-ouest d’Ypres, et il évoque la totalité du front septentrional dont il perçoit la réalité : (p.113) « Pendant que nous dinions et bavardions, les propriétaires de la maison faisaient en commun et à haute voix la prière du soir dans une pièce voisine. Une prière en flamand, longue et recueillie : grands-parents et petits-enfants, maîtres et domestiques. (…) Je passai une partie de la nuit dehors, à écouter cette canonnade, à regarder les éclairs à l’horizon, à écouter le ronflement et le fracas des très gros obus que les Allemands envoyaient sur Ypres, du nord-ouest et du sud-est. Toute la nuit, depuis l’extrémité de l’horizon du côté de la mer, jusque vers le sud, vers La Bassée et Lens, je sentais le sol trembler sous moi sans arrêt, comme en un mouvement sismique continu. Jusque-là, je n’avais jamais entendu que les canons proches de moi ; à la distance où je me trouvais, j’entendais ceux de toute la ligne : c’était grandiose et terrifiant… » Dans des combats ultérieurs de novembre, faisant toujours fonction de commandant du 158e, il tente, en courant, de rallier des hommes qui gagnent l’arrière sans ordres, tombe dans un fossé à cause de « la nuit épaisse » et se démet gravement l’épaule. Il finit par devoir être évacué et c’est à ce moment que s’interrompent ces carnets, ponctuels, mais documentés et évocateurs.

Vincent Suard juin 2021

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Paruit, Germaine (1900-1990)

14 ans en 1914, journal d’une adolescente

1. Le témoin

Germaine Paruit (1900 – 1990) grandit avec sa sœur Suzanne dans une famille de petite bourgeoisie commerçante, ses parents tiennent à Sedan (Ardennes) un magasin de vaisselle – porcelaine – cadeaux. Ceux-ci maintiennent leur activité commerciale pendant l’occupation allemande, et en décembre 1917 les deux jeunes filles sont évacuées par la Suisse vers la France non-occupée. Les deux sœurs terminent la guerre chez une tante à Dompaire (Vosges) en Lorraine.

2. Le témoignage

Germaine Paruit a tenu un journal durant toute la guerre et sa famille n’en a pris connaissance qu’à son décès ; sa fille, Colette Lubin-Pasquier, en a retranscrit les quatre cahiers qui formaient le manuscrit d’origine. Jean-Michel Pasquier, un des petits-enfants de Germaine, et possesseur actuel du manuscrit, ainsi que sa sœur et leurs enfants, ont décidé de le porter à la connaissance du public. Il a fait partie d’une exposition à Sedan, et d’une publication intégrale et permanente sur internet (14ansen1914.wordpress.com). Le texte, assez conséquent, présente quelques lacunes, des pages ayant été arrachées : il s’agit probablement d’autocensure [entretien téléphonique avec J.-M. Pasquier, avril 2021]. Quelques photographies d’époque en possession de la famille ont été intercalées dans la publication.

3. Analyse

Le journal de Germaine Paruit est un document riche, minutieux, il restitue bien l’ambiance de l’occupation, avec les pénuries, les réquisitions, les différentes brimades subies par la population civile, l’évolution du conflit tel qu’il peut être perçu par les occupés, et globalement les inquiétudes et les espoirs d’une jeune sedanaise. Celle-ci possède un beau niveau d’expression écrite, et sa chronique de l’occupation est animée par un patriotisme constant (« ces sales boches », quand dans son récit elle s’emporte). L’auteure décrit précisément les événements journaliers, elle utilise le communiqué, la presse (elle n’hésite pas à recopier de très longs articles) et les conversations familiales. Le magasin de ses parents est aussi un lieu privilégié pour le recueil de toute sorte d’informations.

À la fin du mois d’août 1914, le père reste pour garder le magasin tandis que Germaine, sa sœur aînée Suzanne, et d’autres femmes de la famille fuient devant l’avance allemande. Elles sont rattrapées à Reims et retournent rapidement dans Sedan occupé. Le magasin intact peut rouvrir, mais le père est à plusieurs reprises désigné comme otage. C’est d’octobre à décembre 1914, comme souvent chez les diaristes nordistes occupés, que les canards sont les plus nombreux et les plus « relayés »; et comme dans beaucoup de ces autres témoignages, Germaine montre assez vite qu’elle n’est pas dupe(23 septembre 1914) : « «On dit que Guillaume, en raison de la mort de ses trois fils (deux à la guerre, un de maladie), a demandé la paix à la France (…). Il est probable qu’il n’y a rien de vrai. » Le monde des informations extérieures n’est pas totalement clos, car la jeune fille cite parfois le Matin, ou décrit longuement en janvier 1915 les Horreurs de Dinant (août 1914), avec des sources évidemment proscrites en zone occupée.

L’année 1915 est assez lacunaire dans le récit, mais on peut trouver quelques mentions intéressantes. Ainsi le terme boche, en janvier 1915, est un « gros mot » et doit être à ce titre interdit aux jeunes filles : « le curé (…) est en colère quand il entend qu’on les appelle « Boches », « Prussiens » ». Il a dit à M. Devin qu’il y a quelque temps, [que] nous l’avions dit quand il a passé dans le jardin à côté de nous. ». Dans l’affaire de la crise des prisonniers allemands envoyés au Maroc, en février 1915, Germaine retranscrit le discours du commandant de la Place, qui justifie aux otages les mesures de rétorsion. La scène lui a probablement été racontée par son père : (16 février 1915) « Messieurs, voilà ce qui se passe au Maroc. Nos officiers prisonniers sont envoyés au Maroc et là, sous l’ordre des noirs, des noirs, ils travaillent tout nu, tout nu. C’est une injure faite à l’armée allemande et nous avons droit aux représailles. [« Quelle bêtise. Et puis ils ne méritent que ça ! »]. Mais comme la population s’est toujours montrée bonne pour nos soldats [« parlons-en ! »], nous n’userons pas de nos droits. »

Le magasin-maison familiale est, semble-t-il, d’assez grande taille, et de nombreux soldats allemands y sont souvent logés en 1916 et 1917. Germaine se plaint du bruit qu’ils font, des serrures du grenier qu’ils crochètent : «ils vont encore aller partout (…) de vrais cambrioleurs ». Un incident, en janvier 1916, se produit pour la troisième fois : des soldats, sans ordre, disent acheter de la porcelaine de prix en promettant de payer, le répétant plusieurs fois, puis, une fois la marchandise emballée, sortent un bon de réquisition. « Maman s’habille vivement pour aller avec eux à la commandanture, papa est obligé de se mettre en travers de la porte pour les obliger à attendre. (…) les soldats se sauvent, les parents réussissent à les faire arrêter par deux officiers qui passaient par là (…) Puis chez le commandant : « Là, ils sont vivement sermonnés par Alexander (Maman le devine à son ton et à l’attitude penaude des deux hommes). » Il reste que ce chef veut baisser les prix de la facture, la faire payer en bon de ville… Cet incident peut illustrer ce qu’est ce régime d’occupation léonin, qui repose en général sur un semblant de légalité, mais révocable à tout moment, selon les circonstances. Une autre mention peut compléter ce tableau d’ambiance, avec les réquisitions « abusives » : (avril 1916) « deux chauffeurs d’automobile sont venus aujourd’hui réquisitionner, et ont été très impolis. Comme nous n’avions pas ce qu’ils voulaient, ils ont regardé partout, ouvert toutes les armoires, maman avait beau se fâcher, leur demander s’ils étaient chargés de perquisitionner, ils continuaient toujours en riant. (…) J’ai regardé bien pendant ¼ d’heure dans la rue pour appeler un officier, aucun ne passait par malheur. Peut-être ne leur aurait-il rien dit, ils paraissent plus polis, mais au fond, ils ne le sont pas plus que ces deux sales types, quand on n’est pas de leur avis.»

Germaine évoque la pitié que lui inspire le spectacle des prisonniers, à cause de leur aspect famélique : ce sont des Russes, qui « ne cessent de nous regarder, espérant que nous leur apportons quelque chose. (…) ils ont l’air bien malheureux. », ou des civils français, déportés dans les Ardennes pour le travail forcé. Elle mentionne des fleurs portées au cimetière : (septembre 1916) « Il y a 55 Russes enterrés et beaucoup de prisonniers civils du nord (Wattrelos, Roubaix…). » Son témoignage direct est précis pour la description du passage à Sedan des prisonniers roumains en janvier 1917. Lorsque passent ces captifs sous-alimentés, les habitants essaient de leur lancer du pain ou du biscuit, «Ils se précipitent tous en rompant les rangs, les Allemands crient, maman a les mains égratignées par tous ceux qui se sont ainsi lancés comme des bêtes qui n’ont pas mangé depuis quelques jours, sur une proie. (…) c’est un désordre épouvantable, ils se précipitent sur tout ce qu’on leur donne. (…) Les Allemands tapent à coup de crosse er de bâtons sur les pauvres Roumains qui hurlent de douleur. Les soldats qui passent s’en mêlent également. Les officier prennent ces malheureux au collet, et les envoient rouler par terre en riant d’un air sarcastique. On ne se possède plus d’indignation d’un pareil traitement. (…) heureusement que les Allemands ne nous ont pas trop bousculés, sans cela nous n’aurions certainement pas pu nous contenir, on bouillonnait. Les gens étaient pâles, les yeux hagards, les traits contractés, beaucoup de femmes pleuraient. On pensait aux nôtres. Ceux qui ont un mari, leur fils ou leur parent prisonnier se demandaient avec terreur s’ils n’étaient pas ainsi traités. Si c’est cela, de la civilisation, qu’est-ce donc que la barbarie ? » L’alimentation est insuffisante, toute la famille maigrit, mais le « ravitaillement américain » et la proximité relative de la campagne permettent d’endurer ces temps difficiles : (9 juin 1916) « Il devient de plus en plus difficile de manger. Nous ne mangeons plus que du riz. Nous qui ne l’aimions pas ! Le pain est mauvais, indigeste. ». La jeune fille vit dans un foyer familial où les relations semblent harmonieuses, et son journal est aussi celui de la vie quotidienne d’une jeune fille sans histoires. Des « trains d’émigrés » sont régulièrement formés pour transférer des civils vers la France non-occupée. Le père n’a pas le droit de partir, la mère veut rester pour l’aider à éviter le pillage, et Germaine et Suzanne hésitent, mais le travail forcé aux champs commence à les menacer sérieusement, et leur mère les inscrit en juin 1917. La description minutieuse des conditions et règlements de transfert (copie intégrale des documents), ainsi que de son déroulement, de la composition des malles à l’accueil en Suisse, forme un document utile pour l’histoire de ce type de transfert.

Après le passage par la Suisse, les deux jeunes femmes passent un mois à Montbrison, où elles doivent attendre la décision des autorités militaires, car elles veulent habiter chez une tante à Dompaire (Vosges), dans la zone des armées. Germaine mentionne la rigueur spartiate de l’hébergement à l’institution « La protection de la jeune fille », mais elle relativise aussi (décembre 1917) : « Dans les autres cantonnements, (…) ils sont mélangés avec des gens de toute sorte qui insultent ceux qui ont des chapeaux. Tandis qu’ici, nous ne sommes pas mal sous ce rapport, c’est déjà cela. » Le discriminant « chapeau » est ici notable, et elle décrit une distribution de vêtements gratuits (21 décembre) : « De tous les gens qui sont là, il n’y a que nous qui avons des chapeaux. Les gens nous regardent comme des bêtes curieuses.». Aussi le 4 janvier 1918, lorsqu’elles retournent à la distribution – à laquelle elles ont droit – « nous y allons toutes les deux en cheveux pour avoir l’air plus misérable. » Le reste de la guerre se passe sans histoires à Dompaire, chez leur tante, et en mars 1918, Germaine mentionne qu’elle a repris 11 kilos. La description de la journée du 11 novembre, minutieuse et colorée, est de grande qualité, et le journal s’interrompt en décembre, sans que les sœurs aient encore pu regagner Sedan. On conclura l’évocation de ce riche témoignage avec un passage qui illustre la précision de sa narration ; elle décrit, le 12 août 1918 à Dompaire, l’arrêt de camions transportant des soldats américains de couleur, il est probable qu’elle n’a jamais vu auparavant de troupes de tirailleurs africains : « J’étais à la salle à manger quand j’entends passer beaucoup de camions. Je regarde par la fenêtre et je vois des gros camions pleins de noirs américains. Ils nous font signe bonjour, nous leur répondons, ils rient et envoient des baisers. Il y a une longue file d’autos qui avancent, quand tout-à coup elles s’arrêtent. L’une d’elle stationne juste devant la maison, les autres un peu plus loin. Il y en a de tout à fait noirs, comme du charbon, d’autres couleur chocolat, des bronzés. Mais ils sont vraiment drôles avec leurs yeux blancs et leurs grosses dents si blanches dans leurs figures noires. Beaucoup descendent de leur camion, il y a des officiers avec des bottes et bien habillés, noirs aussi. (…) Toute la population est en branle, tout le monde dévalise les jardins pour leur donner des fleurs, ils sont si contents ! Et piquent les roses et autres fleurs à leur boutonnière, beaucoup chargent des gamins de remplir leurs bidons avec de l’eau. Ils restent là quelque temps, puis démarrent, nous leur faisons au revoir, ils répondent avec de grands gestes, l’un d’eux dit : « au revoir », nous leur crions : « good bye », et ils répondent ravis : « good bye ! ». »

Vincent Suard juin 2021

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Plantié, Léon (1878-1917)

Léon Plantié est né à Fauguerolles (Lot-et-Garonne) le 23 décembre 1878 dans une famille de cultivateurs. Il est allé à l’école jusqu’au niveau du certificat d’études ; il n’est pas certain qu’il l’ait obtenu. Dans ses lettres il fait beaucoup de fautes d’orthographe. Mais il sait écrire de belles pages sur le rôle du courrier (p. 122), sur la nature (p. 177), sur son arrivée par surprise lors d’une permission (p. 478). Il n’est pas dépourvu du sens de l’humour. Il sait aussi parfaitement gérer son exploitation : une toute petite propriété et une terre en fermage ; la culture du tabac et l’embouche de jeunes bovins… Service militaire à Agen de 1899 à 1902 ; il reste 2e classe (photo p. 42). Le 28 juin 1909, il épouse Madeleine, du même milieu paysan, mais sur laquelle nous ne sommes pas renseignés. Le couple a un fils, Étienne, né en novembre 1913. Un travail intense et le sens des affaires ont donné quelque aisance aux Plantié. Avec leurs économies, il ont acheté des titres d’emprunts russes. Dans ses lettres, Léon parait détaché de la religion catholique. En août 1914, il est mobilisé au 130e régiment d’infanterie territoriale. Pendant une partie de la guerre, il occupe des postes relativement peu exposés, mais il doit passer dans un régiment d’active en 1917 (le 5e RI) en première ligne d’un secteur « mauvais » où il est tué le 16 août près du Chemin des Dames à Paissy. C’est une époque où le couple était occupé à planifier une nouvelle situation pour l’après-guerre. Il est toujours émouvant de découvrir le courrier d’une femme écrivant à son mari dont elle ignore encore la mort, lettre portant la mention brutale : « Retour à l’envoyeur. Le destinataire n’a pu être atteint. »

Écrire

Madeleine s’est remariée en 1920. Elle a cependant conservé la correspondance de 1914-1917 dans une caisse en bois, arrivée entre les mains de son arrière-petite-fille, Cécile Plantié, professeure de français dans un collège de Bordeaux, qui l’a publiée : Que de baisers perdus… La correspondance intime de Léon et Madeleine Plantié (1914-1917), préface de Clémentine Vidal-Naquet, Presses universitaires de Bordeaux, 2020, 520 p. La séparation du couple a produit une abondante correspondance (1500 lettres). Au début, Léon a dû insister à plusieurs reprises pour que sa femme prenne la plume régulièrement. Le 28 novembre 1914, il se comparait à un alcoolique qui serait privé de sa dose habituelle : « si moi je n’ai pas de tes lettres, je suis malheureux ». Et le 1er mai 1915 : « Nous avons besoin du pain, c’est la nourriture des corps, mais actuellement les lettres sont une nourriture de l’âme. » Léon demande à Madeleine de conserver ses missives : « plus tard, il me semble que je serai content de repasser ces longues lettres » (14 mars 1915). Le 24 mars, à propos des lettres de Madeleine, il décrit une situation fréquente : « Quant à moi ne m’en veux pas, je les ai gardées longtemps mais quand je m’en suis vu encombré j’ai fait comme tous les autres et je les ai faites brûler. » En août 1915, le couple trouve une solution pour que soient sauvegardées les lettres dans les deux sens. Léon écrit à la suite des textes de Madeleine, ou dans les marges, ou par-dessus même comme le montrent quelques illustrations.

L’amour

L’étude de nombreux témoignages d’origine populaire a montré que la plupart des combattants ne sont pas devenus des brutes, que la guerre a permis de découvrir ou de redécouvrir l’amour conjugal et l’affection pour les enfants (voir notre livre collectif 500 témoins de la Grande Guerre et les notices sur notre site). Dans la correspondance Plantié, l’amour est le thème principal, exprimé parfois de façon romantique (p. 395, envoi d’un poème), ou avec des points de suspension de pudeur mais explicites, et même avec les mots les plus précis (p. 162, 468). Le manque rend les lettres indispensables. Elles disent le regret de Léon de ne pas voir grandir son fils, de ne pas pouvoir jouer avec lui (5 janvier 1915). Elles abordent aussi un thème précis (5 décembre 1914) : « Dis à notre fils que jamais quand il sera homme il ne soutienne le parti, n’importe quel qu’il soit, qui veuille faire la guerre. » Il faut lui apprendre à crier « À bas la guerre ! » (18 août 1915).

À bas la guerre !

Par ordre d’importance des thèmes de cette correspondance, la condamnation de la guerre vient en deuxième position. Il est vrai que Léon regrette en août 1914 de ne pas partir tout de suite pour aller tuer « quelques Prussiens » (p. 49). « Je ne peux lire les atrocités qu’ils commettent sans frémir », précise-t-il, le 2 septembre. Par la suite, on ne trouvera qu’une seule mention des « sales Boches » criminels et barbares (p. 192). Mais, dès le 8 septembre 1914, Léon affirme : « Ma Patrie, c’est toi et mon enfant. » La critique de la guerre revient sans cesse, accompagnée d’imprécations contre les responsables : les Grands, riches, spéculateurs, capitalistes, nobles réactionnaires qui voulaient « foutre la République de jambes en l’air » (p. 207). « J’en ai assez de ces gens-là, partisans de la guerre, de ces tueurs d’hommes, de ces mangeurs d’enfants de 20 ans » (18 avril 1915). Tous ces patriotes jusqu’au-boutistes préfèrent causer « au coin d’un bon feu » (12 octobre 1914) ; qu’ils viennent dans les tranchées ! La guerre est « maudite » (27 novembre 1914), « putain » (10 mai 1915), « déshonneur du siècle » (2 août 1915). Léon voit plus haut en affirmant qu’il y a un seul genre humain, il ne devrait y avoir qu’une seule patrie qui rassemblerait Français, Allemands, Russes, Anglais. Aucun de ces peuples ne veut la guerre « car ils aiment eux aussi et ils sont aimés par leurs familles, alors ils veulent vivre » (17 décembre 1914). S’il ne fallait que la signature des poilus, la Paix serait vite là (13 janvier 1915). L’indignation de Léon Plantié s’exprime avec force contre l’emprunt de la Défense nationale.

Ne pas souscrire !

En décembre 1915, les lettres de Léon reviennent à plusieurs reprises sur l’emprunt de la Défense nationale (p. 308 à 338). Cet argent est collecté pour faire durer la guerre et tuer des hommes : « Nos assassins, sans mentir, versent de l’or et de plus font une propagande ignoble pour le faire verser. […] Vous autres, derrière, vous n’hésitez pas non plus à leur fournir de l’argent et de l’or pour acheter et faire des choses qui peut-être serviront à tuer un des vôtres. Ah ! si vous entendiez toutes les malédictions qui vous pleuvent dessus et vous tombent sur la tête, sûrement vous ne le feriez pas, mais on vous berne et on vous bourre le crâne et vous vous laissez faire, les uns bien volontairement et les autres innocentement. » En versant, Madeleine est devenue la complice de ceux qui veulent « nous » faire tuer. Léon lui pardonne, mais souhaite que ses camarades ne l’apprennent pas « car ils me mangeraient tout vif ». L’attitude de Léon Plantié rappelle celle de l’instituteur Émile Mauny et les reproches qu’il adressait à sa femme (voir ce nom dans notre dictionnaire). Ici, le thème du refus de verser est exposé en même temps que se déroulent des fraternisations.

Fraternisations

Au cours du même mois de décembre 1915, Léon fournit un témoignage de plus sur les fraternisations entre soldats ennemis. Bien que Cécile Plantié place ces lettres dans une partie sur la Somme, divers indices montrent qu’il s’agit des fraternisations en Artois, après des pluies torrentielles, celles qu’a merveilleusement décrites le caporal Barthas. Les indices sont la présence du 280e RI, régiment de Barthas, devant le 130e territorial, et le lieu-dit Le Labyrinthe. Léon relie les fraternisations au fait que « les troupes n’en veulent plus » (11 décembre 1915) : « Et pour preuve, c’est qu’ils fraternisent tous ensemble, en effet il n’est pas rare de les voir tant d’un côté comme de l’autre, faire échange de pain, de conserves ou de tabac, et pour cela ils montent sur les tranchées et se promènent comme sur un champ de foire, sans qu’un coup de fusil soit tiré de part ni d’autre. » Léon ne peut participer directement à ces fraternisations, n’étant pas en première ligne, mais il les voit : « Je travaillais à 400 mètres des 1ères lignes et j’ai pu m’en rendre compte. » Madeleine répond que les Allemands des tranchées sont « des hommes comme vous autres » (15 décembre). On ne peut retenir le commentaire de Cécile Plantié affirmant que le phénomène des fraternisations « s’est répandu comme une trainée de poudre simultanément sur tout le front ouest » (p. 364). Elle aurait eu une meilleure idée si elle avait cité le fameux texte de Louis Barthas, son appel à la construction d’un monument fraternel, et la réalisation de celui-ci en 2015 près de Neuville-Saint-Vaast, inauguré par le président Hollande.

Autres aspects de la vie sur le front

Sur la vie dans les tranchées, Léon Plantié n’apporte pas de nouveau, mais il décrit les bleus baissant la tête chaque fois qu’ils entendent un obus (p. 87), il évoque les vaches de son exploitation mieux traitées que les poilus (p. 119), les rats qui ont tellement proliféré que leurs ressources sont devenues insuffisantes (p. 204), les poux, eux aussi de plus en plus nombreux (p. 417 : « les veinards, ils ont fait l’amour, eux, et nous autres nous nous en passons »). La nourriture est exécrable, les envois familiaux sont indispensables ; on manque cruellement de légumes. Un moment, cependant, en janvier 1915, étant « bien avec le cuisinier des officiers », il peut écrire : « Souvent ils mangent les bons morceaux, auxquels je ferais bien honneur et qu’il faut que je m’en passe, mais souvent aussi avec les restes je prends quelques bons régals. » Plus tard (10 mai), son escouade fait chauffer sa popote « en puisant du charbon chez les officiers ». La boue est bien sûr présente dans le témoignage ainsi que les frissons en voyant venir une nouvelle campagne d’hiver (4 juillet 1915). Ce thème avait été souligné dans 500 témoins de la Grande Guerre.

Léon condamne les offensives stériles qui font tuer tant de monde (le 27 juin 1915, puis le 28 avril 1917). Lors d’un retour de permission, il décrit, le 28 mai 1917, les soldats cassant les vitres des trains par désir de vengeance, et criant : « Vive la Russie, vive la Révolution, à bas la guerre. » Tandis que les femmes, à Paris, réclament la paix et le retour de leurs hommes.

Un thème encore : dès le 8 octobre 1915, Léon comprend qu’après la guerre « des touristes ou des curieux viendront visiter les tranchées » et que des familles essaieront de retrouver les tombes de leurs morts.

Le travail des femmes

Cette correspondance renseigne également sur le travail des femmes à l’arrière avec le cas de Madeleine. Une des rares lettres conservées du début de la guerre (26 septembre 1914) raconte « une rude journée » à labourer et à curer l’étable. Léon lui donne des conseils, mais en précisant (p. 150) : « Tu feras ce que tu pourras et tu laisseras le reste. » Parce que c’est trop dangereux, il lui interdit de mener seule un taureau à la foire (p. 181). Il s’indigne de rester lui-même sans rien faire au camp de Mourmelon alors qu’il pourrait soulager sa femme dans ses multiples travaux. En effet, Madeleine écrit le 30 novembre 1916 qu’elle mène « une vie de galérienne ». Elle se débrouille cependant assez bien, sachant prendre ses responsabilités dans la vente du tabac et le commerce des jeunes bovins, par exemple. Le 14 mai 1916, elle écrit : « Laisse-moi maîtresse je t’en prie jusqu’à la fin de la guerre, et après comme tu voudras je te cèderai la place bien volontiers. »

Regrets

Sur la forme, Cécile Plantié a voulu respecter l’authenticité des lettres. Mais la seule véritable authenticité réside dans les documents originaux ou dans une reproduction en fac-similé d’excellente qualité. Qui peut prétendre retranscrire exactement des textes à l’orthographe imparfaite ? Une mauvaise lecture peut supprimer des fautes ou en ajouter. L’orthographe des Plantié étant ce qu’elle est, certaines notes me paraissent inutiles (par exemple préciser que le mot « espectateur » doit être lu comme « spectateur », ou « assasins » comme « assassins », ou encore « aluminion » comme « aluminium »). Je regrette aussi quantité de « (sic) » tout à fait intempestifs. En toute logique, il aurait fallu en placer après toutes les fautes (mais aussi, alors, après les quelques coquilles décelées dans les commentaires de la présentatrice). Surtout, beaucoup de « (sic) » proviennent de la méconnaissance d’un procédé d’écriture qui consiste, pour l’épistolier quand il tourne la page, à reprendre en haut le dernier mot de la page précédente. Alors, dans ce livre, on a profusion de formules comme « te te (sic) », « et et (sic) », « c’est de m’en c’est de m’en (sic) », etc. Dans cette notice, j’ai choisi pour mes transcriptions de rectifier l’orthographe.

Maladresses et erreurs historiques

Des commentaires « historiques » sont maladroits. Par exemple lorsque Léon critique « le commandement », Cécile pense qu’il vise les caporaux (p. 107). Page 126, elle écrit cet étonnant passage : « Du 23 janvier au 3 février [1915], Léon et ses camarades sont aux tranchées. Jamais au front, ils sont malgré tout en première ou deuxième ligne pour effectuer diverses tâches d’intendance. » En annonçant la mort de son arrière-grand-père, Cécile Plantié écrit (p. 497) : « Un obus français mal calibré l’a atteint. » Le cas s’est produit assez souvent mais, ici, on n’a pas la source de cette information. Et que signifie « mal calibré » ? Voici encore un commentaire (p. 108) qui n’a aucun rapport avec le texte original, et même aucun sens : « Parfois même, il [Léon] tiendra un discours rigoureusement anticommuniste, accusant ces derniers d’avoir fomenté la guerre afin de parvenir au pouvoir. » Je n’arrive pas à comprendre d’où peut venir cette phrase aberrante.

Pour terminer :

La présentatrice du témoignage d’un lot-et-garonnais aurait pu s’appuyer sur 500 témoins de la Grande Guerre et le dictionnaire des témoins sur le site du CRID 14-18 pour découvrir d’autres combattants lot-et-garonnais. Son arrière-grand-père y figure à présent à son tour.

Rémy Cazals, mai 2021

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Ciumbrudean, Dumitru (1890-1985)

Le témoin

Dumitru Ciumbrudean est né à Alba Iulia en Transylvanie, Empire austro-hongrois, dans une famille de paysans roumains pauvres. Il apprit le métier de barbier et travailla comme tel dans plusieurs villes de Transylvanie. Entre 1908 et 1911, il vécut à Budapest, puis il fut incorporé au 50e régiment d’infanterie à Alba Iulia, où il se spécialisa dans les transmissions téléphoniques et dans le domaine sanitaire et obtint le grade de caporal. Au moment où il devait être libéré de l’armée, a commencé la Première Guerre mondiale et il a été forcé de rester et de participer aux batailles de l’armée austro-hongroise sur les fronts de Galicie, puis de l’Isonzo. Il fut blessé et il perdit trois doigts de sa main droite.

Attiré par les idées socialistes, il devint membre du Parti socialiste de Transylvanie en 1907 alors qu’il faisait partie de l’Empire austro-hongrois. À ce titre, il était noté comme un participant actif dans la lutte pour le rattachement de la Transylvanie à la Roumanie, un phénomène désigné dans l’historiographie roumaine comme la Grande Union. Après la guerre, il travailla comme barbier à Alba Iulia, Bucarest et Cluj entre 1921 et 1944 En 1921, il participa à la formation du Parti communiste de Roumanie, et fut arrêté pour cela.

Toujours suivi par les services secrets roumains, il se marie et a deux enfants: un garçon Tiberiu, une fille qu’il appelle Lenina, et c’est un scandale. La presse nationale écrivit à ce sujet qu’il faudrait « forcer le père misérable à changer d’urgence le nom de l’enfant ». En 1944-1947, il a été impliqué dans la création d’organisations communistes et syndicales de travailleurs à Alba Iulia. En 1948, il a dirigé l’activité culturelle du comté d’Alba Iulia. Entre 1949 et 1956, il a été directeur du Musée d’histoire de cette même ville, puis il a pris sa retraite. Il est décédé le 15 avril 1985. (Les informations sur la biographie de Dumitru Ciumbrudean sont synthétisées de Marius Rotar, « Communistes albaiuliens jusqu’au 23 août 1944. Le cas d’une ville de province », dans la revue Terra Sebus, n° 10/2018).

Le témoignage: Caporal Dumitru Ciumbrudean, 1914-1918, Journal de Guerre, Maison d’édition politique, Bucarest, 1969, 376 pages.

En général, l’historiographie roumaine exploitait et citait peu les écrits des soldats qui ont combattu dans l’armée austro-hongroise, parce que l’intérêt était centré sur les journaux intimes des soldats qui avaient combattu dans l’armée roumaine et avaient contribué à la naissance de la Grande Roumanie. Dans les témoignages des anciens combattants de l’armée austro-hongroise, seuls les événements de la fin de la guerre et leur implication dans la lutte pour l’union de la Transylvanie avec la Roumanie étaient d’intérêt. Le Centenaire de la Première Guerre mondiale a connu un peu le même silence et c’est le mérite de l’Université Babes-Bolyai et de l’Institut d’Histoire « George Baritiu » à Cluj qui ont réédité ou mis dans le circuit scientifique les témoignages de Roumains ou de Hongrois dans l’armée austro-hongroise.

L’œuvre de Dumitru Ciumbrudean est une exception dans le sens indiqué ci-dessus, et c’est parce que l’auteur avait été un membre important du mouvement socialiste et communiste. Le livre a été publié un an après que la Roumanie communiste avait célébré le 50e anniversaire de la Grande Union de 1918, à la Maison d’édition politique, la maison d’édition du Parti communiste roumain. Mais Dumitru Ciumbrudean avait également publié des extraits de son journal sous la forme d’une série de 250 épisodes dans le journal « Nouvelle Roumanie » à Cluj en 1936-1937. Un destin étrange a fait que dans les deux moments de la publication de 1937 et de 1969 ses fragments de journal n’ont pas été entièrement rendus, et la préface de l’œuvre est intensément politisée, soulignant pour les lecteurs les aspects qu’il fallait comprendre: les soldats regardaient avec admiration le monde russe et sa révolution ; le socialisme et le communisme étaient contre la guerre impérialiste et capitaliste. D’une part, le journal « Nouvelle Roumanie » avait censuré les références des soldats à la révolution russe et à Lénine, puis la censure communiste avait fonctionné avec la même mesure, coupant certains passages qui n’étaient pas d’accord sur le mouvement socialiste et ses dirigeants. Son journal est actuellement dans les archives du Musée National de l’Unité d’Alba Iulia. Sa notoriété en tant que communiste le met très probablement dans une zone d’ombre après la chute du communisme et son journal n’a jamais été réédité à l’occasion du Centenaire de la Grande Guerre comme cela a été fait pour d’autres œuvres d’anciens combattants.

Analyse du livre

Le journal du caporal Ciumbrudean Dumitru contient ses notes pendant 1619 jours, du 28 juin 1914 au 1er décembre 1918. Dans son avant-propos, Ciumbrudean avertit le lecteur que « mes notes sont souvent des vérités cruelles, comme l’étaient les gens dans les vagues de secousse morale et physique, perdant parfois leur sang-froid du jugement humain. Pas de tendance ou un grain de passion que je n’ai marqué dans mon carnet. Je le pensais pour moi, sans penser qu’il verrait la lumière de l’imprimé. Mon but est que mes sentiments soient connus des autres, en particulier ceux qui n’ont pas prêté attention au cauchemar mondial; pour connaître les affaires de la guerre, à ceux qui n’avaient aucune idée de la façon dont les jours amers se sont écoulés entre la vie et la mort de millions d’êtres envoyés à l’abattoir » (p.34).

Au-delà de ce qu’il déclare au départ, le journal de Ciumbrudean regorge de ses convictions socialistes et nationalistes. Ses souvenirs sont écrits avec une coloration pacifiste selon la déclaration du mouvement socialiste européen qui avait à cette époque appelé à la « Guerre à la Guerre ». Ensuite, l’autre note est celle du nationalisme roumain qui milite pour l’union de tous les Roumains sous l’égide de la Roumanie. Comme tous les Roumains de Transylvanie contraints de se battre pour une cause qui n’est pas la leur, Ciumbrudean ne participe pas avec enthousiasme à la guerre et veut la paix, mais aussi la désintégration de l’empire. « Nous n’avons pas de droits, pas de pays à combattre. Vous, mon enfant, vous ne devez pas mourir pour la stupidité des dirigeants de l’empire. » Il enseigne une leçon sur la façon de se comporter sur le front, une leçon qu’il donne en décrivant l’attitude de tous les soldats enrôlés presque par la force dans l’« armée sans âme » comme il appelle l’armée de l’empire austro-hongrois.

Le journal commence par la description de l’atmosphère de Budapest le 28 juin 1914, après l’annonce de l’assassinat de l’archiduc François-Ferdinand. Ciumbrudean est témoin des manifestations guerrières des citadins qui descendent dans la rue et crient : « À bas la Serbie ! Mort à la Serbie ! » Suivent des chansons guerrières et nationales hongroises. Il est forcé de retourner à Alba Iulia et le 2 août est mobilisé au 50e Régiment, compagnie 12. Le 15 août, le régiment part pour le front. Sur la paroi du wagon, il est écrit: pour six chevaux ou 40 personnes… Destination du front galicien. Sur le chemin tous les soldats murmurent: Galicie, Galicie, brûler votre feu!

Le 27 août 1914, le caporal connaît le baptême du feu : « Ah je ne vois plus. Un brouillard de peur joue dans mes yeux, mais mon arme fonctionne. Je me tords pour tirer plus vite. Nettoie ceux qui veulent me tuer. Je tire, je tire, je tire… Nous tirons car nous devons tirer … Pour l’idéal et l’humanité, plus de guerre, ne tirez plus », note Ciumbrudean. Le 16 janvier 1915, un professeur hongrois, un Roumain et un volontaire polonais parlent de littérature sur les grands poètes, et un soldat illettré demande : « Mais ces gens, célèbres comme vous le dites, n’ont rien écrit sur la paix ? À cette question, tout le monde se regarde et se ferme. »

Le 27 septembre 1915, après plus d’un an de guerre, en permission, il quitte sa maison. Dans la rue, écrit-il, tout le monde regarde mes décorations et m’interroge à leur sujet : « Je souris et je leur dis que je ne suis pas un héros et que les héros meurent. » Il retourne au front et se bat à nouveau en Galicie.

Encore une fois son journal enregistre l’absurdité de la guerre. Le 23 janvier 1916, il note une discussion dans le même esprit contestataire : « Je crache sur ton art ! », dit encore un soldat qui assiste à une discussion sur Léonard de Vinci, Le Titien, Van Dyck, etc., « Si vous ne pouviez pas arrêter la guerre pour sauver l’art. Il fallait apprendre aux gens à ne pas faire la guerre ! » leur dit le même soldat en colère.

En juin 1916, son régiment est transféré sur le front italien. De là, il apprend que la Roumanie a déclaré la guerre aux Puissances Centrales, les soldats de nationalité roumaine sont un peu confus. Qu’est-ce qu’ils font ici ? Les dirigeants leur donnent des rations plus importantes et des cigarettes pour renforcer leur attachement à l’armée impériale, mais le mal est déjà fait: le combat n’est plus le leur.

En 1917, le caporal Ciumbrudean décrit les violents combats menés sur le front italien, mais aussi la situation de plus en plus difficile des Roumains en Transylvanie, familles affamées et persécutées. Les soldats parlent de plus en plus des bolcheviks et de Lénine, et sur leurs lèvres l’adage est: « laisser combattre les rois entre eux ».

Dans la ville où il y a trois ans les gens criaient : « Nous voulons la guerre ! Vive la guerre ! Mort à la Serbie ! », il chuchote: Nous voulons la paix! On n’a plus besoin de guerre ! écrit avec ironie Ciumbrudean le 5 janvier 1918 dans son journal lors de son passage à travers Budapest après un congé militaire. En juillet, il a subi une blessure à la main et a été hospitalisé à Belgrade où il séjourna jusqu’au 18 septembre, date à laquelle il fut transféré en Hongrie, puis a été déclaré inapte à la guerre. L’armistice le trouve à Alba Iulia, où il est de nouveau impliqué dans le mouvement socialiste et participe le 1er décembre 1918 à l’Assemblée Nationale des Roumains qui ont voté pour unir la Transylvanie à la Roumanie.

Le journal de Dumitru Ciumbrudean, c’est le journal d’un socialiste, il a évidemment une portée politique, mais c’est aussi le journal d’un pacifiste, d’un homme qui condamne la guerre. Il conclut le récit de son expérience personnelle de participation à la Grande Guerre: «J’ai connu des nations et des coutumes. J’ai appris à connaître l’âme humaine. J’ai vu des milliers de morts et de blessés. Tout cela m’a terriblement secoué, car maintenant je ne peux plus regarder un animal mort sans me faire mal. J’ai été blessé plusieurs fois et de la main droite je suis devenu invalide de guerre. Combien j’ai traversé! Pourquoi avons-nous été incités? Qui a semé la haine dans les âmes de la foule? Pourquoi avons-nous été aveuglément poussés à tuer? Sur la ruine du vieux monde, j’ai rêvé d’un autre monde après tant de souffrances et de misères. Nous qui avons vécu la guerre ne devrions pas être accusés de la haïr. Au nom de la paix, je condamne la guerre et je veux rendre hommage à travers mes notes à tous ceux qui se sont révoltés contre elle. »

Dorin Stanescu, mai 2021

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Mirabaud-Thorens, Henriette (1881-1943)

Fille du médecin Henri Thorens. Famille protestante des Vosges. Mariée en 1903 avec le banquier Robert Mirabaud. Après la guerre de 14-18, elle préside avec son mari la Société de secours fraternel de Gérardmer qui vient en aide aux familles vosgiennes éprouvées par la guerre. Traductrice de divers auteurs, notamment Emerson et Rabîndramâth Tagore, prix Nobel de littérature. Elle a publié deux volumes de témoignages sur la guerre : Journal d’une civile, en 1917, et En marge de la guerre en 1920, les deux chez le même éditeur, Émile-Paul frères à Paris. Une réédition des deux est envisagée par Edhisto. Je ne peux faire ici que l’analyse du premier titre, acheté chez un bouquiniste. Il est publié avec seulement pour nom d’auteur les initiales H. R. M. La présentation dit que le livre a été victime « des mutilations de la censure, qui ont fait disparaitre d’intéressantes critiques ». Espérons qu’elles pourront être rétablies.
Milieu social
Le texte se présente comme un journal tenu régulièrement du dimanche 26 juillet 1914 (« dans les Vosges ») au vendredi 2 juillet 1915. Le témoignage est sincère (en tenant compte de la crédulité de la narratrice) et de lecture facile. Bien entendu il est marqué par le milieu social d’Henriette : ses fréquentations (des officiers, une marquise, une princesse qui trouve que « le service est plus que défectueux, en ce temps où il n’y a plus de domestiques nulle part », p. 85), ses loisirs (« un bridge de guerre, dont nous étions un peu honteux », p. 87). Même sentiment pour évoquer une « journée mondaine » qui suit l’enterrement de deux soldats (p. 249). Phrase intéressante, p. 70 : « Les enfants, le peuple, ont besoin d’être trompés pour avoir du courage. Pour nous, nous devons en avoir en regardant les réalités en face ! »
Patriotisme
Le 1er août, jour de l’annonce de la mobilisation générale, Henriette écrit : « Si l’on frissonne en pensant aux deuils prochains, on vibre aussi, en imaginant la joie de tant de cœurs alsaciens, quand nos trois couleurs passeront les Vosges… » Elle se réjouit à l’annonce du ralliement des socialistes à l’Union sacrée (« Hervé voulait s’engager », p. 13). Le 9 août, elle décrit des scènes d’enthousiasme et évoque Déroulède (mais elle a aussi noté le ridicule de Hansi « se baladant en pioupiou français », p. 13). Des lettres reçues disent la vaillance du peuple de Paris (p. 27). Les Allemands sont lâches et repoussants ; des Bavarois ont été fusillés par des Prussiens ; « on ne dit que la moitié des atrocités allemandes » (p. 100). Le portrait des Allemands est cependant nuancé ; des actes de bonté sont signalés (p. 103 et autres). Mais « le pauvre curé de la Bourgonce avait mille deux cents bouteilles dans sa cave : il n’en reste plus ! » (p. 108). Quant au pape, il est accusé (p. 330) de soutenir l’Autriche et l’Allemagne.
Rumeurs
« Des bruits divers circulent : Metz et Strasbourg brûleraient. La révolution agiterait l’Allemagne » (2 août). Ce sont les Allemands qui ont fait assassiner Jaurès (p. 13). Une femme aurait raconté à un officier français que « son fils, âgé de sept ans, n’ayant pas voulu donner sa tartine, fut tué d’un coup de sabre » (30 août). Sur plusieurs pages (250, 253, 257, 264, 326, 335) des témoins prétendent avoir vu des enfants aux mains coupées et autres atrocités. Dès les premiers jours, les Français auraient remporté des succès écrasants ; les Russes marcheraient sur Berlin. Parfois elle précise (p. 67) : « Je répète ce que j’entends ! » Un caporal de chasseurs alpins décrit des massacres à la baïonnette (p. 113). En secteur tenu par les Anglais, « à l’heure du thé, les tranchées restent vides » (p. 182) ; comique involontaire ici, mais que Goscinny a repris dans Astérix chez les Bretons ! Quant au commandant F., il a chargé à la baïonnette à la tête de ses hommes et tué de sa main huit Allemands (p. 222).
Espionnite
Dès le 4 août il est question d’espions allemands. Le 30 août, Henriette retranscrit une information venant d’un ami officier : les Allemands sont « renseignés par un espionnage admirable fonctionnant dans nos lignes mêmes, au moyen de téléphones souterrains ». Le 25 septembre, il s’agit d’espions « déguisés en prêtres et en ambulanciers ». Le 27, on aurait fusillé trois espions dont une femme. Le 25 octobre, c’est une femme qui a installé un téléphone dans les W.C. et « un autre truc d’espionnage consiste à faire varier la couleur d’une fumée de ferme : grise, bleue, jaunâtre, blanche. Chaque teinte a une signification. » D’autres espionnes encore le 6 mars 1915.
Opinions politiques et autres
La comtesse de P. lui a décrit « nos gouvernants [qui] actuellement font la fête à Bordeaux où ils ont fait venir leurs maitresses » (p. 104). Antiparlementarisme (« la retraite des quinze mille », allusion au chiffre de l’indemnité des députés, p. 105), mais pas antisémitisme (les Juifs aussi donnent leur vie pour la patrie, p. 102). Henriette pense que le féminisme a fait fausse route (p. 70) : « Nous nous sommes occupés d’antialcoolisme, de socialisme, de féminisme, de syndicalisme, de coopératisme, etc.. Nous cherchions l’esprit de justice. C’était bien, mais ce n’était pas l’essentiel. Il fallait faire du patriotisme. » Et plus loin (p. 260) : « Mes sentiments féministes reçoivent de rudes atteintes ! » Et les « grands précurseurs du pacifisme » nous ont fait beaucoup de mal (p. 209).
Une certaine évolution
Dans sa sincérité spontanée, Henriette est bien obligée de tenir compte aussi de notes discordantes. Elle a des doutes sur l’avance des Russes (28 octobre). Un ami officier signale l’état d’esprit déplorable dans les dépôts où « chacun cherche à exagérer ses incapacités » pour ne pas partir (17 novembre). Le 10 janvier 1915, elle nous dit qu’elle demeure patriote mais que la guerre est une chose « effroyable », tandis que certains industriels « gagnent beaucoup sur la fourniture des munitions ». À Annonay, il y a des Alsaciens qui se comportent mal et qui refusent de s’engager et même de travailler (p. 276 et 289). Des femmes d’Aubenas, « de petite condition », sont heureuses d’avoir leur mari sur le front car, en indemnité, « elles touchent une somme rondelette », tandis que « le mari ne va pas boire au cabaret » (p. 286).
Le Midi
Le 9 novembre 1914, Henriette a déjà évoqué les Méridionaux en citant une lettre d’un ami officier : « Les populations du Midi qu’épargne la guerre auraient grand besoin d’être éduquées par la souffrance. On les sent molles et égoïstes. » À partir de mai 1915, elle entreprend un voyage vers le Sud pour rendre visite aux Alsaciens réfugiés : Lyon, Annonay, Tournon, Privas, Aubenas, Alès… Elle n’aime pas Nîmes (16 mai) : « Beaucoup de monde dans les rues. Du monde prétentieux, et vêtu à la mode d’il y a cent ans. Les voix sont criardes, les robes de couleurs voyantes. Beaucoup de soldats errent par les rues. Visiblement, ils ne sont pas allés au feu […] Ils semblent très satisfaits d’eux-mêmes. » Les réfugiés sont plus ou moins bien accueillis. Ils font baisser les salaires (p. 300). Si Nîmes est laide, Montpellier est pire (p. 303) ; l’hôtel est « de goût fort boche » ; « les cafés pullulent de soldats ». Si Béziers a bien traité les réfugiés, Narbonne est si laide que mieux vaut n’en point parler. Perpignan est bien, mais Madame E. affirme qu’on y voit « quatre ou cinq duels au couteau par semaine ». Henriette aperçoit le Canigou, elle passe à Prades, Carcassonne, Villefranche-de-Lauragais, et retourne à Paris.
Finalement, si sa crédulité est compréhensible – qui rappelle celle de François Blayac, voir ce nom – que dire des bobards contenus dans les lettres qu’elle reçoit de ses amis officiers ?

Dans En marge de la guerre, Henriette Mirabaud-Thorens, bourgeoise parisienne, protestante, féministe d’origine alsacienne possédant une villa à Gérardmer dans les Vosges poursuit ses souvenirs (la période du 26 juillet 1914 au 2 juillet 1915 a été publiée dans l’ouvrage Journal d’une civile, publié aux mêmes éditions en 1917) couvrant la période du 5 juillet 1915 au 30 décembre 1917. L’auteure, très active dans l’aide médicale et philanthropique des poilus poursuit son journal après avoir quitté la cité vosgienne depuis la Suisse puis Paris, où elle côtoie le monde artistique et mondain, puis en faisant quelques retours dans les Vosges. Elle y poursuit sa description d’une petite ville d’arrière-front avec sa sensibilité alsacienne protestante.

Analyse

Deuxième volume du plus important témoin publié de la cité géromoise, ce témoignage d’une bourgeoise active – elle a 5 filleuls de guerre (p. 105) et fait de la photo (p. 295) -, idéalement placée dans l’intelligentsia locale et connectée largement avec les milieux militaires, médicaux et philanthropiques, – elle a également des envolées politiques (p. 228) – en fait un témoin de première importance, notamment sur le paradigme des Alsaciens. Bien entendu, elle rapporte, parfois en toute connaissance de fausseté, les ragots et rumeurs de la guerre mais ceux-ci ne lui sont pas servis par les journaux, mais par son entourage, hétéroclite. De très nombreux éléments sont à dégager et de différents ordres. Un témoignage (presque) complet (il manque l’année 1918) qui mériterait une réédition.

Renseignements tirés de l’ouvrage

Page 12 : Succès de la Fontenelle appris le 27 juillet
13 : Lits démontable des ambulances alpines
14 : Suisse entendant le canon de Verdun
22 : Sur un foyer du soldat refusé à Wesserling par Serret
23 : Sur la guerre manquant au soldat permissionnaire : « Assis pensivement sur les bancs, ils semblaient… s’ennuyer un peu, bien que poliment, sans vouloir le montrer. On sentait que leur âme était ailleurs. La guerre, cela excite, cela agite ; c’est l’imprévu, c’est l’inconnu… Je comprends mieux, depuis que je les ai vus, leurs joyeux retours au front. »
24 : Colis non reçus par les prisonniers
: Marquise conduisant des véhicules à la Croix rouge (fin 28)
25 : Extrait d’un carnet d’un soldat de la Chipotte, abbé Collé ?
28 : Tirs sur des cigognes !
: Lutte contre les alambics par Ribot
32 : Vue de Paris, où le noir est à la mode
33 : Vue du dépôt des éclopés des Champs-Elysées
34 : Retour à Gérardmer, le 10 septembre 1915, trajet, voyage avec Hansi : « … toujours le même, avec son allure de bon géant, taciturne et dégingandé. Mais le pioupiou de 1914 est aujourd’hui sous-lieutenant et décoré. »
35 : « Cela « sent le front » Ceux qui n’y ont jamais été ne peuvent comprendre ce que c’est : mélange d’attente d’angoisse, de vie intense et de mort ». Description de sa villa.
36 : Aviatik descendu au Saut des Cuves
: Rumeur que les Alpins ne font plus de prisonniers
: « Lorrain, vilain ; traître à Dieu et à son prochain » !
37 : Spectacle de la guerre
39 : Général Maud’huy, aimé de ses hommes et le pourquoi
: Promesse de récompense de 20 francs pour l’arrivée au sommet du HWK, qui coûte à un officier 1600 francs
41 : Pouydraguin (vap 79)
42 : « Le pessimisme pour un civil, c’est la désertion pour le militaire »
45 : Orphelines fabriquant des masques à gaz
46 : Rencontre une survivante du Lusitania
49 : Foyer du Gaschney fermé à cause d’un Suisse
54 : Gâchis au front
57 : Artistes camoufleurs, dont Flameng, faux ?
58 : Prophétie d’avant-guerre
62 : Visite de Polybe, Barrès, Rostand, Haraucourt et Daudet.
63 : Mauvais traitement des civils alsaciens (vap 269, 66 le contraire)
: Maquette au cimetière d’un monument aux morts
64 : Anecdote sur un filleul de guerre
70 : Voyant un fumiste mutilé de guerre (borgne), réflexion sur le changement social de la guerre
71 : Joffre à Gérardmer « incognito » !
: Pathéphone
74 : Accident de tramway au Hohneck
75 : Soldat regardant sa femme et sa fille en zone envahie près de Cirey
77 : Grand froid
: Exécution d’un espion
79 : Description de Villaret, Pouydraguin
80 : Anecdote sur l’occupation de Saint-Dié
: Anecdote sur l’alcool
84 : Tardival, couteau de tranchée donné aux Alpins
: Sur les soldats à Paris « trop gâtés »
85 : Sur la capture du 152ème au HWK
86 : Sur les prisonniers de l’ile de Croix, allemands et alsaciens
87 : « J’aurai ou la médaille militaire ou un petit jardin sur le ventre »
89 : Explosion d’un train de munition à Dollwiller
: Espionnite, homme badigeonné de citron pour révéler de l’encre sympathique sur son corps
94 : Récit de la bataille du HWK
97 : Sur les lumières de Paris
101 : Livres français envoyés dans les camps par la société Franklin
102 : Zeppelins sur Paris, ambiance
: Prix pour la capture d’un espion, 3 000 F.
103 : Vue de Jérôme Tharaud, mariage, sa femme
104 : Vue de Barrès et madame
105 : Espionnite à Paris et à Nancy
112 : « Rencontré trois permissionnaires, probablement fraîchement débarqués du train, qui regardaient… on aurait pu croire des magasins d’articles de Paris, des fleurs, etc., non, ils étaient en contemplation devant… des couronnes mortuaires. Ces hommes qui vivent en face de la mort, sont attirés par ce qui la rappelle ».
114 : Phrase attribuée au Kayser : « Si jamais vous reprenez l’Alsace, vous la reprendrez chauve. »
115 : Bruits de Révolution en Suisse, affaire des colonels (vap 116)
116 : Rumeur d’achat d’enfants par les Allemands
117 : Problème médical après le HWK
122 : « Marie me damne », code pour Dannemarie
: Chiffres et statistiques sur les prisonniers
123 : Cite Altiar (une femme, vap 130, 176, 261)
125 : Victime (à Paris) de l’explosion de l’usine de grenades de La Courneuve
129 : Drame populaire intitulé « La Défense de Schirmeck » de Bruno, maire du XVIème arrondissement et professeur à La Sorbonne
130 : Poincaré, nouveaux obus au cyanure de potassium « pouvant tuer instantanément des milliers d’hommes à la fois »
134 : Vue de Mme Péguy, Ferry
135 : Vue de Mme Jules Ferry
138 : « A Mulhouse, on va embrasser les éclats d’obus français qui y tombent !»
: « Je voudrais être une punaise écrasée par les glorieuses bottes de nos poilus »
141 : Vue de Gide
145 : Sur Pétain, qui « saute à la corde tous les matins » (vap 216)
146 : 3 femmes, 3 lumières, espionnite !
150 : Anecdote de la capture de l’ambulance de Perrin en août 14, mais inexactitude (fin 151)
151 : Coterie bourgeoise, princesses, comtesse, etc. et Colette ex-Willy
152 : Usine de brome
: Vue de Mme Brandès aidant des aveugles
154 : Sur la censure touchant la citation d’un fils d’Alfred Dreyfus, infamie ! (vap 265, anecdote)
156 : Boy scouts défilants
177 : Surnoms de tanks anglais, qu’elle appelle « automobiles anglaises blindées qui sautent, sans roues, par-dessus tout », appelées « baleine, requin, limace ». Commentaires sur.
182 : Ambiance et description sociales de Paris, militaires et ouvriers, état d’esprit, mode
184 : « On dit que les Allemands ont choisi pour le rapatriement des prisonniers en Suisse des repris de justice et autres échantillons de ce genre afin que les Français fassent mauvaise impression chez les neutres ».
188 : A son petit musée à la villa, abondé par des militaires en visite
189 : Sur l’assassinat de prisonniers
195 : « Pour le 1er janvier on offrira aux amis un sac de charbon, si l’on en trouve, en guise de sacs de chocolat »
200 : Sur l’alcool au front
204 : Sur les 5 coups de canon de Belfort annonçant la guerre
206 : Subterfuge pour envoyer de la poudre de chocolat à Mulhouse
208 : Œuf dito ?
211 : L’internationalisation de la guerre par l’uniforme
212 : Sarrail épouse Oki (pour Octavie) de Joannis, qui fut infirmière à Gérardmer : « Cette alliance du protestantisme le plus sévère avec l’agnosticisme le plus complet me trouble. Trente printemps alliés à soixante-quatre hivers, c’est amusant. »
217 : Description au 2ème degré de l’horreur des grenades incendiaires
219 : Rumeur d’évacuation de Mulhouse
220 : Barrès à Verdun… pour aller chercher une poupée d’une orpheline de guerre
221 : Sur la TSF et la Tour Eiffel
223 : Sur les champs magnétiques déviant les balles !
227 : Lassitude d’écriture
232 : Long récit sur la fuite de Serbie par les montagnes (fin 255)
249 : Le devenir des Serbes, sont étudiants en France
250 : Colonie pénitentiaire de La Grande Chartreuse pour les délinquants serbes
261 : Indiscipline (mutinerie) à Laveline-devant-Bruyères en juin 1917 : « A Laveline, des officiers ont été sifflés et obligés de se cacher »
: Contact, Allemands bien renseignés, messages lancés par arbalète
263 : Sur sa 1ère parution
264 : Pierres jetées sur un cercueil protestant
267 : Prévision de fin de guerre par un abbé
271 : Contrefeu à l’indiscipline
272 : Consommation d’alcool (vap 279)
275 : Nancy ville morte
276 : Avion français descendu par des Français
: Sur les surintendantes d’usine, femmes à poigne pour gérer les ouvrières femmes
281 : Joute sportive sur le terrain de Ramberchamp (qui leur appartient ?) (vap 295)
283 : Traitement des Kabyles
286 : Vue intéressante d’une scierie canadienne à Martimprey (vap 292, 302, 307)
288 : Vue de Dieterlen (vap 301, 309, 318)
: Vue d’une mission chinoise
289 : Allemands déserteurs
291 : Pétition d’Alsaciens
293 : Visite de Poincaré, Pétain, le roi d’Italie (vap 301)
295 : Faux prisonniers allemands jouant une attaque
296 : Madelon
299 : Pourquoi on met les Américains dans les Vosges, pour les éloigner des Anglais !
306 : Vue du cimetière de Gérardmer
307 : Ambrine contre les brûlures
308 : Vue de l’ouverture du foyer du soldat de La Poste
312 : Tonkinois et Cochinchinois
313 : Epopée d’un Alsacien déserteur
317 : Récriminations contre les grévistes
322 : Noël 17, distribution chaotique de cadeaux aux poilus, contenus des colis. Puis arbre de Noël aux enfants

Rémy Cazals et Yann Prouillet, mai 2021

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