1. Le témoin
Antoine Diwo naît en 1893 au foyer d’Antoine Diwo père, originaire de Schwerdorff (village de Lorraine annexée, frontalier avec la Sarre) et d’Anne Adelving, originaire de Kaltweiler, annexe du village de Montenach, à une vingtaine de kilomètres. Jusqu’en 1901, Antoine passe la première partie de son enfance à Fremersdorf (Sarre), où sa famille loue et exploite une ferme avant de s’établir à Kaltweiler. Là, la petite exploitation agricole que ses parents reprennent lui est promise, en tant qu’unique fils du foyer. Pour cette raison, il complète ses connaissances pratiques en suivant des cours à l’école agricole de Thionville à partir de 1908. Il est mobilisé dès le début du mois d’août 1914, mais d’abord invité à rejoindre une caserne de Düsseldorf afin de recevoir l’instruction qu’il n’a pas encore reçue. Le 22 octobre, après moins de trois mois de formation militaire, il quitte la caserne en direction de front français, où il intègre l’Infanterie-Regiment 30. Quelques jours plus tard, il arrive en forêt d’Argonne et y connaît son baptême du feu face aux positions françaises. Il y demeure plusieurs mois et participe aux combats de Vauquois avant d’être tué par un éclat d’obus dans la poitrine le 25 avril 1915, alors qu’il est occupé à des travaux d’abattage d’arbres en retrait des premières lignes.
2. Témoignage :
Alphonse Gambs, Montenach. Souvenirs de la Grande Guerre (1914-1918), Imprimerie L’Huillier, Florange, 2014, 32 p.
Alphonse Gambs, historien local, est à l’origine de la publication de ce fascicule divisé en deux parties. La première est consacrée à la publication de la correspondance de guerre d’Antoine Diwo, traduite en français, tandis que la seconde revient plus largement sur le destin de la commune de Montenach et de ses hommes mobilisés au cours de la guerre. Le corpus de lettres et de cartes d’Antoine Diwo ne représente sans doute pas l’ensemble de sa correspondance de guerre, mais c’est vraisemblablement tout ce qui en subsiste. Les lettres présentées ont par ailleurs été élaguées des passages jugés peu « intéressants » par A. Gambs (les formules de politesse et passages récurrents notamment).
3. Analyse :
Ce recueil de lettres nous donne à voir le parcours d’un Lorrain « de souche », originaire d’une région qui redevient frontalière au terme de la guerre, mais qui ne l’est pas au moment où Antoine Diwo vit. Aussi, son espace vécu s’étale sur une aire comprenant indistinctement une partie de la Lorraine annexée et de la Sarre voisine.
Certes, des précautions sont nécessaires pour aborder une correspondance de guerre, ici entretenue avec sa famille, tant sont inhérentes des formes de censure et d’autocensure, de valorisation de certains faits et de minoration de certains autres. Comme il est d’usage, Diwo se montre rassurant sur son moral et sa santé. Toutefois, il ne cherche pas à cacher à ses proches la réalité de combats (« ce que l’on a vécu et vu à Vauquois, c’est presque pas possible de le décrire », 22 mars 1915), relatant dans les grandes lignes les batailles auxquelles il participe et les assauts dans les tranchées adverses (Sturmangriff), indiquant à plusieurs reprises avoir échappé de peu à la mort (« dans la seconde tranchée, j’ai failli sauter en l’air », 18 décembre 1914).
Par ailleurs, pour ce qui concerne la délicate question de l’identité nationale, l’évidence semble ici primer sur le tiraillement habituellement mis en avant pour les Alsaciens-Lorrains : Antoine Diwo se sent allemand, ne remet pas en cause sa place dans l’armée impériale, et combat sans état d’âme contre les Français qui lui font face. Le 9 novembre 1914, il écrit par exemple : « Hier, les Franzmänner voulaient de nouveau faire une percée ; nous les avons renvoyés à la maison avec la tête en sang. » Il paraît même ravi de partir de la caserne pour en découdre, mais comme beaucoup avec l’idée d’une guerre courte. Il manifeste ainsi périodiquement ses espoirs de paix à partir de novembre 1914. Il ne note aucune stigmatisation liée à son origine lorraine, mais sait que le front russe est moins dangereux et que nombre de ses camarades y sont envoyés (par suspicion) ; il n’en dit cependant pas davantage (p.13). Enfin, la lettre de la compagnie annonçant son décès à la famille témoigne de sa bonne intégration dans l’armée allemande : « il avait gagné l’estime de ses supérieurs et l’amitié de tous ses camarades ». Parmi ces derniers, ceux qui lui sont les plus chers sont les hommes de sa contrée, avec qui il pose pour des photographies de groupe et dont les noms viennent ponctuer ses lettres, qu’il se réjouisse d’une rencontre fortuite ou s’attriste d’un décès.
Raphaël Georges, février 2015
Bach, André (1888-1945)
1. Le livre
* André Bach, Carnets de guerre (4 août 1914 – 30 décembre 1916), Vie et mort d’un patriote de la Grande Guerre à Buchenwald, textes établis et annotés par Elisabeth Carlier, Jean-Pierre Carlier et Christian Desplat, Pau, éditions Cairn, 2013, 296 p. Illustrations. Les deux premiers présentateurs sont des petits-enfants d’André Bach ; le troisième est un historien éminent, « auteur d’une quarantaine d’ouvrages et d’environ cinq cents articles consacrés à l’histoire culturelle et institutionnelle, à Henri IV et aux sociétés pastorales à l’époque moderne » (p. 4). Les divers textes de présentation occupent 80 pages ; les carnets de guerre d’André Bach, 120 pages aérées ; les annexes 17 pages ; les notes, 62 pages serrées.
2. Le poilu André Bach
Il est né le 30 octobre 1888 à Paris d’une famille originaire de Moselle ; son père a exercé les métiers de cordonnier, puis photographe, puis épicier. Service militaire en Algérie et au Maroc avec les zouaves en 1911-1912 ; sergent, il a le sentiment d’appartenir à un corps d’élite. Marié en 1913, il se sépare rapidement de sa femme (deuxième mariage en 1920). Employé dans une maison de commerce de tissu, il fait de fréquents voyages d’affaires et parle plusieurs langues. Il est passionné de sport.
Pendant la Première Guerre mondiale, il combat avec le 4e Zouaves en particulier en Flandre, dans l’Aisne et à Verdun. Il devient adjudant, puis sous-lieutenant. Blessé à Douaumont, le 26 octobre 1916, il doit être amputé du bras gauche. Il a rempli 7 petits carnets de notes brèves, qui sont l’objet central de l’édition présentée ci-dessus.
Le sportif se révèle par ses pratiques : football, rugby, vélo, boxe pour ramener des poivrots à la raison. A plusieurs reprises, il souligne qu’il considère la guerre comme un match, par exemple le 5 août 1915 : « Depuis deux jours nos crapouillots font du dégât aux Boches et le match est passionnant. » Mais il y a des soldats qui détestent qu’on vienne troubler leur secteur. Cela conduit André Bach à établir une distinction entre le guerrier, comme lui, qui « fait la guerre », et les autres qui la « subissent » et qui considèrent le guerrier comme « un piqué ». A d’autres moments, en contradiction avec ce qui précède et avec les sentiments exprimés par beaucoup d’autres témoins, il annonce que les poilus acceptent « froidement et résolument » la campagne d’hiver qui s’annonce (juillet 1915) ; plus tard, montant à Verdun en juin 1916 : « Le moral de nos hommes est excellent, l’approche de la bataille les excite et tous sont de belle humeur. » On a l’impression qu’il s’accroche à cette posture de sportif et de guerrier pour pouvoir tenir dans les conditions extrêmes du front. Le moindre petit succès est considéré par lui comme définitif.
Les Allemands ne cessent pas d’être des ennemis à abattre. Mais il admet que les troupes relevées en première ligne avertissent ainsi leurs successeurs : « Oh ceux-là sont tranquilles ou turbulents, etc. » Le 20 mars 1915 : « Les Boches nous fichent la paix pour le moment. » Les Français boivent trop et les gradés doivent savoir reprendre en mains les troupes au repos (22 juin 1916). Un bon conseil aux officiers : « Souffrez avec vos hommes et ne les tracassez jamais » (p. 172).
Après la guerre, André Bach devient journaliste, en particulier à L’Indépendant de Pau, de 1936 à 1940. En 1932, il avait publié Là-Haut, un livre rédigé à partir de ses carnets et de ses souvenirs. Résistant, il est arrêté le 9 août 1943 par la Gestapo. Il aurait transporté du courrier et participé à une filière d’évasion de juifs vers la Suisse (mais aucune précision n’est donnée sur cette question). De Buchenwald, il revient en France, mais il meurt épuisé par la captivité le 10 mai 1945.
3. La conception du livre de 2013
Quelques pages de Là-Haut sont données dans le livre et on nous dit qu’André Bach y adoptait un « ton badin » pour décrire son expérience de guerre. Un travail intéressant aurait été de comparer systématiquement le contenu des carnets avec la version rédigée plus tardive. Il me semble que cela aurait été une opération plus profitable que de charger le livre de tant de notes (208 notes, occupant 62 pages), certes pleines d’érudition, mais qui présentent quelques problèmes.
La brièveté des phrases d’André Bach impliquait évidemment la présence de notes explicatives. Mais elles sont si nombreuses et si longues qu’en les lisant on perd le fil de la guerre vécue par l’auteur. Les développements sur Louis XIV, l’Ancien Régime, puis sur la Résistance de 1940-44, ne paraissent pas indispensables. Certaines notes redisent de façon redondante ce que l’auteur a écrit. D’autres constituent des affirmations pour le moins trop rapides : « Les Poilus combattaient pour une certaine idée de l’homme et de la France, celle des Lumières et de 1789 » (note 62).
Les notes contiennent quelques erreurs. On voit mal comment le 29 août 1914 marquerait pour André Bach « le tournant de la bataille de la Marne » (note 16). Le 19 juillet 1915, Bach ne peut pas se faire l’écho de la rencontre de Zimmerwald qui aura lieu le 5 septembre suivant (note 66). La mention (28 août 1915) d’un régiment de « Terribles taureaux » appelle cette note : « Les « Terribles Taureaux » : vraisemblablement le nom d’un régiment britannique » (note 79). (Tous les lecteurs familiers de la période 1914-18 savent qu’il s’agit du surnom des territoriaux.)
Il est toujours difficile de transcrire un texte manuscrit ; ici on a l’impression qu’il y a eu quelques erreurs. Par exemple (p. 131) : « Les Boches nous envoient avec une flèche un facteur démentant les mauvais traitements aux prisonniers. » Ne s’agirait-il pas d’un factum ? Et en octobre 1915 (p. 146) : « Quand je vois des récits de l’offensive ou regarde les cartes de Champagne et Yonne, quelle rage de ne pas y être. » On voit mal un poilu évoquer une offensive dans l’Yonne pendant la guerre de 1914-18.
Parfois, on ne sait pas si l’erreur provient de l’auteur ou du présentateur. En note 2, ce dernier reproduit un éditorial d’André Bach dans L’Indépendant des Basses-Pyrénées, le 2 août 1939, à propos des titres de journaux annonçant la mort de Jaurès, vingt-cinq ans auparavant : « Je revois celui que Gustave Hervé – patriote de la veille – affichait en tête de La Guerre sociale : « Ils ont assassiné Jaurès. Ils n’assassineront pas la France » ; « Ils », c’était évidemment, aux yeux d’Hervé, les Allemands, mais je n’ai jamais cru que le Kaiser, pas plus que n’importe qui d’autre ait été pour quoi que ce soit dans l’assassinat de J. Jaurès. » Et le présentateur d’ajouter : « A. Bach n’était sans doute pas aussi ignorant qu’il le prétendait. » En fait, si la citation du journal de Pau est reproduite correctement, elle contient plusieurs erreurs. D’abord, le titre en première page du journal d’Hervé était : « Ils ont assassiné Jaurès – Nous n’assassinerons pas la France. » Ce qui voulait dire : les ennemis de Jaurès, de droite et d’extrême droite, l’ont assassiné ; nous, socialistes, nous participerons cependant à la défense de la France. C’est une idée bizarre de penser que les Allemands avaient assassiné Jean Jaurès. Par contre, dire que personne n’ait été pour quoi que ce soit dans ce crime, c’est se laisser entraîner par sa plume.
Rémy Cazals, août 2014
Bouton, André (1890-1979)
*André Bouton, Mémoires d’un Manceau, soldat pendant la Grande Guerre, présentées et annotées par son petit-fils Didier Béoutis, Editions de la Société littéraire du Maine, 2014, 340 pages. En illustration : photos prises par l’auteur et d’autres de l’ECPAD. Préface de Stéphane Tison, maître de conférences à l’université du Maine : « Le témoignage important d’un mobilisé aux expériences multiples. »
1. L’auteur
Né le 30 novembre 1890 à Fresnay-sur-Sarthe où son père dirige une entreprise de tannerie. Son frère cadet deviendra prêtre. Lui-même exerce la profession de clerc de notaire. Il a fait le service militaire comme secrétaire d’état-major. En 1914, il est encore célibataire. Myope, il est classé service auxiliaire et il reste à la caserne Chanzy au Mans. Après l’hécatombe des premiers mois, il part en renfort au 117e RI, à sa demande expresse, nous dit-il. Arrivé au front le 12 novembre, il est blessé à la cuisse le 17 décembre et il décrit la mauvaise organisation de la chaîne d’évacuation, puis l’hôpital Ridgway à Pau. Guéri, il passe plusieurs semaines comme instructeur, puis il participe à la formation du 404e RI au camp de Mailly dont il donne une description (p. 138). Après trois semaines de tranchées, il vient soigner une scarlatine à Compiègne pendant deux mois. A partir de juillet 1915, suivent des « pérégrinations » et des occupations de tranchées dans l’Aisne, coupées par une permission en novembre. Il décrit la ferme de Confrécourt (p. 194), le secteur de Sacy (p. 225). Il est promu sergent en février 1916. Il est à nouveau blessé le 17 juillet et soigné à l’hôpital des Rothschild à Paris (p. 279). En février 1917, il revient dans les services auxiliaires et stationne près d’Alençon dans des postes de surveillance des avions et des dirigeables.
Après la guerre, il devient notaire à Mamers et se marie en 1923 avec une fille de notaire. De retour au Mans, il dirige un cabinet d’affaires. Membre des sociétés savantes, il écrit des ouvrages d’histoire locale et régionale. Il meurt le 1er avril 1979.
2. Le témoignage
André Bouton a tenu un journal quotidien pendant toute la durée de la guerre. Le présentateur nous dit qu’il utilisait un papier carbone et qu’il envoyait régulièrement le double à sa mère afin qu’une version au moins soit sauvée. Les 15 carnets font mille pages. Puisqu’ils sont conservés, une comparaison avec les mémoires serait intéressante. André Bouton nous dit qu’il a rédigé ses mémoires avant même la fin de la guerre, à partir de ses carnets et des souvenirs encore frais. En 1929, il a fait dactylographier le texte des mémoires par sa secrétaire ; il dit qu’après relecture il n’a rien modifié et il a écrit un avant-propos de forte critique de la guerre, qui pourrait constituer en fait une conclusion tardive. Les mémoires comprennent trois parties : 1. « Souvenirs d’un Manceau soldat au 117e régiment d’infanterie (août à décembre 1914) » ; 2. « Dix-huit mois avec le 404e régiment d’infanterie (janvier 1915 à juillet 1917) » ; 3. « Mémoires d’un « embusqué » (juillet 1916 à mars 1919) ». Il aurait alors renoncé à les publier (a-t-il essayé ? on ne le sait pas). Des passages ont été donnés à des périodiques locaux. L’édition de 2014 est la première publication complète et annotée. Le style évoque nettement une réécriture et une hésitation entre trois attitudes : celle du témoin direct ; celle de l’historien prenant du recul ; celle de l’écrivain soucieux d’attirer l’attention sur le pittoresque et les ridicules.
3. Analyse du contenu
Un premier thème est celui de l’entrée en guerre. André Bouton fait partie des rares Français qui prenaient des vacances. La mobilisation le ramène au Mans et il décrit les aspects les plus délirants des quelques jours du début août dans cette ville. Sans doute insiste-t-il sur les ridicules. En septembre-octobre, cependant, il signale des inscriptions contre la guerre sur les murs de la ville, épisode qu’on souhaiterait mieux connaître. Lui-même cherche à partir vers le front et il souligne qu’il est bien le seul : il fait autant d’efforts pour partir que les autres en font pour rester. Ses motivations : un patriotisme nourri d’un imaginaire guerrier ; la curiosité et le goût de l’aventure ; la volonté de ne pas devenir un objet de risée pour les filles.
Dès les premières pages, il critique violemment ceux qui veulent s’embusquer, mais aussi les infirmières, les Méridionaux, les ivrognes ; ceux-ci sont extrêmement nombreux et stigmatisés dans tout le livre, jusqu’à des aviateurs partis en mission et ayant cassé leur engin ; tous les spécimens d’embusqués rencontrés à Compiègne ; les brancardiers trop prudents ; d’autres « embusqués rutilants » (p. 207) ; les paysans des environs d’Alençon, abrutis vivant dans un pays sauvage ; la baronne de Rothschild dont il fait une critique au vitriol lorsqu’il est soigné dans son hôpital ; et enfin les Américains, grossiers, violents, vantards.
Ayant beaucoup fréquenté les hôpitaux, il donne son opinion sur le « moral » des blessés. Au tout début, ils souhaitent revenir au combat ; mais ce n’est plus le cas au tournant de 1914 et de 1915. Il faut dire qu’ils sont démoralisés par la vue des embusqués. Au printemps 1915, le 404e RI est présenté comme « un régiment sous-alimenté, malade et sans ressort ». Mais au printemps 1916 « l’état moral du front s’était amélioré » et les permissionnaires remontaient le moral de l’arrière, affirmations curieuses qui arrivent après des descriptions apocalyptiques de marches éreintantes, d’ivresses généralisées, d’officiers imbéciles.
La dernière partie raconte « l’embuscade ». Après sa deuxième blessure, il ne veut plus remonter au front, il fait tout pour cela, il accepte le qualificatif d’embusqué : « Et aucun remords ne vint troubler ma joie après deux ans de misère et de souffrances ! Je pouvais me reposer un peu, et laisser les périls de la lutte à ceux qui n’étaient au front que depuis six mois, et s’étaient chauffés à l’arrière pendant plus de deux ans ! » Il estime aussi que l’État tentaculaire est son débiteur (p. 305). C’est dans cette dernière partie que se voient le mieux les attitudes d’historien : il revient assez justement sur les responsabilités de la Serbie et de la Russie dans le déclenchement de la guerre ; mais il attribue les « troubles et séditions » de 1917 à l’action des Boches (p. 303).
Enfin, il coule des jours paisibles en 1917 et 1918 du côté d’Alençon, « excursionnant dans cette nature où il y a de jolis sites, m’entretenant avec les paysans, riant avec les filles qui venaient nous voir, faisant de l’archéologie »…
Rémy Cazals, juillet 2014
Davat, Hippolyte (1884-1966)
1. L’auteur
Né à Aix-les-Bains (Savoie) le 12 mars 1884. Certificat d’études. Formation de jardinier. Service militaire au 4e Dragons de Chambéry. Garde municipal chargé des espaces verts dans sa ville natale. Marié en 1911, un fils. Pendant la guerre, ravitailleur d’artillerie au 206e RAC, puis dans l’artillerie lourde à partir de janvier 1918. Après la guerre, il reprend sa fonction jusqu’à la retraite en 1943.
2. Le témoignage
Hippolyte Davat, 1914-1918 Ma guerre, 2014, préface de Jacques Delatour, 277 p., contient un lexique des termes techniques, des croquis de localisation, la reproduction en fac-similé de quelques pages.
Retrouvé et publié à compte d’auteur par Guy Durieux (gdurieux07@orange.fr), qui nous a déjà fait connaître le témoignage de Marius Perroud (voir ce nom).
L’original comprend 735 feuillets recto-verso, format 15 x 9,5. Le premier intérêt du texte se trouve dans la volonté de l’auteur de garder une trace de tous les jours, du 3 août 1914 au 14 mars 1919 (sauf les périodes de permissions). L’intention de l’auteur est résumée à la fin : « Où j’étais, ce que j’ai vu, ce que j’ai entendu et ce que j’ai fait pendant la Grande Guerre. »
Pour la commodité du lecteur, Guy Durieux a parfois allégé le texte de passages répétitifs lorsque la vie était trop monotone ; il l’a divisé en chapitres et il a normalisé l’orthographe. J’ai repéré une erreur de transcription p. 210, lorsque, le 18 avril 1918, Hippolyte signale la mort de « Rolo » ; il s’agit de Bolo (Pacha), fusillé le 17 avril ; et cela montre la rapidité de transmission de cette information.
3. Analyse
S’agit-il du récit d’une vie monotone ? Hippolyte Davat ne combat pas les armes à la main, mais il correspond incontestablement à la définition du combattant donnée par Jean Norton Cru car il vit une grande partie du temps au danger (obus, bombes d’avions). Son texte définit les diverses facettes de son « métier » : avec ses chevaux, il doit installer les batteries sur leur position de tir et les déplacer lorsqu’elles sont repérées ; il doit les ravitailler en obus et apporter la soupe ; il est parfois réquisitionné pour apporter diverses choses à l’infanterie et au Génie ; au début de la guerre, il faut aller récupérer les douilles, les fusils et baïonnettes. Les corvées sont diverses : aller remplir des tonneaux d’eau ; transporter la litière et l’enterrer dans les trous d’obus. Le 7 juin 1916, il note : « Corvée de boue devant la porte des huiles ! Quel travail et à la carrière pour extraire et charger des pierres que nous mettons à la place de la boue. » Le 1er septembre, c’est une corvée de gravier « pour les allées de M. le capitaine ». Tous ces transports ont lieu non loin des lignes et parfois sous les obus quand les attelages ont été aperçus par un observateur depuis sa saucisse. Mais Hippolyte est conscient de la situation encore plus mauvaise des « pauvres fantassins ».
Même compassion pour les chevaux ; l’expression « pauvres chevaux » revient souvent. « Triste chose que la guerre pour ces pauvres animaux aussi », écrit-il le 21 avril 1916. Ils triment dur pour s’arracher à la boue ; ils glissent sur le sol verglacé ; ils passent des nuits sans abri sous la pluie et au froid. Les obus, les tirs de mitrailleuse les effraient. Un jour (17 octobre 1918), un cheval heurte du sabot un obus non éclaté ; l’explosion provoque la fuite « dans tous les sens » des rescapés. « Nos chevaux commencent à en avoir assez », remarque-t-il le 23 octobre 1917, expression largement employée par les poilus, et bien avant cette date. Hippolyte s’attache à certains de ses chevaux, son « grand Canadien » ou ses « deux gris ». Une grande partie de son temps passe en soins (contre la gale) et pansages (19 avril 1917 : « Bon pansage où, les chevaux muant, on avale beaucoup de poils. »).
Quand il a des loisirs, il va boire un litre avec des camarades ; on chante, on joue de l’accordéon. On cueille des fraises et framboises, des champignons ; on ramasse des pommes pour faire du cidre ; on améliore le menu avec la viande d’un sanglier ; on fait une pêche miraculeuse dans un étang en partie asséché (« je cueille les poissons comme avec une pelle ») et il y a largement de quoi en vendre de pleins seaux dans les cantonnements (« c’est une recette pour du pinard »). On aide les paysans chaque fois que c’est possible. Hippolyte fabrique des briquets et, à plusieurs reprises, il dit qu’il « dessine » sur des douilles d’obus pour les camarades qui ont sans doute reconnu ses compétences artistiques. Quant aux Anglais, leur jeu favori est le football ; les Français y participent parfois bien conscients de la supériorité britannique.
Hippolyte témoigne d’un grand intérêt pour les avions : les spécialistes de l’aviation pourraient trouver dans son texte quantité de notations, avec les évolutions qualitatives et quantitatives du début à la fin de la guerre. Au début, on voit quelques appareils isolés ; on tire dessus sans succès et il faut s’abriter lorsque les culots retombent. Puis on assiste à des pirouettes, des acrobaties, des duels dont les résultats sont incertains car le vaincu tombe parfois dans les lignes adverses. A la fin de la guerre, ce sont des escadrilles de dizaines d’appareils que l’on peut voir depuis le sol.
Hippolyte ne manque jamais de noter des renseignements sur les cimetières : tombes individuelles ou collectives, de Français et/ou d’Allemands. Lorsqu’il passe deux fois au même endroit à plusieurs jours d’intervalle, il constate l’allongement des files de croix, l’agrandissement des cimetières. D’une façon générale, il note qu’il est déjà passé auparavant à tel endroit (par exemple dans les parages du Trou Bricot en septembre 1918 comme en septembre 1915).
Certains jours, les notes sont brèves. D’autres fois, il décrit plus longuement des secteurs où l’action a été rude : Champagne fin septembre 1915 ; Verdun en mars 1916 ; le Soissonnais dévasté lors du recul allemand de mars 1917 (arbres fruitiers sciés, puits remplis de fumier, sucrerie de Villers-Saint-Christophe détruite…) ; le Chemin des Dames en mai (tandis que des civils se livrent aux travaux agricoles à proximité du danger) ; environs de Nouvron-Vingré en novembre 1917. Détail curieux : à Aubigny en avril 1917, dans une maison dévastée, il découvre « un petit mémoire écrit à la main de M. Boloré, otage des Allemands en 70 » et les 26 cahiers rédigés par « un homme resté dans l’invasion et inscrivant au jour le jour ses impressions parfois curieuses de ce qu’il voyait ».
La supériorité des Alliés lors des derniers mois de la guerre devient écrasante : « grande activité d’aviation » (26 septembre) ; « des tanks il y en a partout » (1er octobre). Les Allemands reculent en faisant sauter leurs canons dont l’un « ouvre sa gueule comme un crocodile » (10 octobre). Les prisonniers allemands expriment leur joie d’en avoir fini ; chargés d’enterrer des chevaux morts, ils en sont heureux « car ils ont du cheval à manger » et les Français leur apportent du pain. Le 10 novembre, Hippolyte se demande : « Est-ce vrai que cela va finir demain ? » Le11 dans l’après-midi : « Ce calme, pas de canon, me semble tout étrange. » Et le 13 : « Ayant pu se procurer le journal, nous lisons les clauses de l’armistice, c’est salé. » Le 21 novembre, la description du paysage de la route de Somme-Py à Souain est la dernière de ce type dans les carnets.
Ceux-ci comprennent rarement des jugements sur les chefs, sur l’armée et sur la guerre. Mais il y en a quelques-uns. On a déjà fait allusion aux huiles pour lesquelles il faut faire des corvées. Retarder son départ en permission (27 juillet 1915) l’irrite au plus haut point et lui fait comprendre que des pistonnés passent avant lui et que la solidarité entre officiers et soldats « n’existe que sur les journaux ». L’expression « bourrage de crâne » est utilisée le 3 octobre suivant. L’armée ? « Ah ! Armée française, tu ne changeras donc jamais, armée où l’on dévaste tous les champs, ça me fait rage de voir ce travail ! » Les alliés russes ? « Aujourd’hui, sur le journal, capitulation de nos chers alliés, les Russes ! » La guerre ? « Je fais des tas de petites choses qui occupent mon temps et me distraient sans cela ne deviendrions-nous pas fous ? » (17/02/1917). Et, plus largement (19 octobre) : « Que devons-nous penser de cette civilisation ? »
Au total, beaucoup d’informations à tirer de ce livre.
Rémy Cazals, juillet 2014
Roumiguières, Alfred (1887-1973)
1. Le témoin
Il est né à Saint-Martin-Laguépie (Tarn), le 15 avril 1887 dans une famille de cultivateurs. Après le certificat d’études primaires, de 12 à 16 ans, il travaille la terre avec son père tout en préparant avec son ancien instituteur le concours d’entrée à l’école normale d’Albi. Du service militaire d’un an, il sort avec le grade de sergent. Il est nommé instituteur à Sorèze en 1907. Il se marie avec une institutrice en 1910. En 1914, le couple a deux enfants. Alfred milite à la SFIO et dans le syndicalisme enseignant en gestation.
En août 1914, il part comme sergent au 343e RI en Alsace, puis dans les Vosges. Lorsque les soldats sont autorisés à aider les civils à faire les foins près du front, il y participe avec plaisir, écrivant (5 juin 1915) : « J’ai constaté que je n’avais pas oublié mon premier métier. » Son frère Irénée est tué le 9 juillet 1915 (« Comment prévenir ma mère ? »). Adjudant le 14 octobre 1915, Alfred est blessé quelques jours après par l’éclatement accidentel d’une grenade française. En janvier 1916, le voici instructeur à Carcassonne. Il se rapproche du front en octobre, tout en restant instructeur au 15e RI. Il apporte une confirmation à la thèse d’Alexandre Lafon sur la camaraderie : « Depuis que j’ai quitté le 343e, j’ai trouvé beaucoup de camarades, mais je n’ai pas trouvé d’amis. » Il revient en ligne au 26e RI en mars 1918 et il est à nouveau blessé par des éclats de grenade en juillet. Il est libéré le 19 février 1919.
Dès la rentrée suivante, le couple Roumiguières est nommé à Castres ; il y reste jusqu’à la retraite en 1942. Alfred continue à militer à la SFIO et au syndicat des instituteurs. Il est élu au conseil municipal sur la liste socialiste en 1947. Il meurt le 3 juillet 1973.
2. Le témoignage
Alfred Roumiguières dit qu’il écrit au moins deux lettres par jour, dont une à sa femme Rosa. 1600 lettres à son épouse ont été retrouvées, et autant venant d’elle, qu’il lui renvoyait en exigeant qu’elles soient conservées pour les relire plus tard. Le présentateur, François Pioche, a effectué deux choix : ne pas retenir les lettres de Rosa ; reproduire seulement les passages les plus marquants de celles d’Alfred. D’autant qu’il fallait aussi prendre en compte 4 carnets, tenus d’août 1914 à juin 1915. F. Pioche ne sait pas si Alfred a cessé de les remplir à ce moment-là ou s’ils ont été perdus. La deuxième hypothèse paraît la bonne quand on sait que les auteurs de La Plume au Fusil (Toulouse, Privat, 1985) ont donné des extraits de carnets de Roumiguières postérieurs à juin 1915.
Le livre d’Alfred Roumiguières, Un instituteur tarnais dans la guerre 1914-1918, Castres, Société culturelle du pays castrais, 2013, 211 p., contient quelques photos, des cartes et des reproductions de lettres et de pages de carnets (notamment, p. 148, une lettre très maladroitement écrite de la main gauche après sa première blessure). Comme tant d’autres, Alfred a remarqué très vite (11 septembre 1914) l’importance du courrier familial : « Songe que ce n’est que par les lettres que je peux encore vivre un peu votre vie. » On retrouve chez lui l’expression des sentiments d’affection exprimés par tant de poilus, par exemple le 20 janvier 1918 : « J’aime bien que tu me racontes les petites scènes dont nos enfants sont les héros. Un de mes plus grands regrets que me donne la guerre, c’est celui que j’ai de ne pouvoir profiter de nos enfants tant qu’ils sont petits. »
3 Analyse
Le départ
Le 3 août 1914 à Carcassonne, c’est l’enthousiasme. On crie « À Berlin ». On menace Guillaume et son fils de divers sévices. Les différences politiques sont oubliées entre Français. Le sergent Roumiguières fera tout son devoir, en espérant que la guerre soit finie avant le départ de son régiment de réservistes. Il pense que cette guerre sera la dernière et que l’écrasement de l’Allemagne permettra de vivre en paix pendant de longues années : « Je crois qu’en ce moment je travaille pour mes enfants, parce qu’après cette guerre va s’ouvrir une longue période de paix et de tranquillité. » Il n’apprécie pas que la foule injurie une femme allemande tenant son enfant dans les bras et il remet à sa place un lieutenant qui ricane.
L’instituteur reparaît
Le 13 octobre 1914, il écrit : « Sous le soldat, l’instituteur réapparaît très souvent. Le moindre sujet de conversation m’entraîne à faire une leçon. Je me mets à fournir des explications si bien que, par moment, je me trouve tout étonné de parler à des hommes à barbe. Je croyais être au milieu de mes élèves. Tantôt c’est une leçon de choses, tantôt une leçon d’histoire, mais le plus souvent c’est de la morale ou de la géographie. Lorsque j’étais à la 3e section, je prenais souvent la carte de l’adjudant Pomarède et j’expliquais là où nous étions pour le moment, d’où nous venions, ce que nous avions à droite, à gauche, etc. J’avais toujours un grand nombre d’auditeurs attentifs. » Certes, il reconnaît les lacunes dans ses études, et pour les combler il achète un exemplaire de L’Iliade pour 12 sous (14 août 1917). Un peu auparavant, retour de permission, il peut enfin voir Paris, « Paris où se sont déroulés la plupart des événements historiques qu’on étudie, où ont eu lieu la plupart des intrigues qu’on lit dans les romans ! » La révolution russe de mars 1917 lui rappelle les délibérations des États Généraux et la nuit du 4 août, « telles que nous les présentent Aulard et Jaurès ».
Cet instituteur est socialiste
Il ne cache pas ses idées ; il reste abonné à L’Humanité ; à Paris, il tient à voir le mur des Fédérés. Les socialistes ont fait tout leur possible pour empêcher la guerre, mais « ils font leur devoir de Français comme les autres et souvent mieux que les autres » (6 juillet 1915). « Jaurès avait raison », précise-t-il le 6 août 1915. Il avait raison de penser que la décision ne serait pas obtenue dès le premier choc. « Il parlait des réserves sur lesquelles il fallait compter. N’est-ce pas les réserves qui composent aujourd’hui presque exclusivement l’armée française ? » Le 4 novembre 1918, l’instit socialiste se réjouit : « Les trônes croulent comme des feuilles mortes et partout la république s’apprête à remplacer les empereurs ou les rois impérialistes. […] Comme Jaurès avait raison lorsqu’il nous démontrait que l’idée démocratique était en progrès en Europe. Le jour n’est pas loin où nous allons avoir la république en Allemagne. »
Embusqués et réactionnaires
Le 18 février 1916, il constate : « Un instituteur ne peut pas se faufiler dans les hôpitaux comme les prêtres ; il ne peut pas se faire embaucher dans les usines comme les ouvriers et il n’a pas le droit aux permissions agricoles comme les paysans et assimilés (cette dernière catégorie est nombreuse). Il n’a d’autre bénéfice que de se faire casser la gu… » Il critique vertement les embusqués, curés et bourgeois, les « professionnels du patriotisme » bien installés à l’arrière. À un patriote resté à Durfort (près de Sorèze), qui s’énerve parce que la victoire ne vient pas vite, il fait dire par sa femme « que dans tous les bureaux de recrutement on accepte volontiers des engagements pour la durée de la guerre ». Les réactionnaires profitent de la guerre pour s’implanter dans les œuvres comme la Croix Rouge ; les cléricaux exploitent la peur du danger pour gagner des soldats à leurs dévotions. Et après la guerre ce sont ceux qui seront restés à l’abri « qui auront sauvé la France. Evidemment, ils pourront parler ; les vrais sauveurs de la patrie ne seront pas là pour les contredire puisqu’ils seront morts. »
L’ennemi
Alfred Roumiguières verse son or pour la Défense nationale (à la différence de l’instituteur Mauny, voir ce nom). Du début à la fin, l’ennemi reste l’Allemand. Malgré la grande proximité des tranchées (« on les entend tousser »), il refuse de fraterniser. Il rapporte des échanges d’insultes d’une tranchée à l’autre (24 mai 1915), mais aussi (3 septembre) l’envoi d’une carte par les Allemands qui demandent : « Que pensez-vous de la paix ? » Lors des combats de Lesseux, le 25 septembre 1914, dans l’abordage d’une tranchée allemande, il a vraisemblablement tué un Allemand, ce qu’il note dans son carnet le jour même, qu’il redit dans une lettre du 11 novembre, et encore le 8 août 1915 en élargissant le propos : à la guerre, il faut parfois tuer pour ne pas être tué. En juin 1918, il décrit les prisonniers allemands, jeunes et loqueteux : « Tu ne te fais pas une idée de la joie qu’ils éprouvent à être prisonniers. […] Ils s’interpellent entre eux avec des cris de triomphe. Ils disent plaisamment qu’ils ont pris le meilleur chemin pour aller à Paris. […] Ils n’ont pas trop à se plaindre de nous. On leur a donné à boire, on les a fait manger et leurs blessés ont été soignés par nos majors comme les nôtres propres. »
Quelques remarques ponctuelles
– 18 octobre 1914. « La guerre que nous faisons est une guerre de taupes. » Detaille ne pourrait pas peindre ses tableaux magnifiques.
– 21 octobre. Un déserteur allemand venu à la tranchée française s’adresse à la sentinelle du 343e en occitan pour l’empêcher de lui tirer dessus.
– 16 novembre. « La frousse ? Je voudrais bien savoir qui ne l’a pas. »
– 22 novembre. « C’est très beau une charge à la baïonnette, mais avant d’arriver sur l’ennemi, les ¾ de l’effectif sont par terre ! C’est ce qui est arrivé trop fréquemment au début de la guerre. »
– 30 mars 1915. « En ce moment, beaucoup d’hommes réclament la paix. »
– 3 novembre 1916. « Le fusil devient arme de second plan ; il est remplacé par la grenade à main, la grenade à fusil et le fusil mitrailleur. »
– 19 octobre 1918. « L’Allemagne est vaincue, cela ne fait de doute pour personne. Elle est vaincue parce que ses alliés l’abandonnent, elle est vaincue parce que ses armées sont refoulées et elle est enfin vaincue parce que son peuple n’en veut plus. »
– 27 novembre. « J’ai été frappé par le duel entre l’homme protégé par le fer et l’homme protégé par le ciment : le tank contre le blockhaus. La victoire est restée à celui qui a pu bouger, prendre l’offensive et exploiter un premier succès. »
Deux regrets
– Une note (p. 184) présentant Bolo Pacha comme un « ancien khédive d’Egypte ».
– Le fait que le présentateur n’ait pas mentionné d’autres combattants du 343e comme le sergent Giboulet et le soldat Tailhades (voir ces noms), alors qu’on les trouve dans les extraits donnés par les auteurs de La Plume au Fusil. Blayac (voir ce nom) parle aussi du 343e.
Rémy Cazals, juillet 2014
Chaumette, Gérard (1892-1951)
Il est né à Mansle (Charente) le 23 mai 1892. Ses parents sont instituteurs. Après le bac, il prépare le concours de l’école normale supérieure de la rue d’Ulm et il est reçu en 1913. Aspirant au 115e RI, il termine la guerre au grade de capitaine. Il se marie en août 1918, il obtient l’agrégation de lettres classiques en 1919 et devient professeur au lycée Clemenceau de Nantes jusqu’à la retraite. Mobilisé à nouveau en 1939, il est fait prisonnier en 1940 et libéré en 1941 comme ancien combattant de 14-18. Il participe à la Résistance. Il écrit divers livres, mais ne réussit pas à publier ses récits de la Première Guerre mondiale. (Ces renseignements biographiques sont donnés par les éditeurs du livre dont il va être question.)
La persévérance de sa fille et de ses petits-enfants aboutit en novembre 2013 à la publication du texte : Gérard Chaumette, Le Casque bleu, Mémoires des tranchées sortis de l’oubli, Editions Les 2 Encres, 277 p. Le texte proprement dit est précédé d’un bref rappel du contexte historique et d’un glossaire qui se réfère à celui du site du CRID 14-18. Mais l’appareil critique ignore les témoins en dehors de Dorgelès.
Le texte de Gérard Chaumette est subdivisé en tableaux thématiques dont le titre est souvent précédé de l’article défini : Le Poilu, Le Cuistot, Le Grenadier, Le Coup de main ; La Patrouille, La Montée en ligne, La Mine. Beaucoup n’ont ni date, ni localisation ; ceux qui sont un peu plus précis sont mélangés : un tableau daté du 22 juin 1916 vient après un autre d’octobre 1918. L’écriture est lissée, pour mieux correspondre aux demandes supposées du public, mais sans doute est-il allé trop loin dans ce sens et dans la livraison de clichés trop attendus (par exemple sur le cuisinier). Dans le détail des descriptions, le Poilu est énergique et gouailleur ; il est beau « jusque sur son fumier et dans sa crasse » ; la Patrie est divinisée ; un lieutenant seul à sa mitrailleuse « tenait tête à la horde qui le cernait », criant : « Un Français ne se rend pas ! »
Un des tableaux décrit une exécution à laquelle l’auteur semble avoir assisté, mais son titre, « L’Exécution capitale » ne donne aucune précision ni de lieu ni de date. Mais Chaumette ne parle ni de fraternisations ni de mutineries. Pourtant, Pierre Roullet (voir ce nom) a signalé des incidents au 115e RI ; apparemment peu graves, ils ont été cependant repérés par Denis Rolland et André Loez.
On peut imaginer le conseil qu’aurait donné Jean Norton Cru à Gérard Chaumette : ne cherchez pas à définir LE Poilu, LA Guerre ; donnez-nous plutôt votre carnet de notes quotidiennes si vous en avez tenu un.
Rémy Cazals, juillet 2014
Bergerie, André (1893-1915)
Le journal de campagne tenu par le sapeur-mineur André Bergerie est un des plus brefs qui soit : rédigé au crayon sur un minuscule carnet publicitaire « Vermouth-Cinzano » de dimension 7 x 5 cm, il débute le 19 octobre 1914 pour s’achever le jeudi 31 décembre. Ce journal a été interrompu par une grave blessure qui a entrainé sa mort, officiellement enregistrée le 7 janvier 1915.
Le document a été conservé par Désiré Sic (voir la fiche à son nom), qui a inscrit au dos l’annotation suivante : « Carnet de route du s/m Bergerie, tué au bois des Zouaves, agent de liaison de l’adjudant Sic (en souvenir) ». Sa transcription représente une dizaine de pages dactylographiées.
Le site « Mémoire des hommes » nous indique laconiquement que André, Vital, Paul Bergerie est né le 3 janvier 1893 à Bordeaux, qu’il était sapeur à la compagnie 19-2M du 7e Génie, et qu’il est décédé à Louvois (Marne) le 7 janvier 1915 des suites de ses blessures, soit quasiment le jour anniversaire de ses 22 ans. Son nom semble introuvable dans les archives départementales de la Gironde. Il faut se tourner vers le journal de marche et d’opérations de la compagnie 19-2 M pour glaner quelques détails supplémentaires sur le comportement de ce soldat et les circonstances de son décès.
Son nom n’apparait pas dans la formation initiale de la compagnie du Génie, effectuée à Casablanca (Maroc) le 9 août 1914. Selon son journal, le sapeur Bergerie a rejoint la compagnie à Verzenay vers le 22 octobre, après avoir transité par Lyon en train à la mi-octobre.
Après la « guerre des frontières », la retraite, puis la stabilisation du front, la compagnie est installée depuis octobre 1914 à quelques kilomètres à l’est de Reims, dans le secteur du bois des Zouaves et du fort de la Pompelle. Elle travaille au renforcement des positions et s’engage dans la guerre des mines, mais peut participer aussi à des « coups de mains ». Ainsi les 21-22 décembre, le commandement a décidé de « prononcer une attaque sur les tranchées allemandes formant saillant dans le bois des Zouaves ». Le JMO indique que la compagnie doit fournir un détachement pour accompagner les colonnes de tirailleurs algériens chargés d’enlever les tranchées allemandes sur le saillant. « Les hommes étaient porteurs de cisailles, d’outils de destruction (haches, serpes) et de charges de dynamite, l’ordre reçu étant le suivant : Se porter en avant avec l’élément de tête des colonnes d’assaut, faire la brèche dans les défenses accessoires de l’ennemi, enlever la tranchée, la dépasser, se maintenir sur la position jusqu’à ce que le matériel servant à la construction d’une tranchée soit apporté à pied d’œuvre. Diriger les auxiliaires d’infanterie pour la construction de cette tranchée et aider au placement du réseau brun de protection ».
Parmi les noms des 11 sous-officiers ou sapeur mineurs qui se sont « particulièrement distingués » lors de cette opération meurtrière, figure celui de Bergerie, ce qui lui vaut, avec 9 autres, une citation à l’ordre de la division marocaine.
Cependant, le JMO indique à la date du 3 janvier 1915 que « le s/m Bergerie est blessé très grièvement par un éclat d’obus au bois des Zouaves », ce qui entraine son décès rapide.
Désiré Sic relate ce décès, qui semble l’avoir particulièrement affecté, d’abord à sa mère par lettre du 3 janvier 1915, puis à son épouse le 6 janvier :
À sa mère : « Aujourd’hui encore je viens de voir tuer à coté de moi un pauvre garçon qui m’était très dévoué. Au moment où il s’y attendait le moins et où je le croyais en lieu sûr, il a reçu un éclat d’obus dans la tête qui l’a étendu à mes pieds sans que je ne puisse rien faire pour lui. J’en suis désolé. Trouver la mort dans un abri, alors qu’il y a une dizaine de jours il était à mes côtés comme agent de liaison dans une manœuvre qui consistait à couper les fils de fer allemands et où sur 12 hommes que j’avais, j’en ai laissé 6 ! C’est abrutissant. Je perds en ce brave garçon un camarade précieux, ils sont si rares ! C’est pour notre chère France tout cela, mais c’est égal la victoire sera chèrement payée ! »
À son épouse: « Avant-hier encore, un des 6 qui étaient revenus avec moi, un jeune homme que j’aimais beaucoup pour son courage et pour l’attachement qu’il me témoignait, a trouvé la mort à mes côtés. Un éclat d’obus lui a brisé le crâne devant la porte même du « trou » d’où je t’écris. Tout cela est bien triste et les « Boches » ne payeront jamais assez cher tout le mal qu’ils nous font. »
Qui était ce soldat décédé après seulement quelques semaines de combat ? Son journal nous livre quelques précisions, en indiquant en particulier qu’il était marié, malgré son jeune âge, à une dénommée Cécile, qu’il avait des tantes, et qu’il a correspondu avec cette gent féminine. Si on ignore son niveau d’études et sa formation, on apprend cependant que son capitaine (sans doute Bergonzi) s’enquiert le 11 novembre de ses aptitudes, pour lui confier ensuite des relevés de plan d’installations et de tranchées dont il semble s’acquitter fort bien, parfois dans des conditions périlleuses. Peut-être était-il dessinateur, toujours est-il qu’il confectionne le 23 décembre le menu illustré du repas de Noël 1914, dont il nous donne par ailleurs la composition. Par une heureuse circonstance, ce menu a été conservé par l’adjudant Désiré Sic et annoté par lui.
Malgré sa brièveté, le journal du sapeur Bergerie fourmille d’annotations intéressantes, notamment quant aux liens de camaraderie établis avec quelques soldats. Il nous donne aussi des précisions sur ses rapports avec ses supérieurs hiérarchiques. Ainsi « le capitaine est très bon » avec lui, et sa mission de dessinateur lui permet occasionnellement de partager la popote avec les officiers. Il nous décrit aussi l’inanité de deux attaques stériles et particulièrement meurtrières, le péril constant des explosions d’obus et des balles qui sifflent dès que l’on relève la tête. On perçoit aussi la réalité de la guerre des mines qui bat son plein dans ce secteur à cette période, recoupée par les informations du JMO de la compagnie, et que confirment les lettres que Désiré Sic écrit à son épouse. Témoignage assez rare, Bergerie indique, à la date du 23 novembre, qu’il tire sur un Allemand à 40 m, et qu’il l’abat. Les détails macabres ne manquent pas non plus, quant à la présence des cadavres qui dégagent une odeur pestilentielle, ou encore ce casque allemand récupéré comme trophée, mais qu’il rejette avec horreur, « car il est plein de la cervelle de son ancien possesseur » (3 novembre).
En filigrane, transparait l’état d’esprit de ce combattant dans les premiers mois de la guerre. On est frappé par son acceptation : ainsi, faute de place au cantonnement, se résigne t-il « à coucher à la belle étoile sous la pluie » le 27 octobre, pour se réveiller le lendemain « mouillé et tout endolori ». Il se déclare volontaire pour des missions particulièrement périlleuses à deux reprises au moins. Il surmonte sa peur en se raidissant, avec le sentiment « d’accomplir son simple devoir ». « Sans témérité ni folle imprudence », il sera « prudent, froid et courageux, et c’est tout, c’est si simple » (8 décembre).
En résumé, ce journal découvert fortuitement constitue un témoignage émouvant d’un simple soldat qui, comme tant d’autres, a été brutalement plongé dans l’horreur de la guerre de tranchées, et y a participé sans état d’âme apparent, en faisant preuve d’un indéniable courage.
Ce modeste document pourrait être remis à ses descendants, s’ils existent et s’ils se manifestent : colin.miege@hotmail.fr
Colin Miège, juin 2014
Le carnet a été déposé par Colin Miège aux Archives municipales de Bordeaux. Colin Miège a retrouvé la tombe du soldat Bergerie : nécropole nationale de Sillery, près de Reims, tombe n° 4926.
Rudrauf, Charles (1895-1916)
– le témoin :
Charles Rudrauf naît le 23 décembre 1895 dans une famille alsacienne traditionnellement francophile. Son père est chef d’atelier à la Société Alsacienne de Constructions Mécaniques (SACM) de Graffenstaden et la famille, qui compte six enfants (Emile, Louise, Lucien, Charles, Lina et Albert, mort en bas âge) vit dans un logement de fonction proche de l’usine. Après une scolarité à l’école communale d’Illkirch, il suit comme Lucien avant lui un enseignement scientifique à l’Oberrealschule beim Kaiserpalast (« école supérieure près du Palais impérial »), selon le vœu de son père qui les destine à une carrière d’ingénieur à la SACM. Toutefois, les deux finissent par s’écarter de cette voie et Charles, qui manifeste assez tôt un goût pour la peinture, décide de poursuivre ses études à l’Ecole des Arts décoratifs de Strasbourg. En juin 1912, il effectue son premier séjour à Paris et y retrouve Lucien, déjà installé, qui l’introduit dans le milieu artistique et dans les cercles patriotiques de la capitale, notamment les associations d’Alsaciens-Lorrains. Au terme de sa deuxième année en école d’arts, en automne 1913, il y retourne pour un long séjour, logeant quelque temps avec Lucien chez Paul Ledoux, un artiste peintre lui aussi originaire d’Illkirch-Graffenstaden. Recommandé par son professeur de français strasbourgeois, il intègre l’atelier de l’artiste Cormon et bénéficie en outre d’une bourse délivrée par le même mécène que Lucien. En dehors de l’atelier d’apprentissage, il fréquente assidument les musées et les expositions de Paris, et perfectionne ainsi son art. Il rentre en Alsace en juillet 1914 et s’y trouve donc au moment de la déclaration de guerre, contrairement à Lucien. Dans un premier temps, il est incorporé dans l’Ungedienter Landsturm (territoriale pour ceux qui n’ont pas encore effectué leur service militaire), au sein d’un bataillon de travailleurs occupé à creuser des tranchées à l’ouest de Strasbourg. En novembre, il passe devant le conseil de révision qui le déclare apte à servir dans la prestigieuse Garde impériale, mais attend encore quelques mois avant de recevoir son ordre de mobilisation, prévue finalement le 1er juillet 1915. Comme beaucoup d’étudiants, il s’est engagé comme volontaire, sans doute pour pouvoir bénéficier d’une formation supplémentaire d’élève-officier. Il l’entame dans une caserne de Berlin, revêtu de la tenue de grenadier de la Garde. Sa première période d’instruction s’achève en septembre 1915 ; il est alors envoyé parfaire son apprentissage au sein d’une compagnie de mitrailleurs alpins dans le Riesengebirge (les Monts des Géants, dans le massif des Sudètes). Il se réjouit d’être préservé des dangers du front et y apprécie les bonnes conditions de vie, ayant désormais « le loisir de penser quelquefois à autre chose qu’à graisser des bottes et à nettoyer des armes » (p. 45), c’est-à-dire la possibilité d’exploiter la source d’inspiration que constituent les montagnes pour s’exercer à son art. A la fin du mois de mars 1916, un ordre interrompt cette quiétude et l’envoie en renfort sur le front ouest avec tous les hommes non encore partis combattre. Il part ainsi le 9 avril à destination des Ardennes, où il reste quelques jours avant de rejoindre le secteur de Verdun, en retrait de la ligne de front. En juillet, il est chargé du ravitaillement de l’état-major du régiment au fort de Douaumont. Le 15 juillet, alors qu’il se trouve dans la zone des combats, il est blessé au menton et à la main. Deux semaines plus tard, il décède de ses blessures dans une ambulance allemande à Romagne-sous-les-Côtes. Inhumé dans un cimetière militaire allemand, sa tombe est par la suite transférée par les autorités françaises avec celles d’autres Alsaciens au cimetière national de Mangiennes, où une croix indique : « Ici repose Rudrauf Charles, Alsacien, mort pour la France ».
– le témoignage :
Charles Rudrauf, Le drame de la mauvaise frontière : Lettres d’un Alsacien (1914-1916), Nancy-Paris-Strasbourg, Berger-Levrault, 1924, 115 p.
Le parcours de ce témoin mort au front en 1916 serait resté inconnu sans le travail de mémoire mené inlassablement par son frère, Lucien Rudrauf. A l’aide de ses propres compléments dans l’ouvrage, ainsi que de ses publications postérieures, il nous est possible – et cela est nécessaire pour bien comprendre le témoignage – de reconstituer son parcours et de comprendre ses motivations. Aîné de Charles avec six ans de plus, il semble avoir exercé sur lui une certaine influence artistique et politique (patriotisme pro-français). Proches depuis leur enfance, leurs liens sont encore renforcés par ces centres d’intérêts communs. Après des études de philosophie à l’Université de Strasbourg, Lucien quitte l’Alsace pour Paris en octobre 1911 afin d’y parfaire sa connaissance du français, et d’y continuer ses études de littérature française et d’histoire de l’art. Recommandé par son professeur de français Hubert Gillot, lecteur à l’Université de Strasbourg, il est introduit dès son arrivée dans le cercle des patriotes alsaciens de la capitale par l’intermédiaire d’Esther Chevé, collaboratrice de Zislin pour la revue satirique Dur’s Elsass. Il rencontre ainsi les grands noms de la cause française en Alsace-Lorraine tels que Zislin, Hansi, Preiss, Laugel, Wetterlé, Bucher, mais aussi les membres de la Ligue des jeunes amis d’Alsace, ainsi que ceux de la Ligue des patriotes, notamment Paul Déroulède. Six mois après son arrivée, après avoir écoulé toutes ses économies, il bénéficie du mécénat généreux de Paul Mellon, lié par alliance (par un de ses fils) à la famille d’industriels alsaciens De Dietrich, ce qui lui permet de rester à Paris. Il entreprend ainsi une thèse sur la lithographie romantique. A l’entrée en guerre, il s’engage volontairement et combat sur le front français avec le 113e RI, notamment en Argonne, sous le nom d’emprunt de Lucien Rivière. Blessé puis promu sergent, il finit la guerre en entrant à Strasbourg avec le 55e RI, dont il porte le drapeau.
En 1924, Lucien est à l’origine de la publication posthume des lettres de son frère, après les avoir rassemblées (elles proviennent de la famille et de quelques amis de Charles), triées (un choix a été opéré : il ne s’agit pas d’un corpus complet de correspondance), et traduites de l‘allemand en français. Dans les lettres sélectionnées, certains passages ont été supprimés, considérés sans importance, résumés parfois en une phrase comme : « (Ici quelques plaintes au sujet de la nourriture insuffisante) » (p. 18). En outre, les passages laissant entrevoir le patriotisme pro-français de Charles sont mis en valeur avec des caractères en italique.
Les lettres ne sont jamais très longues, et comportent très peu de détails sur les aspects militaires de la vie quotidienne. Elles sont principalement adressées à ses parents, à son frère Emile, à sa sœur Louise, institutrice à Mutzig, et à un ami (Schenkbecher). Une ou l’autre sont adressées à son frère Lucien. En effet, la famille peut compter sur une dame originaire d’Illkirch-Graffenstaden, Mme Cruchon, pour passer le courrier en France, via la Suisse où elle réside (elle est pourvue pendant quelques temps d’un laisser-passer pour se rendre en Alsace auprès de sa mère malade).
En définitive, il s’agit d’un témoignage partiel et partial, à classer parmi les œuvres de propagande francophile. Son contenu, mis en forme par Lucien, reflète certes l’état d’esprit d’une partie minoritaire de la population de ces provinces, mais tend à être généralisé à tous les Alsaciens-Lorrains sous le titre Le drame de la mauvaise frontière. C’est d’ailleurs confirmé en 1966 par Lucien, qui note : « Le recueil de ses lettres est un prodigieux document pour la connaissance psychologique du « drame de la mauvaise frontière » ». L’ouvrage est dédicacé à Paul Déroulède et Paul Mellon (le mécène parisien), et préfacé par Georges Delahache, archiviste à Strasbourg issu d’une famille d’ « optants ». Ce dernier y développe le thème de l’Alsace restée fidèle à la France. L’épilogue est quant à lui signé par Esther Chevé qui conclut en dénonçant la « vraie tragédie », celle de « l’Annexion forcée » (p. 114), avant d’implorer les Français d’apaiser « ces Ombres douloureuses (…) par une juste réparation ». Ce n’est pas un hasard si ce livre, qui est le premier témoignage d’un Alsacien de l’armée allemande à être publié en France, s’attire les bonnes faveurs de la presse française qui en fait la critique, en particulier le Journal des Débats Politiques et littéraires (10.06.1924), et Le Mercure de France (01.01.1925).
– Analyse :
Ces avertissements donnés, le témoignage est au moins intéressant à deux titres : d’une part sur l’identité francophile d’un soldat de l’armée allemande, de l’autre sur la place d’un artiste dans la guerre. Forcément conscient des risques liés au contrôle postal, Charles n’exprime pas explicitement ses idées politiques, mais les manifeste ponctuellement à l’aide de sous-entendus qui laissent peu de doutes. Ses lettres ne contiennent cependant aucune critique ouverte du militarisme allemand, ni d’évocation de discriminations à l’égard des Alsaciens-Lorrains. Si celles-ci ont existé et ont parfois été amèrement ressenties, il faut se garder de les généraliser. Au sujet d’un de ses sous-officiers, il note même en août 1915 qu’il est un « homme très convenable » (p. 25). Un mois plus tôt, à peine arrivé à la caserne, il écrit, étonné : « Le traitement n’a rien eu d’humiliant jusqu’à présent » (p. 8). Certes, il est conscient des avantages liés à son statut : « les volontaires d’un an sont traités d’une manière un peu à part ». Au final, il se plaint surtout de la pénibilité des exercices, même s’il se félicite d’y résister fort bien. Ce qui le fait « cruellement souffrir » (p. 3), c’est la séparation d’avec sa vie d’avant, ses connaissances à Paris, sa famille, et surtout son frère (il regrette de ne pas pouvoir combattre à ses côtés, p. 26. Il se montre toujours impatient d’avoir de ses nouvelles. En outre, il craint que son engagement dans l’armée allemande constitue un fossé qui, en se creusant, le sépare toujours davantage de ses proches : « Je me demande souvent avec effroi combien nous serons devenus étrangers l’un à l’autre, lorsque nous nous reverrons, mon frère, moi, et nos autres amis. Combien faudra-t-il de temps pour lancer un pont par-dessus l’immense gouffre que les évènements ont creusé entre nous ? » (p. 43). Et de continuer, plus loin, sur une considération plus générale englobant les Alsaciens-Lorrains : « Faut-il que ceux qui sont les plus innocents de l’affaire en aient à souffrir le plus terriblement ! » Pris en tenaille dans ce conflit, il s’impatiente de voir aboutir la paix, à condition qu’il s’agisse de la « bonne », c’est-à-dire, à demi-mot, celle qui accompagne la victoire de la France. Car il éprouve le sentiment trouble de se trouver dans le mauvais camp. Berlin n’a pour lui aucun charme (p. 6, 10, 12, 24, 25), en comparaison avec Paris, « notre belle capitale » (p. 41). Toutefois, il est ravi d’y trouver la presse française comme le Temps ou le Figaro, où il peut lire le récit de « nos grandes victoires » (p. 20). Il en fait même parvenir des exemplaires à sa famille en Alsace. Par ailleurs, il porte un regard très distant, voire franchement hostile, à l’égard de ses « Kameraden » (p. 47) : « Le fait d’être parqué avec tant d’individus étrangers, vulgaires et abrutis, a éveillé en moi des instincts aristocratiques. » Quand les Allemands font la fête pour la nouvelle année 1916, il se tient à l’écart. Il préfère se replier sur les quelques Alsaciens « avec qui on peut s’entendre » (p. 9). La ressemblance est ici frappante avec ces lignes de Barrès : « Ma répugnance de principe à servir l’Allemagne se doublait d’une sorte d’incapacité physique à causer avec mes “camarades” », extraites du roman Au service de l’Allemagne, dont on sait qu’il figurait en bonne place dans la bibliothèque de Charles Rudrauf (p. 26). Il est bien tentant de penser que ses lectures passées constituaient pour lui une source d’inspiration.
Dans les dernières pages, la mort de Charles apparaît mystérieuse. En effet, sa dernière lettre, datée du 31 juillet, exprime un message optimiste : « Je suis en voie de guérison. » Or, il décède trois jours plus tard. La dernière lettre reproduite est celle signée de la main du médecin chef de l’ambulance, qui explique la dégradation rapide de l’état de Charles, suite à la suppuration de ses plaies. Mais cette version officielle est mise en doute par Lucien et le soupçon plane à la fin de l’ouvrage. Il l’exprime clairement en 1966, dans un ouvrage biographique consacré à Charles : « Ne semble-t-il pas que tout se soit passé comme si le Docteur Diehl avait trouvé un moyen rapide pour éliminer ce blessé peu intéressant pour l’armée allemande, frère d’un sergent de l’armée française ? » Lucien fonde cette conviction sur des passages dans les lettres de Charles évoquant son désir de mettre bientôt en œuvre son « dessein », ainsi que sur les circonstances mystérieuses qui entourent sa mort : à son avis, les autorités militaires auraient profité de cette hospitalisation pour se débarrasser de Charles après une tentative avortée de désertion.
En tant qu’artiste francophile isolé dans l’armée allemande, le lien épistolaire avec sa famille et ses proches est absolument vital : ses parents lui donnent les nouvelles qu’il attend avec impatience, en particulier de son frère, tandis qu’il entretient sa passion de l’art avec certains de ses amis, notamment Schenkbecher. Tous, famille comme amis, lui procurent des livres (par exemple la Divine comédie de Dante, ou du Dostoïewski), des revues et des catalogues d’art, ainsi que des cahiers de dessin, c’est-à-dire autant de moyens pour lui d’échapper à son quotidien morne, de « s’arracher à l’inertie intellectuelle qui est le grand danger de la vie militaire », comme le note Lucien à l’appui des lettres de son frère. Dès qu’il le peut, il s’adonne à son art, faisant à l’occasion prendre la pose ses compatriotes (p. 50), mais regrette souvent de manquer de temps. S’intéressant surtout aux portraits et aux paysages, il porte également un regard émerveillé sur certaines contrées qu’il est amené à traverser.
Sources :
Maurice Barrès, Au service de l’Allemagne : les bastions de l’Est, F. Juven, Paris, 1906 (5e éd.).
Charles Rudrauf, Le Drame de la mauvaise frontière : Lettres d’un Alsacien (1914-1916), Nancy-Paris-Strasbourg, France, Berger-Levrault, 1924, 115 p.
Lucien Rudrauf, « Charles Rudrauf, peintre et martyr », in L’Alsace française, juillet 1936, n° 770, p. 173-177
Lucien Rudrauf, Un maître alsacien de vingt ans: Charles Rudrauf, mort pour la France, Strasbourg, 1966, 179 p.
Raphaël Georges, juin 2014
Rehberger, Henri (1896-1963)
Le témoin :
Henri (Heinrich) Rehberger naît le 21 octobre 1896 dans le village alsacien de Reitwiller (le village de Reitwiller a fusionné en 1972 avec ceux de Berstett, Rumersheim et Gimbrett pour ne former plus qu’une commune : Berstett) au foyer du pasteur Heinrich Rehberger. Il est lycéen à Strasbourg quand éclate la guerre, et enrôlé dès août 1914 dans un « régiment d’ouvriers auxiliaires » (p. 17) effectuant des travaux sur des voies ferrées et des lignes télégraphiques, ou chez des paysans. Il passe l’examen du bac comme une simple formalité et, sur le conseil de son père, s’engage en tant que brancardier volontaire. Il est alors employé sur un bateau-hôpital transportant sur le Rhin les blessés les plus graves, depuis Strasbourg jusqu’aux villes allemandes en aval. L’utilisation de la voie fluviale est cependant interrompue au début de l’hiver à cause des mauvaises conditions de navigation, ce qui met fin à « l’une des périodes les plus agréables » qu’il a vécues pendant la guerre (p. 47). Dès lors, il intègre le détachement de brancardiers cantonné à la gare, dont l’activité consiste à débarquer les blessés arrivés par convois sanitaires avant de les diriger vers les différents hôpitaux de la ville. En avril 1915, il est convoqué au conseil de révision et déclaré « bon pour l’infanterie », mais il n’est pas tout de suite mobilisé. Toujours attaché à la section d’ambulanciers, il est chargé un temps d’effectuer de menues tâches pour le compte du directeur des chemins de fer. Il décide de s’engager sans attendre son ordre de mobilisation, choisissant un régiment basé à Rastatt en raison de sa proximité avec sa région natale (il s’agit vraisemblablement du 111e Régiment d’Infanterie). La période d’instruction achevée, il est dirigé avec ses camarades vers le front russe. Le convoi ferroviaire fait une halte à Kaunas avant de finir sa route à Vilnius. A partir de là commence une longue marche pour rejoindre le front. Le secteur est assez calme à son arrivée, car la rigueur hivernale empêche toute action militaire d’importance ; quand les combats reprennent avec force au printemps 1916, il y est mêlé en première ligne. Une blessure à l’épaule gauche nécessite son hospitalisation pendant plusieurs semaines à Kaunas. De retour au front, il retrouve la même position. Son régiment prend bientôt la direction de la Volhynie, d’abord dans un secteur calme où il demeure jusqu’à la fin de l’été, puis à proximité de Dubno et Rivne où les attaques russes sont quotidiennes : sa compagnie participe ainsi pendant deux semaines à des combats très meurtriers avant d’être relevée. Le régiment se déplace ensuite vers le sud, en Galicie. Au début de l’année 1917, suite à la désertion d’Alsaciens de son régiment, une mesure disciplinaire est prise à l’encontre de tous les autres Alsaciens : ils sont mutés dans des régions très exposées. Rehberger se retrouve ainsi sur le flanc est des Carpates, dans les hauteurs d’une vallée tenue par les Russes. Lors d’un déluge de feu causé par l’explosion de mines et d’obus russes, il est blessé à la tête. Après son hospitalisation, au terme de sa convalescence à Zolochiv, il bénéficie de sa première permission à Strasbourg. A son retour au front, il participe aux offensives permettant d’enfoncer les lignes russes. Les combats et l’avancée allemande cessent cependant avec l’ouverture des négociations de Brest-Litovsk. Son régiment cantonne alors dans une région de Galicie jusque-là occupée par les Russes, mais « cette petite cure de paix » ne dure pas et, au début de l’année 1918, ils sont embarqués à destination de Vilnius puis de Vileïka. De là, Rehberger est envoyé dans une école d’officiers du camp de Munsterlager (Hanovre). Il en sort avec le grade d’adjudant et retrouve son régiment sur le front français devant Tracy-le-Val. Désormais il commande les mitrailleuses de sa compagnie. Il se réveille un matin avec le visage boursouflé et les yeux rouges et larmoyants, victime du gaz de tranchée. Emporté en ambulance, il finit dans un service de blessés de la face installé à Glageon, puis est envoyé en convalescence à Saint-Avold, sa ville de garnison, vraisemblablement en octobre 1918. Alors qu’il rejoint sa compagnie du côté de Sedan, il est emporté dans la retraite allemande. Démobilisé par le conseil de soldats de Metz, il peut finalement rentrer chez lui. Dans une Alsace redevenue française, il reprend ses études qu’il achève en 1925 en soutenant une thèse de médecine (Henri Rehberger, Contribution à l’étude des stéréotypies dans la paralysie générale progressive, 1925) puis entame une carrière de médecin. Il consacre également une partie de ses loisirs à « La Fanfare » de Schiltigheim, qu’il préside de 1933 à 1953. Il décède le 15 janvier 1963.
Le témoignage :
Henri Rehberger, Tête carrée. Carnet de route d’un Alsacien 1914/18, éditions Sébastian Brant, Strasbourg, 1938, 247 p.
Publié l’année du vingtième anniversaire de l’Armistice, le témoignage d’Henri Rehberger est le fruit d’un travail construit et réfléchi sur sa propre expérience de la guerre, qui le distingue de carnets de guerre écrits « à chaud » et publiés en l’état. Comme d’autres anciens combattants, il emprunte au genre du roman pour mettre en forme son récit, avec des titres de chapitre évocateurs et un récit qui s’amorce le 28 juillet 1914, chaude journée d’été dans une salle de classe de son lycée. Tel qu’il est présenté, le narrateur est un lycéen nommé Henri Selsam (et non Rehberger) : aucun indice dans l’ouvrage ne permet de déterminer s’il s’agit d’un simple artifice ou de l’évocation d’un surnom (le nom de Selsam pourrait évoquer le personnage du docteur Adrien Selsam dans une histoire d’Erckmann-Chatrian, Mon illustre ami Selsam, peut-être en clin d’œil à la carrière de médecin que Rehberger entame après la guerre). Outre le récit original de son expérience d’ambulancier, Rehberger livre d’intéressantes descriptions de l’expérience du feu, des traumatismes consécutifs (il évoque la catalepsie p. 107), et des horreurs dont il a été témoin sur le front, parfois de manière assez crue. Il use également d’ironie pour dénoncer la guerre, en employant des formules métaphoriques et analogiques : « en attendant la grande symphonie on se laisse bercer par la chanson des obus et le gazouillement des balles » (p. 92), ou encore : « M’est avis que nous ressemblons assez aux cochons chercheurs de truffes. Même passivité. Quand on les ramène à l’étable, ils se recouchent placidement dans leur fumier. Nous de même. D’ailleurs, la guerre n’est-elle pas uniquement une affaire de truffes ? (…) Que de cochons crevés pour satisfaire l’appétit des gourmets! » (p. 96-97). De même, il s’adresse parfois directement à son lecteur : « Hé ! 35° au-dessous, ce n’est pas rigolo, vous savez ! » (p. 96). On regrette, comme cela arrive avec des romans, que son récit manque de repères chronologiques et géographiques, ainsi que de renseignements plus précis sur ses unités de rattachement. Il peut s’agir soit d’un choix de l’auteur, cherchant peut-être à ne pas alourdir son récit avec des données jugées inutiles, soit d’indices portant à croire qu’il s’est appuyé davantage sur ses souvenirs que sur des notes prises au cours de la guerre.
Analyse :
L’ouvrage de Rehberger est à classer parmi la poignée de témoignages d’Alsaciens-Lorrains écrits et publiés en français au cours de l’entre-deux-guerres. L’auteur, lycéen au début de la guerre, revient en particulier sur l’effervescence qui régnait à Strasbourg lors de la mobilisation, dans son entourage allemand sûr de la supériorité du Reich, mais aussi dans la rue avec le défilé des troupes, la fleur au canon et au son de la « Wacht am Rhein », ainsi que sur l’ambiance victorieuse des premières semaines de guerre : « On ne rentre même plus les drapeaux car chaque jour les cloches se mettent en branle pour annoncer une nouvelle victoire. » On peut également noter l’importance symbolique des distinctions militaires pour la jeunesse allemande de l’époque : ses amis Ernest et Heintz le montrent bien, ce dernier rêvant de faire partie des troupes qui entreront dans Paris afin d’être décoré de la même Croix de fer que son grand-père. Pour ces jeunes, l’entrée en guerre représente une sorte de rite de passage à l’âge adulte. En août 1914, c’est l’aventure qui commence pour Rehberger : son premier embrigadement dans une formation de jeunes travailleurs signifie aussi le premier salaire et surtout la familiarisation avec la bière et le tabac : « Pas d’erreur, j’ai bien l’air d’un vieux guerrier (…) Je fume comme une locomotive, et j’en suis très fier » (p. 18). Il est tout aussi fier de se pavaner en ville avec son uniforme de brancardier, même si celui-ci est trop grand, seulement pour « montrer à tout le monde que je suis devenu quelqu’un » (p. 25). C’est d’ailleurs à nouveau le regard des autres qui le pousse à s’engager volontairement au printemps 1915 (il avait déjà hésité à le faire en 1914, emporté par l’élan patriotique) : malgré les blessures de guerre affreuses qu’il peut observer depuis des mois et qui pourraient être dissuasives, il ne supporte pas l’idée d’être pris pour un planqué : « Quand je passe dans les rues j’ai la sensation que tout le monde me regarde avec mépris. Beaucoup de mes copains de classe, engagés volontaires dans l’artillerie lourde, sont déjà partis pour le front ! Si je m’engageais moi-aussi ? » (p. 62-63). Avec du recul, l’auteur interroge son rapport à la France à cette époque : « Quel est donc ce pays qu’on appelle la France ? » (p. 14). Il lui apparaît qu’il n’en connaît rien, en dehors de quelques vieilles histoires familiales. En fait, en Alsace-Lorraine, le souvenir de la France s’estompe de génération en génération. On le remarque à propos d’un de ses amis, tenté par l’engagement volontaire dans l’armée allemande, mais qui se heurte à l’opposition de son père qui « louche un peu de l’autre côté des Vosges » (p. 50). Pour beaucoup de jeunes Alsaciens, la France ne représente rien de concret, ce qui n’empêche pas une certaine affection à son égard. Ainsi, à bord de son bateau-hôpital, Rehberger se montre tout aussi bienveillant avec les blessés français qu’avec les Allemands, malgré ses connaissances linguistiques fragiles. Il supporte d’ailleurs assez mal un de ses collègues, « à cause des propos haineux qu’il profère continuellement contre les Français » (p. 56). Cela n’empêche, il se sent avant tout allemand et entretient des rapports très amicaux avec ses collègues, avec qui il entonne les chants patriotiques et partage l’ivresse de certaines soirées. Comme eux, il éprouve peu de considération pour les Russes : évoquant un déserteur russe arrivant dans leurs lignes avec du savon en guise de présent, il note : « Mais alors, ils se lavent donc les Russes ? » (p. 138). Toutefois, en tant qu’Alsacien, il se sait suspect aux yeux des autorités. Cette suspicion est révélée à l’occasion de la désertion d’un groupe d’Alsaciens de son régiment : tous les autres font ensuite l’objet d’une mesure disciplinaire et sont envoyés dans des secteurs hostiles, ce qui le pousse à écrire : « Nous sommes la lie de l’armée » (p. 136). Il se sent victime d’une autre mesure discriminante : contrairement à ses camarades sortis de l’école d’officiers, il ne reçoit pas le brevet d’officier mais le grade d’adjudant, car l’enquête menée par le gouvernement militaire de Strasbourg indique « A fréquenté des familles françaises avant la guerre ! » Il en garde une certaine amertume : « Qu’étais-je avant la guerre ? Un gosse de seize ans bien incapable de mijoter des projets antinationaux. Les familles où j’étais reçu ? Celles de mes camarades de classe, parbleu ! – archi-allemandes pour la plupart » (p. 206).
Les conditions de vie du soldat allemand, de la caserne à la tranchée (principalement sur le front oriental), sont assez bien renseignées dans le témoignage de Rehberger. On y retrouve les préoccupations habituelles du soldat, au premier rang desquelles se hissent le ravitaillement et l’alimentation en général, qui semblent souvent poser problème sur le front russe, le courrier, le repos et les permissions. Les difficultés de la vie dans les tranchées, liées au froid, aux inondations consécutives à la fonte des neiges, aux poux, aux maladies sont abordées avec le détachement qu’un témoignage tardif peut comporter, voire avec humour : « Est-il possible de vivre pendant des mois, sans claquer d’étisie, dans un taudis pareil pire qu’une caverne préhistorique ? Il paraît que oui » (p. 95). Un peu plus loin, il évoque les malades dans un hôpital de campagne, livrés « sans défense à la Triple-Entente impitoyable des poux, des puces et des punaises… » (p. 96). La routine (« on s’habitue aux pires choses », p. 52), mais aussi la lassitude qui culmine en 1918 (« Relevés ! La nouvelle est fameuse, mais elle nous laisse indifférents. A quoi bon se trimbaler vers ailleurs. Au fond nous aimerions autant rester là. Nous sommes devenus totalement insensibles ! », p. 220) sont également soulignées par l’auteur. Ce dernier, décidé à témoigner des horreurs de la guerre, se heurte à la difficulté de sa mise en récit : « Comme ils seraient pâles, les mots qui voudraient peindre cette horreur ! » (p. 173). Il nous laisse entrevoir la palette d’émotions ressenties par le soldat avant (« Nos nerfs sont tiraillés », p. 140), pendant (« un instant je me demande pourquoi et de quel droit je démolis ces gens que je ne connais pas. Brève lueur aussitôt éteinte par la saoulerie du meurtre. Aussi féroce qu’à huit ans, je continue d’abattre mes soldats de plomb. Quelle jolie voix tu as, petite mitrailleuse… », p. 127) et après les attaques (parlant de lui et ses proches camarades : « nous devons être devenus un peu mabouls tous les trois » p. 129).
GEORGES Raphaël, mai 2014
Armengaud, Maurice (1886-1960)
Né à Bélesta (Ariège), le 28 août 1886, fils de meunier. Installé à Mirepoix ; titulaire du certificat d’études primaires ; service militaire au 83e RI à Toulouse ; marié en 1911 avec Pauline, fille d’un tailleur de pierre. Il est lui-même menuisier et il fait le garçon de café le dimanche pour arrondir les fins de mois. Mobilisé à Foix en 1914, au 259e RI ; caporal le 5 septembre ; sergent en avril 1916. La Marne, le bois des Chevaliers près de Saint-Mihiel, Verdun en août 1916, où le régiment est décimé, puis dissous. Il passe au 283e RI. Grièvement blessé au Chemin des Dames le 23 octobre 1917, il perd l’usage du bras gauche et ne peut reprendre son métier. Il devient secrétaire de mairie à Mirepoix en octobre 1918 puis, avec sa femme, il vend des journaux, sans disposer de local.
Son petit-fils, Michel Rivière, a retrouvé 935 cartes et lettres de Maurice, principalement adressées à Pauline, dans le grenier de la maison familiale. En 2014, il en a édité une sélection dans une plaquette format A4, sous le titre Lettres d’un Ariégeois 1914-1918, 105 pages, 16 euros, ISBN 978-2-7466-6867-6 à commander à riviere.michel@orange.fr. L’ouvrage contient un index des combattants cités par Maurice Armengaud. En couverture, une carte postale « On les aura ! », transformée en « On les aura les pieds gelés » par Maurice. Sur la guerre vue de Mirepoix, où Pauline attendait Maurice, on peut consulter dans ce dictionnaire la notice Marie Escholier.
Ce témoignage d’un fantassin contient évidemment les références déjà bien connues aux poux, aux rats, à la boue, au froid et aux conditions de vie dans les tranchées, aux dangers, à la nourriture insuffisante ou qui arrive froide, à la hantise du prochain hiver, à l’ennui et au cafard, aux exercices stupides qu’il faut faire quand on est « au repos », aux médecins qui ont reçu des ordres tels qu’il faut être mort pour être reconnu malade, au découragement de tous (15 décembre 1915), aux odeurs qui empêchent de manger (15 septembre 1916), aux camarades tués dont on va voir la tombe (7 septembre 1917), aux stages de formation qui permettent de passer quelques jours loin des tranchées.
Mais chaque témoin s’exprime de façon personnelle. Il remarque particulièrement et expose à sa façon tel ou tel épisode. Ainsi Maurice, âgé de 28 ans en 1914, s’étonne « de falloir commander à des types de 40 ans et plus » (9 janvier 1915), les mêmes qui s’amusent « comme des gosses » (30 novembre 1914). Le 27 mars 1915, il décrit l’arrivée dans la tranchée de première ligne de quatre prisonniers « boches polonais » accompagnés par des officiers français ; ils sont chargés de s’adresser à leurs camarades d’en face pour les convaincre qu’ils sont heureux et très bien nourris, « et puis ils se sont mis à chanter et leurs camarades une fois fini les ont applaudis ». Maurice obtient sa première permission le 28 octobre 1915 ; c’est au retour de chaque permission qu’il subit un coup de cafard « que j’ai bien grand depuis que je t’ai quittée. J’ai fait le fort à cette heure si cruelle pour nous deux, mais une fois le train parti les larmes me sont venues » (4 mai 1916). A l’hôpital, le 24 novembre 1917, une simple phrase en dit long lorsqu’il parle de la nourriture : « étant sergent, j’ai du dessert. »
Pas de trace de « consentement patriotique » dans les lettres de Maurice. Son objectif unique, c’est de rentrer chez lui le plus tôt possible. Le menuisier de Mirepoix n’est pas un poète lyrique, mais toutes ses lettres laissent éclater son amour pour son épouse : « Pour me tarder mon adorée de te voir, il me tarde beaucoup et même je crois que je ferais le chemin qui nous sépare à pied. » Ou encore, le lendemain de Noël en 1914 : « Il faut espérer que celle de 1915 nous la passerons ensemble comme deux tourtereaux et que jamais plus l’on ne se séparera. » Les lettres constituent un lien indispensable : « tu peux croire le bonheur que j’ai lorsque je reçois une de tes lettres » (19 novembre 1914) ; « je n’ai que tes bonnes paroles comme consolation et dans ce milieu d’enfer où tout autour de moi n’est qu’un vaste cimetière où les morts sont sur terre, j’ai besoin je t’assure de cette consolation » (12 septembre 1916). Maurice emploie souvent des tournures en occitan phonétique pour exprimer des paroles d’amour. Et, en élargissant, c’est du « pays » qu’il souhaite recevoir des nouvelles et des colis de nourriture lui permettant, par exemple, de préparer « des haricots comme chez nous avec le hachis et le saucisson que tu m’envoyas ».
« Écris-moi souvent car j’attends tes lettres comme la paix », demande-t-il le 5 mai 1915. Dès le 29 octobre 1914, il aspire à la fin du cauchemar, et il y revient à toute occasion, interprétant tous les signes dans le sens de ce qu’il souhaite : l’épuisement supposé des Allemands, les bruits de négociations de paix dans les journaux. Peu porté sur la religion, il est prêt à prier pour la paix (28 décembre 1916). À plusieurs reprises, il écrit qu’il souhaite la paix, quelle qu’elle soit, et dès le 29 mai 1915 : « Après tout, vainqueurs ou vaincus, qu’on en finisse car il nous tarde à tous de rentrer. »
Il n’aime pas les « sales Boches » parce qu’il les considère comme les responsables de son éloignement du foyer. En juillet 1915, il annonce qu’il pense en avoir tué un d’un coup de fusil et en être très satisfait ; à d’autres reprises, il écrit qu’il ne faut pas faire de quartier. Mais, en novembre 1916, il parle en français à un Allemand et lui demande pourquoi il est venu se rendre : « Il m’a répondu qu’il en avait marre de la guerre. Tu dois être content maintenant. Ah oui ! »
Mais Maurice a de nombreux autres « ennemis » qui reviennent beaucoup plus fréquemment. Ce sont « les gros bouffis », « les bouchers » qui conduisent les soldats à l’abattoir (9 mai 1917), « la cléricaille » et les embusqués (5 mai 1915 et plusieurs autres occurrences). Les « gros » profitent de la guerre tandis que les malheureux soldats défendent leurs capitaux (10 janvier 1916). Maurice n’apprécie pas les officiers, « une bande de peureux, de froussards, qui ne sont bons que pour nous faire des misères à l’arrière et qui dans les tranchées se cachent » (25 septembre 1916) et qui obtiennent deux fois plus de permissions que les hommes. Il s’en prend aux civils des régions de l’Est qui exploitent les soldats et leur disent qu’ils « préféraient le donner aux Boches qu’à nous (question nourriture) » (17 décembre 1914). Enfin, les journalistes sont invités à venir voir les réalités du front au lieu d’écrire des « blagues », la méfiance envers la presse engageant les soldats à gober les « racontars de cuisiniers ». En avril 1916, une lettre de sa femme montre qu’elle a compris la philosophie des communiqués : « Quand nous prenons un point quelconque, c’est merveilleux, et quand nous le perdons ce n’était pas important. » Lui-même, se considérant comme « un vieux rat de tranchée » (7 octobre 1917) ne croit pas qu’une attaque prévue soit « un jeu d’enfant » comme les chefs le laissent entendre, mais il ne veut rien dire pour ne pas décourager les jeunes.
La découverte ou redécouverte de l’amour conjugal va à l’encontre de la théorie de la « brutalisation » au sens de « transformer les gens en brutes ». Mais Maurice annonce que, s’il en revient, on entendra parler de lui contre les gros et les embusqués, et il menace la « bande de grands cons » de la censure, « ces gros cochons engraissés » : « Si j’ai le bonheur, comme je crois, de te revenir et que j’en connaisse quelqu’un, malheur à eux, je saurai prendre ma revanche […] je leur souhaite qu’ils crèvent tous à l’instant même » (17 mai et 16 juillet 1917). En fait, comme pour bien d’autres, il ne s’agissait que d’un défoulement ponctuel ; Maurice Armengaud fut trop content de revenir, sans mettre ses menaces à exécution. De revenir, certes, mais pas en bon état.
Dès le 9 octobre 1917, près du Chemin des Dames, il a le pressentiment qu’il sera blessé, et même il souhaite la blessure (17 octobre). Auparavant, s’il n’a pas décrit les mutineries, il a évoqué « tout ce qui se passe à l’intérieur » (27 mai 1917). Au retour d’une permission, le 29 juin, dans le train, un monsieur vient lui parler patriotisme, « mais je l’ai habillé de première et tous ceux qui étaient dans le compartiment se sont mis sur lui aussi ». Le 25 juillet, au pied du Chemin des Dames, il écrit ce passage : « Je veux te parler de Craonne et du moulin de Laffaux dont entre ces deux objectifs il y a le plateau dont on parle sur les journaux et ces putes de casemates aussi. J’ai le ferme espoir que nous n’y serons pas pour y aller et si le malheur nous y désignait et bien je t’assure que je n’hésiterai pas à faire ce que je t’ai promis. Les pauvres malheureux qui en reviennent sont tout à fait démoralisés, fous. » Envisage-t-il de déserter ou de se rendre malade ? Seule, sa femme pouvait le comprendre.
Dans l’immédiat, il loge dans une creute, « une carrière ou grotte » où « il y fait une humidité terrible » (1er août). Et, le lendemain : « Je suis devenu l’homme des cavernes où je ne risque rien de n’importe quel obus mais en revanche je crois que l’humidité nous crèvera à tous. Si encore le temps était favorable, je m’installerais dehors, mais il n’y a pas moyen, il pleut tout le temps et sommes enfermés là-dedans comme des prisonniers ; heureusement que ça reste tout le temps éclairé et si c’était pas l’électricité je ne sais comment nous regagnerions notre endroit car ma couchette et ma section se trouvent à 1 km de l’entrée. »
Le 12 octobre, Maurice annonce qu’il fera partie de la première vague comme nettoyeur de tranchées avec des hommes qui « tueraient père et mère » ; le 17, après avoir souhaité la blessure, il rassemble son courage pour, lorsqu’il sera « engagé avec les Boches », « leur casser la figure ». Le jour J de l’attaque sur la Malmaison, 23 octobre, deux heures avant l’heure H, Maurice est gravement blessé, l’omoplate gauche brisée. Depuis l’hôpital, il dit sa souffrance et sa satisfaction d’en avoir fini avec la guerre ; en même temps il commente les lourdes pertes du 283e. Après un long séjour loin de chez lui, il arrive enfin à Rodez en avril 1918, où « l’on cause le patois tant médecin qu’infirmiers et infirmières » ; il visite la cathédrale. Puis, à Decazeville, il assiste à la coulée dans l’usine sidérurgique ; c’est « un métier de galérien », mais tous ces ouvriers ont échappé au front ; par contre, la grippe fait des ravages. En juillet, il est encore à l’hôpital à Montpellier où la nourriture est insuffisante ; il faut compléter à la cantine où « nous péloun lé porto monédo » ; cela provoque un tapage et « les plus enragés étaient les amputés ». Il ne rentre chez lui, à Mirepoix qu’à la fin de septembre.
Rémy Cazals, 6 avril 2014