Blanc Léopold (1885 – 1917) et Blanc Émile (1894 – 1917)

« Les lettres des frères Blanc » – Philip Hoyle (éd.)

1. Les témoins

Léopold et Émile Blanc, qui ont 29 et 19 ans au début de la guerre, travaillent la terre avec leurs parents à La Métairie-Haute, à Sauliac-sur Célé (Lot). Léopold commence la guerre au 207e RI puis passe ensuite dans le génie. Après une blessure légère, il sert au 7e RI jusqu’au 30 avril 1917, date à laquelle il est tué lors de l’attaque du Casque (Mont de Champagne). Émile, classe 14, d’abord mobilisé au 10e Dragon puis rapidement transféré au 88e RI, est souvent malade, et n’arrive durablement en ligne qu’à l’été 1915. Il est tué le 22 avril 1917 dans un assaut au Mont Cornillet.

2. Le témoignage

Les lettres des frères Blanc, Témoignages du Front 1914 – 1917 (2013, 90 pages) ont été retranscrites et publiées à compte d’auteur par Philip Hoyle. Celui-ci, ayant fait l’acquisition dans les années 1980 de la Métairie-Haute, ancienne ferme de la famille Blanc, avait reçu d’Anya Buys et Claude Aubin environ 250 de ces lettres. Dans son introduction, il rend hommage à Léopold et à Émile Blanc, qui à son sens ne se seraient pas opposés à une mise en lumière de leur témoignage (p. 3) : « il existe un tumulus sur les terres de la Métairie haute, vieux de 4 à 5000 ans que l’on nomme « Cayrou de la Justice » ; en faisant connaître ces lettres, je rends ainsi justice à Léopold et Emile. » Pour la rédaction de cette notice, j’ai contacté la Métairie-Haute, et les habitants actuels m’ont répondu que Philip Hoyle était décédé depuis « quelques années ». Ainsi, dans la même logique, mais avec un axe plus historique que mémoriel, je pense que celui-ci ne se serait pas opposé à la citation d’extraits des lettres. Il existe un exemplaire de ce recueil à la Société des Études du Lot. Merci à Patrice Foissac pour m’avoir fait connaître ce document.

3. Analyse

Les frères et leur père écrivent toujours en français, et P. Hoyle précise avoir corrigé certaines fautes d’orthographe pour favoriser la lisibilité, il a laissé des formules imagées ou des expressions même maladroites.

Les lettres donnent des nouvelles de la santé, en demandent, se renseignent sur les saisons, les travaux de la ferme. Les frères évoquent des connaissances, tués, blessés ou en permission. Ils mentionnent souvent le souci que leur cause la solitude des parents, obligés d’assumer seul l’exploitation de la ferme. Les deux frères se méfient de la censure postale, ne donnant que très peu d’indications géographiques et jamais de description de combat. En même temps, et de manière assez contradictoire, les échanges évoquent souvent des sujets mystérieux dont on a parlé, la question que tu sais, voire quittent toute prudence.

Léopold

Léopold écrit des lettres dont la tonalité est souvent sombre, il est mécontent d’être au front, se plaint beaucoup, et les seuls moments sereins sont ceux de l’hiver 1914, parce qu’il est versé dans le génie, ou en 1916, après une convalescence à la suite d’une blessure légère. Il condamne la guerre dès novembre 1914 (p. 15) « Nous commençons tous à en être dégoûtés et on se demande quand est-ce que viendra ce jour de paix que nous désirons tous d’un commun accord. » Les plaintes sont récurrentes, comme en janvier 1915, « enfin tout le monde en a assez de ces tortures. », ou dans cette formule d’au revoir en février 1916 : « Rien de plus à vous dire, sinon qu’on nous traite comme les criminels. Adieu je vous embrasse. ». La tonalité cyclothymique de ses lettres voit d’une part des reproches et des explosions de colère envers les parents (pas assez de lettres, de colis, d’argent…), puis des excuses, des regrets, comme en juin 1916 « vous m’excuserez de quelques lettres que je vous ai écrites, j’allais peut-être trop loin mais vu que je me trouvais dans ces conditions, là, j’étais fou de rage. » Son prêt ne lui permet pas d’acheter le vin qu’il consomme avec ses camarades en plus de l’allocation journalière. C’est sa seule dépense au front, et sa pauvreté est cruellement ressentie : les trois quarts de ses lettres contiennent des demandes d’argent. Le père accepte parfois d’aider son fils, mais souvent tarde aussi (p. 40) « plus le sou et c’est triste surtout pour un type comme moi qui a de l’argent à la caisse d’épargne me trouvant sans le sou par votre faute. » Il s’excuse à deux reprises d’avoir mis « quelques phrase pas recommandables » dans ses lettres car il avait bu avec les camarades. À la longue, les crises s’espacent, et les lettres sont plus courtes, toujours sombres mais plus calmes.

Émile

Le jeune frère de Léopold est d’humeur plus égale, souvent enjouée, même s’il critique aussi la guerre de manière récurrente. Au 10e dragon de Montauban, il se fait porter malade dès le 4e jour de caserne, et passe souvent à la visite. Rapidement versé dans l’infanterie (p. 55) « Cela ne me gêne pas beaucoup car dans les dragons il y a beaucoup de fourbi », il y continue à se faire porter malade, pour échapper aux marches (rhumatisme articulaire). À Montauban comme à Mirepoix, il a convaincu ses parents de lui envoyer un télégramme mensonger, – p. 85, « La mère est très malade. Elle désire te voir. » -, ce qui lui permet deux permissions indues. Il les chapitre lors de ces fausses déclarations « Couchez-vous ou restez aux alentours de la maison par prudence (p. 61) », la mère étant en effet censée être mourante… Beaucoup des lettres d’Émile de 1914 le montrent cherchant à carotter. Transféré en ligne à Suippes, il y est très vite légèrement blessé et retourne à La Rochelle puis à Auch au dépôt. Il y enchaîne une pneumonie et ne rejoint le front qu’en juillet 1915. Sans surprise il n’y est pas heureux (p. 66) « Je ne demande pas mieux que d’être blessé de nouveau car ici on crève de faim et si ce n’est pas le vin qu’on boit on mourrait d’inanition. » En novembre 1915, il évoque vers Roclincourt les dures conditions en ligne dans la boue «je me suis foutu 20 cm au-dessus des genoux, jamais de ma vie j’avais vu pareille chose. » et parle d’une fraternisation dans une lettre de décembre (p. 70) « On parle ces jours-ci il y a collaction (sic) entre boches et français. Il parait qu’une compagnie française est allé trinquer avec les boches à la santé de la paix tant souhaitée d’un côté comme de l’autre. » L’opinion sur la guerre d’Émile évolue vers une critique politisée ; dans un courrier, il parle de Léopold qui est bien « dégoûté de cette maudite guerre » (p. 73) et ajoute : « Ce ne sera pas trop tôt qu’on finisse de faire les imbéciles pour faire la fortune de quelques gros industriels qui se moquent de notre gueule par derrière. » Il dit devenir de plus en plus anarchiste (août 1916) et révolutionnaire (septembre 1916). À l’évocation d’une proposition de paix allemande en décembre 1916, il pense que la France devrait profiter de l’occasion, et il insiste en janvier (p. 81) : « il neige, il pleut alternativement, c’est affreux les tranchées pleines d’eau et ces voyous qui ne veulent pas signer la paix. » 

Les combines

Il s’agit d’allusions à tout projet qui pourrait permettre de tomber malade, de faire monter sa fièvre, et d’échapper aux corvées ou au front. Ces divers moyens ne sont jamais clairement décrits, mais on peut les appréhender en croisant les lettres ; on devine qu’il y a des huiles, de la quinine, et d’autres potions mystérieuses ; ces projets ont été anticipés, Léopold écrit à Émile (p. 17, décembre 1914) « il se livre des grands combats d’un côté et de l’autre. Je te conseille de mettre vivement nos projets en exécution. J’arrête sur ce point à toi d’agir. » Les résultats ne sont pas très convaincants pour Léopold (août 1915) « Enfin j’ai essayé l’affaire et cela ne m’a pas produit un grand effet, peut-être qu’à force on pourra arriver à un but. » Avec Émile, cela a eu plus de succès (juillet 1915) « Je crois être arrivé au but que je me proposais, alors je suis content des effets je lui en ferai passer [à Léopold] mais n’ayez aucune crainte pour ma santé, cela ne me fait pas mal. » En janvier 1916, une véritable crise de désespoir secoue Léopold, et il supplie ses parents, perdant tout prudence, de se procurer chez Couderc (médecin) ou chez Vernet (pharmacien) (p. 34) « poudre ou drogue qui, en les utilisant procurent de la fièvre et ainsi, on finit par devenir malade. » En janvier 1916 (p. 35), il n’envoie pas moins de quatre lettres à ses parents parlant de la même chose. « A prix d’or ou d’argent je vous prie de nouveau de faire toutes les démarches possibles, de braver tous les obstacles qui peuvent se produire devant vos yeux en demandant ces choses-là devant médecins et pharmaciens. Je sais que cela existe et qu’il y a pas mal de camarades de ma connaissance qui ont agi avec les mêmes procédés. » Les parents désapprouvent les projets de Léopold : le père a cédé à Émile pour les télégrammes mensongers, mais il refuse ici et se met en colère (p. 85) : 

« Cher fils,

Je suis bien dégoûté de toutes ces affaires, je n’ai pas le temps de me promener, si tu ne veux pas nous écouter, fais comme tu voudras et n’emmerdes plus les autres, ça vaut mieux. Je ne vois personne autre qui agisse comme toi. Ton père pour la vie        Blanc

Plus, sûr, tu t’en plaindrais peut-être. »

À partir de 1916 et en 1917, les allusions et spéculations sur ces mystérieux moyens d’échapper au front se font plus rares.

La fin

Les deux frères n’arrivent à se rencontrer au front qu’une seule fois, en avril 1917, et ils seront tués tous les deux ce même mois. (11 avril 1917, p. 51) « On a passé quelques heures ensemble, on a bu un coup et puis il a fallu se quitter. » Léopold est tué le 30 avril et il est impossible de savoir s’il a eu connaissance de la mort de son frère tué le 22. Le recueil reprend aussi la lettre que le lieutenant d’Émile (G. Salgues) a envoyée à la Métairie-Haute le 27 avril. C’est un courrier classique pour l’annonce de la mort d’un soldat, avec des formules de consolations et des éloges pour les qualités militaires d’Emile (p. 83): « « Dans cette bataille que nous avons glorieusement menée il a été un héros ! Toujours à mes côtés, méprisant le danger, souriant et alerte, on voyait en lui le modèle du soldat, le plus beau des guerriers ! Un obus stupide devait terminer sa destinée. » Le lieutenant fait ce qu’il peut pour soulager la douleur de la famille, ce type d’éloge aide au deuil ultérieur, et peut-être Émile avait-il changé ? Toutefois, toutes ses lettres indiquent qu’il n’était pas le modèle décrit ici, comme ainsi, par exemple, en novembre 1915 (p. 69) « Enfin ne vous faites pas trop de mauvais sang pour moi, je me débrouille bien et comme à l’ordinaire je n’en fous pas lourd. »

Donc un document très intéressant, qui montre que ces deux paysans lotois ont subi la guerre en la condamnant du début à la fin, la faute reposant pour eux sur les profiteurs, les riches puis plus tard les « salauds de députés ». Ils ont essayé d’échapper au front, avec des résultats variables mais souvent décevants, en nous donnant un ici un témoignage rare sur ces stratégies d’évitement, procédés qui ne leur ont du reste pas permis d’éviter d’être broyés à leur tour.

Vincent Suard (février 2024)

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Pireaud, Paul (1890 – 1970) et Pireaud, Marie (1892 – 1978)

Martha Hanna Ta mort serait la mienne

1. Les témoins

Paul Pireaud, agriculteur à Nanteuil-de-Bourzac (Dordogne), est marié à Marie Pireaud, née Andrieux, en février 1914. Il quitte son foyer à 24 ans le 3 août 1914, et sert d’abord au 12e escadron du Train [des équipages militaires] puis devient en 1915 canonnier au 112e régiment d’artillerie lourde, qui vient d’être créé. Il reste dans cette unité toute la guerre, passant notamment par Verdun et l’Italie. Marie accouche de leur fils unique Serge en juillet 1916. Paul, démobilisé en juillet 1919, reprend alors son activité agricole à Nanteuil.

2. Le témoignage

Matha Hanna, professeure émérite à l’université du Colorado (Boulder), a publié en anglais en 2006 « Your Death Would Bee Mine ». La traduction française a paru en 2008 avec le titre « Ta mort serait la mienne » (Éd. Anatolia, 428 pages). Ce travail est construit à partir des lettres échangées par les époux Pireaud, cette correspondance étant conservée au Service historique de la Défense à Vincennes (cote 1Kt T 458, correspondance entre le soldat Pireaud et son épouse, 1910 – 1927). L’autrice propose une histoire de ces paysans et de ce village dans la guerre, en expliquant, contextualisant et illustrant cette correspondance : à partir du dialogue échangé par ce jeune couple très épris, elle met en valeur des thèmes d’histoire sociale et des mentalités, en relation avec l’irruption du conflit dans cette Dordogne rurale, qui est aussi une irruption de la modernité. M. Hanna choisit d’approfondir certains aspects, sans négliger l’histoire militaire, et elle convoque beaucoup d’outils extérieurs (carnets, recensements, rapports administratifs, contrôle postal, etc…). Ces approfondissements s’accompagnent de nombreux extraits de lettres qui justifient tout à fait la présence de « Ta mort serait la mienne » dans notre corpus de témoignages.

3. Analyse

Le couple, qui n’est marié que depuis quelques mois en août 1914, a déjà un bon entraînement à la correspondance, car Paul a servi un an au Maroc (1912), alors qu’il était déjà fiancé. Les deux correspondants maîtrisent suffisamment l’écrit pour mener des conversations épistolaires, même si persistent des fautes d’orthographe ou de syntaxe, mais qui ne gênent pas la compréhension.

Se voir à l’arrière

Au début du conflit, l’affectation protégée de Paul (train des équipages) atténue l’angoisse de la séparation. Il fait partie d’une équipe mobile de boulangers et Marie est bien consciente de la situation privilégiée du couple : (octobre 1914, p. 78, avec autorisation de citation) « pour m’encourager je me dis que les autres sont toutes pareilles et que bien mieux je suis un peu favoriser puisque tu ne risque pas trop et que tant d’autres sont a la mort ou la vie. Si tu pouvais toujours y rester avec ces boulangers que je serais contente. » Le père de Paul est maire du village, et curieusement, lui et son fils sont d’accord pour que Marie ne demande pas l’allocation de femme de mobilisé ; d’après M. Hanna, ils sont persuadés que la guerre sera courte et surtout ils ne veulent pas prêter le flanc à l’accusation de favoritisme dans l’attribution des aides ; Marie doit s’y résoudre mais elle est furieuse, signalant (p. 88) qu’une femme au village, elle, «mange tranquillement ses 25 sous par jour. » Jusqu’à l’affectation de Paul en février 1915 au 112e RAL, une grande partie des échanges est consacrée à échafauder des stratégies pour se retrouver à l’arrière du front. C’est pour lui assez facile mais les problèmes viennent plutôt des familles, qui ne veulent pas laisser Marie voyager seule. En septembre 1914 son père lui interdit d’aller à Melun (p. 106) « Je ne suis poin contente j’aurais voulu y aller seule jamais je n’ai pu etre maitresse ni des miens ni des tiens jamais ils n’ont voulu disant qu’il y avait trop de danger (…) Je me maudit d’avoir était faible de ne pas avoir partit malgré tout. ». En octobre le père de Paul cède, mais à condition d’accompagner sa bru dans la Nièvre. Et c’est seulement à la fin de 1914 que les époux peuvent se retrouver seuls quelques jours. On constate donc ici que le processus de prise d’autonomie de la jeune femme, réel, n’en demeure pas moins particulièrement balisé.

L’artillerie lourde

Paul doit quitter son « filon » en 1915 pour une batterie d’artillerie lourde. Cette affectation, si elle est moins dangereuse que l’infanterie, n’en demeure pas moins une exposition ponctuelle au danger. Marie pose beaucoup de questions, sur son rôle, sur le danger, sur les gaz. Paul souligne la dureté des engagements ; à Verdun, par exemple, le combat est très pénible et conduit rapidement à l’épuisement physique et nerveux (mai 1916, p. 152) : « Ici c’est l’extermination sur place sans voir l’ennemi. » et « Je me demande comment je reste debout après tout cela on est hébété. Les hommes se regardent avec des yeux effarés. Il faut faire un effort considérable pour tenir une conversation. » On le voit, Paul fait peu d’autocensure, et donne à sa femme les éléments du combat tels qu’il les vit. Cette description restitue très bien le bombardement allemand, avec une précision qui ici peut rassurer Marie, quoique… (p. 153) « Je profite non pas d’un moment d’accalmie pour t’écrire au contraire ça tombe tellement fort et si près que nous sommes obligés de rester à plat ventre donc j’en profite pour t’écrire couché entre deux rondins ils tombent quelques uns a 15 mètres ça nous couvre de terre et de fumée mais là ils ne peuvent pas nous attraper car il y a un petit talus devant étant plus haut nous nous risquons rien. S’ils dépassent avec la pente du talus ils sont obligés de tomber entre 12 et 20 mètres de nous donc couchés nous risquons rien mais c’est bien terrible nul être qui ne l’a pas vu ne peut se l’imaginer

Puériculture à la ferme

Lorsque Marie tombe enceinte, elle fait l’acquisition d’un livre de puériculture, fait à part à Paul de l’évolution de sa santé, de ses interrogations ; lui suit de près, autant qu’il le peut, l’évolution de la grossesse, donne des conseils médicaux ou diététiques. M. Hanna développe avec bonheur ce chapitre très réussi : comment nos témoins vivent la grossesse et les premiers jours du nourrisson dans une situation de guerre et d’éloignement, mais aussi en quoi ces acteurs, par leurs préoccupations médicales et hygiénistes, sont en décalage avec la famille et le reste du village. Paul croit aux bienfaits de la science et de la médecine et prend son rôle de futur père très à cœur : il insiste pour que Marie boive beaucoup de lait pendant la grossesse, revenant sans cesse à la charge, et finissant par faire céder les deux pères qui achètent une vache laitière ; de même, il insiste pour que Marie consulte un médecin en visite prénatale, ce qui ne se fait pas au village ; enfin il lui répète de ne pas aller aux champs, de s’économiser, conseils à contre-courant dans cette société rurale traditionnelle. L’autrice montre que les Pireaud profitent de leur éducation pour tenter d’accéder aux progrès médicaux dans lesquels ils ont foi : à cet égard, le « j’ai vu sur le livre… » (p. 206) de Marie est emblématique.

L’accouchement est difficile (13 juillet 1916, et elle le décrira plus tard en détail par écrit, ce qui est aussi une rareté) : le petit Serge est chétif, souvent malade, et Marie tait ses inquiétudes à son mari. Ce sont des lettres ultérieures qui raconteront les coliques convulsives, les dangers de l’allaitement au lait de vache, et les recours au médecin contre l’avis de la famille (mère et belle-mère, pourtant ni « hostiles ni indifférentes »). Atypique aussi est la décision de faire peser le bébé, ou la demande à Paul (p. 226) « de se renseigner sur les enfants des camarades de sa batterie, pour savoir s’ils étaient allaités par leur mère, ou s’ils prenaient des biberons ». Sur le moment elle lui cache la gravité de la situation, et contre l’avis des siens dépense de l’argent en consultations médicales et en médicaments, qui finissent par mettre enfin l’enfant hors de danger. C’est dans ce combat contre les habitudes séculaires, dans la confiance dans la médecine et dans cette complicité de couple que réside la véritable modernité, avec la prise d’autonomie de cette femme contre son milieu (juillet 1916, p. 231 ) : « Et dire qu’on ose me dire que s’etait rien que sa serait tres bien passer sans soin que tous ceux qui ont des enfants malades n’ont pas vite medecin est sage femme, aussi je t’assure que je ne repond pas tout ce que je pense, quoique quelque fois il s’echape quelques mots je ne veux plus penser a sa je le soignerer comme bon me semblera (…) » et en août 1916 p. 232 « si sa me plait d’appeler encore le medecin je le ferais et je parie que tu me blamera pas au contraire. » Avec la guerre qui durait, le mari et le père ont accepté que Marie touche l’allocation, et ce n’est pas en « colifichets et rubans » – critique commune des envieux – que l’argent est dépensé, mais en sage-femme, médecin, médicaments et nourrice. L’autrice montre qu’avec cet argent venu de l’extérieur « des services considérés comme trop coûteux pour la plupart des budgets étaient désormais à portée », l’allocation représentant ici une ébauche de protection sociale.

Un non-conformisme atypique

La question de la représentativité de ce couple paysan dans la guerre se pose évidemment et le prénom Serge, totalement absent au village ou chez les grands-pères, ainsi que le refus du baptême, lui aussi assez minoritaire, plaident pour l’exception. Paul est socialiste et incroyant, et c’est lui qui refuse le baptême pour son fils, contre l’avis de Marie, qui pense que cela peut protéger la santé de l’enfant (septembre 1916, p. 237) : «Quand à la question de baptiser tu dois savoir mon idée ce n’est nullement ça qui peut l’empêcher d’être malade. Je ne te demande qu’une chose c’est de ne pas le faire baptiser tant que je serais en vie Si je viens à passer de l’autre monde fais comme tu voudras. Toutefois si à sa majorité il fait partie des croyants il sera pour lui toujours temps de se faire baptiser. »

Divers

Paul souffre de son éloignement en Italie, du manque de permissions, de l’attente interminable de la démobilisation (p.406 « c’est une sorte d’esclavage ignoble. »). En témoignent aussi les choix de titres de chapitre, extraits de passages de lettres : ch. 4, « Nul n’est heureux à la guerre », ou ch. 5 « Nous sommes les martyrs du siècle ». Intéressant est aussi le fait qu’il signale non pas se mettre à boire, mais avoir découvert le vin (p. 295) « je me suis bien habitué au « pinard ». Il doit rassurer Marie, consternée car elle pense qu’il va revenir alcoolique (p. 307) « J’ai appris à boire j’aime bien boire en mangeant tu te rappelles que je ne pouvais pas boire 1 litre à un repas et maintenant j’en boirais bien deux mais j’ai appris à boire je n’ai pas appris à me saouler et sois tranquille je ne ferais jamais cet apprentissage.»

On notera en conclusion que beaucoup de correspondances entre couples au village sont moins denses, plus convenues, parfois moins complices que dans ce corpus. Il manque aussi souvent les lettres des femmes, non ramenées du front. Pour Martha Hanna, nos témoins montrent ici l’importance de la révolution cognitive entraînée par l’acquisition de la lecture et de l’écriture, elle-même liée à l’obligation scolaire de la fin du XIXe siècle. C’est la richesse et l’originalité de cette source épistolaire qui lui permet, autour de ces paysans de Dordogne, de construire cet intéressant travail d’anthropologie.

Vincent Suard, décembre 2023

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Urvoas, Michel (1895 – 1915)

Le Fantassin de Kerbruc Jacques Thomé

1. Le témoin

Michel Urvoas est né en 1895 à Plonevez-du-Faou (Finistère). Il appartient à une famille de cultivateurs pauvres du centre Finistère et vient du hameau de Kerbruc, sis à 3 km de la commune de La Feuillée. Au début du conflit il est journalier dans la Beauce. Classe 15, il rejoint en décembre 1914 le 89e RI de Sens à Soligny, et y reste jusqu’en juin 1915, époque à laquelle il passe chez les zouaves à Sathonay. En septembre 1915, il arrive à Souain en Champagne avec le 8e Zouave, et participe à l’offensive au cours de laquelle il est tué.

2. Le témoignage

Jacques Thomé a fait paraître « Le fantassin de Kerbruc », dans la collection Faits et Gestes, en 1992 (Ivan Davy éditeur, 138 pages, avec illustrations et photographies). L’auteur de cette publication commentée des lettres du soldat Michel Urvoas a été inspecteur départemental de l’éducation et est un spécialiste de l’histoire de la région angevine. Si le nom du soldat n’apparaît pas sur la couverture, la page intérieure mentionne : « Lettres d’un paysan breton mort au combat en 1915 ». La fiche matricule de M. Urvoas mentionne qu’il sait un peu lire et écrire, et J. Thomé signale qu’il a réécrit les lettres pour les rendre compréhensibles, tout en gardant «le souci d’en respecter la lettre et l’esprit » (p. 22). Une reproduction en fac-simile nous éclaire sur ce choix (p. 34, juin 1914) :

«(…) javai oblier de dire que jesui Bien Nouri Par œuf et de la soupe traibon

Avoir Cher Per Je vou tanbrase de toute mon ceur. »

Si la réécriture gêne la démarche historienne, il est des fois où elle est inévitable, si l’on souhaite une publication lisible, voire une publication tout court. Le transcripteur signale que le niveau de syntaxe et de lexique de l’auteur s’est nettement amélioré pendant la durée de la correspondance.

3. Analyse

Le témoignage de Michel Urvoas est constitué d’une cinquantaine de lettres assez courtes adressées sa famille. Jacques Thomé les a découvertes et présentées dans ce petit livre soigné : c’est une véritable enquête sur ce jeune soldat breton de la classe 15, sur sa famille paysanne et son environnement dans la campagne isolée des Monts d’Arrée. Le livre est organisé en sept petits chapitres chronologiques, avec à chaque fois quelques pages de présentation et quelques extraits des courriers. L’enquête présente d’abord (« Toile de fond d’un témoignage ») l’offensive de Champagne en septembre 1915 et précise les circonstances de la mort de Michel Urvoas, tué le 10 octobre à l’un des endroits les plus avancés de l’offensive.

J. Thomé évoque aussi Anne-Marie Urvoas, la dernière sœur de Michel, qui est née quelques mois avant la mort de son frère en 1915 : c’est elle qui a été la dépositaire et la gardienne des lettres ; principal témoin encore vivant en 1991, elle a aidé J. Thomé pour la confection de son ouvrage, elle avait alors 76 ans. Le livre est donc aussi un témoignage d’histoire sociale, il évoque la Bretagne pauvre des années 20, avec la migration d’Anne-Marie vers l’Anjou en 1934, pour travailler aux ardoisières de Trélazé ou dans les usines du textile. Cette famille bretonne, qui par ailleurs a été spoliée par un remariage du grand-père, est représentative de cette « existence de prolétaire » des bretons de l’exode rural. Ainsi A. M. Urvoas témoigne (p. 33, situation de 1918 ou 1919) : « On a tué la dernière poule pour le repas de mon baptême. Quand j’ai pu me débrouiller, vers 3 ans, j’allais tendre mon tablier chez les riches pour avoir quelques croûtons de pain dur, comme on donne aux lapins. C’était pour tremper dans la soupe. ».

En revenant au frère aîné, J. Thomé présente ses lettres chronologiquement. Recruté après un conseil de révision en octobre 1914 à Huelgoat, Michel écrit à sa famille que tout va bien, depuis Sens, où il a été incorporé au 89e RI (p. 45, 25.12.14) (…) « J’ai reçu votre lettre et en même temps celle de Marie-Anne. J’en ai eu du plaisir ! Voilà tout ce que j’ai à vous dire de ma nouvelle obéissance. ». Le transcripteur signale la bonne humeur constante du soldat dans ses courriers, la formule « on a du plaisir » revient souvent, c’est ici un bretonisme (« plijadur »), soit « j’ai été content, j’ai passé un bon moment … ». Il apparaît qu’il ne se plaint pas de son sort, celui-ci lui paraissant probablement moins dur que celui de sa condition ordinaire d’ouvrier agricole. Dans ses courriers, il parle de la terre, du village, de la famille (p. 47, 14.01.15) « Chers Père et Mère (…) Mon père, quel métier fait-il ? Si vous voulez mettre un peu de légumes, il est temps de retourner la terre. Car vous savez, quand la terre est pourrie, on a de meilleures choses. Et les filles de la Feuillée, sont-elles mariées ?

Voilà tout ce que j’ai à vous dire de ma nouvelle obéissance.

Vive la France, vive l’armée, bravo à ses soldats. »

Michel se fait photographier en mars 1915. Ce portrait réussi est agrandi et repris pour la couverture du livre. On constate qu’il tarde à partir au front, et qu’il s’en réjouit à de nombreuses reprises : « comme cela la guerre s’avance toujours ». C’est exprimé plus clairement fin avril 1915 : (…) « Plus de la moitié de ceux de la classe 14 sont morts mais je m’en fous si je peux rester. De la classe 15, beaucoup sont partis comme volontaires et presque tous ont été tués. Je ne demanderai pas à l’être, comme cela je resterai ici un bon moment encore. » Il a perdu son insouciance de 1914, et s’il n’est pas malheureux au régiment, il redit à chaque fois qu’il souhaite monter au front le plus tard possible. Arrivé chez les zouaves à Sathonay, il s’y trouve bien et pense peut-être « partir en Turquie » (p. 83) : « Je vous assure quand j’irai avec mon grand jupon et mon chapeau d’évêque vous aurez du plaisir car je suis joli. (…) Ici on est bien (…) Je suis avec un de Bolazec. Nous sommes comme des frères. Vive les zouzous ! » Il est transféré au 8e Zouave comme renfort à l’été 1915, alors que cette unité est au repos après les durs engagements de l’Artois, et l’auteur témoigne dans ses lettres de sa satisfaction, il est bien nourri, il a du vin tous les jours, et autour du 14 juillet, il signale (p. 98) : « Je suis content d’être ici. » Dans ses lettres de l’été, il redit aussi son manque d’enthousiasme pour monter en ligne :

15 août 1915 « J’espère rester quelques semaines ici. Comme cela la guerre s’avance toujours.»

20 août 1915 « [secteur calme] On est en train de faire des tranchées à un kilomètre des boches. Nous sommes comme des frères. On ne se tire pas dessus.»

1er septembre 1915 « Voilà neuf mois que j’ai quitté la maison et jamais je n’ai été aussi heureux. Je n’ai pas vu de boches encore. J’espère rester ici encore un moment avant d’aller les voir. Comme cela je passerai bien la guerre car elle ne durera plus longtemps… »

En présentant l’offensive de Champagne et le secteur devant Souain, avec des cartes de qualité, J. Thomé évoque la toponymie des tranchées allemandes, avec une typologie des appellations données par les Français : appellations orientalistes (tranchées du Harem, des Fatmas, des Eunuques), virilistes (tranchées des Tantes, des Homosexuels d’un côté, puis des Viennoises, des Gretchen ou des Teutonnes de l’autre), mais aussi des victoires napoléoniennes (tranchée d’Austerlitz, etc…). Lors de la grande attaque, l’unité de l’auteur progresse d’abord conséquemment, mais elle est arrêtée en position de pointe sur la 2e ligne de défense allemande. Les combats avancés sont violents autour de la tranchée des Tantes (6-10 octobre), Michel Urvoas y est tué le 10 à 23 heures. Il n’a pas de sépulture connue.

Sa dernière lettre, adressée à sa sœur, à la veille de sa mort, est détachée de la violence environnante des combats (p. 122):

9 octobre 1915 Chère sœur

Je viens de recevoir votre lettre avec beaucoup de plaisir. Chère sœur, pouvez-vous m’envoyer du papier à lettres car je n’en ai plus. C’est la dernière feuille que j’utilise. Envoyez moi aussi les chaussettes si vous les avez finies car il commence à faire froid la nuit. Je ne sais quand je pourrai aller en permission.

Ton frère Michel qui pense à toi.

Ainsi à partir d’un matériau relativement laconique, Jacques Thomé a su rendre compte de l’environnement social et du témoignage de guerre de Michel Urvoas, un jeune homme simple qui – dans ses lettres, en tout cas – a toujours fait preuve de bonne humeur mais a rapidement et constamment témoigné d’un manque d’enthousiasme pour la guerre réelle, à partir du moment où il a compris ce qu’elle représentait.

Vincent Suard, septembre 2023

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Vaurs, Benjamin (1880 – 1953) et Hortense (1888 – 1980)

Correspondance 1914 – 1919

1. Le témoin

Benjamin Vaurs, (1880-1953), cultivateur à Maleville (Aveyron), est marié à Hortense (1888 – 1980). Le couple a au moment de la mobilisation deux enfants de 3 et 2 ans, et Hortense est enceinte du troisième.  Ils auront un quatrième enfant pendant la guerre. B. Vaurs dépend du 54e RA pendant tout le conflit, mais sa fonction le fait voyager à l’arrière, dans toute la France : il est accompagnateur de train de munitions et de matériel.

2. Le témoignage

Clothilde Loubatière a publié en 2019 aux éditions de la Flandonnière Correspondance 1914 – 1919, Hortense et Benjamin Vaurs, (496 pages). L’auteure a mis en lumière le contenu de la correspondance de ses arrière-grands-parents, qui était contenue dans une boîte à chaussure «au fond d’une vieille armoire» ; C. Loubatière a réuni, retranscrit et présenté ces lettres, et elle précise avoir respecté la ponctuation, et corrigé au minimum l’orthographe (substantifs, noms de lieux), ceci pour respecter l’esprit de cette correspondance.

3. Analyse

Benjamin Vaurs occupe pendant toute la guerre un emploi de convoyeur militaire de trains de marchandises (munitions et matériels), et ses cantonnements correspondent à des nœuds ferroviaires (Is-sur-Tille, Le Bourget, Longueau…). Outre ce qu’on trouve classiquement dans les correspondances de ruraux au front (santé, famille, état du moral, besoins matériels, avis sur les travaux agricoles…) les lettres de B. Vaurs, homme au caractère égal, décrivent l’arrière, les villes ferroviaires, les pays traversés et plus généralement tout ce qu’on peut voir depuis un train. Il donne aussi des nouvelles du front, mais toujours de deuxième main, car il est renseigné par ses rencontres et ses conversations.

Une affectation appréciée

L’auteur mentionne souvent à sa femme que son poste n’est pas exposé au danger, et lui-même a conscience de sa situation privilégiée, ainsi fin août 1914 (p. 32) [avec autorisation de citation] : « Ne vous faites pas de bile sur mon sort. Je n’appartiens pas aux troupes de combat. Notre rôle est d’apporter des munitions d’une gare à l’autre. » ; en novembre (p. 67) : « Tu peux tenir la Providence d’avoir donné à ton mari une place comme celle qu’il occupe. » ou encore en juin 1915 (p. 231) : « Je ne connais pas les horreurs des tranchées où ils [les poilus] sont là sur le qui-vive, le fusil en mains tandis que j’espère remettre le mien tout neuf et où il était. » Plus tard, dans la lourde atmosphère de mai 1917, il tient encore à rassurer sa femme, mais en prenant des précautions, à propos d’une nouvelle affectation dans la région de Roye (p. 417) : « J’ai à te dire que je suis tombé sur un autre bon poste. Je désire que ça dure. Tu peux croire qu’on ne sue pas. Mais ne le dis pas. (…) » Sa famille nombreuse le protège aussi d’une mutation à un poste plus exposé, et il évoque souvent cette situation privilégiée comme argument contre le cafard et comme consolation pour endurer la longueur de la guerre (p. 450) : « Il y a un nouveau départ. Mais les pères de quatre enfants restent. Que j’en suis heureux. Suis très heureux d’être ici, me comparant à d’autres. »

Description des contrées et des habitants rencontrés

B. Vaurs décrit les paysages agricoles qu’il traverse, les compare avec ceux de Maleville, en profite pour s’informer sur les travaux au pays, donne des conseils de culture. Dans les gares, il décrit l’arrière front, les trains de blessés, ainsi que les ruines et plus tard les dégâts causés par les bombardements aériens. Il aime aussi décrire ses rencontres, ainsi des habitants du Bourget (septembre 1914, p. 43) : « Les habitants ont l’air bien favorables à nous. Ils préfèrent nous voir nous que les Allemands. Tandis que dans l’Est, parce qu’on était du Midi, on avait une espèce de dédain pour nous, sans doute en souvenir des troubles de Narbonne lors des grèves viticoles de 1907. Ils n’auraient pas besoin d’agir ainsi, car l’Est n’est pas parfait. » C’est aussi un moraliste, catholique pratiquant régulier, et en même temps un paysan qui découvre la grande ville industrielle et la population ouvrière (Plaine de Saint-Denis – Aubervilliers – le Bourget) (p. 76) : « La luxure semble être le seul idéal d’un grand nombre de personnes ici. On voit des femmes enceintes, d’autres qui nourrissent, d’autres qui mènent les gosses et on ne voit pas d’anneau à leur doigt. (…) Il y a des toilettes décolletées et excentriques. Quand dans notre trajet de la gare au logis, nous en rencontrons quelques-unes de ces modes à la mode, on en rit, on les fixe car encore dans le Midi, on ne voit pas cela, encore. ». En janvier 1915, il décrit la ville d’Houdain (jouxtant la région minière de Barlin) où il a convoyé six wagons d’obus de 155, dans un récit faussement naïf : « Dans ce pays, il m’a semblé deviner qu’il n’y a pas beaucoup de religion (…) Je crois que le mariage religieux est inconnu dans ce pays, ce qui peut-être est une des causes que la malédiction divine s’abat sur nous. On dirait que le bon Dieu s’est retiré de nous, qu’Il nous a abandonnés en voyant ses commandements si violés, pour voir si nous ferions mieux sans lui. Je suis en bonne santé et je désire que vous soyez tous de même. » Le 30 mai 1915 (p. 207), c’est avec ce même ton mi-moraliste mi-facétieux qu’il décrit la piété et le repos dominical à Longueau (Somme)  « Ce matin, j’ai pu assister ici à la messe de 8 heures. Ici, à Longueau, c’est un centre d’ouvriers du chemin de fer. Il peut y avoir de 1500 à 2000 habitants. Aussi, à la messe, il y avait grande foule. J’ai pu compter 43 femmes, 12 hommes dont 8 soldats qui n’étaient pas d’ici, et 4 ou 5 enfants et les rues en sont pleines. C’est une pitié. C’est à peine si on voit ici que c’est dimanche, si j’ai vu plus de gens travaillant ici qu’hier soir.(…) Ce matin, j’ai entendu une machine dépiquer encore de l’autre côté du village. Encore dans notre cher Rouergue, nous n’en sommes pas à ce degré d’abrutissement. Aussi, notre pays n’est pas le plus éprouvé. Il faut en être reconnaissant au bon Dieu, car là-bas, jamais de la vie, vous ne pourrez vous faire une idée de ce que c’est la guerre avec les horreurs qu’elle laisse derrière elle. »

Les permissions

Le thème des permissions est naturellement très présent dans la correspondance, et en juillet 1915 la nouveauté de ce congé inquiète un peu Benjamin : (p. 275) il évoque l’histoire d’une épouse non prévenue de l’arrivée de son mari qui « a été tellement surprise de joie ou d’émotion qu’elle est morte subitement entre les bras de son époux pendant qu’il l’embrassait », aussi il anticipe : « je vous prie d’avoir le courage de ne pas être trop émotionnés à mon arrivée. ». Les courriers témoignent d’un couple uni, les tensions sont rares et concernent comme souvent des conflits avec un des parents du couple, ici la mère du témoin, et Hortense essaie d’apaiser son mari. Avec l’établissement de permissions plus rapprochées et plus régulières, les courriers de 1917 et 1918 se font plus espacés, les lettres sont moins longues, mais cela ne témoigne pas de froideur, au contraire, ainsi d’Hortense en octobre 1917 (p. 433), alors qu’elle rentre de l’avoir raccompagné à la gare : « Les enfants ont demandé des nouvelles de papa, où est-ce qu’il était ? Madelou était couchée mais elle ne dormait. Elle m’a appelée mouma cauto un es poponou [maman, où est papa ?] et à nouveau j’ai laissé échapper quelques larmes bien amères.» De même en avril 1918, la séparation est toujours aussi difficile (p. 474) : « Que j’étais heureuse la semaine dernière, le soir dans cette petite chambre, je pouvais reposer auprès de celui que j’aime. Je ne puis t’exprimer combien je l’ai trouvée pénible cette nouvelle séparation. Je suis remontée seule et j’ai pu verser à mon aise les larmes de mes yeux et j’en verse encore en t’écrivant la présente car je m’ennuie à mourir. Je ne sais comment on est trop heureuse lorsqu’on est avec son mari. Depuis le temps qu’on vit l’un sans l’autre, ça finit par vous agacer. » Ces permissions ont également des conséquences très tangibles, et la formulation de l’annonce d’Hortense, qui suit la toute première permission, est à cet égard intéressante (septembre 1915, p. 315) : « C’est avec beaucoup de regrets que je te dirais que je me retrouve enceinte de nouveau. C’est avec beaucoup de peine que je te l’avoue mais c’est la réalité. J’ai cru bon de ne pas te le cacher. » Mais il apparaît ensuite que Geneviève, la petite quatrième, est à sa naissance accueillie avec sérénité  dans la famille.

Et quelques mentions sur des thèmes variés

– Réfugiés du Nord (mai 1915, p. 193) « J’ai entendu dire qu’on avait l’intention d’expédier des réfugiés du Nord dans l’Aveyron. Il faut les plaindre ces pauvres gens, obligés d’abandonner leur pays, leur maison et tout. Mettez-vous à leur place. Mais sûrement, ces pauvres réfugiés pourront vous donner de précieux coups de main pour rentrer les récoltes. Si vous pouvez recevoir quelques femmes et enfants, vous feriez une bonne œuvre de charité. Quant à accepter des hommes, il faut être prudent. Vous savez que vous n’êtes que des femmes. Je n’en dis pas plus long. »

– Un wagon de voyageur en mai 1915 (p.192) « Quand on rentre par trains de voyageurs, on ne voit que tristesse. On ne respire que deuils, doléances et chagrin. Dans ces trains, on ne voit que des dames en deuil. Et si on parle, les unes vont voir leurs maris blessés et les autres vous disent qu’ils n’ont aucune nouvelle des leurs depuis longtemps, d’autres disent parfois que leur mari ou fils est mort à la guerre. (…) C’est pour te dire qu’on ne voit pas beaucoup de joie, ni beaucoup de toilettes à la mode. 8 dames sur 10 sont en deuil.»

– Évocation du cafard (Juillet 1915) « Pour moi, je ne suis pas malade, mais l’ennui, la languine et le désir de vous revoir tous font que mes jours ne sont pas plus gais. » et plus loin dans la même lettre  « je suis dégouté de tout. Il me semble que j’ai les pyramides d’Égypte sur les épaules. »

– Verser son or (Juin 1915 p. 238) « Ces jours-ci, on nous a lu un ordre qui nous invitant tous, que si on avait de l’or, à le verser dans les caisses de l’État, que ce serait un devoir de patriotisme. Je le crois. Mais je ne sais pas si les millionnaires passeront les premiers. Si vous avez de l’or, gardez-le.»

Vincent Suard, février 2023

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Benéteau, François Hippolyte (1882 – 1915)

1. Le témoin
Né le 1er février 1882 à Taugon (Charente inférieure) dans une famille de cultivateurs propriétaires. François Hippolyte Benéteau réside en 1914 dans ce même village charentais où il reprend l’activité d’agriculteur. Il effectue ses classes au 18e RI en tant que tambour en novembre 1903, puis mis à la disponibilité du 123e RI de La Rochelle où il effectue deux périodes d’exercices en 1909 et 1913. Il entame une correspondance avec sa famille très fournie dès les premiers jours de la mobilisation générale en août 1914. Agé de 32 ans, 4 enfants, il incorpore le 138e RIT de La Rochelle avant d’être désigné quelques mois plus tard pour rejoindre le 167e RI. Ce témoignage permet de suivre son parcours de territorial puis dans l’active. Parcours qui le conduira jusqu’au front dans le secteur du Bois Le Prêtre.

2. Le témoignage
La correspondance entre François Hippolyte Benéteau et sa famille est regroupée dans livre ce épistolaire de 152 pages paru aux éditions Edhisto en avril 2022. Les 90 lettres du poilu couvrent la période d’août 1914 à avril 1915 et s’articule autour de 5 axes : l’attente, le casernement, les premières tranchées, les derniers jours, les recherches post mortem.

3. Analyse
Le 16 août 1914, les trois bataillons du 138e Régiment d’Infanterie Territoriale) quittent La Rochelle. Le régiment cantonne du 17 août au 13 septembre à Marigny-les-Usages, dans le Loiret, pour sécuriser les villes, porter assistance aux blessés, surveiller les gares. François Hippolyte Benéteau est spectateur indirect de la première bataille de la Marne quand il rend compte à sa femme de ce qu’il voit, ce qu’il entend. En effet, devant l’avancée allemande, la population parisienne, traumatisée par le siège de 1870, fuit la capitale par centaines de milliers. « Il y avait des femmes, des enfants de tous âges qui ne marchaient pas encore. Seuls, ils ont couché dehors et le matin ils tremblaient. Aucun endroit pour les loger, il faut le voir pour le croire » (p. 18).
Le 13 septembre, son bataillon quitte le cantonnement Loirétain pour rejoindre la caserne Excelmans de Bar-le-Duc (Meuse), garnison du 94ème RI mais qui participe à la première bataille de la Marne. François Hippolyte Benéteau exprime sa confiance en l’avenir ; il pense que la guerre sera courte et que la victoire sera proche. Il est affecté le plus souvent à la surveillance de la gare, des hôpitaux et parfois à l’assainissement du champ de bataille sur les communes de Laimont et de Villers-aux-Vents. Tenant à être mis au courant de l’avancée des travaux de la ferme, il questionne régulièrement son épouse à ce sujet. Il souhaite également être averti des blessés, des morts qui sont annoncés dans le village de Taugon. La vie de cantonnement se prolonge, occasionnant parfois un sentiment de lassitude ; il va régulièrement à la messe, dont celle que Mgr Charles Ginisty organise le 19 novembre 1914 à l’église Notre-Dame à Bar-le-Duc.
Le 21 novembre 1914, le bataillon de François Hippolyte Benéteau fournit un contingent de trois cents hommes au dépôt du 167e régiment d’infanterie. Il part le jour même pour Toul et y intègre la 5ème compagnie, 2ème bataillon. Sa confiance s’amenuise et n’imagine pas rentrer pour la naissance de son cinquième enfant fin décembre ; « il faut s’attendre que ce soit très long. Et au moment où tu me parles, c’est presque sûr que je ne serai pas présent » (p. 58). Son entrainement a repris, plus intense avec des manœuvres, des exercices. Il continu a jouer son rôle de territorial dans les gares, décharger les péniches qui arrivent par le canal et qui transportent les cailloux de consolidation des voies de chemin de fer pour le front. Plus proche de la zone de combats, il entend le canon, voit affluer plus de blessés, de malades. Fin décembre, il pense être protégé par la naissance de son cinquième enfant, et ne pense pas être désigné pour partir dans les tranchées. Il y échappe une première fois mais le 12 février 1915, il est informé de son départ imminent : « J’étais parti à mon ouvrage comme d’habitude ce matin. Mais l’on est venu me chercher en disant que je partais avec ceux qui étaient désignés. » (p. 92).
Le 15 février 1915, après avoir reçu son écusson du 167e RI d’active et habillé de neuf, il rejoint Jezainville au sein de sa section à trois kilomètres de la zone de combats du Bois Le Prêtre. Il exprime dans ses lettres la peur de mourir mais aussi l’espoir de revenir. « Chère femme, si par malheur Dieu voulait nous séparer pour toujours, souviens-toi de moi » (p. 93). Le courrier à des difficultés à parvenir ce qui ajoute à ses craintes. Il prie, se donne force et courage pour affronter ce qui lui semble inéluctable. Du 8 au 17 mars 1915, le bataillon de François Hippolyte Benéteau quitte Jezainville pour relever le 5ème bataillon du 346e au Bois Le Prêtre. Ce sera pour lui sa première expérience de tranchées. Il décrit les scènes de combats, avec la neige, le froid, qui surprennent les soldats. A chaque attaque, il entend les coups de fusils, les obus qui passent sur sa tête, la terre qui vole partout, les blessés à côté de lui. Il raconte notamment la journée du 15 mars : « A huit heures du matin, les Allemands ont fait sauter plusieurs tranchées et aussitôt la fusillade a commencé. Toute la journée sans desserrer ; il y avait du danger partout en première ligne comme en deuxième ou en troisième. C’était tout pareil. Les balles, les obus, les grenades et les torpilles pleuvaient. Les arbres sont d’une bonne épaisseur dans ce bois là et bien souvent les obus Allemands tombaient en plein dedans. D’une grosseur d’une brassée, ça les coupait en deux ». De retour en cantonnement le 18 mars 1915, il continu a écrire, rendant compte a son épouse des combats. Il rend grâce à Dieu, participe aux messes et se rend sur la tombe de ses compagnons. La peur de mourir est là. Dans sa dernière lettre datée du 30 mars 1915, François Hippolyte Benéteau est de nouveau dans le Bois-le-Prêtre aux abords de la tranchée de Fey. Il sera mortellement blessé au combat du 30 mars ou du 1er avril. Identifié par les soins de l’officier gestionnaire de l’ambulance 3/64 (ambulance 64 du 13e corps rattaché provisoirement à Avrainville). Il est inhumé fosse numéro sept au Gros-Chêne le 20 avril 1915 et le 20 novembre 1920, son corps sera transféré à la nécropole nationale du Pétant près de Montauville.

William Benéteau – Yann Prouillet

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Loubet, Paul et Marie

« Nous ne serions jamais séparés »

1. Les témoins

En 1914, Marie Loubet (1885 – 1974) et son mari Paul (1885 – 1975) vivent à Agde, de l’exploitation d’un jardin agricole ; ils ont une fille, née en 1909. Paul, ajourné en août 1914, ne rejoint le 24e RIC qu’en février 1915 à Perpignan. Après entraînement, il rejoint le front avec le 44e RIC dans le secteur de Vauquois, mais rapidement fait prisonnier en juillet 1915, il passera le reste de la guerre en captivité. Après le conflit, Paul et Marie Loubet se consacreront à l’exploitation de leur jardin et de leur vigne.

2. Le témoignage

Christine Delpous-Darnige, membre du Crid, et Virginie Gascon ont fait paraître en 2016, avec une préface de Françoise Thébaud, « Nous ne serions jamais séparés », correspondance de Marie et Paul Loubet, couple de jardiniers agathois, 1915 – 1918 (Éditions du Mont, 256 pages). Le livre présente la correspondance échangée pendant le conflit entre les époux Loubet. Ce lot de 318 lettres, sauvé in extremis de la destruction, est largement reproduit ici avec des explications très utiles; la retranscription s’est faite avec des corrections d’orthographe, mais en laissant la syntaxe d’origine. Quelques courriers d’autres proches sont aussi présents, ainsi qu’une large iconographie extérieure, surtout issue de la grande collecte à Agde (2014).

3. Analyse

Le corpus est constitué d’abord des courriers échangés lorsque Paul est en formation au 24e RIC, puis uniquement de ses lettres personnelles entre juillet 1915 et décembre 1916, et enfin de l’ensemble des courriers du couple pour toute l’année 1918. Ce livre est précieux car, outre un témoignage significatif du vécu de la captivité de Paul Loubet, il donne aussi un éclairage utile, et sensible, grâce au commentaire sur les sources, sur la vie de Marie, femme de prisonnier, et plus globalement sur le fonctionnement de ce couple, pris dans des événements qu’il considère comme malheureux.

A. une guerre subie

En formation à Perpignan ou à Ille-sur-Têt, Paul est peu enthousiaste pour le conflit ; il mentionne fréquemment sa mauvaise humeur, à cause de petites injustices ou du faible nombre de permissions. Pour lui la guerre est une épreuve néfaste (avril 1915, p. 39) : « Ce ne sera pas malheureux quand cet affreux cauchemar de guerre se sera évanoui. » Montant en ligne en juin 1915 et décrivant la tranchée à sa femme, son ton n’est guère martial, il mentionne une lassitude générale (19 juin 1915, p. 80) : « Tu ne saurais croire, chère épouse, combien sont dégoûtés de la vie tous ceux qui sont ici avec moi et surtout ceux qui ont souffert des rigueurs de l’hiver. Ils ne demandent qu’une bonne blessure pour être évacués au plus tôt chez eux car quoiqu’en disent les journaux, il leur tarde à tous que cela finisse au plus tôt (…) ». Les préoccupations, dans les lettres, tournent essentiellement autour du cercle familial et des soucis économiques. Le beau-frère de Marie, Jean Delmas, territorial mais engagé en première ligne, témoigne lui aussi de cette lassitude (p. 122, décembre 1915) : « Vous pouvez croire que ce n’est pas une vie de la passer dans la terre sous les obus et les balles à 44 ans quand on sait que des plus jeunes sont dans les casernes. Et tous ceux qui crient « jusqu’au bout », venez dans les tranchées. »

B. Le courrier

Le témoignage restitue le quotidien du prisonnier en Allemagne ; Paul a droit à deux lettres par mois, il raconte le camp de Meschede, ses détachements en kommando de travail (travail à la ferme, bûcheronnage…). Les cartes postales, elles, ne laissent place qu’à quelques mots, elles donnent un signe de vie, et permettent surtout de tenir une comptabilité précise de l’arrivée ou du retard des lettres et colis. Cette correspondance est vitale pour rompre la monotonie des jours, maintenir le moral des époux et réaffirmer les liens du couple ; affirmations de tendresse, nouvelles des enfants, de la famille, avis sur les problèmes domestiques, plaintes sur l’état du moral puis réaffirmation du courage devant les épreuves… Il ne semble pas que les lettres de Paul souffrent beaucoup de la censure, son propos étant surtout préoccupé de mentions familiales et domestiques. Ainsi, au début de sa captivité (août 1915, p. 136) : « Tu peux m’envoyer un fricot par semaine également pour manger le dimanche tout en pensant à toi. Quant au pain, on reçoit 2 kilos de biscuits par semaine par homme et j’en ai de reste. Ne te tourmente pas pour cela et ne crois pas qu’on nous force à vous écrire ce que l’on ne veut pas, bien loin de là. ». Paul insiste sur les liens avec les camarades, souvent choisis en fonction des affinités régionales. Il est seul, en journée, lorsqu’il travaille dans une ferme, avec évidemment le problème de la langue (novembre 1916, p. 142) : « Et le soir, lorsque je suis à table avec mes patrons je suis comme un sourd-muet et il me tarde qu’il soit 7 h ½ pour aller retrouver mes camarades à la chambre. ». Marie lit les lettres aux siens à haute voix, et elle signale à Paul la difficulté que lui procurent certaines remarques gaillardes (qu’elle appelle « bêtises »), elle doit s’arranger pour en sauter les passages (p. 198) : « Les bêtises que tu me dis me font passer un moment mais en lisant la lettre, je suis obligée de le sauter, tu me comprends, autant que possible, évite-le. ». Il faut aussi souligner que Marie est la seule femme de la famille qui sache lire et écrire convenablement.

C. Les colis

Les colis occupent une grande partie de la correspondance de Paul, il indique ce dont il a besoin, l’état des denrées, ou au contraire ce qui est pour le moment inutile. Ils tiennent ensemble une comptabilité des départs et arrivées, et on est impressionné par la quantité et la qualité des biens qui circulent dans cette Allemagne affamée de 1918 (p. 195, 29 avril) « J’ai envoyé hier le colis provisions qui comprend riz, café, macaronis, graisse, fromages, gâteaux, bœuf en daube. Ne t’étonne pas du chocolat dans ce colis, je l’ai oublié. » Certaines denrées arrivent avariées, souvent avec retard, mais on note très peu de disparitions. Ces envois, en général un par semaine, représentent pour Marie un effort constant et une dépense importante, et l’appareil scientifique du livre précise qu’un colis par semaine correspond à la totalité de son allocation de femme de prisonnier. L’évaluation sur la durée totale de la captivité (43 mois) est considérable, avec 202 colis d’environ 5 kg envoyés, soit une tonne au total.

D. Deuil et tristesse

Outre les épreuves de la guerre, le couple est confronté au deuil intime : ils viennent déjà de perdre le petit Raymond en 1914, et ils doivent affronter la mort de Jean, né en 1915 et mort à la fin de 1917. La souffrance du côté de Louis est d’autant plus vive – il n’aura jamais vu son fils – qu’il avait beaucoup investi affectivement dans ses lettres (p. 173) « « je suis obligé d’étouffer ma douleur comme je peux. Moi qui étais si content de trouver à mon retour une si jolie famille, je ne rentrerai que dans les pleurs et le deuil. Voilà la vie. » Il détruit alors toutes les lettres de Marie, car les échanges étaient très centrés sur le nouvel enfant, et ces témoignages le font désormais trop souffrir. La situation est également difficile à endurer pour Marie, elle s’oublie dans le travail, s’occupe de sa fille de 9 ans, mais elle a du mal à se remettre (p. 171) « Tu peux croire que cette mort m’a été terrible, toi n’étant pas là. De notre petit Raymond, tu étais là à mon côté. » Le labeur lui occupe l’esprit, mais il devient épreuve tellement il est envahissant (mars 1918, p. 182) « Tu peux croire que l’on a des moments dans la vie qui ne sont pas gais. On vit comme des bêtes, on ne connait rien après le travail, on rentre à la maison et on n’a pas une douce parole qui me faisait tant plaisir ». On apprend aussi, à la fin de l’ouvrage, qu’ils ont eu une fille née en 1922 et qui décède en 1937 : si la guerre est vécue comme un malheur, le deuil intime les frappe bien plus cruellement, et entre la révolution pasteurienne et l’arrivée des antibiotiques américains, la mort des enfants reste un drame presque commun, l’année de la mort de Jean (1917), 22 enfants meurent à Agde avant l’âge de 10 ans (p. 238).

E. Être une femme de prisonnier

Les lettres de Marie nous montrent une femme à la fois isolée psychologiquement et fragilisée économiquement, mais qui bénéficie d’une solidarité familiale et collective (allocation et comité d’aide aux prisonniers). Outre sa solitude affective, qui prédomine pendant tout le conflit, le souci le plus constant est « l’inquiétude » (p. 238), une souffrance qui mine sur la durée, malgré le courage ranimé par la correspondance. Avec cette autonomie imposée par les événements, peut-on parler ici d’émancipation ? Paul, de loin, souffre de sa régression sociale, il mentionne à plusieurs reprises que, placé dans des fermes allemandes, il est redevenu « domestique ». Il veut continuer à diriger son foyer à distance (argent, fermage, travail…), et Marie respecte cette répartition traditionnelle des rôles. On comprend mieux la façon dont elle conçoit son rôle avec une remarque des auteures de l’ouvrage (p. 239) : « Jamais en effet, elle n’exprime l’idée qu’elle prend la place de Paul, juste qu’elle fait « du mieux, ce qu’il faut » pour que la vie reprenne comme avant la guerre. Le secours qu’elle trouve dans le lien conjugal représente alors un élément essentiel de cette résistance. » Mais en même temps, les circonstances lui donnent un espace d’autonomie, et un long passage très éclairant révèle un nouvel équilibre né pendant la guerre. Paul critique le choix de Marie de travailler sans salaire sur un terrain de ses parents, et lui reproche de se faire exploiter ; on citera pour finir la réponse révélatrice de Marie (mai 1918, p. 197) : « Quant au terrain, tu me dis que je suis obligée de leur servir de domestique et tu me dis aussi qu’il ne me donne pas l’argent qu’il fait. Ils ne peuvent me donner l’argent. Moi, je n’achète pas tout ce qu’il faut pour la vigne. Si je n’étais pas avec eux, je serais obligée de payer le loyer et je serais obligée d’aller travailler à la journée, si je voulais manger moi et la petite, et t’envoyer les colis à toi. Tu peux croire qu’avec l’allocation et ma journée, je n’aurais pas besoin de le jeter et je ne sais pas si tes colis ne seraient pas espacés. Et les jours où il pleut, que je serais obligée de rester à la maison, ce jour-là je n’aurais pas la journée. Donc, comme je te l’ai déjà dit, je suis là, je travaille et je mange et je n’ai rien à perdre. Sur tes lettres, ne me parle plus. Je les lis à mes parents et je suis obligée de l’arranger du mieux. Ne sois pas si intéressé. Mes parents, pour toi, font beaucoup de sacrifices et te prennent comme un fils. Pour les colis, ils ne me comptent pas grand-chose. (…) Ce n’est pas un reproche que je te fais et je ne t’en veux pas, tu le sais. Je sais que tu vas me pardonner de te parler comme ça, tu devais avoir un mauvais moment, donc n’en parlons plus. »

Donc en définitive, un témoignage riche sur le thème « être prisonnier » et « être femme de prisonnier », ainsi que, grâce aux commentaires avisés de Françoise Thébaud, Christine Delpous-Darnige et Virginie Gascon, un volume indispensable à toute bibliographie sur le thème de la captivité.

Vincent Suard, décembre 2022

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Martin-Laval, André (1888-1975), Fernand (1890 – 1973) et Antoine (1892 – 1972)

Trois frères en guerre

1. Les témoins

Avec un père dans l’import-export et six enfants, la famille Martin-Laval appartient à la moyenne bourgeoisie marseillaise, catholique et patriote. Les trois frères sont sous l’uniforme pendant toute la guerre, et deux des trois filles s’investissent comme infirmières. La cadette et la benjamine en feront leur profession après-guerre.

André Martin-Laval (1888-1975), ingénieur-électricien, réformé en 1910, s’engage volontairement en août 1914 ; téléphoniste au 58e RI d’Avignon jusqu’en 1916, il se spécialise dans la T.S.F., passe au 8e Génie puis est détaché dans l’aviation (C. 46). Il est sous-lieutenant en 1918, puis poursuit une carrière d’ingénieur après-guerre.

Fernand (1890 – 1973) est engagé volontaire depuis 1908 et sert au 3e RI à la mobilisation. Sergent depuis 1911, il combat dans les compagnies de mitrailleuse du 3e RI et du 141e RI, et est officier à l’armistice. Il fait une carrière dans le commerce après la guerre.

Antoine (1892 – 1972) renonce à son sursis alors qu’il est encore interne de médecine en 1913. Il fait la première année de la guerre comme caporal-brancardier au 58e RI, faisant fonction de médecin auxiliaire. Il est ensuite promu médecin aide-major de 2e classe (sous-lieutenant), affecté en hôpital puis au 39e RI. Il exerce après -guerre comme médecin.

2. Le témoignage

Trois frères en guerre, Martin-Laval, une famille de Marseille en 1914-1918, a paru aux éditions Privat en 2014. Cet ouvrage de Serge Truphémus, préfacé par Jean-Yves Le Naour (735 pages), et accompagné de nombreuses reproductions photographiques, est un travail ambitieux et original de publication d’un choix de témoignages issus d’une source archivistique; il existe en effet aux AD 13 un imposant fonds Martin-Laval (10 mètres-linéaire, cote 216 J1 à J 63), et l’auteur a composé le livre avec des extraits de carnets de guerre (Antoine et André), entrecroisés avec des passages de lettres en provenance de toute la famille et d’amis. Dans le détail, on commence par l’intégralité du carnet d’Antoine (août et septembre 1914) ; suivent les carnets retravaillés d’André (août 1914 – décembre 1915), puis ses carnets bruts (1916 – juillet 1917) et enfin, après l’arrêt de ceux-ci, surtout sa correspondance avec sa fiancée. Fernand n’intervient que ponctuellement dans le corpus, à travers quelques lettres. S. Truphémus signale que devant la masse d’archives, il a été amené à sélectionner et réduire les textes disponibles, son ambition étant de respecter une exigence morale envers les témoins et les lecteurs : « respecter la cohérence du récit, préserver l’esprit des témoignages et conserver tout ce qui peut présenter un intérêt historique. »

3. Analyse

A. Antoine : Au XVe Corps en août et septembre 1914

Le premier témoignage est un carnet de campagne, très précis et très vivant, rédigé sur une période assez courte (1er août au 17 septembre) ; les notes racontent les combats de Dieuze et de Dombasle avec le 58e RI, avec le départ d’Avignon, la découverte du feu, puis la retraite, avec l’épuisement et le souci constant d’éviter la capture. Il est aide-médecin, mais simplement avec le grade de caporal, et cela lui permet d’avoir à la fois une perspective au ras du sol,  comme fantassin, mais aussi, grâce à son rôle de médecin, d’appréhender la situation à l’échelle du bataillon ou du régiment. Le texte est précis dans ses descriptions, abonde en anecdotes (un camarade médecin morphinomane qui meurt d’overdose au plus fort des combats, par exemple…) et en même temps restitue bien la mentalité d’un méridional très patriote qui découvre les réalités lorraines.

Antoine, déjà sous l’uniforme à la mobilisation, participe le 2 août 1914 à un vibrant défilé patriotique à Avignon, mêlant militaires et civils, et signale dans une mention courte mais intéressante (p. 46) : « Passage à tabac de trois ou quatre anarchistes, échange de quelques coups avec eux (…) puis nous faisons barrière « pour empêcher ces « apaches » de passer devant le drapeau. » Antoine insiste sur sa ferveur patriotique, il signale plus loin (p. 52) « je ne suis plus le même homme ». En passant la frontière devant Dieuze, il est scandalisé par le manque d’enthousiasme de frontaliers qu’il libère, ce sont des mères dont les fils sont enrôlés dans l’armée allemande, et qui souhaitent surtout leur retour sain et sauf (p. 63) : « comment parler d’idéal avec ces gens-là ? » ; il est obsédé par les espions, il soupçonne tous les civils avec qui il a un échange, le lait est certainement empoisonné, tel trio de jeunes filles est suspect, etc.. Le récit raconte le combat dans la forêt, l’angoisse, l’épuisement physique et mental, le recul en désordre, mais toujours aussi la volonté de ne pas renoncer ; l’évocation du retrait sur Dieuze pour repasser la frontière est saisissante, avec des soldats « de tous régiments, de deux, de même trois corps d’armée, [qui] marchent ou courent dans les rues, en fuyant. C’est une panique inouïe. » (p. 103). On note le silence sur l’affaire du XVe Corps, et on ne peut plaider une lacune tributaire de l’immersion dans « l’immédiat », puisque l’on sait que les cahiers ont été retravaillés par la suite (mention des « boches » en août 1914, ou des « poilus » en septembre 1914). Finalement l’affaire revient par la marge, dans une lettre de la petite sœur d’Antoine (douze ans), qui évoque un scandale à « l’école des filles » (mai 1915, p. 359) : une enseignante a dit du mal du XVe Corps, les filles l’ont rapporté et il y a des manifestations « de petits garçons et de lycéens » devant la maison de la demoiselle. Pris dans l’action, Antoine ne dispose que de très peu d’informations extérieures ; lors de la défense devant Lunéville, résistance à laquelle il est fier de participer, il mentionne, lorsqu’est lu aux soldats l’ordre de Joffre de résister coûte que coûte (p. 141, 7 septembre) : « Brrr ! Quelle douche glacée pour nous qui ignorions complètement la retraite de Charleroi et qui pensions que l’armée du nord était victorieuse !… ».

B. André : Carnets recopiés (septembre 1914 à décembre 1915)

André, réformé, fait des pieds et des mains pour s’engager, et est comme Antoine animé d’une grande foi patriotique, mêlant nationalisme et religion : c’est en ces termes qu’il échange avec ses parents au début du conflit. Tout en restant patriote, la réalité vécue au front tempère ensuite son enthousiasme, et il écrit en février 1916 à Antoine, guéri après une longue convalescence à l’arrière (p. 504) : « Ne fais pas l’enfantillage de demander à retourner au pastiss. ». Il est précis sur son rôle de téléphoniste en ligne, ses connaissances techniques le faisant apprécier, et sa position lui donne des informations sur le détail des opérations, avec par exemple la mention du 22 juin 1915 (p. 372) : « fameuse journée, 347 messages ! » On s’aperçoit que dans les lettres envoyées, l’auteur ne respecte en rien les consignes de discrétion imposées par la censure. Lui-même s’autocensure peu lorsqu’il décrit à sa famille les dures réalités du front et il reçoit des reproches d’un ami de la famille (p. 321), qui lui demande de modérer la crudité de ses descriptions, la lecture de ses lettres mettant la famille dans l’effroi. Peu de temps après, sa sœur Jeanne lui écrit (p. 325) que l’ami a exagéré, en disant de ne plus écrire « ce qu’il en est » ; elle est d’accord avec une censure pour les parents, mais pas pour elle, et elle lui propose de lui écrire en secret via l’hôpital où elle est infirmière : « Je t’en supplie, mon cher André, dis-moi toujours la vérité et toute la vérité. ».

Un des plus moments les plus intense du livre décrit l’éclatement d’un obus sur le seuil de la petite sape des téléphonistes, pendant un violent bombardement en première ligne (19 octobre 1915, p. 445) ; André est choqué et presque indemne, mais deux camarades sont tués à ses côtés. Il raconte, à travers son journal puis ses lettres – ici un peu édulcorées-, par secondes puis par minutes, le choc, l’égarement, l’errance (p. 445) « Affolé, je cours dehors chercher du secours, mais je ne vois plus rien. Bombardement toujours intense. Je tombe dans les bras du capitaine Lapenne qui me fourre dans la sape de Kermeneur (…) » Il évoque la lente reprise des esprits, le deuil, la solidarité des « autres sapes » pour les téléphonistes : « Je vais voir les copains. Crises de larmes. Longue conversation en famille. Divers viennent présenter sympathie. ». Puis le calme se fait, avec le vœu d’aller à Lourdes pour remercier la Vierge, puis celui de monter neuf jours de suite à pied à Notre-Dame-de-la-Garde et « d’y faire la sainte communion. » Les mentions religieuses sont assez fréquentes dans l’ouvrage, mais il y a peu de mentions politiques, les allusions évoquent une sympathie pour la droite nationaliste, avec une tendance nettement antiparlementariste, surtout en 1917 et 1918.

C. André : carnets originaux non repris, puis courrier

En juillet 1916, André est détaché par le Génie dans l’aviation (C.G.15, escadrille G. 46) pour installer et entretenir les postes de T.S.F. des avions d’observation. Après avoir suivi divers cours, il sera sous-lieutenant en 1918. Depuis 1916, le témoignage est constitué des carnets bruts, puis seulement des lettres à sa fiancée Jeanne Grillière, de Revel. On suit en parallèle aux opérations militaires le début de la correspondance des promis, la première visite à l’occasion d’une permission, les préoccupations tendres… André fait parfois mention de relations conflictuelles avec des camarades, par exemple avec un sergent athée, plus jeune que lui, qui ne veut pas faire de réveillon de Noël. Encore simple soldat à ce moment, il doit subir ce « blanc-bec sorti de quelque loge maçonnique », et il est bien décidé à résister : « Je leur enverrai un minuit chrétien un peu là », promet-il dans un courrier. On retrouve ici la pertinence des remarques faites par Nicolas Mariot sur un « Tous unis dans la tranchée » fantasmé, et pour ce bourgeois conservateur, la fraternisation avec le peuple trouve aussi ses limites. Antoine tente de consoler André (p. 488) : «le milieu dans lequel tu vis est d’un niveau moral et intellectuel peu élevé, et ce doit être pour toi, je m’en rends très bien compte, une souffrance perpétuelle qui vient s’ajouter à d’autres. » Les principes moraux d’André sont aussi en rupture avec ceux de certains camarades, et il insiste là-dessus auprès de sa fiancée : il est scandalisé par leur détournement de la philosophie de l’œuvre des marraines de guerre, certains entretenant des correspondances «qui n’ont rien à voir avec le but poursuivi par l’œuvre pourtant si sérieuse des marraines. »  Il est particulièrement choqué (p. 645) par l’annonce d’un camarade dans un journal « plus que louche » et qui a reçu 152 réponses… Un jour, un débat est engagé par ses camarades sur l’existence de Dieu, il y intervient, fait « une profession de foi en règle » et finit par leur dire ce qu’il pense de leurs histoires de marraines. Il signale que ses camarades le traitent de « type à part. » Notons qu’il s’agit ici de lettres à sa fiancée, et on peut douter, après 500 pages de fréquentation d’André, qu’il aurait écrit ce type de propos fort moralisateurs, par exemple, à un ancien camarade de classe.

Enfin, pour terminer l’évocation de cet ouvrage très réussi, et dans un tout autre domaine, peut-être tenons-nous ici, dans l’unité d’André, le « patient zéro », cet initiateur d’un changement important dans la mode masculine, qui va modifier l’apparence du visage des hommes jeunes, dans les années vingt? Cinq aviateurs américains viennent d’arriver à l’escadrille (avril 1918), «Ils sont très amusants avec leur moustache rasée et leur jargon anglais. (…) La plupart de mes camarades ont trouvé très chic la mode des moustaches rasées et se sont rasés complètement.»

Vincent Suard, septembre 2022

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Genty, Edmond (1883 – 1917)

Trois ans de guerre. Lettres et carnet de route du capitaine Edmond Genty connut une première édition posthume en janvier 1918 chez Chapelot (Paris). L’ouvrage de quelques 80 pages dont on ignore la genèse (choix des lettres ?) a été lu par le critique ancien combattant Jean Norton Cru. Dans Témoins, Cru le place au rang des témoignages médiocres essentiellement en raison du caractère « abrégé » des passages publiés. Les éditions de la Fenestrelle propose en 2022 une nouvelle édition augmentée d’une introduction importante et de notes rédigées par François Pugnière. Elle permette de mieux appréhender lettres et carnets de l’officier d’artillerie de campagne Genty « mort pour la France » le 23 mars 1917 au nord-ouest de Verdun : contexte familial, études, participation aux combats. Elle contient également quelques clichés collectés par Edmond (mars-avril 1917). Ils sont complétés par l’album photographique du maréchal des logis-chef Émile Renaud appartenant à la même unité que Genty dont il fut une partie de la guerre sous les ordres. L’ensemble offre des clés très utiles de compréhension de l’expérience de guerre racontée dans les lettres et carnets de l’artilleur.

Trois ans de guerre s’inscrit dans les témoignages d’autres intellectuels, officiers de réserve comme Maurice Genevoix, Charles Delvert ou André Pézard. La famille du soldat décédé, liée au monde de l’édition (Paul, le frère d’Edmond, travaille au Figaro), profite de l’engouement du public pour les récits de guerre et fait publier une mince partie de la correspondance adressée par Edmond à sa mère, à sa fiancée ou à sa sœur, ainsi qu’une partie de ses carnets. Ce qui n’a pas été publié est aujourd’hui disparu. Une préface est confiée à un ami journaliste Paul Brulat. Elle témoigne d’une volonté de la famille de produire une œuvre panégyrique, mêlant la mémoire du disparu à la description de « l’âme du soldat français », à celle de la « France réconcilié dans la conscience de ce qu’elle doit à ses enfants martyrs. » On retiendra de cette préface le souhait exprimé que l’hécatombe ne soit pas été vaine. Le recueil de texte devient ainsi présenté un monument de papier à la mémoire mythifiée du héros combattant.

Les lettres de Genty à sa famille ont vocation avant tout à rassurer lorsqu’elles sont adressées à sa mère (« je vais bien, je mange bien, je dors bien » (3 octobre), « nous ne sommes guère à plaindre » (6 février 1915). La violence des premiers engagements est minimisée lorsqu’ils sont évoqués sur le moment. Cependant, lorsque Genty rappelle les combats de Dieuze (offensive de Lorraine – août 1914) afin de réhabiliter les troupes du 15e corps accusées de couardises, il souligne les pertes effroyables, la décimation. Lié au monde du journalisme parisien, il tente d’ailleurs de « faire défendre dans Excelsior le 15e corps calomnié » (27 octobre 1914, carnet de route). Rapidement, la lutte contre les éléments (froid, pluie) s’impose : « Quand sortirons-nous de la tempête, de la pluie, de la boue ? Mille fois pires que les obus allemands ! » (20 septembre 1914). Qui tuent pourtant.

A partir d’octobre 1914, la guerre de position s’installe l’artilleur Genty et ses camarades dans une vie de campagne alternant violence et une « vie de garnison », à la merci de la promiscuité et des intempéries. Genty connait plusieurs affectations depuis les premières lignes jusqu’à quelques kilomètres du front, formation de servant de canon de 80 de montagne ou de 75 contre avions. Le temps du combattant est haché. Ennui et routine d’un côté, écrasement et morts nombreuses de l’autre notamment à l’été 1915 sur le front de l’Argonne à l’Ouest de Verdun.

Edmond Genty développe rapidement sentiment d’une guerre longue avec son frère mobilisé dans le Train : « Elle est trop coûteuse et trop engagée pour pouvoir se terminer en queue de poisson » (27 novembre 1914). Il s’agira de détruire les usines en Allemagne sans toucher « les monuments d’art et les villages ». Genty mentionne dans son carnet une exécution d’un soldat français pour « abandon de poste en présence de l’ennemi auquel il assiste le 11 novembre 1914 : « cérémonie peu attrayante ». La « cafard » s’impose et commande de penser à un ailleurs plus actif : « J’envie les troupes et les camarades qui vont aller débarquer en Turquie. » (7 mars 1915). A travers le vocabulaire employé à dessein comme « cafard » ou « cagnas », Edmond Genty témoigne de son adaptation à la guerre, à son environnement matériel comme humain (vocabulaire de l’argot militaire). Les semaines passant, il limite les pensées profondes pour adopter une posture quasi professionnelle, en multipliant les comptes rendus d’opération, les bombardements, etc. Il insiste également sur les paysages lunaires du champ de bataille, de la Marne ou de Verdun. Il visite les ruines des villages, fasciné comme d’autres soldats sur les capacités de destruction de cette guerre où il faut tenir. Le feu, la mort des hommes, des « amis », des camarades, transforme aussi le soldat : « Il y a bien des gens, voire bien des milieux que la guerre n’aura pas dérangés, et certains assurément ne souhaitent qu’une chose : c’est qu’elle dure le plus longtemps possible » (3 juin 1916). Embusqués, profiteurs, dirigeants laissent seuls les soldats (fantassins ou artilleurs) face à la dure condition des tranchées et de la vie au front. Cet état d’esprit sourdre de nombreuses lettres malgré tout derrière l’autocensure manifeste de l’auteur. Jean Norton Cru a souligné l’intérêt de ces paroles lucides de la part d’un officier et d’un intellectuel qui laisse, malgré sa brièveté, un témoignage d’une belle clarté.

Alexandre Lafon, juin 2022

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Breyer Juliette (1885-1962)

1. La témoin

Juliette Deschamps, épouse Breyer (1885 – 1962), est mariée à Charles Breyer, caviste, et le couple tient en 1914 une épicerie (succursale Mignot) à Reims. Ils ont un petit garçon d’un an, André. Charles, caporal au 354e RI, est tué le 23 septembre 1914. Juliette accouche d’une petite fille, Marie-Blanche, en janvier 1915, et reste à Reims jusqu’à 1916. Elle reprend ensuite la succursale d’un magasin d’alimentation en Seine et Oise. Juliette ne s’est jamais remariée (renseignement fourni par Patricia Vincent, son arrière petite-fille, en juin 2021)  et son fils André a été tué comme combattant F.F.I. à Tarbes en 1944, alors que Sylviane, la fille de celui-ci, avait huit mois.

2. Le témoignage

«À mon Charles…, Lettres de Juliette à son mari parti sur le front, (1914 – 1917) », publié aux éditions TheBookEdition (autoédition numérique), a été retranscrit et mis en forme par Jackie Mangeart en 2014 (182 pages). Sylviane Jonval, décédée en 2019, avait recopié un grand cahier manuscrit de sa grand-mère Juliette. Jackie Mangeart (Warmeriville, Marne), a retranscrit ce cahier en respectant au maximum la version d’origine. Merci à lui pour les renseignements donnés (juin 2022) et surtout d’avoir eu la bonne idée de faire revivre ce témoignage original.

3. Analyse

Le corpus se présente comme la reproduction d’un ensemble de lettres de  Juliette Breyer, envoyées à son mari Charles, d’août 1914 à 1916 ; il s’agit en fait plutôt d’un cahier indépendant, que Juliette tenait, en plus des lettres (que nous n’avons pas) qu’elle envoyait à son mari. Ce cahier prend rapidement la forme d’un journal intime, mais adressé à son mari, et il finit par prendre la place du courrier, de toute façon retourné à partir de novembre 1914 (p. 57) « voilà toutes les lettres que je t’avais envoyées qui me reviennent. Oh le retour de ces pauvres lettres, comme cela me déchire le cœur ! ». Ce document intime décrit la vie à Reims de 1914 à 1916, lorsque la ville, proche de la ligne de front, et encore habitée par les civils, et régulièrement bombardée, mais c’est surtout pour la description du cheminement intime du deuil que ce document est précieux : une jeune mariée, mère d’un enfant d’un an, et enceinte du second, décrit, en s’adressant directement à son mari disparu, toutes les étapes de sa souffrance.

1.         Reims

L’épicière décrit le passage des Allemands à Reims, et la courte occupation se passe pour elle sans trop de dommages (5 septembre 1914, p. 17) : « Des Prussiens sont venus acheter mais ils n’ont rien dit et tu vois, mon Charles, cela m’a servi d’aller à Metz. Je connais un peu leur monnaie et je ne m’y perds pas. Ils sont gourmands sur le chocolat. ». Après leur retrait au nord de la ville, c’est la description de la vie quotidienne, des longs et fréquents séjours dans les caves ; la chronique décrit les bombardements, sporadiques ou soutenus, les dégâts rue par rue, et nomme des victimes, connues ou inconnues. Ce témoignage est utile pour l’histoire locale (partie Est de Reims) ; il est du reste référencé par le site « Reims 14 – 18 ». La maison maternelle est assez vite détruite par les obus, la famille en fait le constat  (17 septembre 1914, p. 25) : « Ce que je vois me glace : la maison qui brûle, c’est la nôtre. J’entends déjà maman qui pleure. Je me retourne, maman a vu, elle chancelle. » puis  « Les flammes sortent du haut, du bas, partout, un vrai brasier. On ne voit même plus trace de meubles. On aperçoit un trou là où était ma chambre de jeune fille, là où j’ai rêvé de toi. »  Le secteur dans lequel se trouve l’épicerie, rue de Beine, est assez rapidement interdit aux civils, car les batteries françaises sont très proches. Malgré les précautions prises, l’auteure, qui a dû arrêter son activité commerciale, constate en mars 1915 que le magasin a été presque entièrement pillé. Les longs séjours dans les grandes caves Pommery ne semblent pas trop pénibles (p. 30) «nous sommes bien abrités, étant dans les tunnels supérieurs. On ne souffre pas. André se porte à merveille. », mais les alertes, à la fin de 1915, sont longues aux deux jeunes enfants qui ont besoin de mouvement.

2. Apprendre la mort de son mari

Avec Juliette, diariste consciencieuse, nous avons ici, reportées avec précision, les longues étapes de la prise de conscience de la mort de Charles. Elle mentionne ses inquiétudes, ses doutes, sa douleur, et surtout son refus et sa volonté de continuer à espérer. C’est cette précision dans la description des sentiments et du cheminement psychologique du deuil, pour un drame qui a concerné des centaines de milliers de femmes, qui fait la richesse de ce témoignage. Dans les caves, pendant un bombardement, une vieille voisine lui dit à brûle-pourpoint que son mari a été blessé, mais Juliette ne veut pas le croire (15 septembre). Il semble que son père ne lui communique pas tout ce qu’il sait, mais, malgré le silence de Charles, elle ne perd pas espoir (20 octobre 1914 p. 38) : « « Qu’est-ce que c’est qu’il ne faut pas que je sache ? Je m’en doute bien, que l’on me cache quelque chose et ce que je ne comprends pas, c’est que ton papa me conseille de ne plus t’écrire (…) mais je m’entête (…) Je te quitte toujours aussi triste ». Le 4 novembre (p. 45), un camionneur vient la voir et lui affirme sans précautions: « « Eh bien ! Votre mari a été tué. » Te dire la commotion que j’ai ressentie…. » Elle décrit son hébétude, son désespoir, et seule la présence de son petit garçon l’oblige à se reprendre. Elle écrit à la compagnie de son mari, reprend espoir contre les apparences, et la situation se complique du fait de sa grossesse – il est certain que Charles n’en a pas eu connaissance – (p. 34) « il faut que je te le dise. Je suis sûre maintenant que nous aurons un deuxième petit cadet. Que veux-tu j’en prends mon parti, du moment que tu me sois revenu pour ce moment-là. » Le 17 décembre 1914 (p.55), elle reçoit une lettre du lieutenant de son mari, qui lui annonce sa mort d’une « balle au front » le 23 septembre. Elle s’évanouit, pense devenir folle à son réveil, et mentionne ses journées de pleurs, malgré sa mère qui essaie de la raisonner (p. 56) : « Remets toi et pense à tes deux petits. Aux deux petits de ton pauvre Charles, garde-toi pour eux. ». Noël 1914 se passe très tristement (p. 60)  « ce n’est pas possible, cela ne peut pas être», et le père de Charles tente de la raisonner (p. 61) : « « Ma pauvre Juliette, ne m’ôtez pas mon courage, me dit-il. Il reviendra. Et si jamais le malheur voulait le contraire, nous sommes là pour vous aider à élever vos petits. » Pauvre papa, mais vous ne voyez donc pas. Je sais bien que j’arriverai à les élever, mais c’est mon Charles que je veux. Je ne pourrai supporter l’existence sans lui. C’est atroce puisque je l’aime toujours ; il faut qu’il me revienne. » En janvier les préparatifs de l’accouchement la distraient un peu de sa douleur morale. Après la naissance de la petite fille, le dialogue continue avec Charles dans le journal (19 janvier) « Je vais te raconter (…) car notre fille est venue au monde».

3. Deux réalités parallèles

À partir de février 1915, on sent que Juliette est prise par ses obligations de mère, qu’elle donne pour l’extérieur l’apparence de se faire une raison, mais à l’intérieur, Charles vit toujours, elle lui parle sur le cahier, disant être sûre de le revoir (p. 65) «Quand je passe quelque part et que j’entends dire : « pauvre femme, son mari a été tué ; c’était un ménage en or », cela me retourne. Je leur crierais bien « Ce n’est pas vrai, il est vivant, je le sens.» »À tous les signes tangibles qui s’accumulent (lettres de soldats, documents administratifs) elle oppose sa certitude et c’est ce qui lui permet de survivre. (15 avril 1915, p. 94) « Je suis triste à mourir, je pleure, je me dégoûte de tout et si je n’avais pas mes petits, je ne sais pas ce que je ferais. Je me demande s’il faut que j’espère encore. Pense donc, tit Lou, sept mois sans nouvelles. Si c’était vrai, mon Charles, je ne pourrais jamais vivre une longue vie sans toi. Il ne peut plus y avoir de bonheur pour moi sur terre. On a beau penser aux enfants, c’est une consolation, mais c’est justement en les voyant grandir que je verrai à quel point tu me manques. » A partir de mai 1915, peut-être sent-on à la lecture du journal une douleur plus contenue, moins paralysante, mais les accès de désespoir sont encore fréquents. En juillet 1915, elle consulte une voyante qui, sans surprise, lui annonce qu’elle aura bientôt des nouvelles de Charles, et que cette grande peine est passagère. En août, une cartomancienne se montre également optimiste, et en septembre 1915, c’est une diseuse, qui analyse l’écriture de Charles, dans son dernier courrier connu, et pronostique la vie, mais avec un œil ou un membre en moins (p. 129) « Que m’importe que tu aies un œil en moins, du moment que tu puisses nous voir et contempler tes petits. » De violentes crises de dépression, (août 1915) « je voudrais toujours dormir » ou « je meurs de désespoir », alternent avec des descriptions de la vie quotidienne dans Reims en guerre.

4. « ils disent que tu es mort »

Ce dialogue direct avec le disparu, cette complicité, en parlant avec Charles des autres, de ceux qui prétendent qu’il est mort, ce lien maintenu dure jusqu’à 1916 : c’est à coup sûr ce long déni du réel qui permet à Juliette d’apprivoiser la réalité.  Les mentions se font plus espacées, elles sont plus matérielles et pratiques (janvier 1916, p. 161) : « je m’ennuie à mourir. Aussi j’ai écrit à Paris chez Mignot s’ils pouvaient me rendre un Comptoir (…). Il me faut une occupation ou je crois que je perdrai la tête. » Ce même mois, elle reçoit la lettre d’un soldat du 354e, de la compagnie de Charles, qui lui communique qu’elle recevra bientôt un avis officiel de décès, car il a dû signer le procès-verbal. Ce même camarade entame ensuite une correspondance intéressée, envoie sa photographie, et demande pourquoi Juliette ne lui écrit pas plus souvent  (avril 1916) : « Je vais lui répondre par une lettre très sérieuse, sans le froisser bien entendu, que je tiens à n’avoir aucune correspondance. Ce jeune homme a l’air de manquer d’instruction : c’est pour cela que je l’excuse. Il ne comprend pas que ton souvenir me poursuit et que ce serait profaner tout l’amour que j’ai pour toi de correspondre avec un autre.» L’avant-dernière mention du cahier date du 24 avril 1916, le journal ensuite est délaissé, puis une dernière mention apparaît le 6 mai 1917 (p. 178) : «un an mon Charles sans t’écrire et un an où je n’ai cessé de penser à toi. Aujourd’hui je t’aime comme je t’aimais avant. Mais depuis ce temps, que de choses encore se sont passées. » Elle raconte son déménagement, son installation dans un magasin d’épicerie à Vernouillet (Seine et Oise), et son année de travail. La dernière phrase est «Les débuts furent durs, mais aujourd’hui le commerce va assez bien… » .

Vincent Suard, mai 2022

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Lefebvre Henri (1888 – ? )

1. Le témoin

Henri Lefebvre, né en 1888, est originaire de La Bassée (Nord) où il exerce la profession de boucher. Sophie Lheureux, sa fiancée en août 1914, habite le hameau d’Hocron, sis à proximité de Sainghin-en-Weppes (Nord). Le mariage, prévu en septembre 1914, ne pourra avoir lieu qu’après la guerre. H. Lefebvre fait celle-ci au 233e RI, comme caporal brancardier – musicien. Sa fiche matricule signale qu’en 1936 il a quatre enfants.

2. Le témoignage

Les lettres d’Henri Lefebvre à sa fiancé ont été publiées dans l’anthologie « Correspondances conjugales », de Clémentine Vidal-Naquet (Robert Laffont, Bouquins, 2014, 1088 pages). Cet ouvrage contient la reproduction de la correspondance de neuf couples pendant la guerre. Pour ces fiancés nordistes, il s’agit de la retranscription (p. 295 à 348) d’un tapuscrit conservé au Service historique de la Défense (« Ma chère petite Sophie, Lettres de guerre », cote 1KT682). Ce document réunit des lettres qui ont été retrouvées en 1993. L’auteure m’a précisé (décembre 2021) avoir reproduit l’intégralité des courriers sans coupes, sauf quelques mots pour 1914.

3. Analyse

Le thème du front étanche, qui empêche les soldats des régions envahies de communiquer avec leurs proches, ou même d’en avoir des preuves de vie, est très présent dans les témoignages nordistes. Les lettres d’Henri n’ont pas été reçues à Sainghin, et on sait seulement qu’il a eu de son côté un contact en avril 1915 (p. 310) « Les femmes françaises de la Croix-Rouge ne m’ont pas divulgué leur secret et je n’ai pas eu l’indélicatesse de leur demander ; et puisque ta missive m’est parvenue, la mienne t’arrivera également j’en suis certain.» Il est effondré lorsqu’il apprend au début de 1917, par une dame évacuée de sa connaissance, que Sophie n’a eu aucune nouvelle, alors qu’il lui écrivait régulièrement depuis le début du conflit (mars 1917, p. 325) « j’ai souffert (…) quand j’ai lu que jamais tu n’avais eu signe de vie de ma part depuis deux ans et demi et qu’un soupçon, une angoisse t’étreignant le cœur, croyant qu’on n’osait te l’avouer et que le Bon Dieu m’avait appelé auprès de ces chers Joseph et Aimé [beaux-frères tués à Verdun et dans la Somme]». C. Vidal-Naquet a sélectionné ce texte pour illustrer une des modalités possibles de la relation épistolaire : les lettres n’arrivent pas à destination, mais les protagonistes continuent quand-même à écrire, les textes deviennent des « monologues amoureux », et le propos épistolaire à sens unique finit par prendre la forme du « journal intime », il permet l’épanchement et soulage la douleur morale. Si en 1918, la liaison est ponctuellement rétablie avec des cartes-message, c’est ici, pendant presque trois ans, un document à sens unique assez original ; on insistera par ailleurs sur un autre aspect du corpus, celui de la culture catholique omniprésente de l’auteur.

Le soldat

H. Lefebvre évoque assez peu le détail de ses missions, ou les combats auxquels il participe, il envisage plutôt le futur, les projets pour après la guerre, ou préfère décrire la bonne ambiance de camaraderie de son escouade ; atypique, par exemple, est cette évocation de son rôle dans la bataille (juin 1915, p. 314):  « Il nous fallait prendre ces pauvres malheureux dans des toiles de tente, les traîner en marchant nous-mêmes sur nos genoux et nos mains, et cela pendant 1 km parfois, entendre leurs plaintes, découvrir leurs affreuses blessures. » Il imagine le sort de sa fiancée à Sainghin, tout en signalant assez rapidement ne pas être certain qu’elle y réside encore (avril 1915, p. 312) : « Les Anglais bombardent Illies et Fournes [front d’Aubers], dit-on. Des nouvelles qui nous réjouissent d’abord, puis nous étreignent le cœur à la pensée de savoir que c’est nos propres obus qui dévastent notre cher pays et font peut-être tant de victimes innocentes. ».

Il envisage les événements de la guerre surtout à travers le prisme religieux, et le découragement lié à l’échec de l’offensive Nivelle lui fait évoquer  une solution originale mais finalement assez logique (21 juin 1917, p. 329) : « Et puis sincèrement il semble qu’il nous faudrait une Jeanne d’Arc. Encore la science des hommes a fait faillite et le Bon Dieu semble vouloir forcer nos dirigeants à recourir à lui. » Dans le même domaine d’inspiration, Henri Lefebvre a deux marraines de guerre à Revel (Haute-Garonne), les demoiselles Gayral, à qui il rend visite en permission en 1917 : « tu as deux petites sœurs de guerre qui t’aiment beaucoup déjà et qui aspirent à faire ta connaissance », une autre mention associe plus loin ses marraines (p. 346) à une demande d’adhésion à une neuvaine à « commencer à Noël à la bonne vierge de Lourdes. » Le cas de figure est assez atypique, car en général, ce n’est pas d’abord à une neuvaine que le poilu pense lorsqu’il envisage ses relations avec sa marraine de guerre, il est vrai qu’ici Henri s’adresse à sa fiancée.

Un boucher dévot

Cette religiosité du jeune brancardier-musicien, artisan boucher dans le civil, est omniprésente dans la tonalité de ses lettres. Les cérémonies religieuses sont relatées pour évoquer la consolation morale de la communion, ou la communication possible avec l’aimée, au moment de la messe, par une sorte de « transmission de pensée sacramentelle ». Il prie souvent, va aux vêpres dès qu’il le peut, et cette fin de lettre est typique (octobre 1914, p. 304) : « Nous allons réciter un chapelet maintenant en compagnie de mon ami Alphonse à l’église la plus proche ; nous retournerons ensuite manger la soupe et en avant ! ». C’est à travers cet habitus catholique qu’il envisage ses relations avec sa promise, sa compréhension de la guerre ou sa vision des régions qu’il traverse, comme en Champagne (Souain) où son régiment combat dès octobre 1914  (p. 301) : « J’assiste à la messe tous les matins depuis 8 jours, ma chère fiancée, et je communie fréquemment. Quelle consolation pour ce bon curé de voir que les gars du Nord ont encore de la religion ! Nous vivons ici dans un pays si indifférent ; il est à croire ma chérie, sans parti pris, que le Bon Dieu envoie le châtiment là où il doit passer. » Les lettres racontent aussi les épreuves familiales, avec les deuils de guerre, ou le cafard, que cette correspondance, invocation du « bon Dieu » à l’appui, tente de soulager.

L’auteur évoque à plusieurs reprises des « promesses », ce sont des vœux à réaliser après la guerre, pèlerinages à Lourdes et à Montmartre, promesse d’observer fidèlement le repos du dimanche, vœu d’entrer dans le Tiers Ordre… En 1917 (p. 331), il essaie d’organiser une communauté avec des soldats qui partagent sa piété : « j’ai conçu de trouver dans nos musiciens sept des plus fervents qui consacreraient chacun un jour de la semaine au Sacré-Cœur. Ce jour-là, assistance à la messe et communion si possible ; pénitence quelconque sur la nourriture et le tabac, etc.  J’en ai 5 déjà et j’espère trouver les deux autres, ce serait l’élite. » Il cherche aussi à fonder le Rosaire, «c’est-à-dire 15 personnes disant chaque jour une dizaine de chapelets.» Difficile de connaître la proportion de poilus qui dans son unité partagent sa vision du monde, et à cet égard un passage de mars 1917 (p. 325) est intéressant (mention : « lettre inachevée ») : «dans mon escouade même j’ai deux bons catholiques, 5 ou 6 indifférents et un libre penseur !!! Ah tu comprends, ma chérie, il ne faut pas que ce monsieur vienne dire devant moi qu’il n’y a pas de Dieu et exposer ses doctrines matérialistes. Alors c’est conférence à l’escouade le soir jusqu’à onze heures quelque fois et le matin après la soupe. Naturellement la discussion se termine toujours par une poignée de main car au régiment c’est l’union sacrée. » Évoquant l’avenir, Henri imagine leurs futurs enfants, qu’ils aimeront, et (p. 330) « qui seront notre bonheur. J’ai demandé au bon Dieu qu’il m’accorde la grâce d’en prendre un à son service ; nous lui offrirons tous deux, n’est-ce pas, ma chérie ? ». Que penser en définitive de ce ton si résolument pieux? Le mariage tant attendu s’incarne ici avec une énergie sentimentalo-religieuse, dans un futur strictement dessiné dans des concours de piété : il s’agit de leur culture commune, de leurs références les plus familières. Cette religiosité, qui est naturelle chez H. Lefebvre, et qui est consubstantielle à son éducation et sa sociabilité, n’est du reste pas exceptionnelle (voir par exemple Gabriel Castelain), pour des hommes recrutés dans cette partie sud de la Flandre (Weppes), à l’ouest de Lille. C’est nettement plus atypique pour d’autres espaces, notamment les grandes agglomérations textiles ou minières.

Terminons par une dernière citation, qui montre qu’en politique aussi, ce même prisme religieux est présent (septembre 1917, p. 334) : « Hier encore une dame me disait : « Mon frère qui est au front devient anarchiste, je crois, et cependant il a été bien élevé. » Je ne suis pas encore anarchiste, ma chérie, console-toi. Ah ! j’ai bien une dent contre les mauvais riches, ils sont si nombreux ! »

Vincent Suard, mai 2022

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