Guilleux, Olivier (1891 – 1940)

1914 – 1918 La grande guerre d’Olivier Guilleux

1. Le témoin

Olivier Guilleux, né à Vouhé (Deux-Sèvres), est instituteur et sous-lieutenant de réserve au moment de la mobilisation. Il rejoint le 115e RI (Mamers), embarque pour la Bataille des frontières et près le combat de Virton, il marche en retraite jusqu’au 2 septembre, date à laquelle le 115 est transporté au Bourget. Après la Marne, il est blessé près de Noyon et fait prisonnier le 18 septembre. Restant en captivité jusqu’en juillet 1918, il aura fait une tentative d’évasion en mars 1918. Bénéficiant de l’accord sur les officiers prisonniers, il est interné en Suisse, puis il revient en France dès novembre. Reprenant ensuite sa carrière d’instituteur, il est directeur d’école primaire lorsqu’il décède prématurément en 1940.

2. Le témoignage

Les écrits de guerre d’Olivier Guilleux ont été édités en 2003, avec une introduction fouillée d’Éric Kocher-Marboeuf (Université de Poitiers, entretien par mail, mai 2024), chez Geste édition (300 pages). Le corpus est triple, avec d’abord les carnets du sous-lieutenant d’août 1914 jusqu’au 18 septembre ; ce document, rédigé sur le vif et sauvegardé (il avait été confié à un homme qui a réussi à éviter la capture), a été repris avec une rédaction soignée après la guerre, mais sans modification sur le fond. La partie centrale est constituée par la correspondance du prisonnier avec sa famille, pendant la durée de la guerre ; enfin un récit de son évasion rédigé a posteriori forme la troisième partie. Il existe par ailleurs un fonds Olivier Guilleux aux AD des Deux-Sèvres (79).

3. Analyse

A. Carnet de campagne (août – septembre 1914)

Les deux temps forts des carnets sont le combat d’Ethe (Virton) le 22 août et le récit du combat qui voit sa capture dans l’Oise, lors de l’arrêt du repli allemand après la bataille de la Marne. Il écrit le 22 août (p. 45, avec autorisation de citation de Geneviève Gaillard, petite-fille d’O. Guilleux, mai 2024) : « Nous avons reçu le baptême du feu. Et, dans quelles conditions ! Pendant quatorze heures, le 115e, après avoir attaqué, contre-attaqué, s’est cramponné aux mamelons situés au nord-est de Virton et à la lisière de la ville sous un feu d’enfer de l’artillerie et de l’infanterie prussienne. Voilà ce que j’ai vu. (…)» Il décrit l’impuissance sous le feu, car l’ennemi n’est pas visible, mais aussi sa résistance énergique, avec l’épisode d’une panique de deux sections sans officier « débouchant de la vallée sur la route », criant « ils sont là, ils viennent » (p. 48). Un capitaine, un peu en arrière et en surplomb lui crie : « Guilleux, Guilleux, quelle déroute, arrêtez-les !» Notre auteur tire son revolver et se place devant les fuyards : « Le premier qui essaie de se sauver, je lui brûle la cervelle.» Il explique n’avoir jamais éprouvé une pareille émotion, et qu’il aurait tiré si un soldat avait passé outre, car c’était tout le groupe qui partait, et « avec le groupe, ma section. ». L’auteur décrit ensuite une longue retraite qui les amène à Dun-sur-Meuse, et réfléchissant aux opérations, il estime que l’état-major [de la DI ?] a failli, s’engageant trop vite et sans prendre de précautions. Quelques jours plus tard, il évoque l’assassinat des civils d’Ethe (plus de 200 morts) qui a suivi leur passage (p. 58) «(…) les Allemands firent un massacre de la population civile sous prétexte que des francs-tireurs avaient tiré sur des soldats allemands. Mais le commandement veut surtout, par des exemples, frapper de terreur les habitants et les empêcher de réagir. C’est dans leur méthode. » Transféré en train vers Paris le 2 septembre, le 115e RI se dirige sur la Marne par Meaux, mais n’est pas engagé au début de la bataille. L’attitude des hommes envers les trophées allemands est devenue blasée (p. 77, 11 septembre) « Maintenant, ils se soucient peu de se surcharger. Ils passent, s’arrêtent, examinent, manient tous ces objets, puis, neuf fois sur dix les laissent sur place. » Dans l’Oise, à partir du 14, la résistance allemande est plus conséquente, et O. Suilleux rapporte les récits des habitants rencontrés, décrivant la brutalité des envahisseurs (pillage, incendie, viols, assassinats de suspects). Le combat local qui mène à sa capture est raconté de manière très précise, et le caractère haletant du récit est probablement lié au fait qu’il revit ces scènes, au moment où il remet au propre ses notes après-guerre. Touché aux jambes par des éclats lors d’une reconnaissance offensive, il lui faut attendre les Allemands, immobilisé dans une ferme. Il est ensuite soigné à l’hôpital de Noyon, par des infirmières françaises sous la direction de médecins allemands. Dix jours plus tard, il est transporté en Allemagne à Magdebourg, d’abord au Lazaret puis au camp de prisonniers.

B. Correspondance du prisonnier

La correspondance d’Olivier Guilleux doit se lire en tenant compte d’un double filtre : d’abord celui d’une autocensure, d’un contrôle de ses sentiments : il veut rassurer sa famille, montrer que le moral tient ; c’est probablement vrai, car c’est un homme dynamique, qui récupère rapidement de sa blessure et s’investit beaucoup dans les activités sportives du camp, mais l’absence de mention de cafard ne signifie pas qu’il n’en éprouve pas. Par ailleurs, les lettres sont lues par un censeur, et les informations qui peuvent passer sont limitées : temps qu’il fait, activités, compte-rendu des colis reçus ou en attente, etc… Ces deux prismes finissent par produire une ambiance assez lénifiante un peu trompeuse: la tentative d’évasion, par exemple, ne cadre pas avec l’ambiance somme toute supportable évoquée dans les courriers.

Dans ses lettres, O. Guilleux évoque souvent ses activités multiples, il décrit un programme chargé en août 1915 (p. 135) « Je suis arrivé, non sans effort, à me créer une vie active. Je tue le temps à force de travail.» Il ne se plaint pas de ses conditions de captivité –le pourrait-il ? –, et le sort des officiers prisonniers, non astreints au travail, n’est pas celui des hommes du rang ; ainsi par exemple, du printemps à Halle (mars 1916, p. 144) : « Le soleil est de jour en jour de plus en plus chaud. (…). Chaque officier achète son petit pot de fleurs. Ici, on vend surtout des jonquilles. » « Positiver » devient de plus difficile avec le temps, et on lit la lassitude entre les lignes : (p. 166 Hann-Münden, mars 1917) « Je me suis remis au russe avec courage. Je vais pouvoir arriver assez vite à quelques résultats. Je ne néglige pas l’anglais, non plus. Malgré tout, après presque trois ans de captivité, l’esprit manque un peu de fraîcheur et le rendement ne correspond pas toujours au travail. Mais ceci est secondaire. L’essentiel n’est-il pas d’éviter le « gâtisme » sous toutes ses formes. » Le seul moment repéré dans la correspondance où on peut considérer qu’il trompe la censure est celui des vœux anticipés pour l’année 1917 (p. 152) « Mais il est d’autres vœux que j’aurais tant aimé vous formuler sur le front à côté des camarades. D’ici je ne peux y faire qu’une discrète allusion. Mais vous me comprenez. » (…) « C’est cette conviction qui nous rend supportable une aussi longue captivité. »

Correspondance de la famille

Ses parents et ses sœurs lui racontent les travaux des champs, l’évolution du jardin, les progrès académiques des deux sœurs qui sont élèves institutrices. Ici un extrait affectueux montre le soin que l’on a de reconstituer l’ambiance familiale malgré l’éloignement (p. 120) :

« Vouhé, le 16 février 1915 Cher petit frère

Nous venons de dîner, je m’empresse de t’écrire. Je voudrais t’envoyer une bonne longue lettre qui te ferait bien plaisir. Papa, un peu enrhumé, est dans un fauteuil, Champagne sur les genoux ; grand-père se chauffe, maman, près de la lampe, tricote (…) »

Sur des photographies de prisonniers français en 1918, certains uniformes semblent encore en bon état après quelques années de détention : une mention – pour les officiers – apporte ici un éclairage intéressant  (août 1915, p. 130) « Nous irons à Parthenay te commander une culotte et une vareuse chez le tailleur du régiment. Aussitôt que ce sera fait nous te l’expédierons avec ta capote. » Dans l’Allemagne affamée de 1917, il est aussi difficile de survivre avec l’ordinaire du camp, et nous avons deux descriptions très utiles de colis, d’abord de la part de sa sœur Claire (août, p. 186) :

« demain, maman te fera un colis de pommes de terre ; dans celui de jeudi, il y avait : pain, beurre, lard, tapioca, végétaline, riz, prunes, sucre. »

Puis, de la part de l’auteur, un récapitulatif de ses demandes (novembre, p. 202) :

« (…) envoyez-moi un colis par semaine composé comme suit : pain, beurre, une boîte de corned-beef, une boîte de conserves faites à la maison, chocolat, riz, café ou thé ou cacao. En plus, une fois par mois envoyez-moi un colis contenant des légumes secs. Envoyez-moi également chaque mois deux colis de pommes de terre (dans le premier, vous mettrez une boîte de végétaline, dans le second, une bouteille d’huile). (…).

C. L’évasion

La narration, rédigée après la guerre, indique que la proximité de la frontière hollandaise (une semaine de marche) [de Ströhen, 250 km., une proximité toute relative], la découverte d’un uniforme allemand dans une cache aménagée dans une cloison par des Anglais depuis transférés, et la perspective d’une vie « s’annonçant rude, triste, misérable » l’ont décidé à sauter le pas. Il se cache dans un cellier à charbon à 50 mètres du camp, puis décrit une errance d’une semaine, rapidement épuisante malgré son entraînement physique, à cause du manque de vivres, de sommeil (il se cache le jour dans des bosquets chétifs) et surtout de la perte d’orientation, car il n’a pas de carte. (p. 254) « J’avais perdu toute direction et m’en remettais au hasard. ». Il est à bout que lorsqu’un garde barrière l’interpelle le 7e jour, et il n’a plus la force de fuir. Ramené au camp, estimant bien s’en tirer en n’étant pas passé à tabac, il est condamné à 4 mois de cachot. Il est tellement épuisé au début qu’il ne s’aperçoit pas des rigueurs de sa détention, mais rapidement l’interdiction des colis se fait ressentir (p. 269) « À ce régime, je ne pourrais tenir longtemps. » Cette mention est instructive, notamment sur le sort des camarades sans colis, ou des Russes, Serbes ou Roumains…. La corruption d’une sentinelle allemande par un camarade améliore son ordinaire mais c’est surtout grâce à la visite du Consul d’Espagne, qui à l’occasion d’un passage au camp, vient écouter ses doléances au cachot, qu’il ne fait « que » deux mois d’isolement. Il bénéficie ensuite de l’accord de transfèrement pour internement en Suisse en franchissant la frontière en juillet 1918. Le 1er novembre, il écrit de Genève qu’il est inscrit à l’université et qu’il a établi un beau programme, mais (p. 287) « Je ne crois pas pouvoir le remplir car mon internement en Suisse ne saurait se prolonger. (…) La grippe sévit en Suisse avec rage. Les cas mortels sont assez nombreux. Le mieux est de ne pas y penser. »

Donc un document intéressant sur le combat de 1914, ainsi que sur le vécu de la détention d’un officier capturé très tôt, mais avec un caractère un peu irénique, comme on l’a vu, à lire avec les clés nécessaires pour appréhender la réalité vécue. C’est une bonne référence aussi sur ce que peut être concrètement un processus d’évasion (voir aussi Charles de Gaulle, Jacques Rivière ou Roland Garros…), thème assez populaire entre les deux guerres, la création de la médaille des évadés datant de 1926.

Vincent Suard, décembre 2024

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Suillaud, Henri (1885 – 1916)

Correspondance Ives Rauzier

1. Le témoin

En août 1914, Henri Suillaud, natif du Morbihan, est marié et réside à Toulon ; rengagé quartier-maître depuis 1911, il est embarqué sur le cuirassé Suffren comme boulanger puis maître-coq. Il fait une première campagne d’août à novembre 1914, puis rejoint Toulon pour carénage. En janvier 1915, il repart aux Dardanelles, et participe pendant toute l’année 1915 aux tentatives pour forcer le détroit, avec une parenthèse en avril-mai (retour à Toulon en escorte du Gaulois pour réparation). Henri Suillaud meurt à 31 ans le 26 novembre 1916 au cours du torpillage du Suffren au large de Lisbonne (653 disparus, aucun survivant).

2. Le témoignage

Ives Rauzier a publié en auto-édition la « Correspondance d’Henri Suillaud » en 2014 (The Book Edition, 204 pages). Le corpus est constitué des lettres d’H. Suillaud, restituées intégralement ou en extraits, du début de la guerre à janvier 1916. Quelques lettres de la famille terminent le recueil, avec des reproductions de cartes postales. Le marin écrit dans un style très oral, avec une orthographe assez phonétique qui a été laissée telle quelle dans la transcription.

3. Analyse

Les publications de correspondances de marins du rang embarqués ne sont pas courantes, et les lettres d’Henri Suillaud sont intéressantes pour connaître sa vie quotidienne en opération, tenter d’appréhender sa perception du conflit et décrire le couple qu’il forme avec son épouse.

Un courrier abondant

Ce marin écrit souvent ; il fait fréquemment le point sur les nombreuses lettres reçues ou envoyées, le courrier est abondant et il est assez rapidement numéroté. La liaison postale est en général satisfaisante, avec à Moudros souvent deux distributions par semaine, les lettres et cartes arrivant souvent par 4 ou 5 à la fois. Au mieux, le délai Toulon – Suffren est de 10 jours, ce qui est rapide pour un cuirassé en opération, la moyenne étant de deux à trois semaines. Avec une escadre française la plupart du temps au mouillage, les servitudes fréquentes avec la France (torpilleurs, paquebots de troupes, cargos de ravitaillement) expliquent cette bonne fréquence. L’auteur donne parfois comme explication à des retards inexpliqués les torpillages de plus en plus fréquents au cours de l’année 1915, ceux-ci entraînant la disparition du courrier concerné.

Le retour à Toulon

Les conjectures, souhaits et hypothèses à propos d’un prochain retour à Toulon sont omniprésents, ils représentent la partie obligée de presque chaque début de correspondance ; ce sont des suppositions sur le besoin de carénage, la substitution du « Jules Ferry » au Suffren, la fin de la mission, etc… Cette « scie » est nécessaire pour ranimer l’espoir de se voir bientôt, et prendre son mal en patience ; ce projet de retour, en permanence déçu, n’empêche pas les conjectures de reprendre à la carte suivante. H. Suillaud emploie aussi beaucoup le mot « gazette » (ou gasette), ce qui à bord veut dire des bruits ou des rumeurs, et il insiste sur la qualité de ses sources d’information [avec autorisation de citation] « n’écoute jamais les gazettes moi je te dirai toute la vérité. »

La campagne des Dardanelles

Au début de la campagne, il est très optimiste, et promet un succès rapide avec la chute de Constantinople. Ce sont des évocations de l’armada dont il fait partie (p. 42, fév. 1915) « chère petite femme rappelle-toi que nous sômmes quelques choses comme bateaux içi » et plus loin «Si tu verrais les bateaux qu’il y a içi tous ces cuirassés et croiseurs et dragueurs de mines et les cargots. Il y a plus de 100 en tout. Et des Ydroaéroplanes les pauvres turques ne sont pas à jour avec nous. ». On constate aussi que, même si de son poste en boulangerie ou à la cambuse, il n’a pas d’informations tactiques précises, l’auteur n’hésite pas à communiquer à sa femme de nombreux renseignements militaires de localisation ou de mouvements de navires rencontrés : la censure ici n’est pas tatillonne ou en tout cas elle n’est pas redoutée. Après les échecs de mars 1915 (3 cuirassés alliés coulés, le Suffren est lui aussi touché avec 12 morts), l’impossibilité de réduire certains forts du détroit, et surtout l’arrivée de sous-marins allemands, l’enthousiasme disparaît. Cela s’exprime crûment en mai (p. 63) « pour nous içi nous sômmes plus si fier que dans le temps avec ces sous-marins. » Plus tard, après presque un an d’opération devant le détroit, c’est un constat d’échec transmis à son épouse (p. 125) : « on disaient bien que les Turcs ne résïsteraient pas longtemps la preuve en ai, voila bientôt un an qui y sont en guèrre, et ma fois le résultat pour nous, aussi en arrière que le premier jour ; »

Le quotidien à bord du Suffren

L’auteur évoque peu le détail de son activité à bord ; lorsqu’ il est boulanger, c’est un travail de nuit pénible et il récupère mal avec le sommeil de la journée, bruyante et chaude. Lors des bombardements réguliers des forts, le navire canonne l’après-midi, et H. Suillaud, passé maître coq, explique les difficultés de son service (p. 49, mars 1915) « Il y a des fois depuis midi jusqu’à 6 heures au poste de combat et à 6 heures, il faut faire manger alors, comment veut-tu que ce soit bien fait, ce n’est pas la peine que je me fait du mauvais sang pour si peut. ». Les distractions à bord ou la camaraderie sont peu abordées ; comme le navire est la plupart du temps à l’ancre à Moudros, il accompagne des bordées à la plage, et il essaie de nager (p. 75) ; le 23 juin 1915, il dit par exemple rester facilement un quart d’heure, « s’est déjà quelque chose. » Y a-t-il eu des abus ? «Je devais encore y aller sur la plâge, mais ces suprîmer le Commandant à trouvé à dire qu’il y avait une centaine de bonhomme qui passaient leurs temps à terre, maintenant ce sera au long du bord comme avant (…). Il mentionne aussi les nombreux malades à bord, avec dysenterie ou typhoïde (p. 90) « c’est un sale pays ».

Rassurer

La description des opérations ou des conditions tactiques du moment est toujours accompagnée de considérations destinées à apaiser les inquiétudes de son épouse. L’auteur était sur la Liberté au moment où le navire a sauté au mouillage en 1911 (plus de 300 morts), il a participé aux opérations de secours, et son diplôme d’honneur est reproduit en fin de volume (p. 31) : « J’ai déjà passé dans un moment bien terrible à bord de la Liberté, et ma fois tu vois je n’ai rien eu. » Par ailleurs, en cas de naufrage, il aura le collier [la bouée de sauvetage], et s’il ne peut pas sauver un homme qui ne sait pas nager, lui il sait « un peu » nager, et ça l’aidera à s’en sortir (p. 72).

Intimité 

H. Suillaud est très épris de sa femme dans sa correspondance, il mentionne sa grande tristesse lors de ses deux départs en août 1914 et en janvier 1915.

p. 31 « Je te dirai que j’ai pleurer beaucoup le soir que je suis rentrer de te quitté si mal oui chère petite femme plus on va plus on s’aime n’es ce pas. » Ce couple épris est sans enfant, et l’auteur mentionne à plusieurs reprises qu’il lui paraît plus raisonnable d’avoir une petite fille seulement la guerre terminée. Après une permission, sa femme s’inquiète pour ses règles et il la rassure (p.82) sur son attitude responsable : « Ne te fais pas pour cela tu les auras les anglais (…) : je te dirai qu’on peut se trompé mais pas moi, car je fais trop attention je ne dors pas sur le rôti (comme Saucas). » [un camarade dont l’épouse est tombée enceinte]. Après quelques mois de mission, les mentions de désir érotique deviennent plus fréquentes (p. 143) « tu me dis que tu à grassi (…) ce qui me fait plaisir, oui j’en aurai davantage pour m’amuser », mais ces allusions de fin de lettre ne prennent pas un caractère envahissant (p.149) « je patienterai encore (…) et ma fois qu’es ce que tu veux, qu’and on en à pas on y pense pas. »

Fin de la mission

La campagne s’achève de manière imprévue au tout début janvier 1916, car le Suffren aborde et coule de nuit un petit transport anglais (les 33 hommes de l’équipage anglais sont récupérés) mais le cuirassé a une voie d’eau et a perdu une ancre. L’auteur raconte qu’il a eu très peur, la cambuse étant située sur l’avant, il a cru à un torpillage (p. 178, janvier 1916) « il fesais nuit j’avais pas quitté la Cambuse sans prendre mon collier de sauvetage mais en arrivant sur le pont qu’and j’ai vu que c’était un abordage j’étais mieux ; j’ai redescendu aussitôt, mais le Suffren à jeter assez de boué et du bois à l’eau pour sauver 1000 personnes ; » Le message qu’il fait passer à son épouse est ici peu martial, c’est enfin la possibilité de rentrer à Toulon (p. 177) : « Enfin cette fois c’est un petit malheur qui nous fait notre bonheur à tous, autrement on était pas parti diçi. »

La dernière correspondance est datée du 16 janvier 1916, et on ne sait rien de son activité ultérieure jusqu’à la disparition du Suffren. Le livre se termine par un petit dossier, avec quelques lettres, des démarches de la veuve pour obtenir une licence de tabac (sans succès), ou la transcription du rapport du commandant Hans Walther, du sous-marin U 52, sur l’attaque du Suffren dans la nuit du 26 novembre 1916 : après l’envoi de deux torpilles, celui-ci décrit une grosse explosion, puis un grand choc sur le sous-marin en plongée ; à la remontée en surface il ne distingue rien (p. 193) « On ne voit qu’un nuage d’explosion que le vent emporte. Je m’explique ainsi l’événement : l’explosion de la torpille a fait exploser le cuirassé qui a coulé instantanément et le sous-marin l’a frôlé pendant qu’il coulait. » et plus loin : « Cherchons pendant une demi-heure des survivants, mais ne trouvons rien. Continué notre route. »

Vincent Suard, décembre 2024

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Quentin, Émile (1888-1961) et Amélie (1892-1981)

Lorsque la guerre éclate, Émile (né le 14 septembre 1888) et Amélie (née Chaudion, le 29 mars 1892) forment un couple de jeunes mariés creusois. Lui est issu d’une famille de « cultivateurs » à Semnadisse, commune de Rimondeix Creuse. Ils savent tous deux lire et écrire, mais il ne semble pas avoir atteint le niveau du certificat d’études (sur la fiche militaire d’Émile, est indiqué pour l’instruction le chiffe 3, qui indique un niveau scolaire très acceptable). Il est sabotier. Amélie est couturière. Sa mère tient un petit café à Crépon tout près de Boussac. Ils ont convolé le 25 mars 1913 et leur premier enfant, Émilienne, naît le 6 août 1914, quelques jours à peine après la mobilisation d’Émile. Le père ne pourra voir sa fille qu’à la toute fin de l’année, bénéficiant d’une permission après une première blessure. Le couple, juste avant que la guerre n’éclate, a loué un atelier, boutique et logement à Parsac.

Émile est incorporé au 78e régiment d’infanterie. Il est nommé sergent en septembre 1914. Première blessure, légère, à Rouvroy-en-Santerre, le 5 décembre de la même année. Le 19 octobre 1915, il est muté au 201e RI (le doublon réserviste du 1er RI, régiment de Paris replié sur Limoges). Le 16 avril 1917, il est très grièvement blessé sur le Plateau de Californie et restera handicapé d’une jambe. Ses longs séjours d’hôpitaux se poursuivent jusqu’en 1919.

Amélie élève sa fille auprès de ses parents, non sans avoir des difficultés relationnelles importantes avec sa mère, jusqu’à ce qu’elle décide, en 1916, de partir avec sa petite fille occuper seule le logement de Parsac, et d’y ouvrir et faire par elle-même fonctionner la boutique de sabots et chaussures. Elle réalise aussi, sur commande, des couvertures en piqué.

Après la guerre et la naissance d’une seconde fille, Odette, le couple s’installe à Gouzon et y ouvre une boutique de sabots et chaussures. Ils passeront toute leur vie dans cette localité. Il reçoit la croix de guerre en 1921 et la légion d’honneur en 1946. (Décès d’Emile le 19 novembre 1961, d’une infection relative à son ancienne blessure de guerre, et d’Amélie, le 18 mai 1981.)

Le témoignage est constitué par la correspondance du couple (lettres, souvent longues, surtout de sa part à elle et cartes postales), dont la conservation de part et d’autre est exceptionnelle. S’y ajoute une centaine de lettres reçues d’autres personnes (famille, camarades d’Émile…), pour un total de 1385 pièces. L’auteur de la notice est dépositaire du fonds, reçu fortuitement de la famille, qui sera remis aux archives départementales de la Creuse. Une publication partielle de la correspondance est prévue aux éditions Maïades (19).

Dès les premiers jours Émile et Amélie s’écrivent à un rythme très soutenu, quasi quotidien et leurs lettres (surtout celles d’Amélie) sont longues et fournies. Cette correspondance est presque entièrement préservée et s’avère d’une richesse et d’un intérêt hors du commun.

Le couple possède un niveau scolaire équivalent au certificat d’études et développe une forme d’écrit qui s’appuie sur des formes standards de la correspondance amoureuse et familiale pour s’en affranchir entièrement à travers la production d’une langue écrite décomplexée, sans rature ni remord, visant l’oralité, recherchant un substitut écrit à la conversation de vive voix. L’influence du parler marchois, que l’un et l’autre pratiquaient, s’y fait fortement entendre, dans le lexique, mais aussi la syntaxe. Émile, de son côté, initie Amélie à l’argot des tranchées : « Le pinard ses [= c’est] le vin »… Par la magie de cette fiction d’oralité la correspondance est un espace et temps de relations intimes. Au delà de formules amoureuses que l’on pourrait trouver convenues (mais l’intensification par l’oralité et la variation brisent la convention), la correspondance est toute vouée à célébrer un bonheur conjugal entrevu dans « le doux nid d’amour » de Parsac (leur boutique de sabotier en location), un bonheur sans cesse appelé, sans cesse repoussé par la guerre. Le sujet central est sans doute le bébé, puis l’enfant que le père ne peut voir grandir et dont la mère décrit par le menu et avec une grande délicatesse les attitudes et les progrès. Mais la sexualité, le désir amoureux, sont aussi présents, appréhendés sous le voile des formules amoureuses mais aussi sur le mode « dire des bêtise » (faire des allusions sexuelles). Les époux se racontent également certains de leurs rêves, où s’éprouvent le désir du corps et l’attente du retour, mais aussi la hantise de la mort suspendue. Ils adoptent également un rituel spécifique dans la pratique à deux de la ménomancie : divination à partir du jour et de la date de survenue des règles.

L’intimité implique la mise en forme d’un pacte de véracité, qui dans la situation exceptionnelle de la guerre est extrêmement difficile, et en fait impossible à tenir pour Émile, qui cherche d’abord à rassurer sa femme et les siens. Il insiste ainsi pour souligner que, bien que les obus sifflent sur sa tête, sa main, comme peut constater sa destinataire « ne tremble pas ». Aussi, comme beaucoup d’autres, se concentre-t-il sur les scènes de repos, qu’il ne cherche nullement à enjoliver : prise exagérée d’alcool, jeux de cartes incessants, désœuvrement déprimant… Le récit est ainsi entièrement pris dans la tension entre la répétition incessante de « je vais très bien », « je ne porte pas peine », « je ne me fais pas de souci » et l’horizon noir et sanglant du lendemain. Aussi, ce sont les mots de « cauchemar » et d’« enfer » qui leur servent à tous deux à qualifier la guerre, car l’arrière est aussi plongé dans la déréliction, avec la liste des morts aux combats, des suicides (Amélie ne décrit pas moins de trois suicides de soldats) et des blessés, qui s’allonge de jour en jour. La situation est telle, très vite (fin 14) que l’accord se fait entre la tranchée et l’arrière : « cela ne peut plus durer comme cela », sans pourtant qu’aucune perspective rationnelle de résolution rapide ne se présente ; d’où la recherche de signes prémonitoires et le bon accueil fait aux propos des devins et « prophètes » dans les journaux que lisent l’un et l’autre et qui vaticinent une prompte victoire.

Nonobstant la vie continue et une part non négligeable de la correspondance d’Amélie est dédiée à la geste quotidienne des travaux et des jours à Boussac et Parsac : fête du cochon, moissons à la batteuse, jours de foire, commerce familial, etc. La précision et les talents de narratrice d’Amélie sont impressionnants et son mari, qui sur le front cherche toujours et partout les camarades du pays, se repaît de tous ces « détails », et en redemande. De même la chronique des mœurs de Boussac constitue un point fort des échanges, des histoires grivoises et tristes en fait, de femmes volages et de jeunes filles engrossées par des soldats de passage, qui attirent sur elles la réprobation générale, à commencer par celle d’Amélie, qui de son côté, ne rassure jamais trop son Émile sur sa fidélité. Cette chronique « des femmes de Boussac » comme ils disent, fait échapper un instant à la vague morbide qui semble tout emporter sur son passage, Émile trouve tous ces détails scabreux « épatants », mais ils sont aussi pour lui le signe d’une sorte d’effondrement moral produit par la guerre, et il est vrai en tout cas qu’en fait, ces chroniques ramènent invariablement au cœur de la guerre (jeunes veuves, cocus au front, soldats en convalescence logés chez l’habitante…) et en sont aussi la pure expression.

Jean-Pierre Cavaillé, juillet 2024

Bibliographie :

Jean-Pierre Cavaillé, « Une correspondance au quotidien : Amélie et Émile Quentin, 1914-1919 », in Agnès Steuckardt, Corinne Gomila et Chantal Wionet (dir.), Gens ordinaires dans la Grande Guerre Correspondances, récits, témoignages, Maison des Sciences de l’Homme, 2024, p. 89-108.

– « La correspondance de guerre d’un sabotier et d’une couturière en pays marchois : Amélie et Émile Quentin (1914-1919) », Lemouzi, n° 224, 2019-2, p. 88-140.

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Calmel, Marinette (1896-1978)

Elisabeth Marie Claustre, dite Marinette, est née à Rimont (Ariège) le 31 août 1896. Ecole primaire jusqu’au certif. Sa famille s’étant installée à Carcassonne, elle a épousé Baptiste Calmel (1888-1935) en juin 1913. Elle a un frère ainé, Honoré Claustre (1893-1977). La collection de cartes postales conservées par la famille concerne principalement ces trois personnes. Les cartes font la matière du livre de Béatrice Delaurenti, Lettres de Marinette 1914-1915, préface de Clémentine Vidal-Naquet, Editions Orizons, 2017, 256 pages, nombreuses illustrations (malheureusement trop réduites).

La famille vivait d’un petit élevage laitier urbain et de la vente de lait aux particuliers. En 1914, Baptiste est mobilisé au 9e RAC, Honoré au 80e RI (régiment notamment du capitaine Hudelle), et un parent, Achille Vabre, au 143e RI (régiment de Fernand Tailhades et autres combattants cités dans notre dictionnaire).

La famille a su conserver 253 cartes postales des années 1914 et 1915 (+ 5 de 1916) ; tout le reste de la correspondance est perdu. Les cartes sont intéressantes par l’image et par le texte écrit au dos. En dehors de quelques photos des villages proches du front, les cartes colorées appartiennent à deux catégories : les patriotiques (portant des légendes « en vers » telles que : « Courage ! La victoire est là, belle et prochaine / L’Allemagne nous rendra l’Alsace et la Lorraine ») et les romantiques (« Cher absent, le jour et la nuit / Ma pensée en tous lieux te suit »).

Sur quelques cartes, une phrase personnelle manuscrite surcharge l’image ou la commente. Par exemple celle du 14 mai 1915, de Marinette à Baptiste, représentant le baiser d’un couple, est accompagnée de : « Si nous deux nous pouvions en faire autant, combien nous serions heureux. »

Ce livre apporte un nouveau témoignage de ce que notre dictionnaire a largement démontré : loin de la « brutalisation », la guerre a préservé, voire augmenté le ressenti de l’amour conjugal et en a permis l’expression par la correspondance.

Un regret : l’auteure du livre, qui a pourtant fréquenté les Archives de l’Aude, ignore l’important travail sur 14-18 réalisé dans le département.

Rémy Cazals, juin 2024.

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Canoville, Henry (1898-1918)

C’est par hasard que le livre suivant m’est tombé entre les mains : Lettres d’un Bleuet, Henry Canoville, Aspirant d’Artillerie, Une année au front, 4 août 1917 – 29 août 1918, préface de Th. Mainage, O. P., professeur à l’Institut Catholique de Paris, Pierre Téqui, libraire-éditeur, Paris, 1922, XXXVI et 456 pages, 4 photos.

Un livre catholique

O. P. signifie ordinis praedicatorum et désigne un membre de l’ordre des frères prêcheurs (dominicains). Mon exemplaire du livre contient une carte de visite du Père de Condé, prêtre missionnaire de N. D. de Sion. Il a obtenu le nihil obstat et l’imprimatur. L’éditeur présente à la fin du volume un catalogue des auteurs par lui publiés : Mgr Dupanloup, Mgr Gibier, Mgr Tissier, Mgr Méric, chanoine Broussolle, révérend père Hugon, abbé Rimbault, etc. La longue préface (31 pages) du professeur à l’Institut catholique est une hagiographie du jeune soldat qui se destinait à devenir à son tour dominicain : « une âme, et quelle âme ! », « la vie d’un saint ». Un garçon qui savait « s’immoler » : « Tout petit, l’hiver, il promenait ses pieds dans les zones froides de sa couchette » [authentique : page XVII). La fin de la préface doit également être citée : « Les desseins de Dieu sont impénétrables. Mais, surtout, puissent les Français, par leur fidélité aux grâces de la Victoire, ne plus rendre nécessaire l’oblation de ces victimes innocentes qui, généreusement sans doute, mais douloureusement, ont payé de leur vie les déviations de la conscience nationale. »

Th. Mainage pourrait figurer comme témoin (involontaire) dans notre dictionnaire. Mais le vrai témoignage est constitué par les lettres adressées par Henry Canoville à sa famille.

Brève biographie de l’artilleur Canoville

Henry Jean Eugène Canoville est né le 2 octobre 1898 à Nogent-sur-Marne. Un indice dans le livre laisse penser que son père était médecin. La famille était à coup sûr bourgeoise et s’est installée à Cherbourg. Henry a fait sa scolarité au collège Saint-Paul de cette ville et a obtenu le bac en juillet 1916. Il avait trois sœurs dont deux sont devenues religieuses à Paris. Henry voulait entrer chez les dominicains, mais la guerre était là. En décembre 1916 il s’engage dans l’artillerie lourde et arrive sur le front de l’Aisne en août 1917 (110e RAL, canons de 155). Il vit « à sept kilomètres des boches » qu’il traite de canailles. Le séjour se passe principalement en corvées de pansage des chevaux, tâche fastidieuse qu’il n’aime pas.

En février 1918, il part à l’école de Fontainebleau pour devenir aspirant, et se réjouit à l’idée d’y passer quatre mois. De nombreuses courtes permissions sont passées à Paris auprès de ses sœurs. Il obtient le « grade » d’aspirant.

Fin juin, il repart pour le front comme aspirant au 130e RAL doté aussi de canons de 155 qu’il juge « terribles ». Et c’est au cours de cette période qu’il découvre vraiment la guerre : « Oui, j’ai vu aujourd’hui de près la grande détresse de la guerre » (28 juillet). Il décrit les destructions, les cadavres. Il a du mal à s’accoutumer « aux horreurs puantes de la guerre » (29 juillet). C’est la poursuite. À Dormans, le 19 août, il note : « Les murs crevés ont des déchirures toutes neuves ; les cendres semblent encore fumer dans le vent. On sent que toutes ces douleurs sont d’hier. »

Sa dernière lettre est datée du 28 août. Il est tué le lendemain, près d’Epagny.

Choses (bien) vues

Avant de découvrir les horreurs de la guerre, Henry Canoville avait envoyé à ses parents quelques informations, peu originales, mais toujours intéressantes :

– quelques descriptions de cagnas (p. 5, 39, 80, 99)

– le crépitement du « brave petit 75 » (p. 12, petit par rapport au 155)

– les combats aériens (p. 29)

– les rats dégoûtants et les « hideux totos » (p. 41, 45)

– l’arrivée du vaguemestre (p. 130)

– « les efforts crispés des chevaux sur la glace » (p.198)

– un entrainement pour résister aux gaz (p. 344)

– un tir de concentration (p. 397)

Un catholique forcené

Se considérant comme un dominicain avant l’heure, Henry Canoville va à la messe, se confesse, communie, prie, dit le chapelet, distribue des « médailles miraculeuses » (p. 231). Il fréquente de préférence prêtres et séminaristes ; il visite églises et chapelles. Il arbore l’insigne du Sacré-Cœur.

La plupart des lettres à sa famille sont précédées d’une « méditation », d’une « invocation », d’une « oraison ». Il s’adresse au Bon Dieu, au Christ, à l’Enfant-Jésus, à Jésus-Hostie, à Marie et à plusieurs saints. Le 14 décembre 1917, il parle directement au Christ ; le lendemain, il parle au Saint-Esprit : « J’ai dit à l’Esprit-Saint… » (p. 164 et 165). Tout en annonçant qu’il se pliera toujours aux volontés divines, sa pratique ressemble à du donnant-donnant. Les prières doivent être exaucées : « Je demande au Bon Dieu un petit coup de main » pour soulever un obus de 43 kilos (p. 128). « J’appelle à mon aide les saints du Paradis » (p. 197) et ça marche. Sa nomination du brigadier est due à l’intervention de l’Enfant-Jésus (p. 175).

Quelques pas de côté

En lisant attentivement le livre, on découvre cependant quelques contradictions. Le gamin, qui plaçait ses petits pieds à l’endroit le plus froid du lit, apprécie l’envoi de nombreux colis de nourriture ; de retour au régiment après une permission, il écrit : « Où sont donc vos bonnes gâteries ? » Pire, il profite du vol de volailles d’un de ses hommes pour améliorer l’ordinaire, et l’avoue ainsi à ses parents (le 31 décembre 1917) : « Gros cas de conscience ! Qu’auriez-vous fait ? Oui, qu’auriez-vous fait, consciences scrupuleuses… et repues ? »

Il signale (p. 269, 19 février 1918) que des prêtres en soutane se sont fait jeter des pierres par des ouvriers de la région parisienne. Le 12 juillet 1918, Henry rapporte cette phrase d’un téléphoniste : « Comment Dieu permet-il qu’on s’égorge avec tant de joie ? » (La réponse d’un vieux poilu, sur un autre registre, mérite aussi d’être citée : « Laisse faire à Dieu, c’est une personne d’âge. »)

Le 12 août 1918, l’aspirant d’artillerie lourde se moque d’une artillerie plus lourde encore : « l’ALGP (artillerie lourde grande puissance, que d’aucuns traduisent : Artillerie de luxe pour gens pistonnés) ».

Et nous voilà revenus à l’engagement d’Henry Canoville. Alors que sa classe allait être appelée par anticipation à cause des hécatombes et qu’il aurait vraisemblablement dû rejoindre un régiment d’infanterie, il a devancé l’appel ce qui lui a permis de choisir l’artillerie lourde où les risques de mort étaient bien moindres. Ensuite il a été candidat aspirant et a passé quatre mois à Fontainebleau. Oui, il a été tué lors de la contre-offensive alliée de l’été 1918, mais la stratégie d’évitement de la famille ne peut être niée. Les travaux de Jules Maurin sur les centres de recrutement de Béziers et de Mende avaient découvert cette réalité. Ceux de Philippe Boulanger au plan national l’ont confirmée. La connaissance du différentiel de risque entre les diverses armes a abouti à la statistique suivante : entre 1914 et 1916, le nombre d’engagés volontaires dans l’infanterie est passé de 5101 à 1119 ; dans l’artillerie, de 2298 à 6309 (et on ne précise pas s’il s’agit de la lourde ou de l’artillerie de campagne).

Conclusion

Si un tel livre était publié aujourd’hui, il passerait pour une caricature ou un pastiche réussi. Mais le livre est un bon exemple de ce que pouvait oser le milieu catholique il y a cent ans, précisément en 1922. J’ignore son audience ; elle fut vraisemblablement limitée ; Jean Norton Cru n’a pas connu ce témoin.

Rémy Cazals, mai 2024

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Blanc, Léopold (1885 – 1917) et Blanc, Émile (1894 – 1917)

« Les lettres des frères Blanc » – Philip Hoyle (éd.)

1. Les témoins

Léopold et Émile Blanc, qui ont 29 et 19 ans au début de la guerre, travaillent la terre avec leurs parents à La Métairie-Haute, à Sauliac-sur Célé (Lot). Léopold commence la guerre au 207e RI puis passe ensuite dans le génie. Après une blessure légère, il sert au 7e RI jusqu’au 30 avril 1917, date à laquelle il est tué lors de l’attaque du Casque (Mont de Champagne). Émile, classe 14, d’abord mobilisé au 10e Dragon puis rapidement transféré au 88e RI, est souvent malade, et n’arrive durablement en ligne qu’à l’été 1915. Il est tué le 22 avril 1917 dans un assaut au Mont Cornillet.

2. Le témoignage

Les lettres des frères Blanc, Témoignages du Front 1914 – 1917 (2013, 90 pages) ont été retranscrites et publiées à compte d’auteur par Philip Hoyle. Celui-ci, ayant fait l’acquisition dans les années 1980 de la Métairie-Haute, ancienne ferme de la famille Blanc, avait reçu d’Anya Buys et Claude Aubin environ 250 de ces lettres. Dans son introduction, il rend hommage à Léopold et à Émile Blanc, qui à son sens ne se seraient pas opposés à une mise en lumière de leur témoignage (p. 3) : « il existe un tumulus sur les terres de la Métairie haute, vieux de 4 à 5000 ans que l’on nomme « Cayrou de la Justice » ; en faisant connaître ces lettres, je rends ainsi justice à Léopold et Emile. » Pour la rédaction de cette notice, j’ai contacté la Métairie-Haute, et les habitants actuels m’ont répondu que Philip Hoyle était décédé depuis « quelques années ». Ainsi, dans la même logique, mais avec un axe plus historique que mémoriel, je pense que celui-ci ne se serait pas opposé à la citation d’extraits des lettres. Il existe un exemplaire de ce recueil à la Société des Études du Lot. Merci à Patrice Foissac pour m’avoir fait connaître ce document.

3. Analyse

Les frères et leur père écrivent toujours en français, et P. Hoyle précise avoir corrigé certaines fautes d’orthographe pour favoriser la lisibilité, il a laissé des formules imagées ou des expressions même maladroites.

Les lettres donnent des nouvelles de la santé, en demandent, se renseignent sur les saisons, les travaux de la ferme. Les frères évoquent des connaissances, tués, blessés ou en permission. Ils mentionnent souvent le souci que leur cause la solitude des parents, obligés d’assumer seul l’exploitation de la ferme. Les deux frères se méfient de la censure postale, ne donnant que très peu d’indications géographiques et jamais de description de combat. En même temps, et de manière assez contradictoire, les échanges évoquent souvent des sujets mystérieux dont on a parlé, la question que tu sais, voire quittent toute prudence.

Léopold

Léopold écrit des lettres dont la tonalité est souvent sombre, il est mécontent d’être au front, se plaint beaucoup, et les seuls moments sereins sont ceux de l’hiver 1914, parce qu’il est versé dans le génie, ou en 1916, après une convalescence à la suite d’une blessure légère. Il condamne la guerre dès novembre 1914 (p. 15) « Nous commençons tous à en être dégoûtés et on se demande quand est-ce que viendra ce jour de paix que nous désirons tous d’un commun accord. » Les plaintes sont récurrentes, comme en janvier 1915, « enfin tout le monde en a assez de ces tortures. », ou dans cette formule d’au revoir en février 1916 : « Rien de plus à vous dire, sinon qu’on nous traite comme les criminels. Adieu je vous embrasse. ». La tonalité cyclothymique de ses lettres voit d’une part des reproches et des explosions de colère envers les parents (pas assez de lettres, de colis, d’argent…), puis des excuses, des regrets, comme en juin 1916 « vous m’excuserez de quelques lettres que je vous ai écrites, j’allais peut-être trop loin mais vu que je me trouvais dans ces conditions, là, j’étais fou de rage. » Son prêt ne lui permet pas d’acheter le vin qu’il consomme avec ses camarades en plus de l’allocation journalière. C’est sa seule dépense au front, et sa pauvreté est cruellement ressentie : les trois quarts de ses lettres contiennent des demandes d’argent. Le père accepte parfois d’aider son fils, mais souvent tarde aussi (p. 40) « plus le sou et c’est triste surtout pour un type comme moi qui a de l’argent à la caisse d’épargne me trouvant sans le sou par votre faute. » Il s’excuse à deux reprises d’avoir mis « quelques phrase pas recommandables » dans ses lettres car il avait bu avec les camarades. À la longue, les crises s’espacent, et les lettres sont plus courtes, toujours sombres mais plus calmes.

Émile

Le jeune frère de Léopold est d’humeur plus égale, souvent enjouée, même s’il critique aussi la guerre de manière récurrente. Au 10e dragon de Montauban, il se fait porter malade dès le 4e jour de caserne, et passe souvent à la visite. Rapidement versé dans l’infanterie (p. 55) « Cela ne me gêne pas beaucoup car dans les dragons il y a beaucoup de fourbi », il y continue à se faire porter malade, pour échapper aux marches (rhumatisme articulaire). À Montauban comme à Mirepoix, il a convaincu ses parents de lui envoyer un télégramme mensonger, – p. 85, « La mère est très malade. Elle désire te voir. » -, ce qui lui permet deux permissions indues. Il les chapitre lors de ces fausses déclarations « Couchez-vous ou restez aux alentours de la maison par prudence (p. 61) », la mère étant en effet censée être mourante… Beaucoup des lettres d’Émile de 1914 le montrent cherchant à carotter. Transféré en ligne à Suippes, il y est très vite légèrement blessé et retourne à La Rochelle puis à Auch au dépôt. Il y enchaîne une pneumonie et ne rejoint le front qu’en juillet 1915. Sans surprise il n’y est pas heureux (p. 66) « Je ne demande pas mieux que d’être blessé de nouveau car ici on crève de faim et si ce n’est pas le vin qu’on boit on mourrait d’inanition. » En novembre 1915, il évoque vers Roclincourt les dures conditions en ligne dans la boue «je me suis foutu 20 cm au-dessus des genoux, jamais de ma vie j’avais vu pareille chose. » et parle d’une fraternisation dans une lettre de décembre (p. 70) « On parle ces jours-ci il y a collaction (sic) entre boches et français. Il parait qu’une compagnie française est allé trinquer avec les boches à la santé de la paix tant souhaitée d’un côté comme de l’autre. » L’opinion sur la guerre d’Émile évolue vers une critique politisée ; dans un courrier, il parle de Léopold qui est bien « dégoûté de cette maudite guerre » (p. 73) et ajoute : « Ce ne sera pas trop tôt qu’on finisse de faire les imbéciles pour faire la fortune de quelques gros industriels qui se moquent de notre gueule par derrière. » Il dit devenir de plus en plus anarchiste (août 1916) et révolutionnaire (septembre 1916). À l’évocation d’une proposition de paix allemande en décembre 1916, il pense que la France devrait profiter de l’occasion, et il insiste en janvier (p. 81) : « il neige, il pleut alternativement, c’est affreux les tranchées pleines d’eau et ces voyous qui ne veulent pas signer la paix. » 

Les combines

Il s’agit d’allusions à tout projet qui pourrait permettre de tomber malade, de faire monter sa fièvre, et d’échapper aux corvées ou au front. Ces divers moyens ne sont jamais clairement décrits, mais on peut les appréhender en croisant les lettres ; on devine qu’il y a des huiles, de la quinine, et d’autres potions mystérieuses ; ces projets ont été anticipés, Léopold écrit à Émile (p. 17, décembre 1914) « il se livre des grands combats d’un côté et de l’autre. Je te conseille de mettre vivement nos projets en exécution. J’arrête sur ce point à toi d’agir. » Les résultats ne sont pas très convaincants pour Léopold (août 1915) « Enfin j’ai essayé l’affaire et cela ne m’a pas produit un grand effet, peut-être qu’à force on pourra arriver à un but. » Avec Émile, cela a eu plus de succès (juillet 1915) « Je crois être arrivé au but que je me proposais, alors je suis content des effets je lui en ferai passer [à Léopold] mais n’ayez aucune crainte pour ma santé, cela ne me fait pas mal. » En janvier 1916, une véritable crise de désespoir secoue Léopold, et il supplie ses parents, perdant tout prudence, de se procurer chez Couderc (médecin) ou chez Vernet (pharmacien) (p. 34) « poudre ou drogue qui, en les utilisant procurent de la fièvre et ainsi, on finit par devenir malade. » En janvier 1916 (p. 35), il n’envoie pas moins de quatre lettres à ses parents parlant de la même chose. « A prix d’or ou d’argent je vous prie de nouveau de faire toutes les démarches possibles, de braver tous les obstacles qui peuvent se produire devant vos yeux en demandant ces choses-là devant médecins et pharmaciens. Je sais que cela existe et qu’il y a pas mal de camarades de ma connaissance qui ont agi avec les mêmes procédés. » Les parents désapprouvent les projets de Léopold : le père a cédé à Émile pour les télégrammes mensongers, mais il refuse ici et se met en colère (p. 85) : 

« Cher fils,

Je suis bien dégoûté de toutes ces affaires, je n’ai pas le temps de me promener, si tu ne veux pas nous écouter, fais comme tu voudras et n’emmerdes plus les autres, ça vaut mieux. Je ne vois personne autre qui agisse comme toi. Ton père pour la vie        Blanc

Plus, sûr, tu t’en plaindrais peut-être. »

À partir de 1916 et en 1917, les allusions et spéculations sur ces mystérieux moyens d’échapper au front se font plus rares.

La fin

Les deux frères n’arrivent à se rencontrer au front qu’une seule fois, en avril 1917, et ils seront tués tous les deux ce même mois. (11 avril 1917, p. 51) « On a passé quelques heures ensemble, on a bu un coup et puis il a fallu se quitter. » Léopold est tué le 30 avril et il est impossible de savoir s’il a eu connaissance de la mort de son frère tué le 22. Le recueil reprend aussi la lettre que le lieutenant d’Émile (G. Salgues) a envoyée à la Métairie-Haute le 27 avril. C’est un courrier classique pour l’annonce de la mort d’un soldat, avec des formules de consolations et des éloges pour les qualités militaires d’Emile (p. 83): « « Dans cette bataille que nous avons glorieusement menée il a été un héros ! Toujours à mes côtés, méprisant le danger, souriant et alerte, on voyait en lui le modèle du soldat, le plus beau des guerriers ! Un obus stupide devait terminer sa destinée. » Le lieutenant fait ce qu’il peut pour soulager la douleur de la famille, ce type d’éloge aide au deuil ultérieur, et peut-être Émile avait-il changé ? Toutefois, toutes ses lettres indiquent qu’il n’était pas le modèle décrit ici, comme ainsi, par exemple, en novembre 1915 (p. 69) « Enfin ne vous faites pas trop de mauvais sang pour moi, je me débrouille bien et comme à l’ordinaire je n’en fous pas lourd. »

Donc un document très intéressant, qui montre que ces deux paysans lotois ont subi la guerre en la condamnant du début à la fin, la faute reposant pour eux sur les profiteurs, les riches puis plus tard les « salauds de députés ». Ils ont essayé d’échapper au front, avec des résultats variables mais souvent décevants, en nous donnant un ici un témoignage rare sur ces stratégies d’évitement, procédés qui ne leur ont du reste pas permis d’éviter d’être broyés à leur tour.

Vincent Suard, février 2024

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Pireaud, Paul (1890 – 1970) et Pireaud, Marie (1892 – 1978)

Martha Hanna Ta mort serait la mienne

1. Les témoins

Paul Pireaud, agriculteur à Nanteuil-de-Bourzac (Dordogne), est marié à Marie Pireaud, née Andrieux, en février 1914. Il quitte son foyer à 24 ans le 3 août 1914, et sert d’abord au 12e escadron du Train [des équipages militaires] puis devient en 1915 canonnier au 112e régiment d’artillerie lourde, qui vient d’être créé. Il reste dans cette unité toute la guerre, passant notamment par Verdun et l’Italie. Marie accouche de leur fils unique Serge en juillet 1916. Paul, démobilisé en juillet 1919, reprend alors son activité agricole à Nanteuil.

2. Le témoignage

Matha Hanna, professeure émérite à l’université du Colorado (Boulder), a publié en anglais en 2006 « Your Death Would Bee Mine ». La traduction française a paru en 2008 avec le titre « Ta mort serait la mienne » (Éd. Anatolia, 428 pages). Ce travail est construit à partir des lettres échangées par les époux Pireaud, cette correspondance étant conservée au Service historique de la Défense à Vincennes (cote 1Kt T 458, correspondance entre le soldat Pireaud et son épouse, 1910 – 1927). L’autrice propose une histoire de ces paysans et de ce village dans la guerre, en expliquant, contextualisant et illustrant cette correspondance : à partir du dialogue échangé par ce jeune couple très épris, elle met en valeur des thèmes d’histoire sociale et des mentalités, en relation avec l’irruption du conflit dans cette Dordogne rurale, qui est aussi une irruption de la modernité. M. Hanna choisit d’approfondir certains aspects, sans négliger l’histoire militaire, et elle convoque beaucoup d’outils extérieurs (carnets, recensements, rapports administratifs, contrôle postal, etc…). Ces approfondissements s’accompagnent de nombreux extraits de lettres qui justifient tout à fait la présence de « Ta mort serait la mienne » dans notre corpus de témoignages.

3. Analyse

Le couple, qui n’est marié que depuis quelques mois en août 1914, a déjà un bon entraînement à la correspondance, car Paul a servi un an au Maroc (1912), alors qu’il était déjà fiancé. Les deux correspondants maîtrisent suffisamment l’écrit pour mener des conversations épistolaires, même si persistent des fautes d’orthographe ou de syntaxe, mais qui ne gênent pas la compréhension.

Se voir à l’arrière

Au début du conflit, l’affectation protégée de Paul (train des équipages) atténue l’angoisse de la séparation. Il fait partie d’une équipe mobile de boulangers et Marie est bien consciente de la situation privilégiée du couple : (octobre 1914, p. 78, avec autorisation de citation) « pour m’encourager je me dis que les autres sont toutes pareilles et que bien mieux je suis un peu favoriser puisque tu ne risque pas trop et que tant d’autres sont a la mort ou la vie. Si tu pouvais toujours y rester avec ces boulangers que je serais contente. » Le père de Paul est maire du village, et curieusement, lui et son fils sont d’accord pour que Marie ne demande pas l’allocation de femme de mobilisé ; d’après M. Hanna, ils sont persuadés que la guerre sera courte et surtout ils ne veulent pas prêter le flanc à l’accusation de favoritisme dans l’attribution des aides ; Marie doit s’y résoudre mais elle est furieuse, signalant (p. 88) qu’une femme au village, elle, «mange tranquillement ses 25 sous par jour. » Jusqu’à l’affectation de Paul en février 1915 au 112e RAL, une grande partie des échanges est consacrée à échafauder des stratégies pour se retrouver à l’arrière du front. C’est pour lui assez facile mais les problèmes viennent plutôt des familles, qui ne veulent pas laisser Marie voyager seule. En septembre 1914 son père lui interdit d’aller à Melun (p. 106) « Je ne suis poin contente j’aurais voulu y aller seule jamais je n’ai pu etre maitresse ni des miens ni des tiens jamais ils n’ont voulu disant qu’il y avait trop de danger (…) Je me maudit d’avoir était faible de ne pas avoir partit malgré tout. ». En octobre le père de Paul cède, mais à condition d’accompagner sa bru dans la Nièvre. Et c’est seulement à la fin de 1914 que les époux peuvent se retrouver seuls quelques jours. On constate donc ici que le processus de prise d’autonomie de la jeune femme, réel, n’en demeure pas moins particulièrement balisé.

L’artillerie lourde

Paul doit quitter son « filon » en 1915 pour une batterie d’artillerie lourde. Cette affectation, si elle est moins dangereuse que l’infanterie, n’en demeure pas moins une exposition ponctuelle au danger. Marie pose beaucoup de questions, sur son rôle, sur le danger, sur les gaz. Paul souligne la dureté des engagements ; à Verdun, par exemple, le combat est très pénible et conduit rapidement à l’épuisement physique et nerveux (mai 1916, p. 152) : « Ici c’est l’extermination sur place sans voir l’ennemi. » et « Je me demande comment je reste debout après tout cela on est hébété. Les hommes se regardent avec des yeux effarés. Il faut faire un effort considérable pour tenir une conversation. » On le voit, Paul fait peu d’autocensure, et donne à sa femme les éléments du combat tels qu’il les vit. Cette description restitue très bien le bombardement allemand, avec une précision qui ici peut rassurer Marie, quoique… (p. 153) « Je profite non pas d’un moment d’accalmie pour t’écrire au contraire ça tombe tellement fort et si près que nous sommes obligés de rester à plat ventre donc j’en profite pour t’écrire couché entre deux rondins ils tombent quelques uns a 15 mètres ça nous couvre de terre et de fumée mais là ils ne peuvent pas nous attraper car il y a un petit talus devant étant plus haut nous nous risquons rien. S’ils dépassent avec la pente du talus ils sont obligés de tomber entre 12 et 20 mètres de nous donc couchés nous risquons rien mais c’est bien terrible nul être qui ne l’a pas vu ne peut se l’imaginer

Puériculture à la ferme

Lorsque Marie tombe enceinte, elle fait l’acquisition d’un livre de puériculture, fait à part à Paul de l’évolution de sa santé, de ses interrogations ; lui suit de près, autant qu’il le peut, l’évolution de la grossesse, donne des conseils médicaux ou diététiques. M. Hanna développe avec bonheur ce chapitre très réussi : comment nos témoins vivent la grossesse et les premiers jours du nourrisson dans une situation de guerre et d’éloignement, mais aussi en quoi ces acteurs, par leurs préoccupations médicales et hygiénistes, sont en décalage avec la famille et le reste du village. Paul croit aux bienfaits de la science et de la médecine et prend son rôle de futur père très à cœur : il insiste pour que Marie boive beaucoup de lait pendant la grossesse, revenant sans cesse à la charge, et finissant par faire céder les deux pères qui achètent une vache laitière ; de même, il insiste pour que Marie consulte un médecin en visite prénatale, ce qui ne se fait pas au village ; enfin il lui répète de ne pas aller aux champs, de s’économiser, conseils à contre-courant dans cette société rurale traditionnelle. L’autrice montre que les Pireaud profitent de leur éducation pour tenter d’accéder aux progrès médicaux dans lesquels ils ont foi : à cet égard, le « j’ai vu sur le livre… » (p. 206) de Marie est emblématique.

L’accouchement est difficile (13 juillet 1916, et elle le décrira plus tard en détail par écrit, ce qui est aussi une rareté) : le petit Serge est chétif, souvent malade, et Marie tait ses inquiétudes à son mari. Ce sont des lettres ultérieures qui raconteront les coliques convulsives, les dangers de l’allaitement au lait de vache, et les recours au médecin contre l’avis de la famille (mère et belle-mère, pourtant ni « hostiles ni indifférentes »). Atypique aussi est la décision de faire peser le bébé, ou la demande à Paul (p. 226) « de se renseigner sur les enfants des camarades de sa batterie, pour savoir s’ils étaient allaités par leur mère, ou s’ils prenaient des biberons ». Sur le moment elle lui cache la gravité de la situation, et contre l’avis des siens dépense de l’argent en consultations médicales et en médicaments, qui finissent par mettre enfin l’enfant hors de danger. C’est dans ce combat contre les habitudes séculaires, dans la confiance dans la médecine et dans cette complicité de couple que réside la véritable modernité, avec la prise d’autonomie de cette femme contre son milieu (juillet 1916, p. 231 ) : « Et dire qu’on ose me dire que s’etait rien que sa serait tres bien passer sans soin que tous ceux qui ont des enfants malades n’ont pas vite medecin est sage femme, aussi je t’assure que je ne repond pas tout ce que je pense, quoique quelque fois il s’echape quelques mots je ne veux plus penser a sa je le soignerer comme bon me semblera (…) » et en août 1916 p. 232 « si sa me plait d’appeler encore le medecin je le ferais et je parie que tu me blamera pas au contraire. » Avec la guerre qui durait, le mari et le père ont accepté que Marie touche l’allocation, et ce n’est pas en « colifichets et rubans » – critique commune des envieux – que l’argent est dépensé, mais en sage-femme, médecin, médicaments et nourrice. L’autrice montre qu’avec cet argent venu de l’extérieur « des services considérés comme trop coûteux pour la plupart des budgets étaient désormais à portée », l’allocation représentant ici une ébauche de protection sociale.

Un non-conformisme atypique

La question de la représentativité de ce couple paysan dans la guerre se pose évidemment et le prénom Serge, totalement absent au village ou chez les grands-pères, ainsi que le refus du baptême, lui aussi assez minoritaire, plaident pour l’exception. Paul est socialiste et incroyant, et c’est lui qui refuse le baptême pour son fils, contre l’avis de Marie, qui pense que cela peut protéger la santé de l’enfant (septembre 1916, p. 237) : «Quand à la question de baptiser tu dois savoir mon idée ce n’est nullement ça qui peut l’empêcher d’être malade. Je ne te demande qu’une chose c’est de ne pas le faire baptiser tant que je serais en vie Si je viens à passer de l’autre monde fais comme tu voudras. Toutefois si à sa majorité il fait partie des croyants il sera pour lui toujours temps de se faire baptiser. »

Divers

Paul souffre de son éloignement en Italie, du manque de permissions, de l’attente interminable de la démobilisation (p.406 « c’est une sorte d’esclavage ignoble. »). En témoignent aussi les choix de titres de chapitre, extraits de passages de lettres : ch. 4, « Nul n’est heureux à la guerre », ou ch. 5 « Nous sommes les martyrs du siècle ». Intéressant est aussi le fait qu’il signale non pas se mettre à boire, mais avoir découvert le vin (p. 295) « je me suis bien habitué au « pinard ». Il doit rassurer Marie, consternée car elle pense qu’il va revenir alcoolique (p. 307) « J’ai appris à boire j’aime bien boire en mangeant tu te rappelles que je ne pouvais pas boire 1 litre à un repas et maintenant j’en boirais bien deux mais j’ai appris à boire je n’ai pas appris à me saouler et sois tranquille je ne ferais jamais cet apprentissage.»

On notera en conclusion que beaucoup de correspondances entre couples au village sont moins denses, plus convenues, parfois moins complices que dans ce corpus. Il manque aussi souvent les lettres des femmes, non ramenées du front. Pour Martha Hanna, nos témoins montrent ici l’importance de la révolution cognitive entraînée par l’acquisition de la lecture et de l’écriture, elle-même liée à l’obligation scolaire de la fin du XIXe siècle. C’est la richesse et l’originalité de cette source épistolaire qui lui permet, autour de ces paysans de Dordogne, de construire cet intéressant travail d’anthropologie.

Vincent Suard, décembre 2023

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Urvoas, Michel (1895 – 1915)

Le Fantassin de Kerbruc Jacques Thomé

1. Le témoin

Michel Urvoas est né en 1895 à Plonevez-du-Faou (Finistère). Il appartient à une famille de cultivateurs pauvres du centre Finistère et vient du hameau de Kerbruc, sis à 3 km de la commune de La Feuillée. Au début du conflit il est journalier dans la Beauce. Classe 15, il rejoint en décembre 1914 le 89e RI de Sens à Soligny, et y reste jusqu’en juin 1915, époque à laquelle il passe chez les zouaves à Sathonay. En septembre 1915, il arrive à Souain en Champagne avec le 8e Zouave, et participe à l’offensive au cours de laquelle il est tué.

2. Le témoignage

Jacques Thomé a fait paraître « Le fantassin de Kerbruc », dans la collection Faits et Gestes, en 1992 (Ivan Davy éditeur, 138 pages, avec illustrations et photographies). L’auteur de cette publication commentée des lettres du soldat Michel Urvoas a été inspecteur départemental de l’éducation et est un spécialiste de l’histoire de la région angevine. Si le nom du soldat n’apparaît pas sur la couverture, la page intérieure mentionne : « Lettres d’un paysan breton mort au combat en 1915 ». La fiche matricule de M. Urvoas mentionne qu’il sait un peu lire et écrire, et J. Thomé signale qu’il a réécrit les lettres pour les rendre compréhensibles, tout en gardant «le souci d’en respecter la lettre et l’esprit » (p. 22). Une reproduction en fac-simile nous éclaire sur ce choix (p. 34, juin 1914) :

«(…) javai oblier de dire que jesui Bien Nouri Par œuf et de la soupe traibon

Avoir Cher Per Je vou tanbrase de toute mon ceur. »

Si la réécriture gêne la démarche historienne, il est des fois où elle est inévitable, si l’on souhaite une publication lisible, voire une publication tout court. Le transcripteur signale que le niveau de syntaxe et de lexique de l’auteur s’est nettement amélioré pendant la durée de la correspondance.

3. Analyse

Le témoignage de Michel Urvoas est constitué d’une cinquantaine de lettres assez courtes adressées sa famille. Jacques Thomé les a découvertes et présentées dans ce petit livre soigné : c’est une véritable enquête sur ce jeune soldat breton de la classe 15, sur sa famille paysanne et son environnement dans la campagne isolée des Monts d’Arrée. Le livre est organisé en sept petits chapitres chronologiques, avec à chaque fois quelques pages de présentation et quelques extraits des courriers. L’enquête présente d’abord (« Toile de fond d’un témoignage ») l’offensive de Champagne en septembre 1915 et précise les circonstances de la mort de Michel Urvoas, tué le 10 octobre à l’un des endroits les plus avancés de l’offensive.

J. Thomé évoque aussi Anne-Marie Urvoas, la dernière sœur de Michel, qui est née quelques mois avant la mort de son frère en 1915 : c’est elle qui a été la dépositaire et la gardienne des lettres ; principal témoin encore vivant en 1991, elle a aidé J. Thomé pour la confection de son ouvrage, elle avait alors 76 ans. Le livre est donc aussi un témoignage d’histoire sociale, il évoque la Bretagne pauvre des années 20, avec la migration d’Anne-Marie vers l’Anjou en 1934, pour travailler aux ardoisières de Trélazé ou dans les usines du textile. Cette famille bretonne, qui par ailleurs a été spoliée par un remariage du grand-père, est représentative de cette « existence de prolétaire » des bretons de l’exode rural. Ainsi A. M. Urvoas témoigne (p. 33, situation de 1918 ou 1919) : « On a tué la dernière poule pour le repas de mon baptême. Quand j’ai pu me débrouiller, vers 3 ans, j’allais tendre mon tablier chez les riches pour avoir quelques croûtons de pain dur, comme on donne aux lapins. C’était pour tremper dans la soupe. ».

En revenant au frère aîné, J. Thomé présente ses lettres chronologiquement. Recruté après un conseil de révision en octobre 1914 à Huelgoat, Michel écrit à sa famille que tout va bien, depuis Sens, où il a été incorporé au 89e RI (p. 45, 25.12.14) (…) « J’ai reçu votre lettre et en même temps celle de Marie-Anne. J’en ai eu du plaisir ! Voilà tout ce que j’ai à vous dire de ma nouvelle obéissance. ». Le transcripteur signale la bonne humeur constante du soldat dans ses courriers, la formule « on a du plaisir » revient souvent, c’est ici un bretonisme (« plijadur »), soit « j’ai été content, j’ai passé un bon moment … ». Il apparaît qu’il ne se plaint pas de son sort, celui-ci lui paraissant probablement moins dur que celui de sa condition ordinaire d’ouvrier agricole. Dans ses courriers, il parle de la terre, du village, de la famille (p. 47, 14.01.15) « Chers Père et Mère (…) Mon père, quel métier fait-il ? Si vous voulez mettre un peu de légumes, il est temps de retourner la terre. Car vous savez, quand la terre est pourrie, on a de meilleures choses. Et les filles de la Feuillée, sont-elles mariées ?

Voilà tout ce que j’ai à vous dire de ma nouvelle obéissance.

Vive la France, vive l’armée, bravo à ses soldats. »

Michel se fait photographier en mars 1915. Ce portrait réussi est agrandi et repris pour la couverture du livre. On constate qu’il tarde à partir au front, et qu’il s’en réjouit à de nombreuses reprises : « comme cela la guerre s’avance toujours ». C’est exprimé plus clairement fin avril 1915 : (…) « Plus de la moitié de ceux de la classe 14 sont morts mais je m’en fous si je peux rester. De la classe 15, beaucoup sont partis comme volontaires et presque tous ont été tués. Je ne demanderai pas à l’être, comme cela je resterai ici un bon moment encore. » Il a perdu son insouciance de 1914, et s’il n’est pas malheureux au régiment, il redit à chaque fois qu’il souhaite monter au front le plus tard possible. Arrivé chez les zouaves à Sathonay, il s’y trouve bien et pense peut-être « partir en Turquie » (p. 83) : « Je vous assure quand j’irai avec mon grand jupon et mon chapeau d’évêque vous aurez du plaisir car je suis joli. (…) Ici on est bien (…) Je suis avec un de Bolazec. Nous sommes comme des frères. Vive les zouzous ! » Il est transféré au 8e Zouave comme renfort à l’été 1915, alors que cette unité est au repos après les durs engagements de l’Artois, et l’auteur témoigne dans ses lettres de sa satisfaction, il est bien nourri, il a du vin tous les jours, et autour du 14 juillet, il signale (p. 98) : « Je suis content d’être ici. » Dans ses lettres de l’été, il redit aussi son manque d’enthousiasme pour monter en ligne :

15 août 1915 « J’espère rester quelques semaines ici. Comme cela la guerre s’avance toujours.»

20 août 1915 « [secteur calme] On est en train de faire des tranchées à un kilomètre des boches. Nous sommes comme des frères. On ne se tire pas dessus.»

1er septembre 1915 « Voilà neuf mois que j’ai quitté la maison et jamais je n’ai été aussi heureux. Je n’ai pas vu de boches encore. J’espère rester ici encore un moment avant d’aller les voir. Comme cela je passerai bien la guerre car elle ne durera plus longtemps… »

En présentant l’offensive de Champagne et le secteur devant Souain, avec des cartes de qualité, J. Thomé évoque la toponymie des tranchées allemandes, avec une typologie des appellations données par les Français : appellations orientalistes (tranchées du Harem, des Fatmas, des Eunuques), virilistes (tranchées des Tantes, des Homosexuels d’un côté, puis des Viennoises, des Gretchen ou des Teutonnes de l’autre), mais aussi des victoires napoléoniennes (tranchée d’Austerlitz, etc…). Lors de la grande attaque, l’unité de l’auteur progresse d’abord conséquemment, mais elle est arrêtée en position de pointe sur la 2e ligne de défense allemande. Les combats avancés sont violents autour de la tranchée des Tantes (6-10 octobre), Michel Urvoas y est tué le 10 à 23 heures. Il n’a pas de sépulture connue.

Sa dernière lettre, adressée à sa sœur, à la veille de sa mort, est détachée de la violence environnante des combats (p. 122):

9 octobre 1915 Chère sœur

Je viens de recevoir votre lettre avec beaucoup de plaisir. Chère sœur, pouvez-vous m’envoyer du papier à lettres car je n’en ai plus. C’est la dernière feuille que j’utilise. Envoyez moi aussi les chaussettes si vous les avez finies car il commence à faire froid la nuit. Je ne sais quand je pourrai aller en permission.

Ton frère Michel qui pense à toi.

Ainsi à partir d’un matériau relativement laconique, Jacques Thomé a su rendre compte de l’environnement social et du témoignage de guerre de Michel Urvoas, un jeune homme simple qui – dans ses lettres, en tout cas – a toujours fait preuve de bonne humeur mais a rapidement et constamment témoigné d’un manque d’enthousiasme pour la guerre réelle, à partir du moment où il a compris ce qu’elle représentait.

Vincent Suard, septembre 2023

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Vaurs, Benjamin (1880 – 1953) et Hortense (1888 – 1980)

Correspondance 1914 – 1919

1. Le témoin

Benjamin Vaurs, (1880-1953), cultivateur à Maleville (Aveyron), est marié à Hortense (1888 – 1980). Le couple a au moment de la mobilisation deux enfants de 3 et 2 ans, et Hortense est enceinte du troisième.  Ils auront un quatrième enfant pendant la guerre. B. Vaurs dépend du 54e RA pendant tout le conflit, mais sa fonction le fait voyager à l’arrière, dans toute la France : il est accompagnateur de train de munitions et de matériel.

2. Le témoignage

Clothilde Loubatière a publié en 2019 aux éditions de la Flandonnière Correspondance 1914 – 1919, Hortense et Benjamin Vaurs, (496 pages). L’auteure a mis en lumière le contenu de la correspondance de ses arrière-grands-parents, qui était contenue dans une boîte à chaussure «au fond d’une vieille armoire» ; C. Loubatière a réuni, retranscrit et présenté ces lettres, et elle précise avoir respecté la ponctuation, et corrigé au minimum l’orthographe (substantifs, noms de lieux), ceci pour respecter l’esprit de cette correspondance.

3. Analyse

Benjamin Vaurs occupe pendant toute la guerre un emploi de convoyeur militaire de trains de marchandises (munitions et matériels), et ses cantonnements correspondent à des nœuds ferroviaires (Is-sur-Tille, Le Bourget, Longueau…). Outre ce qu’on trouve classiquement dans les correspondances de ruraux au front (santé, famille, état du moral, besoins matériels, avis sur les travaux agricoles…) les lettres de B. Vaurs, homme au caractère égal, décrivent l’arrière, les villes ferroviaires, les pays traversés et plus généralement tout ce qu’on peut voir depuis un train. Il donne aussi des nouvelles du front, mais toujours de deuxième main, car il est renseigné par ses rencontres et ses conversations.

Une affectation appréciée

L’auteur mentionne souvent à sa femme que son poste n’est pas exposé au danger, et lui-même a conscience de sa situation privilégiée, ainsi fin août 1914 (p. 32) [avec autorisation de citation] : « Ne vous faites pas de bile sur mon sort. Je n’appartiens pas aux troupes de combat. Notre rôle est d’apporter des munitions d’une gare à l’autre. » ; en novembre (p. 67) : « Tu peux tenir la Providence d’avoir donné à ton mari une place comme celle qu’il occupe. » ou encore en juin 1915 (p. 231) : « Je ne connais pas les horreurs des tranchées où ils [les poilus] sont là sur le qui-vive, le fusil en mains tandis que j’espère remettre le mien tout neuf et où il était. » Plus tard, dans la lourde atmosphère de mai 1917, il tient encore à rassurer sa femme, mais en prenant des précautions, à propos d’une nouvelle affectation dans la région de Roye (p. 417) : « J’ai à te dire que je suis tombé sur un autre bon poste. Je désire que ça dure. Tu peux croire qu’on ne sue pas. Mais ne le dis pas. (…) » Sa famille nombreuse le protège aussi d’une mutation à un poste plus exposé, et il évoque souvent cette situation privilégiée comme argument contre le cafard et comme consolation pour endurer la longueur de la guerre (p. 450) : « Il y a un nouveau départ. Mais les pères de quatre enfants restent. Que j’en suis heureux. Suis très heureux d’être ici, me comparant à d’autres. »

Description des contrées et des habitants rencontrés

B. Vaurs décrit les paysages agricoles qu’il traverse, les compare avec ceux de Maleville, en profite pour s’informer sur les travaux au pays, donne des conseils de culture. Dans les gares, il décrit l’arrière front, les trains de blessés, ainsi que les ruines et plus tard les dégâts causés par les bombardements aériens. Il aime aussi décrire ses rencontres, ainsi des habitants du Bourget (septembre 1914, p. 43) : « Les habitants ont l’air bien favorables à nous. Ils préfèrent nous voir nous que les Allemands. Tandis que dans l’Est, parce qu’on était du Midi, on avait une espèce de dédain pour nous, sans doute en souvenir des troubles de Narbonne lors des grèves viticoles de 1907. Ils n’auraient pas besoin d’agir ainsi, car l’Est n’est pas parfait. » C’est aussi un moraliste, catholique pratiquant régulier, et en même temps un paysan qui découvre la grande ville industrielle et la population ouvrière (Plaine de Saint-Denis – Aubervilliers – le Bourget) (p. 76) : « La luxure semble être le seul idéal d’un grand nombre de personnes ici. On voit des femmes enceintes, d’autres qui nourrissent, d’autres qui mènent les gosses et on ne voit pas d’anneau à leur doigt. (…) Il y a des toilettes décolletées et excentriques. Quand dans notre trajet de la gare au logis, nous en rencontrons quelques-unes de ces modes à la mode, on en rit, on les fixe car encore dans le Midi, on ne voit pas cela, encore. ». En janvier 1915, il décrit la ville d’Houdain (jouxtant la région minière de Barlin) où il a convoyé six wagons d’obus de 155, dans un récit faussement naïf : « Dans ce pays, il m’a semblé deviner qu’il n’y a pas beaucoup de religion (…) Je crois que le mariage religieux est inconnu dans ce pays, ce qui peut-être est une des causes que la malédiction divine s’abat sur nous. On dirait que le bon Dieu s’est retiré de nous, qu’Il nous a abandonnés en voyant ses commandements si violés, pour voir si nous ferions mieux sans lui. Je suis en bonne santé et je désire que vous soyez tous de même. » Le 30 mai 1915 (p. 207), c’est avec ce même ton mi-moraliste mi-facétieux qu’il décrit la piété et le repos dominical à Longueau (Somme)  « Ce matin, j’ai pu assister ici à la messe de 8 heures. Ici, à Longueau, c’est un centre d’ouvriers du chemin de fer. Il peut y avoir de 1500 à 2000 habitants. Aussi, à la messe, il y avait grande foule. J’ai pu compter 43 femmes, 12 hommes dont 8 soldats qui n’étaient pas d’ici, et 4 ou 5 enfants et les rues en sont pleines. C’est une pitié. C’est à peine si on voit ici que c’est dimanche, si j’ai vu plus de gens travaillant ici qu’hier soir.(…) Ce matin, j’ai entendu une machine dépiquer encore de l’autre côté du village. Encore dans notre cher Rouergue, nous n’en sommes pas à ce degré d’abrutissement. Aussi, notre pays n’est pas le plus éprouvé. Il faut en être reconnaissant au bon Dieu, car là-bas, jamais de la vie, vous ne pourrez vous faire une idée de ce que c’est la guerre avec les horreurs qu’elle laisse derrière elle. »

Les permissions

Le thème des permissions est naturellement très présent dans la correspondance, et en juillet 1915 la nouveauté de ce congé inquiète un peu Benjamin : (p. 275) il évoque l’histoire d’une épouse non prévenue de l’arrivée de son mari qui « a été tellement surprise de joie ou d’émotion qu’elle est morte subitement entre les bras de son époux pendant qu’il l’embrassait », aussi il anticipe : « je vous prie d’avoir le courage de ne pas être trop émotionnés à mon arrivée. ». Les courriers témoignent d’un couple uni, les tensions sont rares et concernent comme souvent des conflits avec un des parents du couple, ici la mère du témoin, et Hortense essaie d’apaiser son mari. Avec l’établissement de permissions plus rapprochées et plus régulières, les courriers de 1917 et 1918 se font plus espacés, les lettres sont moins longues, mais cela ne témoigne pas de froideur, au contraire, ainsi d’Hortense en octobre 1917 (p. 433), alors qu’elle rentre de l’avoir raccompagné à la gare : « Les enfants ont demandé des nouvelles de papa, où est-ce qu’il était ? Madelou était couchée mais elle ne dormait. Elle m’a appelée mouma cauto un es poponou [maman, où est papa ?] et à nouveau j’ai laissé échapper quelques larmes bien amères.» De même en avril 1918, la séparation est toujours aussi difficile (p. 474) : « Que j’étais heureuse la semaine dernière, le soir dans cette petite chambre, je pouvais reposer auprès de celui que j’aime. Je ne puis t’exprimer combien je l’ai trouvée pénible cette nouvelle séparation. Je suis remontée seule et j’ai pu verser à mon aise les larmes de mes yeux et j’en verse encore en t’écrivant la présente car je m’ennuie à mourir. Je ne sais comment on est trop heureuse lorsqu’on est avec son mari. Depuis le temps qu’on vit l’un sans l’autre, ça finit par vous agacer. » Ces permissions ont également des conséquences très tangibles, et la formulation de l’annonce d’Hortense, qui suit la toute première permission, est à cet égard intéressante (septembre 1915, p. 315) : « C’est avec beaucoup de regrets que je te dirais que je me retrouve enceinte de nouveau. C’est avec beaucoup de peine que je te l’avoue mais c’est la réalité. J’ai cru bon de ne pas te le cacher. » Mais il apparaît ensuite que Geneviève, la petite quatrième, est à sa naissance accueillie avec sérénité  dans la famille.

Et quelques mentions sur des thèmes variés

– Réfugiés du Nord (mai 1915, p. 193) « J’ai entendu dire qu’on avait l’intention d’expédier des réfugiés du Nord dans l’Aveyron. Il faut les plaindre ces pauvres gens, obligés d’abandonner leur pays, leur maison et tout. Mettez-vous à leur place. Mais sûrement, ces pauvres réfugiés pourront vous donner de précieux coups de main pour rentrer les récoltes. Si vous pouvez recevoir quelques femmes et enfants, vous feriez une bonne œuvre de charité. Quant à accepter des hommes, il faut être prudent. Vous savez que vous n’êtes que des femmes. Je n’en dis pas plus long. »

– Un wagon de voyageur en mai 1915 (p.192) « Quand on rentre par trains de voyageurs, on ne voit que tristesse. On ne respire que deuils, doléances et chagrin. Dans ces trains, on ne voit que des dames en deuil. Et si on parle, les unes vont voir leurs maris blessés et les autres vous disent qu’ils n’ont aucune nouvelle des leurs depuis longtemps, d’autres disent parfois que leur mari ou fils est mort à la guerre. (…) C’est pour te dire qu’on ne voit pas beaucoup de joie, ni beaucoup de toilettes à la mode. 8 dames sur 10 sont en deuil.»

– Évocation du cafard (Juillet 1915) « Pour moi, je ne suis pas malade, mais l’ennui, la languine et le désir de vous revoir tous font que mes jours ne sont pas plus gais. » et plus loin dans la même lettre  « je suis dégouté de tout. Il me semble que j’ai les pyramides d’Égypte sur les épaules. »

– Verser son or (Juin 1915 p. 238) « Ces jours-ci, on nous a lu un ordre qui nous invitant tous, que si on avait de l’or, à le verser dans les caisses de l’État, que ce serait un devoir de patriotisme. Je le crois. Mais je ne sais pas si les millionnaires passeront les premiers. Si vous avez de l’or, gardez-le.»

Vincent Suard, février 2023

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Benéteau, François Hippolyte (1882 – 1915)

1. Le témoin
Né le 1er février 1882 à Taugon (Charente inférieure) dans une famille de cultivateurs propriétaires. François Hippolyte Benéteau réside en 1914 dans ce même village charentais où il reprend l’activité d’agriculteur. Il effectue ses classes au 18e RI en tant que tambour en novembre 1903, puis mis à la disponibilité du 123e RI de La Rochelle où il effectue deux périodes d’exercices en 1909 et 1913. Il entame une correspondance avec sa famille très fournie dès les premiers jours de la mobilisation générale en août 1914. Agé de 32 ans, 4 enfants, il incorpore le 138e RIT de La Rochelle avant d’être désigné quelques mois plus tard pour rejoindre le 167e RI. Ce témoignage permet de suivre son parcours de territorial puis dans l’active. Parcours qui le conduira jusqu’au front dans le secteur du Bois Le Prêtre.

2. Le témoignage
La correspondance entre François Hippolyte Benéteau et sa famille est regroupée dans livre ce épistolaire de 152 pages paru aux éditions Edhisto en avril 2022. Les 90 lettres du poilu couvrent la période d’août 1914 à avril 1915 et s’articule autour de 5 axes : l’attente, le casernement, les premières tranchées, les derniers jours, les recherches post mortem.

3. Analyse
Le 16 août 1914, les trois bataillons du 138e Régiment d’Infanterie Territoriale) quittent La Rochelle. Le régiment cantonne du 17 août au 13 septembre à Marigny-les-Usages, dans le Loiret, pour sécuriser les villes, porter assistance aux blessés, surveiller les gares. François Hippolyte Benéteau est spectateur indirect de la première bataille de la Marne quand il rend compte à sa femme de ce qu’il voit, ce qu’il entend. En effet, devant l’avancée allemande, la population parisienne, traumatisée par le siège de 1870, fuit la capitale par centaines de milliers. « Il y avait des femmes, des enfants de tous âges qui ne marchaient pas encore. Seuls, ils ont couché dehors et le matin ils tremblaient. Aucun endroit pour les loger, il faut le voir pour le croire » (p. 18).
Le 13 septembre, son bataillon quitte le cantonnement Loirétain pour rejoindre la caserne Excelmans de Bar-le-Duc (Meuse), garnison du 94ème RI mais qui participe à la première bataille de la Marne. François Hippolyte Benéteau exprime sa confiance en l’avenir ; il pense que la guerre sera courte et que la victoire sera proche. Il est affecté le plus souvent à la surveillance de la gare, des hôpitaux et parfois à l’assainissement du champ de bataille sur les communes de Laimont et de Villers-aux-Vents. Tenant à être mis au courant de l’avancée des travaux de la ferme, il questionne régulièrement son épouse à ce sujet. Il souhaite également être averti des blessés, des morts qui sont annoncés dans le village de Taugon. La vie de cantonnement se prolonge, occasionnant parfois un sentiment de lassitude ; il va régulièrement à la messe, dont celle que Mgr Charles Ginisty organise le 19 novembre 1914 à l’église Notre-Dame à Bar-le-Duc.
Le 21 novembre 1914, le bataillon de François Hippolyte Benéteau fournit un contingent de trois cents hommes au dépôt du 167e régiment d’infanterie. Il part le jour même pour Toul et y intègre la 5ème compagnie, 2ème bataillon. Sa confiance s’amenuise et n’imagine pas rentrer pour la naissance de son cinquième enfant fin décembre ; « il faut s’attendre que ce soit très long. Et au moment où tu me parles, c’est presque sûr que je ne serai pas présent » (p. 58). Son entrainement a repris, plus intense avec des manœuvres, des exercices. Il continu a jouer son rôle de territorial dans les gares, décharger les péniches qui arrivent par le canal et qui transportent les cailloux de consolidation des voies de chemin de fer pour le front. Plus proche de la zone de combats, il entend le canon, voit affluer plus de blessés, de malades. Fin décembre, il pense être protégé par la naissance de son cinquième enfant, et ne pense pas être désigné pour partir dans les tranchées. Il y échappe une première fois mais le 12 février 1915, il est informé de son départ imminent : « J’étais parti à mon ouvrage comme d’habitude ce matin. Mais l’on est venu me chercher en disant que je partais avec ceux qui étaient désignés. » (p. 92).
Le 15 février 1915, après avoir reçu son écusson du 167e RI d’active et habillé de neuf, il rejoint Jezainville au sein de sa section à trois kilomètres de la zone de combats du Bois Le Prêtre. Il exprime dans ses lettres la peur de mourir mais aussi l’espoir de revenir. « Chère femme, si par malheur Dieu voulait nous séparer pour toujours, souviens-toi de moi » (p. 93). Le courrier à des difficultés à parvenir ce qui ajoute à ses craintes. Il prie, se donne force et courage pour affronter ce qui lui semble inéluctable. Du 8 au 17 mars 1915, le bataillon de François Hippolyte Benéteau quitte Jezainville pour relever le 5ème bataillon du 346e au Bois Le Prêtre. Ce sera pour lui sa première expérience de tranchées. Il décrit les scènes de combats, avec la neige, le froid, qui surprennent les soldats. A chaque attaque, il entend les coups de fusils, les obus qui passent sur sa tête, la terre qui vole partout, les blessés à côté de lui. Il raconte notamment la journée du 15 mars : « A huit heures du matin, les Allemands ont fait sauter plusieurs tranchées et aussitôt la fusillade a commencé. Toute la journée sans desserrer ; il y avait du danger partout en première ligne comme en deuxième ou en troisième. C’était tout pareil. Les balles, les obus, les grenades et les torpilles pleuvaient. Les arbres sont d’une bonne épaisseur dans ce bois là et bien souvent les obus Allemands tombaient en plein dedans. D’une grosseur d’une brassée, ça les coupait en deux ». De retour en cantonnement le 18 mars 1915, il continu a écrire, rendant compte a son épouse des combats. Il rend grâce à Dieu, participe aux messes et se rend sur la tombe de ses compagnons. La peur de mourir est là. Dans sa dernière lettre datée du 30 mars 1915, François Hippolyte Benéteau est de nouveau dans le Bois-le-Prêtre aux abords de la tranchée de Fey. Il sera mortellement blessé au combat du 30 mars ou du 1er avril. Identifié par les soins de l’officier gestionnaire de l’ambulance 3/64 (ambulance 64 du 13e corps rattaché provisoirement à Avrainville). Il est inhumé fosse numéro sept au Gros-Chêne le 20 avril 1915 et le 20 novembre 1920, son corps sera transféré à la nécropole nationale du Pétant près de Montauville.

William Benéteau – Yann Prouillet

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