Lapointe, Arthur Joseph (1895-1960)

1-Le témoin

Né à Saint-Ulric, comté de Matane (Québec), Arthur-Joseph Lapointe a 21 ans quand il se porte volontaire pour rejoindre les rangs du 189e bataillon de Gaspé, en 1916. L’unité étant dissoute à son arrivée en Angleterre, il intègre, en 1917, les rangs du 22e bataillon canadien-français, seule unité spécifiquement francophone du Corps d’Armée canadien lors de la Grande Guerre. Il y obtiendra le grade de lieutenant. Il participa également à la Deuxième Guerre mondiale, dans les rangs des Veteran Guards, où il sera promu major. Arthur-Joseph Lapointe fit carrière en politique fédérale comme député de Matapédia-Matane, de 1935 à 1945.

2-Le témoignage

De la date de son départ du camp de Valcartier, à Québec, le 21 septembre 1916, jusqu’à son retour dans sa famille, le 8 février 1919, Arthur-Joseph Lapointe tient un journal personnel dans lequel il couche presque quotidiennement ses impressions sur son expérience de soldat. Il le publie en 1919 sous le titre Souvenirs et impressions de ma vie de soldat (Saint-Ulric, sans éd., 109 p.). Ce témoignage est réédité plusieurs fois, en 1930 et en 1944, en plus d’être traduit en anglais, en 1931, sous le titre Soldier of Quebec, 1916-1919. Tout l’intérêt de cet écrit est qu’il demeure l’un des rares témoignages d’un ancien combattant canadien-français de la Grande Guerre. Rappelons que les Canadiens français ont généralement été réticents à participer au conflit outre-mer. Ce récit permet donc de disposer d’une expérience canadienne-française de la guerre de 14-18.

3-Analyse

Avec son journal personnel, Arthur-Joseph Lapointe partage ses impressions sur sa vie de soldat, faisant état de ses sentiments les plus intimes. Cette particularité donne à son récit une dimension véritablement humaine. Son récit chronologique peut se partager en quatre parties.

-La première concerne son départ du Canada et sa traversée de l’Atlantique, du 21 septembre au 5 octobre 1916. Récit à taille humaine, le soldat Lapointe décrit le déchirement qu’il éprouve, le 22 septembre 1916, à quitter ce frère venu seul lui dire adieu sur le quai de la gare, d’où un train doit le conduire au port d’Halifax pour s’embarquer pour l’Angleterre : « Malgré tous mes efforts pour me montrer courageux, je ne puis surmonter l’émotion intense dont mon âme est remplie et je sens des sanglots me monter à la gorge. Pendant plusieurs instants je ne puis proférer une parole et cependant, j’aurais une multitude de choses à dire… pourtant je sais que dans quelques instants, il sera trop tard. Le train va bientôt partir et ce frère que j’ai devant moi, je ne le reverrai probablement jamais… » (p. 6, citations tirées de l’édition de 1919). Sur le navire qui le conduit vers l’Europe en guerre, il note également, à la date du 26 septembre 1916, sa nostalgie de quitter la terre canadienne : « Maintenant c’est fini, mes yeux fouillent en vain l’horizon. Tout a disparu. L’océan semble avoir tout submergé. Adieu, Canada… Adieu, cher pays… » (p.8).

-La deuxième partie rend compte de son entraînement en Angleterre, du 6 octobre 1916 au 28 avril 1917. Il est intéressant d’y noter les différents exercices effectués, les conditions de vie, les permissions passées dans la société anglaise, ou sa fidélité à la foi catholique avec le devoir qu’il se fait d’assister chaque dimanche à la messe. Rappelons que la foi catholique constituait alors l’un des piliers identitaires de la communauté canadienne-française. Même s’il demeure fidèle à son identité culturelle sur le sol anglais, il remarque amèrement, à la date du 7 février 1917, combien la question de l’engagement pour outre-mer ne fait pas l’unanimité au Québec. Le volontaire canadien-français fait alors face à l’indifférence de ses compatriotes restés au pays et rejetant toute participation au front : « Un épais brouillard de neige s’est abattu sur le camp et il fait très froid. Nous continuons quand même les exercices sous un vent glacial qui nous fait grelotter. Et pendant que nous sommes à la peine, je connais des gens qui là-bas au pays s’amuseront gaiement aujourd’hui, et n’auront pas la moindre pensée pour le petit soldat canadien qui poursuit vaillamment la tâche qu’il s’est volontairement imposée. D’autres cracheront de mépris en songeant à nous, et répéteront pour la centième fois peut-être que nous n’avions pas de raison d’aller nous faire casser la tête pour la France et l’Angleterre. » (p. 16).

-La troisième partie de son journal traite de son expérience au front, en France et dans les Flandres, du 3 mai 1917 au 2 novembre 1918. Arthur-Joseph Lapointe décrit sans pudeur toutes les horreurs du front dont il est témoin, que ce soit les corps en décomposition, témoins d’offensives antérieures, la mort aveugle donnée par l’artillerie et à laquelle le fantassin est soumis, ou encore le calvaire du soldat dans l’environnement boueux des tranchées. Au cours de la bataille de Paschendaele, en octobre-novembre 1917, il décrit la vision que le front offre aux combattants : « Dans une tranchée inondée, des cadavres d’Allemands, le ventre démesurément gonflé, flottent dans une eau bourbeuse. Çà et là, des morts ensevelis dans la boue laissent émerger un bras ou une jambe. Des figures macabres apparaissent, noircies par un long séjour sur le sol. Partout où ma vue se porte, elle ne rencontre que des cadavres informes roulés dans un linceul de boue. » (p. 70).

-Enfin, la quatrième partie du journal, du 11 novembre 1918 au 8 février 1919, traite du séjour d’Arthur-Joseph Lapointe à l’hôpital, pour des douleurs que les médecins attribuent aux gaz absorbés en France, jusqu’à son retour au Canada, auprès de ses parents. C’est depuis l’Europe qu’Arthur-Joseph Lapointe apprend la mort de membres de sa famille emportés par la grippe espagnole qui toucha durement le Canada. A la date du 1er janvier 1919, il note : « Un soldat de mon village que j’ai rencontré aujourd’hui m’a offert ses sympathies en me disant : « Pauvre ami, mais c’est épouvantable, tu as perdu six membres de ta famille pendant l’épidémie de grippe.-Non, lui dis-je, j’ai perdu deux frères et une sœur.-Ah oui, reprend-il, c’est une autre famille. » Cependant je crois lire sur sa figure un air d’embarras. « Mon Dieu ! Ayez pitié… C’est trop cruel… » (…) Je ne saurai donc l’étendue de mon malheur que lorsque je serai de retour dans ma famille ? Ce sera donc, jusque-là, des jours remplis d’inquiétude que j’aurai à vivre » (p. 104-105). Au-delà de la joie des retrouvailles avec ses parents, son retour dans sa famille est marqué par la tristesse face à l’absence de frères et de sœurs emportés par la grippe.

4-Autres informations

Mourad Djebabla, Se Souvenir de la Grande Guerre. La mémoire plurielle de 14-18 au Québec, Montréal, VLB, 2004, 181 p.

Id., « Souvenirs et impressions de ma vie de soldat d’A.-J. Lapointe : rare témoignage d’un ancien combattant canadien-français de la Grande guerre », in Bulletin d’histoire politique, vol. 17, n°2, hiver 2009, p. 111-124.

Mourad Djebabla, octobre 2009

 

Share

Corneloup Claudius (1883- ?)

1-Le témoin

Né en Alsace, descendant de Bretons, Claudius Corneloup sert en Algérie de 1901 à 1905 dans les rangs de la Légion étrangère. Il y acquiert l’expérience militaire qui lui sera précieuse au cours de la Première Guerre mondiale. En 1908, il émigre au Canada et s’occupe d’horticulture. Il s’enrôle en 1915 dans le Corps Expéditionnaire canadien et rejoint directement les rangs du 22e bataillon canadien-français, seule unité spécifiquement francophone du Corps d’Armée canadien durant la Grande Guerre. Il reçoit 6 décorations pour sa bravoure au front : la Médaille de la conduite distinguée, la Médaille du mérite militaire, l’Étoile de 1914-1915, la Médaille de guerre britannique, la Médaille de la victoire et la Médaille militaire de France. En janvier 1917, alors qu’au Canada est débattue la question de la conscription, Claudius Corneloup prend position et écrit une lettre destinée au nationaliste Henri Bourassa, directeur du journal Le Devoir, pour lui faire part de son opposition à une telle mesure si impopulaire au Québec. Cette lettre, interceptée par le commandant de son unité, ne sera jamais envoyée, et lui vaudra un procès en cour martiale et une condamnation humiliante à la peine du piquet. Après la guerre, Claudius publie dans la presse québécoise des extraits de ses témoignages de guerre.

2-Le témoignage

En 1919, Claudius Corneloup publie L’Épopée du vingt-deuxième (Montréal, La Presse et Librairie Beauchemin Limitée, 150 p.). Il y rassemble les différents articles publiés dans la presse québécoise au sujet de son expérience de guerre. Comme il l’annonce dans sa préface, plus qu’un simple récit personnel, le but premier de l’ouvrage est de mettre en lumière les exploits du 22e bataillon canadien-français lors de la Grande Guerre. En tant qu’ancien-combattant, Claudius Corneloup donne à son récit une dimension qu’il veut véridique, et non littéraire : « m’éloignant de toute étiquette littéraire et bannissant le style et les mensonges de l’art, ainsi que tous ses artifices (…), j’ai tenu à n’en faire, au lieu d’une œuvre de science, qu’un simple composé de sentiments, écrit au fil de la plume, au hasard, au jour le jour (…); j’ai écrit ces pages pour tous ceux qui ont souffert, vécu, pleuré dans les tranchées; j’ai écrit pour tous les blessés qui ont généreusement donné leur sang, pour tous les parents et amis qui ont pansé nos blessures, qui nous ont aidés et pour toutes les saintes âmes qui ont prié pour nous ». (p. 7). L’Épopée du vingt-deuxième revêt ainsi la forme d’une chronique mettant en lumière les exploits du 22e bataillon en France durant la Première Guerre mondiale.

3-Analyse

Dans un premier temps, Claudius Corneloup brosse un rapide historique des causes de la guerre et de la réponse du Canada : « Notre pays, le Canada, qui suivait douloureusement les phases émouvantes de cette sanglante levée d’hommes, décida de participer aux événements futurs. De l’est à l’ouest, du nord au sud, un cri d’indignation s’éleva contre la brutale Allemagne, dont toutes les atrocités relevées sur le passage de ses troupes soulevaient le cœur de nos laborieuses populations. De jeunes gens, artisans, artistes, étudiants, laboureurs, trappeurs, de toutes les professions, de toutes les religions, se levaient, accouraient, s’enrôlaient et demandaient à partir au secours de leur mère-patrie, l’Angleterre. » (p. 11).

Par la suite, il développe les principales étapes de la formation du 22e bataillon, au Québec, à l’automne 1914. Il souligne alors combien cette unité fit honneur aux Canadiens français, même si ces derniers se montraient plutôt indifférents envers ceux des leurs qui se portaient volontaires pour servir outre-mer : « déjà à l’époque de sa formation ne trouva-t-on pas, même au sein des populations canadiennes-française, des gens illogiques et déloyaux qui s’étaient écriés : « qu’est-ce qu’ils vont faire en France ?… Ils n’ont jamais vu un fusil seulement… ». Et des critiques cherchèrent à émousser les fiévreuses ardeurs de cette belle jeunesse qui, traînée aux gémonies par certains de ses compatriotes, jeta autour d’elle un rayon si pur de gloire que la France et l’Angleterre en furent éblouies » (p. 33-34). Il est d’ailleurs intéressant de noter que, pour Claudius Corneloup, les exploits et les sacrifices des hommes du 22e bataillon doivent imposer le silence à toutes critiques, un peu à l’exemple de la définition de la mémoire officielle canadienne de la Grande Guerre qui se met en place dans l’entre-deux-guerres : « (…) le passé du 22e est devenu un sanctuaire d’espérance, un lieu de pèlerinage pour les jeunes générations (…) sur ces traces fraîches, sont accumulées d’innombrables siècles de courage sur lesquels tout bruit clandestin serait une injure à leur terrible grandeur. Sur ces traces fraîches, silence !… Nos morts pourraient vous entendre; ne troublez pas leur sommeil de martyre… » (p. 8).

L’autre partie de son récit traite des principaux engagements en France et en Flandres : Ypres, Courcelette, Vimy, Lens… Son récit met particulièrement en avant la valeur du soldat canadien, que ce soit pour sa bravoure, son audace, sa hardiesse ou son moral à toute épreuve. Au sujet de la bataille de Lens, il décrit l’unité canadienne acquise au front par la camaraderie des combattants : « ce duel va durer un mois. Un mois, les Canadiens du Nouveau-Brunswick et de l’Ontario, de la Nouvelle-Ecosse et de l’Alberta, de la Colombie-Anglaise et de Québec, un mois durant, dans les crises furibondes, dans les assauts combinés, dans les sacrifices sanglants, les proies hideuses, blêmes de terreur, incapables de briser ce socle de jeunesse entendant la répétition solennelle d’un serment sacré : -«ce que les Canadiens ont, ils le gardent!» » (p. 83).

A l’opposé, Claudius Corneloup critique le manque d’organisation ou de ténacité des troupes britanniques, ou certaines de leurs erreurs stratégiques et tactiques. Tout son récit est ainsi empreint de sentiments francophiles, tandis qu’il demeure critique à l’égard des Anglais.

Claudius Corneloup évoque également les échos qui arrivent au front au sujet des troubles que la conscription fait naître au Québec, en 1918. Mais L’Épopée du vingt-deuxième s’attarde d’abord à magnifier les soldats du 22e bataillon dont Claudius Corneloup souligne combien les exploits ont permis de forger un nom à l’unité, que ce soit en Europe ou au Canada. Même si le récit est avant tout un panégyrique à la gloire du 22e bataillon, le chroniqueur exploite son expérience d’ancien-combattant pour révéler des éléments de l’horreur de la guerre : « Dans les boyaux de communication ce n’étaient que gémissements, plaintes entrecoupées, émergement de mains tendues, suppliantes, bottes maculées de sang, éboulements gluants, loques éparses. Un malheureux était mort le long d’un talus comblé d’épaves, crispant dans sa main droite son bras gauche arraché. Son masque de protection traversé par un éclat d’obus laissait percevoir au travers l’effilochement d’une lettre. » (p. 114).

4-Autres informations

Mourad Djebabla, Se Souvenir de la Grande Guerre. La mémoire plurielle de 14-18 au Québec, Montréal, VLB, 2004, 181 p.

Steve Fortin, « A la recherche de Claudius Corneloup », in The Maple Leaf / La Feuille d’Érable, vol. 12, n°20, mai 2009, p. 5.

Mourad Debabla, octobre 2009

 

Share

Marquiset, Jean (1885-1984)

Le témoin

Fils d’un architecte, Jean Marquiset est né à Laon (Aisne) le 28 septembre 1885. Il devient avocat. Son frère Paul, architecte, a signé de nombreux bâtiments laonnois. Il fait donc partie des élites sociales : il est d’ailleurs le premier nom sur la liste des otages dressée par la police militaire allemande en octobre 1916 (p. 175) ; il bénéficie également d’un accès privilégié aux ordres de la kommandantur adressés à la mairie (p. 241). Mort à Paris le 15 février 1984.

Jean Marquiset parle très peu de lui et on n’a que peu d’éléments biographiques. Jeune, on ne sait pas pourquoi il n’a pas été mobilisé en 1914. D’ailleurs, il ne fait pas partie des hommes évacués en tant que mobilisables au moment du retrait allemand (p. 275) en octobre 1918.

Du fait de sa maîtrise de l’allemand, Jean Marquiset sert occasionnellement d’interprète. Cela ne l’empêche pas de s’affirmer comme très germanophobe en brodant autour des thèmes classiques de l’Allemand qui serait tout à la fois un barbare et un génie de l’organisation la plus tatillonne (p. 2). Sans surprise, Jean Marquiset développe une vision conservatrice de la nation dans laquelle les sentiments patriotiques sont mêlés aux sentiments religieux (p. 2, 37). Il chante également les vertus d’une petite ville vivant dans une tradition séculaire loin des usines (p. 14) et affiche une certaine condescendance pour les milieux populaires (p. 20).

Le seul événement de l’occupation le concernant qu’il évoque ici est son arrestation suite à une dénonciation l’accusant de cacher des armes. Il passe 3 jours en cellule. Du vin ayant été découvert par les gendarmes, il doit s’acquitter d’une amende de 1500 marks (p. 102-103).

Le témoignage

Publié une première fois en 1919 (Jean Marquiset, Les Allemands à Laon, Paris, Bloud et Gay), il fait l’objet d’une nouvelle impression en 2007 (Jean Marquiset, Les Allemands à Laon, 1914-1918, Paris, collection « des faits et des hommes », Le Livre d’Histoire). Il avait déjà été l’auteur d’un article (Jean Marquiset, « A Laon : 4 ans sous le joug des barbares », La Revue hebdomadaire, n°7, daté du 15 février 1919, pp. 363-382).

Son témoignage se présente sous la forme d’un journal tenu d’août 1914 au 13 octobre 1918, jour de la libération de Laon. Les notes sont d’abord quotidiennes puis leur régularité évolue en fonction du contexte. Le journal est découpé en chapitres, chaque chapitre correspondant à une période de 1 à 4 mois que l’auteur résume en un titre suivi d’une citation d’un auteur allemand (Schiller, Heine, Goethe) censée témoigner de la barbarie allemande. Jean Marquiset ne se livre pas dans son journal mais il décrit des scènes dont il a été témoin en ville, recopie des ordres allemands, et livre ses commentaires sur ces ordres. On constate que les premières pages sont écrites au passé, jusqu’à la date du 30 août 1914. On peut supposer que ce n’est qu’à partir de ce moment qu’il décide de tenir son journal et rattrape le temps perdu. Le journal apparaît comme soigneusement rédigé : l’auteur prend le temps de décrire certaines ambiances avec une plume assez lyrique (p. 149 par exemple). L’auteur a certainement revu et retravaillé son journal pour la publication. D’ailleurs les extraits du journal publiés dans La Revue hebdomadaire ne correspondent pas à ceux qui ont été publiés dans Les Allemands à Laon.

Jean Marquiset annonce clairement son intention en préface. Il ne souhaite pas écrire une histoire de Laon sous la guerre mais un « recueil d’impressions et de souvenirs » (p. 1). Il assume donc la subjectivité de son texte. Bien plus, son projet est de dénoncer ce qu’il considère être un plan méthodique de destruction mis en place par les Allemands : « Rien n’était fait à la légère, tout répondait à un plan, concourait à un but. Détruire, anéantir, torturer » (p. 2). Il veut de cette manière entretenir « comme un feu sacré, cette haine des Allemands qui brûle en nous de toute son ardeur » (p. 11). Il destine donc son ouvrage aux jeunes générations mais également à tous les Français qui n’ont pas connu l’occupation et parmi lesquels circule le stéréotype du « Boche du Nord » : « Ceux qui ne sont pas demeurés à Laon, ne peuvent se faire une idée de l’existence qui fut la nôtre pendant ces quatre années, de nos tristesses, de nos misères et de nos angoisses. On ne saurait comparer l’occupation allemande de 1914 à celle de 1870 (p. 9) »

Analyse

Le journal de Jean Marquiset est peu personnel. En revanche, il rend assez bien compte de la manière dont les différentes phases de la guerre impriment leur marque sur Laon. L’entrée des Allemands à Laon, le 2 septembre 1914, est bien marquée par des pillages et quelques incidents mais elle se déroule dans un certain ordre et sans les violences qui ont pu être connues ailleurs. Le reflux allemand après offensive de la Marne est observé à partir du 14 septembre du haut des remparts, d’où les combats sur le Chemin des Dames sont visibles et attirent les spectateurs (p. 33). En janvier 1915, ce sont les canons de la bataille de Soissons qui se font entendre (p. 71) puis en septembre, la préparation d’artillerie pour les offensives en Champagne (p. 111).

En juillet 1916, le « Trommelfeuer » s’abattant sur la Somme est entendu sans interruption (p. 157). Et de nouveau, la population oisive va sur les promenades pour entendre le canon (p. 158). Mais cette guerre se rapproche au moment de l’offensive du Chemin des Dames : dès février 1917, les troupes affluent en ville, des hôpitaux de campagne sont créés et les circulations sont davantage contrôlées. Début mars, Laon n’est plus qu’un « vaste casernement » (p. 193). La canonnade devient intense à partir du 25 mars (p. 199) et se transforme en un roulement ininterrompu le 12/04 (p. 203). Laon, qui a déjà été victime de bombardements aériens, est désormais touchée par les canons français : Jean Marquiset compte, du 14 au 24 avril, une salve toutes les 10 minutes dirigée vers les faubourgs et le bas de ville. Le plateau apparaît alors comme protégé. Pour les habitants de la vieille ville, l’offensive redevient un spectacle : le narrateur aperçoit par exemple les fumées autour du fort de la Malmaison en octobre (p. 232). Avec la perte du fort de la Malmaison par les Allemands, la ville se trouve sous la menace permanente de bombardements. En effet, « le front, paraît-il, se rapproche. Les ballons captifs sont maintenant au-dessus de la ville »(p. 236). La ville semble s’être rétrécie, les communications avec les faubourgs étant interdites. Et les bombes tombent désormais sur le Plateau : Jean Marquiset passe plusieurs nuits dans sa cave (p. 251) et les victimes civiles sont de plus en plus nombreuses (p. 255) en mars-avril 1918. Les Laonnois sont témoins de l’avancée rapide des Allemands à partir du 27 mai 1918 : Jean Marquiset constate ainsi la disparition des ballons et du bruit du canon alors que les prisonniers français affluent en ville (p. 259). Le canon fait sa réapparition le 20 juillet 1918 après la contre-offensive alliée menée dans la vallée de la Marne (p. 267) et les ballons allemands reviennent au-dessus de l’Ailette (p. 268), puis les ballons français sont de nouveau visibles (p. 270). Lorsque les Allemands sont contraints de se retirer, les hommes sont évacués (p. 274) le 9 octobre et les mines explosent dans les établissements militaires et à la gare (p. 277).

La ville de Laon n’est pas seulement témoin de la guerre, elle est transformée par cette guerre. Les Allemands en font une ville de garnison stratégique puis elle devient une ville du front après le 25 octobre 1917. Dès les premières semaines, elle accueille de nombreux services allemands : kommandantur, Etat Major de la VIIe armée, police et justice militaire, service de topographie… Ces services s’installent dans les bâtiments administratifs français et les symboles républicains sont remplacés par les emblèmes allemands (p. 73 et 78). La ville semble ainsi se germaniser : les panneaux et les inscriptions en allemand se multiplient (p. 48 et 60), le nom des rues est d’ailleurs germanisé (p. 96), les commerces allemands remplacent les boutiques françaises (p. 121-122). Laon vit à l’heure allemande au sens propre (p. 49) comme au figuré. Elle devient un décor à la gloire de l’empereur pour sa fête et plus particulièrement pour celle organisée en 1915 (p. 74-75). Cette présence militaire allemande est également marquée par les nombreux casinos et cantines réservés aux soldats et officiers (p. 134). L’autorité allemande devient le principal employeur de la ville avec l’installation des ateliers de la kommandantur (p. 138). La ville est également organisée pour répondre à d’autres besoins de la guerre : des hôpitaux sont ouverts dans les écoles si bien que la ville se couvre des drapeaux de la Croix-Rouge (p. 61). Laon n’accueille pas seulement les blessés mais également les morts de la guerre : des cimetières sont alors créés, car constate Jean Marquiset, « il y a tant de morts » (p. 40).

Cette ville n’est plus tout à fait la même non plus au niveau de sa population. Cette population aurait changé : les plus riches seraient partis au début de la guerre (p. 37) et Laon accueille de nombreux évacués ayant tout perdu (p.43) et des colonnes de travailleurs civils (p. 177). Cette population est d’abord majoritairement oisive (p. 58) avant d’être mise systématiquement au travail par les Allemands (p. 173). Cette population est traversée par de nombreuses tensions sociales du fait des pénuries. Les nouveaux arrivants ne sont pas bien vus : la mairie refuse par exemple d’assurer le ravitaillement des évacués (p. 43). Les prisonniers russes ou les prisonniers civils belges, décrits comme affamés, agresseraient les habitants pour avoir de quoi manger (p. 182 et 204). Même les prisonniers français ne sont pas toujours très appréciés vers la fin de la guerre : ils sont décrits comme « gros et gras » (p. 260) et leurs remarques choquent parfois les habitants : « Cela nous montre bien qu’en France on ne se rend pas compte de notre situation (p. 216) ». Les pénuries semblent plus durement ressenties dans les milieux ouvriers (p. 106). Chacun improvise alors un système de débrouille : plusieurs s’entendent avec des soldats pour avoir un peu de pain ou marmelade (p. 172), les habitants, même « des gens à l’aise avant la guerre se pressent pour profiter de la soupe aux cuisines roulantes » (p. 213), les enfants voleraient ou siffleraient l’hymne allemand pour avoir un peu de nourriture (p. 216), sans compter les femmes accusées de coucher avec les Allemands pour avoir de quoi manger (p. 216). Les dénonciations fleurissent également (p. 92). Ces dénonciations font peur et incitent les habitants à obéir aux ordres allemands : « Qui n’a rien caché ? et qui peut se croire à l’abri d’une dénonciation ? » (p. 84).

Le témoignage de Jean Marquiset donne des indications sur son moral et sa vision de l’avenir. Comme tous les Français, il estime que la délivrance ne saurait tarder dans les premières semaines d’occupation (p. 43) et il est étonné que les Allemands soient encore là à la Toussaint 1914 (p. 52). Progressivement, il établit sa ligne de conduite : « il vaut mieux se résigner sans perdre courage ni espoir » (p. 114), écrit-il en octobre 1915. Certes, il se reprend à espérer à chaque nouvelle offensive (p. 157) ou quand le printemps revient (p. 89) mais les espérances sont fugaces : il témoigne même du découragement de la population laonnoise (p. 162), fin juillet 1916. Dès lors, les journées paraissent bien grises (p. 184). Même quand les offensives reprennent en 1917, l’optimisme n’est plus de rigueur par crainte d’une évacuation, d’où une « tension nerveuse inexprimable » (p. 199) en mars 1917, accrue par le bombardement de la ville. De telles angoisses conduisent les habitants à se précipiter sur les trains de rapatriement organisés par l’autorité allemande : « La vie est si douce ici que chacun songe à fuir. Devant la Kommandantur, on fait la queue pour se faire inscrire » (p. 245).

La tension est encore plus grande lorsque le Plateau de Laon est bombardé : la mort est dans tous les esprits. « La mort hurle autour de nous » écrit alors Jean Marquiset (p. 252) et on n’hésite plus à dénigrer les responsables français : « Chacun se demande comment il se fait qu’après avoir visé les premiers jours les abords de la gare, les Français dirigent leur feu sur le plateau »(p. 254). La nervosité ambiante peut également avoir pour origine l’affaiblissement physique dû à la situation de disette : « Nous sommes tous, à des degrés différents des neurasthéniques : l’affaiblissement du corps, les souffrances physiques nous ont amenés là » (p. 127). L’inflexion du moral est donc nette à partir de 1916, à mesure que la pénurie s’accroît.

Autres informations

  • Henri Pasquier, Quarante-neuf mois d’esclavage. La ville de Laon sous le joug allemand, Laon, Imprimerie du Courrier de l’Aisne, 1922 (un récit de l’occupation organisé de manière thématique).
  • Francis Pigeon, «Les Allemands à Laon», Mémoires de la Fédération des Sociétés d’Histoire et d’Archéologie de l’Aisne, tome LII, 2007, pp. 209-236.
  • Philippe Salson, Faire face à l’occupation : horizon d’attente et arrangements au sein de la population de l’Aisne occupée (1914-1918), mémoire de Master 2 Recherche, sous la direction de Frédéric Rousseau, Université Paul Valéry – Montpellier III, juin 2009, 230 p.

Philippe Salson, octobre 2009

Share

Pierrefeu, Jean de (1883-1940)

1. Le témoin

Les informations biographiques sur Jean de Pierrefeu sont très lacunaires, notamment en ce qui concerne sa jeunesse : né en 1883, au sein d’une famille bourgeoise, probablement parisienne, il reçoit une solide éducation. Son intérêt pour les milieux d’affaires le conduisit, aux alentours de 1905, à embrasser la carrière de journaliste. Il évolue rapidement dans la dynamique équipe de L’Opinion, un hebdomadaire politique – avec une affinité marquée pour certains courants nationalistes – fondé le 18 janvier 1908 sous le patronage du futur président de la République Paul Doumer. Nationaliste convaincu, Pierrefeu partage avant-guerre les idées de Barrès, et participe à l’enquête d’Agathon, Les jeunes gens d’aujourd’hui (d’abord publiée sous forme d’articles dans le journal L’Opinion au cours de l’année 1912) en rédigeant un court article traitant de la jeunesse littéraire d’avant-guerre. A partir de 1910, Pierrefeu loue une chambre au sein de la pension Laveur au Quartier Latin à Paris. Mobilisé le 1er août 1914 en tant que sergent-major réserviste, Jean de Pierrefeu est blessé et reste quelques semaines en convalescence à l’hôpital de Dijon. Jugé inapte à reprendre le combat, il est intégré aux contingents auxiliaires, à la garde d’un dépôt de l’intérieur, avant d’être affecté le 23 novembre 1915, avec le grade de sous-lieutenant, à la Section d’information, au sein du Grand Quartier Général, à Chantilly. Son rôle est de première importance : il est chargé de rédiger le communiqué officiel aux armées. A partir de 1916, il est responsable de la rédaction du communiqué de l’armée de Salonique. Il oeuvre toujours pour L’Opinion et est intégré au nouveau comité de rédaction de L’Eclair en décembre 1917. Démobilisé en 1919, il se consacre dès la fin de la guerre à l’écriture dans des ouvrages portant sur divers sujets : Comment j’ai fait fortune, La dictature des marchands, Le Mercure volant, La comédie de Limoges, Le Roman diplomatique de Gênes, L’Homme nu sauvera le monde, Vocabulaire du temps présent, Les mille et unes nuits littéraires. Mais ce sont ses ouvrages sur la Grande Guerre qui lui valent ses plus grands succès et ses plus dures critiques (voir ci-dessous). Il dirige la collection « Combattants européens » à la Librairie Valois, lancée en mars 1930. En 1940, Pierrefeu réaffirme avec conviction son soutien au maréchal Pétain et dirige la revue Les Cahiers de la Jeune France, « organe de la Révolution nationale ». Il meurt la même année.

2. Le témoignage

Après la Grande Guerre, Jean de Pierrefeu fut au cœur d’une polémique importante suscitée par ses ouvrages extrêmement incisifs critiquant le haut-commandement français et, plus généralement, l’ensemble du corps des officiers d’active.

Son premier ouvrage relatif à la Grande Guerre est une brochure consacrée à La deuxième bataille de la Marne (Paris, Renaissance du Livre, coll. « Les cahiers de la victoire », 1918). Il y retrace l’évolution des conceptions tactiques et stratégiques du commandement français depuis la bataille de Verdun. Il publie ensuite L’offensive du 16 avril. La vérité sur l’affaire Nivelle (Paris, Renaissance du Livre, coll. « Les cahiers de la victoire », 1919) dans lequel il commence à se démarquer de l’histoire officielle. Son expérience de guerre fait directement l’objet d’un autre ouvrage intitulé GQG. Secteur I. Trois ans au Grand Quartier Général par le rédacteur du communiqué (Paris, L’Edition française illustrée, 2 tomes, 1920). Conçu comme un reportage, Pierrefeu dresse un tableau vivant du quotidien du GQG et, pour la première fois, commence à livrer son jugement personnel des événements. Le premier tome est consacré à la succession des événements allant de son arrivée à l’état-major (23 novembre 1915) au renvoi du général Nivelle (15 mars 1917) ; le second volume va de la prise de fonction de Pétain à l’armistice, le 11 novembre 1918. Les trois ouvrages qui suivent vont plus loin encore dans les prises de positions de l’auteur. Bâti comme un dialogue fictif entre l’auteur et son « démon familier », incarnation d’un esprit conforme aux « bonnes mœurs françaises », Plutarque a menti (Paris, Grasset, 1923) est probablement l’ouvrage qui a le plus suscité la polémique. Son oeuvre précédente lui avait déjà valu quelques critiques ; en s’attaquant aux officiers et à leurs méthodes tactiques et stratégiques, en se posant à contre courant de l’histoire officielle de la guerre, il essuie ici la colère de nombreux détracteurs et voit paraître une sorte de réponse officielle de l’armée à ses accusations (Général ***, Plutarque n’a pas menti, Paris, La Renaissance du Livre, 1923). L’ampleur de la polémique et le succès du premier ouvrage encouragent Pierrefeu à poursuivre ses réflexions dans un Anti-Plutarque (Paris, Les Editions de France, 1925) puis dans Nouveaux mensonges de Plutarque (Paris, Rieder, 1931).

3. Analyse

L’oeuvre de Jean de Pierrefeu est marquée par son expérience de journaliste avant-guerre. Le style adopté par ses premiers écrits est proche d’un reportage d’information, comme en témoigne l’incontestable recherche d’objectivité affichée dans l’avant-propos du premier tome de GQG, secteur I : « Cet ouvrage est le compte-rendu loyal des observations que j’ai pu faire au Grand Quartier Général ».

De son expérience quotidienne en tant que rédacteur du communiqué officiel, on ne sait finalement pas grand chose outre sa surprise de voir qu’on lui confie une tâche aussi importante, la difficulté de cette entreprise – informer sans trop en dire, ni sans donner le sentiment que l’on cache la réalité de la situation militaire -, et quelques pistes sur les différentes manières de procéder.

En revanche, il livre un témoignage très riche sur le Grand Quartier Général : à la manière d’un reporter, c’est toute un vaste et complexe ensemble de services interdépendants, disposant d’une hiérarchie interne officieuse, que chacun se devait de respecter, qui se dévoile. Pierrefeu épingle également les conditions de vie luxueuses et d’un grand prestige des membres du GQG. La société militaire essuie ainsi, dès GQG. Secteur I, les plus violentes critiques. Par « société militaire », ce sont principalement les officiers titulaires du brevet d’état-major et tous ceux qui aspirent à le devenir que Pierrefeu désigne. Il observe au jour le jour les mœurs et les conceptions de cette élite d’une « caste » militaire – dans laquelle les principaux intéressés ne se reconnaîtront pas à en croire Plutarque n’a pas menti. Sont dénoncés sous la plume de Pierrefeu l’attachement de ces hommes à leurs traditions et la recherche d’un avancement rapide.

Quelques personnalités concentrent plus particulièrement l’attention de Pierrefeu : Joffre, Nivelle et Pétain, qui se sont succédé à la tête du GQG. Au sujet de Joffre, le témoignage de Pierrefeu est contradictoire : présenté comme un homme doté de bon sens et de volonté, soucieux de prendre seul ses décisions, le généralissime aurait été manipulé par son entourage. Nivelle, ensuite, est présenté comme un généralissime médiocre, soumis à des influences multiples, engagé dans une terrible surenchère de promesses qu’il fut incapable de tenir. Le second volume de ses souvenirs au GQG s’ouvre avec l’arrivée de Pétain au GQG, auquel l’auteur voue une admiration sans borne : porteur d’espoir, le nouveau généralissime a, toujours d’après Pierrefeu, substitué la compétence à l’ambition au rang des principales vertus des officiers du GQG et est devenu le sauveur de la France.

D’un désir manifeste de livrer un témoignage sur son expérience en tant que rédacteur du communiqué officiel et membre du GQG, Pierrefeu glisse peu à peu, dans l’après guerre, à une entreprise d’analyse critique et de dénonciation des erreurs militaires commises durant la Grande Guerre. La figure de Plutarque est alors convoquée pour fustiger le Culte des Grands Hommes auxquels, d’après Pierrefeu, les Français – sous influence directe de groupements d’intérêts souhaitant entretenir le « mensonge social » – sont si attachés.

L’œuvre de Pierrefeu porte la marque de sa désillusion : jeune journaliste enthousiaste au début de la guerre, il prend progressivement conscience des effets destructeurs des conceptions tactiques du GQG et de ses erreurs : le culte du « cran » et de l’offensive du généralissime Joffre et de son entourage, les risques inconsidérés pris par d’autres officiers, négligeant le facteur surprise, commettant de graves erreurs dans la préparation des batailles, se laissant influencer par des intérêts politiques dans l’espoir d’obtenir plus de gloire, plus d’honneur, plus de reconnaissance. Au bout de trois ans de guerre, l’arrivée de Pétain à la tête du GQG contraste fortement avec ses prédécesseurs, incarnant brusquement aux yeux de Pierrefeu un modèle de vertu et de professionnalisme qui lui redonne espoir et l’amène dans tous ses ouvrages d’après-guerre à le mettre sur un piédestal.

Au final, Jean de Pierrefeu a laissé une oeuvre d’une grande richesse. Son parcours avant-guerre comme journaliste et sa position particulière comme membre du GQG et rédacteur du communiqué officiel l’ont amené à proposer un regard acéré sur la guerre. Dans sa maîtrise consacrée à « Jean de Pierrefeu et la Grande Guerre », Fabrice Pappola rappelle ce qui fait la spécificité de cette oeuvre, à la fois témoignage d’un reporter, rapport d’un analyste militaire et interrogations d’un philosophe.

4. Autres informations

PAPPOLA Fabrice, Jean de Pierrefeu et la Grande Guerre. Les désillusions d’un jeune nationaliste, mémoire de maîtrise sous la direction de Rémy Cazals, Université Toulouse II-Le Mirail, 2001.

CAZALS Rémy, « Plutarque a-t-il menti ? », dans les actes du colloque Retrouver, imaginer, utiliser l’Antiquité, sous la direction de Sylvie Caucanas, Rémy Cazals et Pascal Payen, Toulouse, Privat, 2001, pp. 141-146.

OLIVERA Philippe, La politique lettrée. Les essais politiques en France, 1919-1932, thèse d’histoire, Université de Paris I, 2001, pp. 585-589.

08/03/2009

Marty Cédric.

Share

Baros, Léon (1877-1941)

1. Le témoin

Léon Baros est né à Fontaines (Territoire de Belfort) le 27 février 1877 d’une famille bourgeoise – son père fut maire du village. Après des études médicales, il s’installe en mai 1903 à Bussang (Vosges) et se marie le 15 février 1904 avec Lucie-Alphonse Bleck, issue d’une famille catholique alsacienne optante. Lorsque la guerre survient, il est mobilisé comme médecin-major de 2e classe (352e puis 217e RI), fait toute la campagne et revient à Bussang où il collaborera à plusieurs revues. Ecrivain-témoin de la Grande Guerre, il écrit également dans la Revue Médicale de l’Est sur les sources minérales de Bussang (en 1930), la revue Le Pays Lorrain (en 1933 sur le Théâtre du Peuple de Bussang) ou l’expansion scientifique française (1938). Dans l’autre guerre, il est président des Anciens Combattants de 14-18 de sa commune. Conseiller municipal, il sera conseiller d’arrondissement de 1937 à 1940. Il décède le 9 décembre 1941 à Bussang. Il a écrit deux livres de souvenirs de guerre correspondant à des fronts et des unités différentes.

2. Le témoignage

Docteur Léon Baros, Souvenirs de mobilisation et de dépôt, Nancy, imprimerie Humblot, 1924, 147 pages, non illustré. Le livre est achevé le 1er février 1924.
Dès la préface, Léon Baros prévient le lecteur : « Cet opuscule raconte la guerre à la façon de M. Paul Souchon, dans Les Tranchées de Pélissanne, celles-ci n’étant que le « Roman de guerre sous le soleil du Midi ». Il dépeint la guerre de l’arrière par opposition à la guerre de l’avant ». En effet, l’histoire qu’il raconte présente la guerre de l’arrière et est destinée aux siens et à ses amis. Cet envoi est heureux car l’ouvrage répond tout à fait à ce « cahier des charges ». L’auteur ne voit rien, ne fait rien et présente une succession de banalités. Mis à part quelques phrases relevées sur l’ambiance et les sentiments qui assaillent les cœurs des mobilisés et de leur famille et une description sommaire des soldats partant du dépôt, rien n’est apporté dans cette succession de pages de remplissage constituées de descriptions de lieux ou de portraits sans aucun intérêt. Ainsi en est-il à Langres où quatre pages tirées d’une plaquette de syndicat d’initiative décrivent la ville ! alors qu’une succession de personnages dénommés L…, P… ou Th… sont présentés à l’envi. Mais par delà ce constat d’impuissance littéraire, Léon Baros illustre à son corps défendant l’inaction d’une immense partie du corps médical, alors que meurent faute de soins d’innombrables blessés dans les combats de la bataille des frontières.

3. Résumé et analyse

Quand la guerre éclate, l’auteur est mobilisé comme médecin de réserve du 352e régiment d’infanterie et se trouve à Gérardmer dans les Vosges. Il y témoigne de l’effervescence de la mobilisation des troupes, mêlant l’inquiétude à la calme résignation des Vosgiens (page 3) et au courage des femmes (page 6). Il effleure une description de l’activité naissante du service sanitaire de l’arrière, mobilisant les énergies civiles (organisations caritatives et hôtelières) et militaires (page 14). Il n’échappe pas toutefois au colportage systématique des thèmes récurrents de la littérature d’août 1914, de l’espionnite (pages 26 et 54 puis 62 pour le traditionnel libelle contre Kub et Maggi) aux atrocités supposées (à Baccarat en Meurthe-et-Moselle page 141). Pourtant, sa présence si près du front naissant n’est pas indispensable et il est envoyé au dépôt régimentaire commun au 352e et 152e à Langres en Haute-Marne. Là, son activité n’étant pas débordante ; il décrit les lieux et les hommes qu’il côtoie avant d’apprendre la mort de son beau-frère, Charles Bleck, lieutenant au 158e RI, blessé au bois de la Rappe à Sainte-Barbe lors des combats de la Chipotte. Cette nouvelle met fin à ses « souvenirs de mobilisation et de dépôt » d’août – septembre 1914.

4. Autres informations

Bibliographie de et sur l’auteur
Baros Léon, (docteur), Quelques impressions de guerre. Largentière, Imprimerie Mazel, 1921 (réédition Paris, Eugène Figuière, 1936), 123 pages
Grasseler, Michel, « Le docteur Baros de Bussang : un médecin aux Armées », in Bulletin de la Haute-Moselle, n°25, 1999, p. 4.

Yann Prouillet

Share

Catulle-Mendes, Jane (1867-1955)

img_4165.JPG

1. Le témoin

Née en 1867. Nom de jeune fille, Jeanne Mette. Seconde épouse de l’écrivain et critique « fin de siècle »  Catulle Mendes (1841-1909) qu’elle épouse le 8 juillet 1897 et dont elle aura trois enfants. Femme de lettres et poétesse appartenant, après son mariage, à la grande bourgeoisie littéraire parisienne. Catholique « réservée » (« Hélas ! je ne suis chrétienne que par tradition familiale, par déférence, par instinct d’admiration pour la douceur évangélique. Mais la foi qui recrée, je ne l’ai pas. Je ne connais que la vie et mon enfant mort. », p 65). Publie plusieurs livres et recueils de poésies avant et après la guerre : Chez soi, les petites confidences (1911), La ville merveilleuse (1911), France, ma bien aimée (1925), L’amant et l’amour (1932). Collabore régulièrement à différents journaux : Le Gaulois, La Vie heureuse, La Fronde, La Presse.

Intellectuelle qui considère que la guerre menée par la France est une guerre juste et défensive. S’engage durant la guerre dans l’Oeuvre du Vestiaire des Blessés, une organisation caritative qui se chargeait de l’amélioration de l’habillement des soldats blessés dans les hôpitaux de l’arrière et de la réunion des familles dispersées (régions envahies et Belgique). Donne durant la guerre des conférences aux Etats-Unis et en Amérique du Sud mettant en valeur le rôle des femmes dans l’effort de guerre.  Ses trois fils sont partis sur le front.  Elle apprend la mort de l’un de ses fils, un  artilleur, Jean-Primice, jeune engagé volontaire tombé le 8 mai 1917 dans le secteur de Mourmelon lors de la bataille des Monts. Ce deuil affecte profondément et durablement cette mère qui semble avoir eu une relation très fusionnelle avec ce fils.

Après la guerre, ses écrits tombent dans un relatif oubli. Fonde deux prix littéraires : le prix Catulle Mendes et le prix Primice Catulle Mendes en 1922. Décédée en 1955.

2. Le témoignage

La Prière sur l’Enfant mort, Lemerre, 1921, 401 p. Une illustration : un profil de Primice dessiné par l’auteure que nous reproduisons ici.

Une dédicace : « A mon enfant adoré Primice Catulle-Mendes engagé volontaire en 1914 tombé pour la France à vingt ans le 23 avril 1917. »

La rédaction de ce témoignage suit chronologiquement d’assez près la perte de ce fils : « Commencé à St-Jean-de-Luz, le 10 juillet 1918. Terminé à Paris, le 12 décembre 1920 » (p 401). Il est donc écrit dans la phase critique du deuil.

Cet ouvrage – difficilement consultable aujourd’hui – a pu être tiré à compte d’auteur, ce qui pourrait expliquer sa très faible diffusion.

Tout l’intérêt de ce témoignage – présenté sous forme de journal avec des repères chronologiques précis – réside dans la description méticuleuse des différentes phases du deuil d’une mère fortement affecté par la mort à la guerre d’un fils et qui s’investit totalement dans une quête qui doit aboutir à la mise en sécurité de ses restes. L’extrême complexité des démarches et les multiples étapes pleines d’imprévus qui autoriseront le retour de ce corps sont également décrites dans le détail. Les différentes « communautés de deuil » et les interventions des multiples intermédiaires qui autoriseront y sont nettement décrites.

Ce témoignage permet également de mieux appréhender la vision des réalités du front par un membre de la grande bourgeoise intellectuelle au moment de son arrivée à Mourmelon (vie dans une localité de l’immédiat arrière-front, ressenti face aux mutineries qui affectent le secteur, pp 117-119 et 132-133), sans qu’il soit toujours facile de faire le tri entre ce qui tient du strict témoignage et ce qui de l’ordre de l’arrangement proprement littéraire (scène du cimetière de Mourmelon où les croix de bois s’accrochent au voile de la mère en deuil, p 142-147, ou scène des soldats redescendant du front avec des roses au bout du fusil et au casque, pp 153-154) . Chez elle, l’observation de l’immédiat arrière-front n’annihile jamais complètement certains clichés sur les réalités de cette guerre, propres au monde de l’arrière. Clichés d’une civile découvrant la vie de l’avant et clichés d’une intellectuelle qui ne peut lire ce qu’elle voit qu’au prisme des a priori du milieu social dans lequel elle évolue. Elle constate, par exemple, que l’église de Mourmelon n’a pas été bombardée par les Allemands car « elle n’a pas de valeur artistique, ce qui ôte aux Allemands le goût de la détruire. » (p 155). A plusieurs reprises son témoignage glisse sans retenue du côté des racontars douteux. Ainsi en est-il de l’épisode du tunnel du Cornillet qui aurait pris grâce à une attaque au gaz et où les soldats français « blaguaient [et] conservaient leur bonne humeur » en évacuant les corps des soldats allemands en décomposition (pp 233-237).

3. Analyse

Les prémices : l’absence de courrier

La première partie de ce témoignage est centré sur la montée de l’angoisse liée à l’absence de nouvelles entre ce fils et sa mère qui correspondaient très régulièrement : « C’était le 8 mai 1917, un mardi. Il est à peu près dix heures du matin. Depuis seize jours je suis sans nouvelles. Heure par heure, je me les rappelle, ces seize jours d’attente. Ces jours d’une autre existence, d’un autre monde. Ces jours où je ne savais pas encore, où j’approchais de savoir, où la lumière diminuait en moi, affreusement, jusqu’à l’horreur brusque par quoi tout est noir. » (p 11)

Passant par des phases d’espoir et d’angoisse, l’auteure multiplie les lettres qui resteront sans réponses : « Inquiète ?… Mon cerveau n’est pas inquiet. Il nie toute inquiétude. Il ne sait rien. Mais quelque chose qui monte en moi, que j’ignore, qui ne monte pas jusqu’à l’esprit, est déjà désespéré. » (p 19)

« Dimanche… Deux semaines… J’écris, j’écris à tous ceux de mes amis qui peuvent quelque chose peut-être… Je télégraphie, je téléphone… Oh ! sans folie, en des termes mesurés, sages. Je ne consens pas encore à avouer la torture… Qu’on m’explique ce retard, voilà tout… Et j’écris à mon petit enfant, à lui, avec délire : « Réponds… Réponds… » (p 22) Des raisonnements rassurants prennent corps : « Quand je reprends connaissance de l’endroit où je me trouve, appuyée sur le mur, en haut de l’escalier, pour la première fois, j’accepte de formuler une supposition… Prisonnier ?… (…) Et peut-être qu’il a pu s’échapper avant d’être pris. Il est si clairvoyant, si agile, si robuste. » (p 23)

La nouvelle

L’auteure apprend la nouvelle de la mort de son fils par le biais de deux infirmières qui se rendent à son domicile. Un des fils de l’une de ces infirmières, Etienne D. ami intime de Primice, a écrit une lettre à sa mère lui demandant d’aller annoncer la mort de son ami à sa mère. « Sur sa demande [celle de Primice], j’avais pris l’engagement, en cas de malheur, de prévenir sa mère. Mais, par lettre, c’est trop terrible, je ne peux pas, surtout bouleversé comme je suis. Je viens donc te [à sa mère] demander d’aller trouver toi-même la mère de Primice et de lui annoncer le malheur qui la frappe. » (p 28) Suivent les premières indications attendues sur les circonstances de sa mort : « Il n’a pas été défiguré du tout. Son visage était très calme. Ses camarades qui étaient autour de lui croyaient qu’il n’avait rien » (p 29) et le lieu où il repose (plan du secteur, les premières attentions des camarades autour de la tombe, la mise en bière, la récupération des effets personnels).

Auto culpabilité et premier désir de rapatrier le corps

« Je l’ai adoré… Je l’ai adoré… il était dans mon existence comme un cœur est dans la poitrine… Je l’ai veillé toutes les minutes de sa vie. Je pensais à tout… Je n’ai rien fait puisque je n’ai pu empêcher cela. » (p 34)

« Pourtant, presque soudain, dans l’ombre, il me vient un apaisement… il ne monte pas de moi… Je ne l’ai pas désiré… Il ne dépend pas de moi… Le long de mon épaule, un poids léger, impalpable, une présence veut que je n’aie pas tant de mal… (…) Elle m’oblige à céder. Ce n’est pas ma faute, un moment, je souffre moins… Un moment, et c’est tout… Mais il a existé… » (p 36)

« Quand à venir… il ne faut pas y songer… J’irai. Je sais que j’irai. « C’est balayé de tous côtés par les obus… » Est-ce que je peux laisser mon enfant mort sous les obus… Est-ce que je peux laisser les obus le déterrer… l’abîmer… quand la mort lui a épargné cela. Elle m’a réservé ma tâche. » (p 37)

L’auteure fait jouer l’ensemble de ses relations – littéraires et autres (Pierre Loti, un général russe, le colonel W., chef des ambulances russes) pour obtenir l’autorisation d’aller récupérer le corps (voir sur ce site les démarches assez identiques entamées par la famille Verne pour obtenir l’autorisation d’aller se recueillir en mai 1917 sur la tombe de leur fils).

Sa position privilégiée l’autorise à faire intervenir toutes ses relations pour aller récupérer ce corps. Cette quête est relativement brève si on la rapporte au reste de la population des endeuillés (Ce n’est qu’à la promulgation de la loi du 31 juillet 1920 et du décret du 28 septembre que les familles seront autorisées à rapatrier les corps. Cette question avait d’ailleurs été vivement débattue au sein même de la Commission des Sépultures, mise en place par arrêté ministériel du 25 novembre 1918 . Début 1919, un rapport de cette commission avait préconisé un « projet de loi interdisant l’exhumation et le transport des corps des militaires français alliés et ennemis sur le territoire français pendant une période à déterminer. » Un projet de loi en date du 4 février 1919, déposé par le gouvernement, lui avait donné raison. Mais au sein même de cette commission, un vif débat avait opposé, lors de la séance du 31 mai, deux de ses vice-présidents : Louis Barthou favorable au rapatriement et Paul Doumer qui entendait que les corps demeurent à jamais dans les cimetières du front (AN F2 2125). Même après la guerre cette question faisait débat et les multiples interdictions ne parvinrent jamais à mettre fin aux nombreuses exhumations clandestines dont témoigne ici le récit de Jane Catulle-Mendes.

Une intervention familiale paraît décisive : « Mon frère m’apporte une carte d’état-major de la région. Nous la comparons au petit plan que l’a envoyé Etienne D… C’est bien conforme (…) Je demande :

– Une fois à Mourmelon, comment faire ?

– C’est très difficile. Pourtant, sur place, tu trouveras peut-être un moyen.

– Des familles ont dû, souvent, parvenir à ramener leur enfant ?

– Oui, on fermait les yeux… Maintenant, c’est absolument défendu. Il y a eu des accidents, des hommes blessés, tués… Et aussi des erreurs, des abus graves…

– Qui s’en chargeait avant que ce fût interdit ?

– Des brancardiers en général. Mais, dans les régions dangereuses, il n’y a pas de sécurité… ils se pressent, ils peuvent se tromper… Quelquefois, ils ne trouvent pas… On a rendu, à des familles, des cercueils qui ne contenaient que du sable…

– Je serai là.

– Ca vaut mieux…

Il ne doute pas. Enfin, quelqu’un qui ne doute pas… » (p 49)

Elle obtient l’appui inattendu d’un brancardier permissionnaire qui connaît le secteur de Mourmelon et qui lui propose son aide. « Ce même jour, une jeune femme dévouée m’annonce qu’un de ses intimes amis, le Dr M… qui commande le train de blessés où il est maître absolu, se trouvera à Châlons.

– Il pourra peut-être vous aider. Voulez-vous que je lui écrive de venir vous attendre à votre arrivée ?

– Oui… »

Elle obtient finalement par cette entremise l’appui du capitaine V… qui dirige les services de l’état-civil du champ de bataille dans le secteur (pp 51-52)

Les condoléances

S’en suit la mention, citations à l’appui, de nombreux courriers de condoléances émanant du tout-Paris littéraire et artistique. Aux condoléances patriotiques, l’auteure répond : « Personne plus que moi n’a la gratitude, le culte de la patrie. Mais l’enfant c’est aussi la patrie. C’est le tout proche, c’est le plus adoré visage de la patrie. Si l’on m’avait dit : « Choisissez… » non, non, je n’aurais pas pu faire le choix, je n’aurais pas pu condamner mon enfant à mort, même pour mon pays. Que d’autres aient ce stoïcisme… » (p 57) S’ajoutent aux condoléances écrites, les obligations mondaines, pesantes, envers ceux qui peuvent d’une manière ou d’une autre favoriser la quête : « L’empressement du docteur M… ne se ralentit pas. Il me seconde chaque instant (…) Je voudrais fermer les yeux, ne rien dire, surtout ne rien dire… (…) Pour avoir mon enfant je dois me plier à tout… Allons, un effort qui me soulève de cette fatigue… Je parle… Je parle selon le thème qu’on me propose, littérature, philosophie (…) Des sujets dont j’ai l’habitude… Je me rappelle que j’étais complètement absente de ces propos et que j’entendais ma voix sans l’écouter, comme la voix d’une passante qui dit des histoires monotones, dont on ne retient rien… » (pp 84-85)

Le souvenir du disparu

Evocation de souvenirs du jeune homme soldat : au moment de la mobilisation, en permission : « Mais jamais, non plus, elle ne devait me quitter, l’image de tout à l’heure, renversée, si pâle… Chassée de mes yeux, chassée de ma connaissance, elle restait, présence obsédante et pesante, près de l’autre, dans l’obscur de mon être. Pourquoi, pourquoi, n’ai-je pas écouté ces annonciations du malheur… Pourquoi les ai-je écartées de ma conscience… J’aurais dû, au contraire, les dresser devant moi, comme la vérité nue. Je n’aurais dû avoir qu’elles pour conseils et pour guides… Mais qu’aurais-je fait ? » (pp 71-72)

Visite d’Etienne D…

Le 28 mai, l’auteure apprend qu’elle a obtenu le sauf-conduit pour se rendre à Mourmelon. Elle attend un courrier du capitaine V. pour se mettre en route.

Le 1er juin, elle reçoit la visite d’Etienne D., l’ami intime de Primice qui lui avait fait connaître sa mort. Il revient sur les circonstances. La mère lui demande ce que sont devenues les affaires personnelles de Primice. Le soldat se charge de les récupérer et de les transmettre à la mère. Dans ces affaires, un carnet de notes tâché de sang : « Ses dernières gouttes de sang vivant… Je les aurai… » (p 75)

« Y aller »

Les espoirs qu’avaient laissé entrevoir le capitaine V. s’amenuisent. « Rien n’était commencé. Les dernières [lettres] que j’ai envoyées sont restées sans réponse. Face au découragement des proches, l’auteur s’obstine : « Je n’écoute pas. J’attends » (p 76) Elle se rend au ministère de la Guerre pour réclamer les affaires de Primice qui la renvoie vers « un service spécial », rue Lacretelle. « J’y vais. Toujours ce soleil intolérable. Mais j’aurai tout à l’heure, les objets qui étaient sur lui quand il est mort, qui ont absorbé sa dernière chaleur… » (p 77)

Le sauf-conduit ayant expiré, sans nouvelles du capitaine V, elle se met en route, quitte à aviser sur place. Un ami, le commandant Massard, l’avertit qu’à Châlons la consigne est extrêmement rigoureuse et qu’elle devra utiliser un subterfuge : une mission rattachée au service de Santé.

En partant pour le front, sa détermination est intacte : « Ce n’est pas un espoir, ce n’est pas une volonté, ce n’est pas une illusion. C’est un feu fixe, sans raison, sans obstacle. Il m’emplit toute. Il est tout ce qui existe pour moi (…) Récapituler toutes les recommandations qu’on m’a faites… appeler toute ma présence d’esprit… Il faut que je passe. » (pp 81-82)

Elle est accueillie à Châlons par le Docteur M. qui propose, si nécessaire, de la cacher dans son train de blessés jusqu’à ce qu’elle ait trouvé un moyen d’aller vers Mourmelon. Elle apprend que le capitaine V. est dans la ville et cherche à le joindre par courrier. Dans l’attente d’une réponse, elle parvient à faire prolonger son sauf-conduit. Un mot du capitaine V. l’avertit que le corps de Primice n’a pu être exhumé. Un vague désespoir l’envahit sans toutefois altérer sa ferme détermination : « Mais pas un fléchissement, pas un doute. J’irai jusqu’à lui et je le reprendrai. Que sa pauvre mort reste exposée au sacrilège, c’est seulement cela qui est impossible. Comme quand il était dans mon sein, il n’a que moi. Je ne peux pas plus l’abandonner que si je le portais toujours en moi. » (p 93)

Retournant vers le capitaine qui lui a prolongé son sauf-conduit, ce dernier l’oriente vers Melle de Baye (une des futurs responsables de l’ossuaire provisoire de Douaumont) qui est à l’ambulance militaire de Mourmelon. Jane Catulle Mendes s’y rend enfin.  L’infirmière, nouvellement arrivée dans le secteur, le connaît mal et ne peut lui être d’un grand secours. L’auteure parvient alors à se loger sur place et à y rencontrer le capitaine V. qui a fait ouvrir une fosse dans le cimetière mais n’a pu y faire venir le corps. Cet officier va faire venir les amis de Primice auprès de sa mère.

Entre temps, Etienne D. qui a été mis au courant de la présence de la mère de son ami vient la rejoindre et l’assure de tout faire pour récupérer le corps grâce aux amis communs de la victime. Jane Catulle Mendes se rend chez un menuisier afin qu’il lui assemble un cercueil en chêne. Ce dernier, après hésitation, accepte la commande après avoir demandé qu’on lui fournisse les dimensions exactes de la bière dans laquelle repose actuellement le corps.

L’auteure, qui n’a toujours pas récupéré les effets de son fils, se rend au camp de Châlons, « une petite ville de baraquements en bois », pour y prendre des renseignements. Ces objets viennent d’être expédiés vers la mairie d’arrondissement de son domicile. Au contact des réalités du front depuis quelques jours, l’auteure ne peut s’empêcher de déplorer « cette bureaucratie nécessaire [qui] est loin de nos Morts et de nous. » (p 137).

Le 13 juin, elle se rend sur les indications du capitaine V. dans le cimetière civil de Mourmelon pour voir la fosse dans laquelle pourra être inhumé son fils. Puis elle prend en charge les différentes tâches matérielles nécessaires à cette inhumation : « Penser à tout… Dans la terre, le bois a pu gondoler. Il faut augmenter un peu ces mesures pour que l’emboîtement des deux cercueils se fasse sûrement. » (p 148). Une visite chez le menuisier avec les dimensions du cercueil la déroute : la taille demandée ne permettra pas d’introduire le cercueil dans la fosse… Un nouvel adjuvant arrive, il s’agit du général T. qui la connaît et a eu vent de sa présence. Il l’invite à dîner à sa table. Dans un premier temps, l’endeuillée lui cache l’objet réel de sa présence et prétexte une mission visant à photographier et inventorier les tombes russes. Elle rencontre Marcel N., « ce jeune soldat qui a enlevé mon Primice de l’endroit où il est tombé, et l’a porté au poste de secours. » (p 157). On revient sur les circonstance de sa mort : « Savoir encore… » (p 161).

Le 15 juin, retour chez le menuisier qui finalement accepte de faire le cercueil aux dimensions voulues. Puis il faut prendre contact avec le serrurier qui doit l’envelopper d’une gaine métallique et le plomber. Etienne D. continue les préparatifs en vue de la prochaine exhumation mais un déplacement imprévu de sa batterie annihile les espoirs de la mère. Elle se tourne alors vers les G.B.D. du secteur qui acceptent de l’emmener vers la tombe nuitamment mais les gendarmes stoppent le convoi et lui interdisent d’aller plus loin. « Un seul recours : le général. Ces brancardiers font partie de sa division. Il faut qu’il me donne l’ordre. En lui demandant, je sais le danger que je cours. Je le surmonterai. Je surmonterai tout. Il ne pourra pas me refuser. Aucun être humain ne pourrait me refuser. » (p 183). Le général accepte et entend jouer le jeu malgré les récentes interdictions d’exhumation. Il donne des ordres au capitaine M. qui doit prendre les dispositions nécessaires pour que la visite ait lieu le lendemain.

Le 16 au soir, elle se rend sur la tombe en compagnie du général T. et du capitaine M. Visite brève (« Les genoux enfoncés dans la terre où tu es… Délire d’oubli avec Toi… », p 194)  car les tirs d’artillerie se rapprochent dangereusement.

Le lendemain, « une seule pensée. Le ramener. » (p 197). Ce retour ne pourra s’accomplir qu’ultérieurement car la division commandée par le général T. doit partir au repos. « 25 juin. J’attendrai ces quelques semaines, puisque j’ai ces promesses. » (p 200)

De retour à l’arrière

Le 26 juin, elle quitte le front et rentre sur Paris puis se rend au Havre. Une dépêche la fait revenir sur Paris pour aller récupérer les effets de Primice qui sont revenus à la mairie de son arrondissement. « Devant un bureau, un scribe, accoté à son fauteuil, fume, l’air ennuyé. D’une voix molle, il demande, sans me regarder :

– Qu’est-ce que vous voulez ?

Cet homme, impudent d’attitude, et plein de mauvaise volonté, il détient ces choses sacrées… Peut-être a-t-il pouvoir de m’en priver. » (p 213)

Elle récupère finalement les « reliques » : «  Des chemises, des gilets, des mouchoirs, des serviettes… Au fond, son portefeuille, son porte-cigarette, sa pipe… Ses plaques d’identité, celle qui était à son poignet et celle qui était sur sa poitrine… Sa montre, son petit carnet… Son petit carnet. Les tranches des feuilles, en haut et sur la moitié du côté, sont imbibées d’un rouge un peu sombre. Ses dernières gouttes de sang vivant… Je n’ose pas même y poser mes lèvres. Je les regarde, je les respire… Que mes larmes ne les tachent pas…» (pp 214-215). L’exploration des « reliques » – lettres, contenu du portefeuille – ne se fait pas sans scrupules mais aide à pénétrer et comprendre les derniers moments de la vie du soldat.

De retour au Havre, elle reçoit une lettre du général T. : « … Je suis allé visiter la tombe de votre petit Primice. Elle est en bon état. J’y ai déposé des fleurs de votre part. » (p 222) Une autre lettre du capitaine V. : « J’ai causé avec l’abbé V… Nous sommes bien d’accord. Nous ferons le nécessaire pour tout arranger quand vous serez là. Je vous avertirai du moment exact où vous pourrez demander votre sauf-conduit… » (p 222) « Attendre… Avec ses affaires… Chaque soir, avant de m’endormir je mets contre moi, ses lettres, son carnet. Je m’imprègne de lui. Peut-être quelque chose du mystère de sa vie, passe en moi, survit en moi… » (p 223)

Le 27 septembre, une nouvelle lettre du général : « Nous ne sommes pas dans le secteur, mais nous sommes tout contre. Vous pouvez venir. » (p 228)

Y retourner et l’exhumer

La petite fosse qui avait été creusée dans le cimetière civil de Mourmelon n’est plus disponible. Finalement, le corps sera réinhumé dans un cimetière militaire. Cette nouvelle fosse devra être élargie pour accueillir la bière en chêne qui est prête. Il faut reprendre contact avec le serrurier.

Le capitaine V. s’assure une dernière fois que l’endeuillée veuille bien se rendre sur place et assister, malgré les risques, aux opérations d’exhumation. « J’aurai la force. », répond-elle (p 233). Finalement, seuls la mère, le capitaine et une équipe de brancardiers se rendront au cimetière du front. Le capitaine V. entend ainsi couvrir son supérieur dans ce qui est une entorse grave aux règlements en vigueur.

Le 7 octobre, à la nuit tombée, le groupe se met en route sous la pluie pour le cimetière proche des premières lignes. Les travaux d’exhumation se révèlent pénibles et dangereux. L’état du cercueil imprévisible. Pour parer à tout, on a emmené des bâches. « Les brancardiers travaillent sans bruit. Leurs gestes sont alertes et pieux. Ils ont enlevé le petit entourage de bois, les couronnes. Les pelletés s’accumulent, soigneusement déposées au bord de la petite fosse. Malgré ma volonté irréductible de reprendre mon enfant, j’avais parfois l’émoi secret de ce qu’il peut y avoir de sacrilège à ouvrir une sépulture, même avec tout l’amour, même pour tout le devoir. » (pp 242-243) Au moment de la remontée de la bière, « … Et je ne sais plus ce qui se passe… Vaguement, je sens que le capitaine me dépose, avec précaution, par terre… Quand je reviens à moi, Primice est étendu sur le chemin central, un peu en travers. Je suis contre lui. Mes mains serrent et caressent son cercueil (…) Le voir… Le tenir dans mes bras… Soulever cette planche qui nous sépare… Je ne peux pas… Quelque chose me retient… Quelque chose de mystérieux que je ne dois pas enfreindre… J’obéis… » (p 245)

On rebouche la fosse pour masquer l’exhumation. Le cercueil est particulièrement lourd car une ouverture a permis qu’il se remplisse de sable calcaire. Mais, selon les dires du capitaine V., « ce sable l’a comme embaumé, il doit être admirablement conservé. Il n’y a aucun symptôme de décomposition. J’en suis sûr. J’avais le visage juste au-dessus de l’ouverture. Aucune odeur. Votre Primice est intact. » (p 246) Le corps du défunt est donc entré en odeur de sainteté…

Rapatrié, placé dans une deuxième bière confectionnée par les soins de sa mère, plombé, réinhumé au cimetière militaire, il semble désormais à l’abri des injures de la guerre. Elle a désormais un lieu pour le pleurer, un lieu où l’enfant est définitivement en sécurité : « Ne pas partir encore… Il est là. Je l’ai. Le jour grandit. Le soleil se lève sur sa tête. On m’emmène. Plusieurs fois, je me retourne, je contemple la petite tombe toute blanche dans le soleil levant. » (p 252)

Le livre, second tombeau

Mais après tant d’efforts et de patience déployés pour en arriver là, un vide apparaît : « J’ai sauvé ton corps. Je lui ai donné une petite tombe blanche qu’abrite mon amour. Qu’est-ce que je peux pour ton âme ? Un livre… Lui donner, à elle aussi, une petite tombe, la petite tombe blanche d’un livre (…) Un livre… Quelques mots pour parler de Toi (…) J’écrirai un livre pourtant. Je te le promets. Puisque c’est tout ce que je peux. » (pp 253-254) L’écriture littéraire de ce « témoignage » fait donc indissociablement partie du processus de deuil et participe à son accomplissement complet. L’auteure a recours à des effets stylistiques proprement littéraires, mis  au service de ce témoignage : une écriture elliptique, saccadée, parfois volontairement incohérente, capable d’exprimer la souffrance et mieux dire le désespoir psychologique.

La longue séquence traumatique du deuil : le souvenir du disparu

Le fait d’avoir pu enterrer décemment le fils et d’écrire l’histoire de ce deuil ne sont pas pour autant clôture de la période traumatique et d’auto-culpabilisation : « Des rêves, chaque nuit. Presque toujours mêlés à la Nuit où je l’ai ramené. » (p 263) Dans ces rêves, la mère est présente au dernier instant, juste avant la mort de son fils qu’elle parvient à sauver.

Les objets qui appartenaient au fils reprennent vie avec elle, par elle : « A mesure que les jours s’écoulent, que les jours l’écartent d’elle, je répands de plus en plus, autour de moi, les petits objets qui lui ont appartenu, pour quelle que chose de lui soit encore mêlé à la vie. Il aimait dessiner. Je me sers de ces crayons de pastel pour accentuer la ressemblance de quelques uns de ses portraits. Sa montre est, chaque jour, remontée. Ses coupe-papier tranchent les livres que je lis. Je ne cachette les lettres qu’avec les cachets à ses initiales. » (p 265). Nombres d’indices dans le comportement de cette mère laissent à penser qu’elle s’identifie fortement au disparu et que cette façon de faire l’aide à surmonter sa propre douleur : « Le mêler à la vie. Ne rien oublier de lui. Ma pensée, c’est toute sa résurrection. Quand je mourrai, il mourra une seconde fois. » (p 276)

Le premier anniversaire de sa mort est vécu sur le mode de la culpabilité : la demande de sauf-conduit n’a pas abouti à temps. La publication d’un poème du jeune Primice publié dans la presse, intitulé Les cuirassiers de Reichshoffen, est perçu a posteriori par sa mère comme une annonce de sa destinée tragique.

Le 17 mai 1918, le sauf-conduit arrive enfin. Une visite de la tombe avec le capitaine M. ne la satisfait pas complètement : « … Demain, mon Bien-aimé, je reviendrai seule, longtemps seule… » (p 272) La séparation entre le lieu de sépulture et le lieu de villégiature de la mère est de plus en plus mal vécue : « C’est horrible cette séparation. Comme je les envie, ces coutumes d’Orient qui permettent de garder les morts aimés dans le jardin de la maison qu’on habite, de mêler familièrement leurs mânes mystérieuses à tous les actes de l’existence. » (p 273)

L’offensive du 18 juillet 1918 réveille les craintes. On va se battre aux abords de sa tombe. De longs passages évoquent alors une forme de régression de la mère : il n’est plus question que de Primice enfant ou de Primice bébé. La vie heureuse de la mère et son enfant est sans cesse remémorée comme pour mieux faire oublier l’instant présent et l’absence. S’ensuit une longue évocation des écrits de Primice, de la petite enfance jusqu’à sa dernière lettre, qui permettent d’établir une biographie qui se métamorphose en véritable hagiographie.

L’après guerre

La proclamation de l’armistice n’est pas mentionnée. Par cette omission volontaire l’auteure exprime cette attitude partagée et largement évoquée par une multitude d’autres témoins, lorsque le deuil submerge et parfois dépasse la victoire. Seule une autre date compte : le 23 avril. C’est donc en ce 23 avril 1919, deux ans jour pour jour après la mort du fils adoré, qu’elle se rend sur la tombe de celui-ci. En route pour le cimetière et croisant deux prisonniers allemands en train de rire, elle intime au sous-officier français qui les accompagne de les faire taire : « Jusqu’à ce qu’ils aient disparu, je reste debout entre eux et mon enfant, pour qu’il ne les entende pas. » (p 382)

Elle semble alors entrer dans une nouvelle dimension du deuil, moins personnelle et plus ouverte aux autres : « Personne… Si. Trois silhouettes noires surviennent dans la blancheur crue du soleil et du cataclysme. Ce sont des jeunes filles en deuil, qui marchent lentement, graves, sans paroles, en se tenant le bras. Elles ont l’air de chercher… » (pp 384-385) Le deuil n’affecte donc pas seulement les mères mais aussi les épouses et les fiancées. Un retour vers le Bois noir, ce lieu ambivalent de la première inhumation et du dernier souffle de vie s’avère incontournable.

Les fêtes de la Victoire ont peu de sens. Elle ne se rend pas à la veillée funèbre de la nuit du 13 au 14 juillet 1919 où a été érigé sous l’Arc de Triomphe un immense cénotaphe dressé à la mémoire des morts de la Grande Guerre. Son deuil n’entre pas dans la dimension publique, attendue, il demeure solidement ancré en elle : « Mais Toi, tu n’es pas vainqueur, tu es un Mort. » (p 391) Le 10 juillet, jour de la fête du défunt, elle préfère aux futures commémorations grandioses la présence d’une tombe : « Quelle fête pour Toi ?… Tu ne sens pas plus les ailes de la Victoire au fronton de ta tombe que mes larmes sur ton seuil. » (p 393) Le 23 avril 1920, de retour sur les mêmes lieux, le questionnement butte toujours sur les mêmes inévitables questions : « Pourquoi es-tu mort ? Quelle vérité égale ta mort, quelle vérité est aussi belle que Toi ? « Mort pour la France», qu’est-ce que cela veut dire ? » (p 395)

J.F. Jagielski, novembre 2008

Share

Carossa, Hans (1878-1956)

1. Le témoin

Né le 15 décembre 1878 à Bad Tölz, en Haute Bavière. Fils d’un médecin réputé d’origine italienne. Après des études de médecine, s’installe à Nuremberg puis à Munich.

Parallèlement à ses activités médicales, il écrit des poèmes ; un premier roman : La Fin du docteur Bürger (1913) ; ce « journal intime d’un médecin qui, confronté aux limites de la science, choisit de se suicider, sera remanié en 1930 » sous le titre : le Docteur Ghion (1931) ; puis en 1955 : la Journée du jeune médecin.

2. Le témoignage

L’édition originale de cet ouvrage a été publiée en 1924 par Inzel Verlag, à Leipzig sous le titre : Rumänisches Tagesbuch. Traduit en français en 1938 par Jacques Leguèbe, et publié une première fois aux éditions Grasset et Fasquelle. Publié en 1999, sous le titre Journal de guerre, aux éditions Bernard Grasset, coll° Les Cahiers Rouges, 196 pages. Avant-propos de Jacques Leguèbe.

« Ce Journal de guerre consigne d’octobre à décembre 1916, parfois heure par heure, l’expérience de l’auteur, alors médecin dans l’armée allemande, parti de la baie de somme pour rejoindre le front roumain avec son régiment » (Cf. Présentation, p. III)

3. Analyse

Relations cordiales avec des civils occupés : Libermont (France du Nord) : « Le 4 octobre 1916, je brisai le petit miroir de ma table de toilette. Je voulus m’en excuser auprès de la vieille Mme Varnier et lui proposer une indemnité. Bien qu’elle en fut certainement contrariée, elle n’en voulut rien laisser paraître et me répondit en souriant que ce n’était qu’une bagatelle ; […] Par bonheur je venais de recevoir de Münich un colis de macarons au chocolat que je lui offris. Elle le prit sans façons et l’emporta dans ses mains tremblantes.

Plus tard, en retour elle plaça sur ma fenêtre un arbuste, une sorte d’araucaria qui faisait songer à un pin… »

Départ le 9 octobre 16 : « […] Les vieux Varnier étaient déjà levés et habillés lorsque je vins à la cuisine les remercier et leur faire mes adieux. Ils se défendirent, « on remplit son devoir » me dit avec courtoisie Mme Varnier. Cependant, nous nous sommes cordialement serré les mains. »

Le repos : « 5 oct. 16 : Tous nous maudissons déjà ce prétendu repos avec sa nourriture chiche, ses inspections incessantes, ses exercices, ses appels, ses alertes, et les marques de respect que nous devons donner à des uniformes trop neufs. Beaucoup appellent déjà de tous leurs voeux la vie du front, plus rude et plus dangereuse mais plus digne et plus libre.. »

Censure du courrier par le lieutenant : « (8/10/16) il ne fallait laisser partir aucune lettre qui puisse laisser supposer l’imminente relève… »

Prisonniers français : « (9/10/16) Des Français en long manteau sombre, les épaules frileusement serrées, s’en vont en captivité. Quelques-uns de nos jeunes lourdaux s’approchent d’eux, rassemblent les rares mots français qu’ils connaissent et voudraient bien savoir ce qu’on mange là-bas en face, quelle est la solde, si la paix sera bientôt signée et d’autres choses semblables. Les étrangers ne paraissent pas comprendre, leurs pâles visages se durcissent, impénétrables sous la lune. Je ne m’étonne vraiment pas qu’ils ne répondent guère à la naïve affabilité de nos Allemands du sud, tels que je les vois, au milieu de leur pays dévasté… » (p. 14)

Mauvais esprit : 12/10/16 : après la découverte de fromages pourris et immangeables : « […] le fantassin Kristl décharge encore cette fois la mauvaise humeur qui le ronge sans cesse : il propose d’envoyer les fromages à Spa, pour la table de la cour Impériale. Il a parlé assez haut pour être entendu par le commandant mais le commandant sait depuis longtemps combien Kristl aimerait à être engagé dans l’imbroglio d’une poursuite judiciaire et regagner la patrie par le détour de la prison. Il fait mine de ne pas avoir entendu la remarque insolente. » (p. 17)

Pendant une marche, un homme crie « Halte » ; cela crée un incident, le chef exigeant de connaître le nom du coupable : « Si l’on cherche à voir clairement ce que signifie cet incident on sent que ce n’est que l’accès aigu d’un mal qui nous travaille depuis longtemps déjà. La guerre entre dans sa troisième année. Le soldat, souvent sans vocation, nourri maigrement, mal vêtu, mal chaussé, perd sa résistance nerveuse et sa discipline. Les officiers le savent et laissent, surtout les jeunes, beaucoup de choses aller à l’abandon, font mine de ne pas entendre des réflexions punissables, se disant qu’elles n’ont pas été pensées méchamment et que près de l’ennemi elles se tairont d’elles-mêmes… » (p. 52)

4/11/16 : « Nous sommes restés à observer par une petite éclaircie la hauteur de Lespedii que le bataillon doit attaquer pendant les prochaines journées. […] et le lieutenant K. exprima mon propre sentiment lorsqu’il demanda s’il y avait une utilité tactique quelconque à sacrifier le sang allemand pour ces misérables masses de pierre. Au nom de Dieu qu’on les laisse donc aux Roumains ! L’officier d’ordonnance regarda le jeune camarade d’un air scandalisé… » (p. 78-79)

La colonne s’égare dans la nuit : « Par place nous pataugions dans l’eau qui entrait avec des gargouillis dans nos bottes éculées. La 6e compagnie se détacha de la colonne et s’égara dans une vallée affluente : au bout d’une demi-heure, la liaison était reprise par les cris des coureurs et des signaux lumineux. Une fatigue infinie pourrissait les âmes. Plus d’un se mit à rugir sa rage et son désespoir : « Donnez-nous au moins des bottes entières si vous voulez faire une guerre ! » murmura une voix. « Ceux qui continuent sont des clowns ! Je reste ! » brailla une autre. Les officiers ne s’inquiétaient pas de ces appels au désordre. Ils étaient eux-mêmes trop occupés de leurs souffrances. Ils savaient bien aussi que les crieurs suivraient quand même car il y a moins de fatigues et de dangers en effet pour pour celui qui quitte la colonne sans raison valable, mais de nouvelles souffrances plus déshonorantes commencent pour lui.

Dans le lointain obscur deux flammes bleuâtres. On entend des détonations, un bruit strident et, coup sur coup, deux obus éclatent sur le gravier. Un homme s’affaisse. Le lieutenant S. est blessé. Nous le pansons aussi bien que nous le pouvons dans l’obscurité Ce sont nos signaux qui ont dû attirer les coups. La défense absolue de faire de la lumière est donnée. C’en est fini des cris séditieux. Ramenés à la discipline par l’ennemi lui-même, les hommes parlent entre eux à voix basse. Une sorte d’accord résolu, cohérent, s’est établi… » (p. 138-139)

Hongrie (Roumanie après la guerre): secteur de Parajd (Transylvanie), 19 octobre 1916 ; Szentlelek, 21 octobre ; Ottelve, 24 octobre 1916 : « Autour de la ville a poussé une couronne de tombes nouvelles. Beaucoup de maisons ont été détruites et pillées, en bien des endroits on a fait sauter avec des grenades à main les rideaux de fer des boutiques. Les Roumains en fuite ont détruit les ponts de l’Aluta. Maintenant les pionniers prussiens jettent en quelques heures un pont de fortune en bois, hardi, presque élégant… »

Koczmas, 25/10/16 ; Esztelnek, 30/10/16 ; escalade du Bako Tetö le 1er novembre 16 ; manque d’équipement hivernal ; soldats aux orteils gelés (p. 70) ; montagne de Kishava, 2 nov. 16

Tuer ou ne pas tuer : 2 novembre 1916 « […] Je vois dans la lunette une petite colline rocheuse couverte de beaucoup de broussailles et de quelques arbustes. Tout à coup je découvre un groupe entier de Roumains en train de construire un obstacle derrière un buisson de genévriers. Je vais avertir l’observateur lorsque je ressens une contrainte et je me tais. Je me trouvais pour la première fois devant le devoir de tuer, car l’ennemi qu’on épargne risque l’instant d’après de menacer les nôtres. Et pourtant, ces hommes, j’avais l’impression de les tenir dans ma main. J’en voyais un bourrer sa pipe, un autre boire son bidon. Ils étaient sûrs de n’avoir rien à craindre et tant qu’en effet je me tairais il ne leur arriverait rien. Situation étrange pour un homme qui n’est pas soldat et qui vit à peu près en paix avec lui-même… » (p. 72-73)

Nouvelles de Vienne : 2 novembre 1916 : « Il paraît que la Hofburg à Vienne est assiégée jour et nuit par des foules affamées qui supplient l’Empereur de faire le premier pas pour la paix… » (p. 73)

Bosniaques (p. 75); (p. 90) ; Russes (p. 145)

Indices du moral et de l’ambiance au sein d’une armée multinationale : 12/11/16 : […] Des troupes autrichiennes traversent la montagne, faisant halte parfois. J’ai vu, un peu à l’écart de la forêt, un jeune officier polonais, le visage pâle, frapper avec son poing fermé aux épaules et à la tête un Bosniaque plus âgé qui ne paraissait pas comprendre ses ordres. De telles scènes ont dû se produire par-ci par-là depuis peu de temps dans les armées alliées. Cette armée est tellement disparate et tous se haïssent les uns les autres. Le chef ne sait pas parler et ne comprend pas la langue de sa troupe et il se juge trop distingué pour l’apprendre… » (p. 91-92)

29/11/16 : Chefs autrichiens et allemands se sont disputés pour une question de logement : « A midi, pendant que nous, allemands, isolés et hostiles, nous mangions cette viande de conserve dont nous étions saturés, du pain dur et buvions un café amer, dans la même salle, à la table de nos alliés le vin coulait et les ordonnances autrichiens, les yeux fixés sur nous avec une indifférence et une fixité commandées, faisaient passer devant nous de beaux rôtis et des crêpes… » (p. 135)

4/11/16 : « […] Soudain nous nous trouvons devant un mort et comme s’il nous avait ouvert les yeux, nous voyons maintenant que la forêt est pleine de cadavres. La plupart sont des Roumains, les Autrichiens ayant été ensevelis. Ils ont été abattus en rangs, autour des hauteurs de Lespedii. Ils portent une casquette à deux pointes. […] Ils ont tous des uniformes entièrement neufs, des demi-bottes taillées dans un seul morceau de cuir et tenues en haut par de forts lacets verts qui font dans des oeillets le tour de la jambe… »

Ramassage de trophées : « […] Nous voyons des blessés légers allemands descendre au milieu de la zone mortelle, les uns pâles et battus, d’autres pleins de jactance, attifés comme à Carnaval de ceintures, de vestes et de décorations prises sur les morts ennemis. L’un d’eux rapporte de la position roumaine un gramophone qu’il lui vient maintenant l’idée d’ouvrir et de poser sur un rocher. Figaro entonne un grand air et la chanson de Mozart retentit comme la voix d’un fou dans ce monde bouleversé… »

Au poste de secours :

Odeurs : « […] dans l’abri, la vapeur de sang devient de plus en plus épaisse. Cette puanteur animale et gluante exaspère et attriste les nerfs, on court sans cesse respirer un peu d’air pur… » (p. 108)

Blessé revenu à lui : « […] Le fantassin Pirkl, après être resté pendant deux jours sans connaissance dans le poste de secours a repris aujourd’hui un pouls vigoureux, à sa dixième piqûre camphrée. Il a recommencé à respirer profondément. Complètement revenu à lui, il a bu un dernier bidon de thé et mangé de la viande de conserve. Couché dans ses propres excréments, il se sentit gêné à la fin et, sortant aussitôt pour se nettoyer, il aperçut brusquement la croix que son frère lui avait taillée. Il y lut attentivement son nom, regarda ensuite dans la fosse ouverte et se frotta longuement les yeux. Puis il se mit à rire… » (p. 117)

Un soldat commotionné (p. 146-147)

« […] sans cesse des imprudents s’offrent aux tireurs ennemis intrépides qui sont cachés dans les arbres et restent des demi-journées entières à l’affût, avec une patience animale, attendant que quelqu’un des nôtres s’oublie et quitte son abri. C’est une tactique féline pour laquelle aucun soldat au monde n’est si mal fait que l’Allemand » (p. 118)

22 novembre 1916 : relève par la Landwehr prussienne. Repos à Kezdi-Almas ; « […] La journée s’est passée tranquillement bien que plusieurs hommes fussent venus me trouver, se plaignant d’avoir la poitrine oppressée. A l’auscultation, je découvris de nombreuses stases du coeur. Aucun ne veut aller à l’hôpital car chacun compte sur des semaines de repos et se contente de gouttes de valériane » (p. 120)

Femmes : « […] Elle désirait avant tout savoir si les maisons de Hosszuhavas avaient été détruites. Elle parut joyeuse lorsque je lui dis que non. Elle me demanda ensuite qui nous avions comme adversaires. Lorsque je lui dis que c’étaient des Russes, elle sourit. Elle me raconta que, dans ce cas, c’est à peine s’ils auraient eu à fuir car les Russes ne faisaient aucun mal aux petits paysans et ils avaient plus de respect pour les femmes que les Roumains… » (p. 158)

La pression du groupe :

« […] En haut, pendant une courte halte sur un large champ de neige, un fantassin se fit porter malade, – une des recrues qui nous ont rejoints à Palanka. Pendant qu’il s’approche il doit essuyer les mots cruels des gens de sa section ; l’un d’eux fait mine de lui barrer la route et ne recule que sur mon ordre.

« J’ai attendu vingt-huit mois une permission », s’écrie le vieux Lutz. – Je suis devenu gris et tordu à la guerre et toi tu veux te sauver dès le deuxième jour, poule mouillée !  » Un autre raille : « Tiens bon, camarade, tiens bon. »

Le jeune homme, une petite figure d’enfant gâté sous un casque d’acier bien trop grand, explique, en pleurant presque, qu’il est engagé volontaire pour le front et qu’il reviendra aussitôt qu’il sera guéri mais qu’il n’en peut vraiment plus. On se moque de lui. Son souffle précipité lance une vapeur blanche dans le froid et ses yeux luisent de fièvre ; mais à cela les autres ne prennent plus garde. Exaspérés par la fatigue et leur destinée incertaine, ils haïssent comme un damné celui qui cherche à fuir l’enfer commun… » (p. 168)

Frédéric Rousseau, avril 2008.

Share

Constantin-Weyer, Maurice (1881-1964)

1. Le témoin

Né le 24 avril 1881 à Bourbonne-les-Bains ; décédé à Vichy le 18 octobre 1964.

A émigré au Canada en 1904 dans le Manitoba ; installé comme agriculteur, il fait faillite puis survit difficilement en tant que journalier jusqu’au déclenchement de la guerre.

Les renseignements rapportés ci-dessous sont ceux distillés par l’auteur tout au long de son ouvrage : « J’étais venu d’Amérique (Canada), abandonnant là-bas tout ce que je possédais. J’avais gagné ma médaille militaire, la première de la division, devant Saint-Mihiel et Chauvoncourt, le commandement d’une section d’infanterie… » (p. 67-68).

« Fils et petit-fils d’officier, j’avais été élevé dans le culte de l’armée » (p. 67).

Sous-lieutenant en février 1915. Lieutenant en 1916. Capitaine, commandant la 9e compagnie du 58e R.I. le 31 janvier 1917 (p. 53).

1915 : Champagne

Eté 1916 : Verdun ; « du 22 juin au 16 août 1915 » (en fait, 1916), p. 48.

Novembre 1916 : secteur du Chemin des Dames ; 58e R.I., 30e Division, 15e Corps.

Envoi du régiment en Orient, Salonique : « 17 décembre 1916. Oulchy-Breny. Ordres et contre-ordres. Méconnaissance totale de l’âme de la troupe. Trop peu de permission » (retranscription du carnet, p 29).

Embarquement à Marseille le 16 janvier 1917. Débarquement à Salonique le 25 janvier.

Séjour de 3 semaines à la prison de Salonique après une altercation avec des soldats ivres. Affecté le 19 février 1917 au 284e R.I.

10 mai 1917, attaque au Srka di Legen à la tête de sa compagnie ; blessé grièvement ; après dix mois d’hôpital, à sa demande, est affecté au 19e bataillon de chars.

Devenu journaliste et écrivain à succès après la guerre, auteur de 9 livres au moment où paraît P.C. de Compagnie. Prix Goncourt 1928 pour Un homme se penche sur son passé, Ed. Rieder.

Une biographie : Roger Motut, Maurice Constantin-Weyer, Saint-Boniface, Manitoba, Canada, Ed. des Plaines, 1982.

2. Le témoignage

P.C. de compagnie, Paris, Les Editions Rieder, 1930, 231 pages.

Le livre est dédié à Joseph Jolinon, l’auteur du Valet de gloire.

« Voici des pages sur la guerre. Elles sont extraites de mon carnet de route », indique l’auteur p. 11. L’objet du livre est explicité par l’auteur : celui-ci estime que le livre de Jolinon « est incomplet. Il partage, avec la plupart des livres qui ont été écrits sur la guerre, cette méconnaissance du rôle de l’officier qui atteint son maximum dans le Feu de Barbusse… » (p.15); « j’ai feuilleté mon vieux carnet de route, devenu presque illisible. J’y ai choisi, justement, ce qui a trait au commandement d’une compagnie d’infanterie. Un Dorgelès, un Duhamel, un Jolinon ont apporté sur l’homme d’extraordinaires et émouvants documents. Mais on ignore encore ce que pouvait souffrir un officier » (p. 16).

3. Analyse

L’auteur revient sur les « légendes » qui ont couru sur le 15e Corps à l’entrée de la campagne en Lorraine (p. 20-26). Constantin-Weyer attribue la défaillance du début de la guerre à la politique de recrutement régional : « la 15e région fait partie de celles où l’instruction militaire est la moins poussée. […] Le niveau moyen des officiers, au début de la guerre, était certainement moins élevé au 15e corps qu’au 20e ou qu’au 21e corps. Et me voici revenu à l’un des points principaux que je prétends prouver ici : c’est qu’on ne démocratise pas l’armée. L’officier doit toujours être un homme de l’élite. Un aristocrate. J’emploie le mot dans son sens étymologique le plus large, me rappelant la fière devise que Glaucos, fils d’Hippolochos, reçut de son père : « Toujours exceller et s’élever au dessus des autres ». Favoriser l’avènement des médiocres, c’est, de tout temps, préparer de terribles destinées à ceux dont ils seront les chefs » (p. 25-26).

Embarquement à Marseille, destination Salonique : « Il y eut, à l’embarquement […], le nombre habituel de déserteurs. Un ou deux par compagnie, je crois. J’appris que ce déchet était largement prévu par les services d’Etat-major » (p. 32).

25 janvier 1917 : Salonique, camp de Zeitenlick. Troupes françaises, britanniques, italiennes, russes et serbes.

Armée et religion :

L’armée française en Orient était commandée par le général Sarrail : « Dès les premiers jours qui suivirent notre arrivée, je remarquai de curieuses évolutions dans la façon d’agir de certains de nos camarades ou de nos chefs. A la 5e armée, d’où nous venions, du front français), il était, paraît-il, bien porté d’aller à la messe. Ces mêmes, exactement, qui, il y avait un mois à peine, nous faisaient à M. et à moi, reproche de notre tiédeur, et qui affectaient de mal comprendre que nous profitassions de la liberté des dimanches matin au cantonnement pour tenter de gagner quelques heures de sommeil, cessèrent d’afficher leur zèle religieux. Nous eûmes même la surprise, dès le premier dimanche, de recevoir un tableau d’exercices pour la matinée, combiné de telle façon qu’il devenait impossible d’entendre le moindre office. C’est que nous étions à l’armée Sarrail. […] Quoi qu’il en soit, à l’égard de mes hommes, même aussi peu religieux que fussent la plupart d’entre eux, la chose prenait la proportion d’une brimade… »

Constantin-Weyer effectue un séjour à la prison de Salonique. Deux femmes sont alors en cellule, « une espionne serbe et une Française. L’histoire de la Française était singulière. Cette femme, toute jeune, s’était éprise d’un aspirant du 61e de ligne au moment où la division avait cantonné à Marseille. Elle avait obtenu, je ne sais comment, des effets de soldat, un sac, un fusil. Ainsi équipée, elle s’était jointe à la compagnie de son amant, et avait embarqué en fraude sur le navire. Au débarquement, le pot-aux-roses fut découvert, l’aspirant avait été cassé, la jeune femme mise en prison, en attendant d’être rapatriée en France… » (p. 76).

La vie nocturne à Salonique : p. 129-133.

25 février 17 : En secteur à Lioumnitza, la « Montagne Rouge » : « Au sud, son pied trempait dans la branche droite de la Lioumnitza, maigre affluent du Vardar. […] Sur le versant nord, entre nous et la branche gauche de la Lioumnitza, les tranchées bulgares, à 400 mètres de nous, environ. » (p. 153). Nombreux hommes malades du paludisme.

Considérations sur le métier de « commandant de compagnie » (p. 198-200).

L’attaque, le 10 mai 1917, des positions bulgares du Srka di Legen (p. 208-216): échec ; tirs trop courts de l’infanterie française ; pertes chez les assaillants ; contre-attaque bulgare ; débandade et une exécution sommaire pour mettre un terme à la panique : « Je m’avance vers le premier fuyard : « Demi-tour et au combat. » Une bouche hagarde me crie une injure. L’homme cherche à passer. Tirer sur lui… Un Français… Dieu ! que mon bras est lourd ! J’arrache d’un coup sec le poids de mon browning. Coup de fouet. Le pauvre diable se tord sur un genévrier… Instantanément, dix, vingt, trente fuyards s’arrêtent. Ils ont vu. Et c’est de moi seul, maintenant, qu’ils ont peur. Plus que les balles et les schrapnells, je domine le champ de bataille. Toujours escorté de Maguin, je les place méthodiquement. Je colmate le front, entre Cussac et moi. Et, dès les premiers coups de feu de cette ligne improvisée, la chaîne des tirailleurs ennemis tourbillonne et flotte… Partie gagnée. Ce n’est pas le moment, pour moi, qui viens d’exercer l’acte le plus terrible de commandement, de demeurer coi. A vingt pas en avant des hommes, droit sur un sol de marbre, je m’expose à la vue de mes hommes Je n’ai plus qu’une chose à faire : servir d’exemple » (p. 215-216) ; Constantin-Weyer est alors atteint d’un projectile. Sauvé par ses hommes ; rapatrié à l’arrière avec un trajet de 5 heures, « ficelé sur un mulet » torturé par ses blessures (p. 226-229).

Frédéric Rousseau, avril 2008.

Share

Freinet, Célestin (1896-1966)

1) Le témoin

Né le 15 octobre 1896 à Gars dans les Alpes maritimes dans une famille d’origine paysanne. Après avoir étudié au cours complémentaire de Grasse, il entre à l’école normale d’instituteurs de Nice. Freinet est mobilisé le 10 avril 1915, à 19 ans. Le 15 août, il entre à Saint-Cyr et en ressort avec le grade d’aspirant. Il est grièvement blessé le 23 octobre 1917 au lors de la bataille de la Malmaison au Chemin des Dames, dans le ravin des Gobineaux. Combat dans les rangs de la 2e compagnie du 140e R.I. (27e D.I.). Il reçoit, suite à cette blessure, la Croix de guerre et la Médaille militaire avec la citation suivante : « Jeune aspirant qui s’est vaillamment comporté au combat du 23-10-17. Très grièvement blessé en enlevant la position ennemie à la tête de sa section. » Renvoyé dans ses foyers le 9 novembre 1918. Il traîne, d’hôpital en hôpital, une longue convalescence qui durera quatre ans. Atteint au poumon, il ne se remettra jamais complètement de ses blessures et gardera toute sa vie un souffle court. Après passage devant plusieurs commissions de réforme, il est déclaré invalide et reçoit une pension d’infirmité évaluée à 70%. En 1920, il est nommé instituteur et commence à mener des recherches dans le domaine de la pédagogie qui aboutiront à l’élaboration de la « pédagogie Freinet ». Décédé à Vence, le 8 octobre 1966.

2) Le témoignage

Touché. Souvenirs d’un blessé de guerre, Atelier du Gué, 1996, 104 p. (ISBN 2 902333 33 1) Une illustration (portrait de Freinet en 1914). Une postface présentant des éléments biographiques succincts.

La quatrième de couverture précise que « ce texte a été rédigé dans le courant de l’année 1919, à partir des notes d’un carnet de campagne [que l’auteur] a tenu depuis son incorporation jusqu’au 11 novembre 1918. »

Ce texte a été publié une première fois sous le même titre en 1920 par la Maison française d’art et d’édition (72 p).

3) Analyse

Ce témoignage accorde très peu de place aux circonstances de la blessure par balle. Il y a, chez l’auteur, une véritable volonté de minimiser la période d’engagement pour mieux mettre en valeur l’évocation du traitement de la blessure et de la période de convalescence.La suite du récit privilégie deux types d’évocation : celle d’un homme face à sa blessure (« J’ai soif !… j’ai soif !… (…) J’ai froid, la poitrine nue… Personne ne peut m’entendre. Des soldats errent – pressés. On me marche dessus… Il fait froid… Moi qui naguère… et cette loque à présent », p 21) et celle d’un blessé dont la convalescence va être longue et difficile. La douleur physique est véritablement au centre du récit. Elle devient rapidement le seul leitmotiv qui justifie la narration. L’arrivée dans un hôpital du front (non localisé) autorise l’auteur à décrire toutes les souffrances que subissent les évacués : transport, déshydratation, plaintes des blessés, lutte contre la mort… Commencent alors les premières interventions chirurgicales puis une première convalescence. Cet hôpital – probablement un H.O.E. – est tout, excepté un lieu de repos… Les blessés geignent, perdent la raison. Un colonel y passe, pour distribuer les médailles. Un infirmier y écrit une lettre sous la dictée d’un blessé (pp 38-39). La nuit, on évacue les morts. Le matin, on refait les pansements : « Ce matin, je regardais faire le pansement de mon nouveau voisin : son front a un énorme trou et un morceau de cervelle gros comme le poing déborde du crâne. » (p 40) Un artilleur valide y recherche jusqu’au petit matin son frère : « Au jour, il est reparti, désespéré, rejoindre sa batterie, désespéré de n’avoir pas retrouvé son frère. » (p 41). Les blessés qui craignent l’amputation se rassurent comme ils peuvent, en tâtant leurs membres au réveil. Les infirmiers venus relever la température des corps mentent pour ne pas aggraver le désespoir des patients ou demandent aux moins mal lotis de prendre en charge leurs camarades de souffrance car ils ne peuvent « pas toujours être là… » (p 45) Le seul instant de répit demeure celui des repas. Encore faut-il que la blessure n’handicape pas trop celui qui veut s’alimenter. La présence d’une infirmière réconforte à peine : « Quand elle m’a fait le bandage autour de la poitrine ses cheveux m’ont frôlé… Elle était parfumée… Et mon être n’a pas frémi ; j’en suis encore tout triste. » (p 51) L’hôpital demeure un lieu où « les minutes sont éternelles. » (p 52) et où les cauchemars des blessés demeurent hantés par les récentes scènes de combat. Même les besoins naturels du corps, lorsqu’ils se mêlent aux rêves, l’avilissent encore un peu plus : « Quand les soeurs sont arrivées pour faire le lit, elles ont été surprises de voir des draps trempés et salis (…) » (p 59) Après trois semaines d’hospitalisation, le blessé se sent mieux. D’autant mieux qu’autour de lui, le nombre de mourants diminue. Des parents sont désormais autorisés à venir rendre visite aux blessés.

Freinet ayant été classé « transportable » est évacué par péniche vers Compiègne. Début 1918, nouvelle hospitalisation dans un « château » là encore non localisé. Si la fièvre baisse, le corps reste faible. L’auteur parvient cependant à retrouver une certaine autonomie. Il se réalimente et son corps quitte progressivement sa maigreur inquiétante : « Je dévore, assis sur mon lit. Je ris de mon appétit. » (p 84) Cette longue période de convalescence, où l’auteur réapprend à marcher, évoque pour lui les souvenirs de la petite enfance et doit bien sûr être mise en relation avec le devenir de sa pensée pédagogique. Toutefois, la période des souffrances n’est pas complètement terminée : une balle est restée dans l’épaule. Il faut donc remonter sur la table d’opération pour l’extraire : « On contemple ma balle. Quelqu’un m’a dit : « Vous pourrez en faire une breloque. » (p 93) Durant cette deuxième convalescence, le rétablissement est plus prompt et plus aisé : « Je vais… Ma seconde enfance communie avec le printemps dont elle est l’image, et je mordille les jeunes pousses. » (p 95) Dans cet univers de convalescence où la souffrance demeure, chacun se console comme il le peut, sous le regard de l’autre : « Le manchot se sent favorisé quand il regarde son voisin, l’amputé de la jambe. Celui-ci a pitié du trépané. Ce trépané est heureux de voir. Cet amputé des deux bras a encore un moignon au bras droit – auquel un jour il a fait attacher une fourchette. Et l’aveugle bénit le ciel d’être encore en vie. » (pp 96-97) La région est menacée par l’offensive allemande du printemps 1918, le « château » des convalescents doit donc être évacué. L’expérience de cette blessure ne se cicatrisera jamais tout à fait comme le laisse clairement entendre la dernière phrase de ce témoignage : « Non, nous [les blessés] ne sommes pas « glorieux », nous sommes « pitoyables ». Elle ne reviendra plus ma jeunesse perdue. » (p 101)

4) Autres informations

Louis Legrand, « Célestin Freinet (1896-1966) », Perspectives : revue trimestrielle d’éducation comparée (Paris, UNESCO : Bureau international d’éducation), vol. XXIII, no 1-2, mars-juin 1993, p. 407-423. Consultable à l’adresse suivante :

http://www.ibe.unesco.org/publications/ThinkersPdf/freinetf.pdf

J.F. Jagielski, 8/03/08

Share

Cru, Jean Norton (1879-1949)

1. L’auteur

La famille Cru, protestante, est originaire de la Drôme. Jean-Pierre Cru, pasteur, épousa en Angleterre Catherine Norton. Six de leurs enfants étaient vivants en 1914. L’aîné, Jean Norton Cru, naquit le 9 septembre 1879 à Labatie d’Andaure (Ardèche). De 4 à 12 ans, il vécut dans une île au large de la Nouvelle Calédonie, où son père était missionnaire. Il doit à ses parents, et surtout à sa mère, son instruction primaire et religieuse. De retour en France, il poursuit ses études au lycée de Tournon jusqu’au baccalauréat. Puis il obtient divers diplômes pour l’enseignement primaire (il exerce un an à Loriol), pour l’enseignement de l’anglais en école normale (trois ans d’exercice à Aubenas). Il devient assistant de français à Williams College (Massachusetts) où, après un an de professorat de lycée à Oran et l’admissibilité à l’agrégation d’anglais, il va rester jusqu’en 1945, avec l’interruption de la guerre. Marié en 1908, il a un fils né en 1911.

Il faut retenir la forte empreinte due à sa vie dans la nature pendant huit ans, celle de l’influence familiale qui a fait de lui un protestant libéral, homme des Lumières, et sa vocation de pédagogue, toujours soucieux de transmettre, soucieux aussi du concret, détestant le mensonge et les phrases creuses. Il fut aussi marqué par l’affaire Dreyfus et l’accumulation de faux commis par les antidreyfusards.

Pour sa biographie pendant la guerre, voir ci-dessous.

Après la guerre, il se fit connaître par la publication de Témoins en 1929 qui est, d’après Jean-Marie Guillon, un ouvrage pionnier, « un jalon qui a marqué l’historiographie de la Grande Guerre et l’historiographie tout court ». L’intense polémique que suscita ce livre est présentée dans l’ouvrage de Frédéric Rousseau cité en bibliographie, ci-dessous, et dans l’annexe à l’édition 2006 de Témoins.

De retour en France en 1946, il mourut le 21 juin 1949 à Bransles (Seine-et-Marne).

2. Le témoignage

Le cas de Jean Norton Cru est particulier. Il n’a pas voulu écrire son témoignage personnel sur la guerre, mais, interpellé par les mensonges proliférant dans la presse et dans beaucoup de livres, il a pensé que, parmi les millions de combattants, on trouverait des « esprits justes, épris de vérité simple, instruits des difficultés de l’histoire, de la valeur relative des témoignages, du besoin de contrôle des faits, de la puissance des illusions, des erreurs des sens, de la persistance des idées acquises ». Ceux-là, ajoutait-il, « notent ou se souviennent et vous les entendrez un jour ». Malheureusement, il y aura aussi ceux qui commettront le sacrilège « de faire avec notre sang et nos angoisses de la matière à littérature ». Son œuvre de critique est aussi le témoignage d’un combattant qui a réfléchi sur le témoignage et lui applique une analyse rigoureuse, mais qu’on ne peut qualifier de positiviste, tant il a cherché à comprendre les intentions des auteurs, les raisons de leurs déviations éventuelles, tant il a compris le dualisme possible de la pensée, tant il a insisté pour que les témoignages soient subjectifs :

Témoins, Essai d’analyse et de critique des souvenirs de combattants édités en français de 1915 à 1928, Paris, Les Étincelles, 1929, 727 p. [2e édition en fac-similé, Presses universitaires de Nancy, 1993 ; 3e édition chez ce même éditeur, 2006, avec une préface de Frédéric Rousseau (« Pour une lecture critique de Témoins »), 52 p., et une annexe de 151 p. reproduisant des couvertures de livres étudiés par JNC, les comptes rendus publiés entre 1929 et 1931 et quelques réponses de JNC].

Du témoignage, Paris, Gallimard, 1930, 116 p. + 154 p. d’anthologie « d’après quelques bons témoins ». L’édition de ce titre par Jean-Jacques Pauvert en 1967 dans la collection « Libertés » ne reprend pas l’anthologie, mais ajoute un texte biographique, par Hélène Vogel, sœur de JNC, sous le titre « Sa vie par rapport à Témoins », version revue d’un article paru dans les Annales de la Faculté des Lettres d’Aix en 1961. Les éditions qui ne reprennent ni l’anthologie ni la biographie sont incomplètes.

Plus récemment a été publiée une de ces correspondances de guerre conservées dans les tiroirs, dont JNC signalait l’existence. Il s’agit de la sienne propre, adressée principalement à sa mère et à ses deux sœurs, un corpus de 243 pièces échelonnées du 28 août 1914 au 25 avril 1919, avec en plus une lettre du 9 août 1922 écrite après un retour à Verdun. Si les lettres à sa femme, restée aux Etats-Unis, non publiées ici, étaient sujettes à l’autocensure, il a tenu à ce que quelqu’un de la famille ait su qu’il risquait la mort ; ce fut sa sœur Alice. Le livre cité ci-dessous est enrichi d’un avant-propos qui donne une biographie familiale précise et documentée, et d’une préface qui confirme la condamnation d’erreurs parfois graves commises par certains auteurs, nos contemporains, à propos de l’œuvre de Jean Norton Cru :

Lettres du front et d’Amérique, 1914-1919, éditées par Marie-Françoise Attard-Maraninchi et Roland Caty, préface de Jean-Marie Guillon, Aix-en-Provence, Publications de l’Université de Provence, 2007, 370 p.

3. Analyse

Dans l’avant-propos de Témoins, JNC établit sa propre fiche de renseignements sur sa campagne militaire 1914-1918 : Arrivé au front le 15 octobre 1914 comme caporal au 240e RI. Sergent en février 1915. Détaché en février 1917 comme interprète à l’armée britannique, puis en août 1917 à l’armée américaine. Adjudant en janvier 1918. En mission de conférences aux Etats-Unis en septembre 1918. Séjour au front : 28 mois aux tranchées (Verdun, puis Champagne, Verdun à nouveau en juin-juillet 1916, Chemin des Dames à la fin de l’année), plus 10 mois à la liaison, plus 10 mois à l’arrière-front. Si Témoins évoque souvent son expérience personnelle, il ne sera question ici que des principaux thèmes abordés dans Lettres du front.

– Les conditions de vie très dures qui le surprennent parce qu’elles ne correspondent pas à ce qu’il avait lu (p. 88) ; les pieds gelés (p. 86), la faim (p. 89), le besoin de légumes frais (p. 178 : « nous avons mangé des conserves pendant si longtemps »).

– La mort, les cadavres qu’on ne peut aller chercher, un cadavre « mis en miettes et nous pûmes en voir des débris à la lorgnette sur les arbres voisins » (p. 97, en contradiction avec l’accusation absurde portée contre lui de vouloir « aseptiser » la guerre). Une attaque allemande au lance-flammes, la riposte féroce des Français qui font peu de prisonniers. Mais, sauf ponctuellement, il n’y a pas de haine pour les combattants ennemis (p. 132). Et (p. 208, lettre du 29 décembre 1916) : « L’immense majorité des combattants ne savent pas s’ils ont tué ou blessé quelqu’un : ils ont lancé devant eux, en plein inconnu, un obus, une balle, ou même une grenade. L’adversaire que l’on cloue au sol d’un coup de pointe c’est une exception tellement rare ! Et même alors le danger que l’on court soi-même est tellement grand que l’on n’éprouve aucun goût pour l’opération, aucun attrait, aucun plaisir excepté celui d’avoir échappé à ce supplément de danger de se faire clouer par l’autre. Nos combattants sont surtout de braves paysans, avec quelques ouvriers, quelques étudiants, etc. et après la guerre je garantis, j’affirme devant Dieu que ces soldats n’auront pas acquis le goût du meurtre, ni des habitudes d’apaches. »

– JNC avoue avoir eu peur et avoir vu que tous les soldats, y compris des troupes dites « d’élite », avaient peur (p. 240), parce qu’ils sont des hommes, « frêles machines de chair qui s’avancent dans une pluie de fragments d’acier », qui « avancent toujours parmi les hurlements des démons et les fracas infernaux parce que c’est l’ordre, parce qu’il le faut, parce que faire autrement n’est pas possible » (p. 207). « Quiconque n’a jamais vu ce que je vois ne s’en fera jamais une idée. » (p. 162)

– Sur les « trophées » de guerre : « J’ai la phobie des souvenirs de guerre dont on est si friand. […] Que ceux qui veulent des souvenirs viennent donc en ramasser où il y en a. » (p. 233)

– Condamnation du bourrage de crâne et de la censure, inséparables. Les photos aussi participent au bourrage de crâne : provision de « photos de guerre » faite en temps de paix aux grandes manœuvres ; vues de la « ligne de feu » prises à 200 km en arrière dans les tranchées d’instruction (p. 109). Les civils font du « patriotisme bruyant, verbeux et ostentatoire » (p. 116). Il a conscience de l’existence d’une langue de bois (p. 307) : « Littérature que certains discours officiels et patriotiques, littérature certains articles sur l’Allemagne : personne n’y croit mais chacun se croit obligé de sacrifier à la mode. »

– Ses lectures de livres de guerre : Genevoix (admirable) ; Renaud (médiocre) ; Marcel Berger (bon document) ; Barbusse (« que je n’approuve pas »). Voir les développements dans Témoins.

– Le bonheur lorsque l’épreuve est finie, c’est-à-dire lorsqu’il est nommé interprète (p. 215 et suivantes), les petites joies éprouvées par lui comme par tous les combattants dans la même circonstance.

– Au moment des discussions des conditions de paix de 1919, lorsque s’affirment les appétits, il comprend mieux les hommes qui, dans les tranchées, l’avaient choqué par leur cynisme, un « cynisme presque général », affirmant : « Justice ! Equité ! mots creux, appât pour les pauvres diables que l’on envoie se faire crever la peau afin que les riches protègent leurs capitaux et gagnent les mines de l’Alsace. » (p. 331)

4. Autres informations

Sources :

– Voir Lettres du front…, p. 347-350.

Bibliographie :

– Leonard V. Smith, « Jean Norton Cru, lecteur de livres de guerre », Annales du Midi, n° 232, 2000, p. 517-528.

Sur les traces de Norton Cru, actes du colloque de novembre 1899, édités par Madeleine Frédéric et Patrick Lefèvre, Bruxelles, Musée royal de l’Armée, 2000.

Frédéric Rousseau, Le procès des témoins de la Grande Guerre, l’affaire Norton Cru, Paris, Seuil, 2003.

Rémy Cazals, 12/2007

Share