Vaubourg, Henri-Louis (1875-1935)

1. Le témoin 

Henri-Louis Vaubourg est entrepreneur de travaux Publics au Val d’Ajol dans les Vosges, société créée en 1850 et située en face de la gare. Il a 39 ans et est donc mobilisé comme réserviste. Technicien, cela semble logique qu’il soit affecté au 5e régiment du génie de Versailles auquel il dit appartenir en août 1914 (page 13). Il effectue en guerre de multiples emplois et dit après sa blessure, « le 10 février 1919, je quittais l’hôpital de Beauvais. Deux jours après, à Bourges, par un détournement de majeure, je ravissais à l’assistance Publique sa plus jeune surveillante » (page 323). On sait après guerre qu’il aura des enfants, dont Jacques, né en 1924, à qui il dédiera son pacifisme.

2. Le témoignage 

Vaubourg, H., O crux ave. Morituri te salutant. Val d’Ajol (Vaubourg), 1930, 323 pages.

Henri Vaubourg reçoit l’ordre de mobilisation à Versailles et rejoint le régiment du 5e génie, affecté à la compagnie de réserve des chemins de fer à Lyon. Il précise alors que la mobilisation effectuée par train nécessitait de la part de la compagnie des chemins de fer un effort énorme et de la part du gouvernement une surveillance accrue pour éviter d’éventuels sabotages. « Dans toutes les régions de France, une compagnie de sapeurs de chemins de fer fut envoyée à la mobilisation, avec tout le matériel de secours nécessaire. Stationnant à un nœud important de voies ferrées, elle était prête à intervenir immédiatement pour réparer les dégâts, si un accident se produisait dans son rayon d’action ». Ce qui ne se produira pas, reléguant Vaubourg à des emplois éloignés de la guerre. Il est alors affecté comme chef de gare à Pont-à-Mousson où un accident stupide – l’éclatement d’un détonateur d’obus – l’oblige à un séjour hospitalier à Nancy dont il décrit l’ambiance. Sorti peu de temps après, Noël 1914 est passé « au front », dans la forêt de Champenoux.

Milieu avril 1915, il est affecté dans une compagnie de réservistes territoriaux à Lempire (Landrecourt-Lempire), dans la région meusienne où il participe à des constructions de voies ferrées. Il en profite pour visiter et décrire Verdun et quelques impressions avant de bouger à nouveau pour participer à la construction du funiculaire de Bussang, dans les Vosges, qu’il quitte à la veille de Noël 1915. Il est affecté à Perrigny où un grand centre de triage ferroviaire est projeté puis à Clermont-Oise pour du terrassement et enfin à Proyart (Somme) où un ravin est à combler de remblais.

Septembre 1916, le territorial doit organiser la gare de Montauban-de-Picardie puis de Guillemont (Somme).

Aux alentours du début de 1917, sur sa demande, Vaubourg parvient « au piston » à se faire verser dans une unité combattante et rejoint le 152ème R.I. au dépôt divisionnaire de la 164e DI à Château-Thierry. Il va d’ailleurs, à cette place, contempler la détresse de l’armée qui sombre dans les remous des mutineries de 1917. Témoin de réunions antimilitaristes, il nous affirme qu’ « à l’arrière, c’est lamentable ». Les trains dégradés amènent un lot d’apaches débrayés, pris de boissons fortement, gardés par les gendarmes avant que le général Pétain ne « brise dans l’œuf l’anarchie naissante ». Pour ce faire, il créée des sections de discipline divisionnaires, unités chargées de mater les punis (à une moyenne de cinq ans de travaux publics avec suspension de peine) et les récalcitrants. Il en explique d’ailleurs le fonctionnement et les caractéristiques des sections disciplinaires (page 162 à 166). Gradé, Vaubourg en sera l’unique volontaire et fera ses armes à Dormans où il prend en main, hors du front, cette bande d’hommes « peu sûrs ». La discipline étant la force des armées, ces sections seront un véritable succès et la rébellion définitivement matée.

Le 25 juin 1917, le 152e est à Craonnelle, où il participe à l’affaire de la Caverne du Dragon et l’hiver 1917 transporte la section de discipline à Verdun, où elle est chargée du ravitaillement des troupes en ligne. Six mois plus tard, la section passe au 133e RI à Blainville-sur-l’Eau, dans la forêt de Parroy puis Neuilly-Saint-Front (Aisne) où s’est déclenchée la Friedensturm. Balancé sur divers points de l’arrière front, il se trouve le 17 juillet à Chezy-en-Orxois (Aisne). Le 15 août, il sauve des blessés contaminés par un obus à gaz et est atteint aux yeux ; aveugle, il est transféré à l’hôpital de Bourges. Là, il fait un long rêve allégorique (41 pages) emmenant ses hommes au Paradis. Il termine la guerre sur son lit de souffrances, qu’il ne quittera que fin décembre. Attiré par les femmes, qu’il parvient à côtoyer tout le long de sa campagne, il se marie au début de 1919.

3. Résumé et analyse

L’auteur nous donne à lire un livre simple et très singulier. En effet, mobilisé comme réserviste, il ne verra le front que par épisodes encore éloignés et bien que gradé, n’accèdera pas à une unité combattante. Vaubourg ne nous trompe pas d’ailleurs et l’affirme lui-même à plusieurs reprises ; « je ne vis pas grand’chose à la bataille ». Il donne ainsi une bonne définition de lui-même « guerrier jusqu’auboutiste pour la défense de mon pays, je répugnais au meurtre, même dans l’exercice de la guerre. Je suis rigoureusement certain de n’avoir tué, ni blessé personne, même par imprudence, mais sans le savoir par une balle perdue car je n’y ai jamais tiré un coup de fusil ». Militaire pacifique, il abhorre les bellicistes tout en restant lucide : la force et la résolution sont les garantes de la tranquillité des peuples. Son ouvrage, autoédité, paraîtra d’ailleurs avec un bandeau intitulé « Le droit chemin du pacifisme ».

L’ouvrage est également un bon témoignage sur les réservistes du train, arme méconnue du conflit où l’absence de gloire apparente de la fonction a peu fait écrire les protagonistes. Dans l’ensemble, Vaubourg décrit bien, par épisodes, ce qu’il a vu de sa guerre. Il se rappelle les lieux et les hommes et pointe de nombreuses anecdotes vues ou rapportées sans détail et avec un certain regard philosophique. Toutefois, comme souvent, ces témoignages ne sont pas vérifiés et la part de légende ou de fausseté est parfois importante. Qu’en est-il quand, au cimetière du Faubourg Pavé de Verdun, il dit être témoin de ses fossoyeurs jouant aux boules avec une tête de mort (page 57). Il en est ainsi aussi de quatre historiettes sensées se dérouler à Senones (Vosges) pendant la guerre, narré par procuration, et vantant la bonté des Allemands occupants la ville-front. L’histoire de cette localité sous le feu de la guerre pendant quatre ans ne fut en fait que souffrances et privations croissantes et aucune autre source ne vient corroborer ces histoires extraordinaires.

Singulier est aussi son rapport avec les femmes qu’il parvient à côtoyer sur les arrières de la guerre. Il en parle d’un ton badin mais avec finesse.

Globalement d’un grand intérêt, l’ouvrage pêche principalement par 41 pages d’allégorie religieuse, grand délire comateux amenant l’auteur au Paradis pour discuter avec la Sainte Trinité. Les lignes sont belles mais l’historien y perd en témoignage sur la matière.

L’ouvrage est finalement un mélange de témoignage, de roman et d’inutile. La partie témoignage est intéressante du fait de la position de réserviste de Vaubourg qui nous dépeint, certes superficiellement, mais correctement des aspects méconnus de la guerre (réserve du train ou sections de discipline). Sa vision des choses et des hommes qui l’entourent est réfléchie, teintée d’un humour fin et agréable. L’homme ne fait aucune esbroufe et ne ment pas sur sa qualité de guerrier non-combattant. Il ne raconte que peu de combats auxquels il n’a pas pris part. Quelques renseignements sont donc à tirer de l’ouvrage dans lequel l’attrait principal peut être trouvé dans les portraits des unités spécifiques qu’il intègre et les réflexions de guerre exprimées par l’auteur. Il convient donc de se reporter au texte pour retrouver les passages intéressants et pour suivre le déplacement de l’auteur au sein des arrières des 152e et 233e RI.

On peut suivre l’itinéraire géographique de Vaubourg tout au long de son périple et quelques dates éparses permettent une chronologie utile. En frontispice, un portrait de l’auteur.

Yann Prouillet, CRID14-18, décembre 2011

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Rodiet, Jacques-Antoni

Le livre du Docteur Antoine, Au village pendant la guerre, Sentiments, idées et caractères, par un médecin de campagne, a été publié en 1924 à Paris, aux éditions de la Revue mondiale. Ce livre de petit format, de 156 pages, est assez mystérieux. L’auteur désigne la plupart des personnes et des lieux par une initiale ; ce souci exagéré de discrétion conduit à se demander si Antoine est un nom, un prénom ou un pseudonyme. Nous ne savons rien de lui, en dehors de sa profession et du fait qu’il n’a pas été mobilisé, soit à cause de son âge, soit parce qu’il était réformé. Au point de vue politique, il n’aime pas les socialistes, ni la droite cléricale antirépublicaine. Ni les Méridionaux. Il laisse cependant quelques indices qui permettent d’identifier avec certitude le département du Cher ; la petite ville où il exerçait est La Guerche-sur-l’Aubois (ce n’est donc pas un village). Or, il existe aussi un livre de Jacques-Antoni Rodiet, médecin, de même titre, même nombre de pages, publié à Bourges la même année. L’édition parisienne l’a repris en cherchant à le détacher de son ancrage, ce qui n’étonne pas mais qui est une aberration pour l’historien.
L’ouvrage contient d’une part des observations justes sur la résolution au moment de la mobilisation car « il faut en finir », puis sur l’inquiétude des populations faute d’informations ; il décrit la ruée sur les banques pour obtenir de l’or à la place des billets, la hausse des prix, la cherté et l’insubordination de la main-d’œuvre agricole, puis les profiteurs et les nouveaux riches ; les réfugiés sont rapidement considérés comme encombrants et refusant de travailler. Il rapporte d’autre part quantité de phrases péremptoires prononcées par des habitants sur la guerre provoquée par les calotins, prolongée par les galonnés ; il consigne les rumeurs les plus folles. Si on peut admettre que toutes ces paroles ont été prononcées, il est difficile de savoir s’il s’agit de cas particuliers ou de situations représentatives. Sur la vie à l’hôpital dont il s’occupe, les notations sont plus précises et rejoignent celles de Léon Jouhaud : dames fières de porter la tenue des infirmières, mais répugnant à soigner les vénériens ; jeunes filles « trop audacieuses avec leurs blessés » ; zèle clérical de certaines ; jalousies… Quant aux amputés, ils affirment hautement qu’ils entendent désormais vivre sans travailler.
Le Dr Antoine estime que l’Union sacrée est un masque. Les haines anciennes et les clientélismes subsistent ; la situation nouvelle oppose ceux qui luttent et souffrent à ceux qui ne cherchent que leur intérêt. Ces derniers se demandent si la guerre ne va pas amener un bouleversement politique, que le Dr Antoine lui-même croit inévitable. Le « moral » des blessés et des permissionnaires est variable et plutôt à la baisse ; les ouvriers des usines du chef-lieu (Bourges) « ont, paraît-il, très mauvais esprit ». Les femmes aspirent à la paix : « elles reçoivent sans doute des journaux qui leur prêchent le découragement ». Au début de 1917, le mécontentement croît. « La vie devient chaque jour plus chère. Les lamentations et les plaintes montent de toutes parts, avec la haine contre les dirigeants, qu’on accuse de tous les maux. » Nombreuses sont les lettres anonymes de dénonciation de voisins. Sur le front et dans les trains de permissionnaires, « l’indiscipline des hommes devient inquiétante ». En mai : « Période trouble. La Révolution russe inquiète l’opinion publique. Des poilus viennent en permission. Ils racontent que la dernière offensive a été suivie d’événements fâcheux. Des bataillons de chasseurs, des régiments d’infanterie (on cite les numéros) se sont mutinés. [… Des hommes], mécontents de ne pas avoir une permission, sur laquelle ils comptaient, ont déserté. [… Un médecin, de retour du front, raconte :] Des officiers sont frappés ou tués par les troupes mutinées. […] Il a vu, au chef-lieu, passer des wagons de permissionnaires avec ces mots écrits à la craie : La Paix ou la Révolution. […] Le discours de Ribot à la Chambre, repoussant toute idée de paix autrement que par la victoire, doit mieux exprimer le sentiment de tous les bons Français. »
Rémy Cazals, décembre 2011
APPEL : Si un lecteur a des précisions sur ce Dr Antoine et son témoignage, il est prié de nous les communiquer. Merci.

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Calvet, Jean (1889-1965)

Jean Calvet est surtout connu dans le Tarn comme principal fondateur et premier conservateur du musée Maurice et Eugénie de Guérin au château du Cayla, et comme maire de Gaillac de 1919 à 1959, avec interruption sous Vichy. Il fut également conseiller général et député socialiste de 1928 à 1932. Mais il avait 25 ans en 1914, il a fait la guerre et il en a témoigné.

Tous deux issus de familles de propriétaires fonciers de la région, ses parents se sont fixés à Gaillac où il est né le 25 février 1889. Il était fils unique et ses parents sont morts très tôt. Après le baccalauréat, il « monte » à Paris pour des études de Droit, puis effectue le service militaire au 80e RI de Narbonne de 1910 à 1912. Chrétien, il est influencé par le Sillon et Marc Sangnier qu’il connaît personnellement. Marié en avril 1913, il aura une fille unique. Lors de la mobilisation, monté sur une table de bistrot, il prononce un discours spontané pour « la Liberté des Peuples contre la brutale agression de Guillaume le sanguinaire », et il arrive au 80e le 4 août. Il est blessé le 7 septembre et évacué. À la fin de sa convalescence, il entre à l’école de Saint-Maixent en janvier 1916 et en sort aspirant. De retour au front, au 251e RI, il est à nouveau blessé en septembre 1917, et sa nomination comme lieutenant est confirmée à titre définitif en avril 1919.

Il a donné des récits de guerre au Mémorial de Gaillac, et les a repris en volume en 1920, annonçant que l’historien de la guerre « ne devra pas seulement s’attacher à l’étude de la tactique, du matériel, des facteurs économiques et diplomatiques ». « Il devra, encore, tenir compte de l’âme profonde des acteurs immédiats du drame, de la vie morale dont ils ont vécu, de la part de fatalisme ou de liberté qui entrait dans leur sacrifice, de la survivance des sentiments humains au moment où ils étaient poussés par l’instinct primitif des combats. » Marqué par sa culture chrétienne, ses premiers textes évoquent clairement une croisade, le caractère religieux ou sacré de la guerre, qui restera au cœur de sa pensée. Le deuxième départ est cependant moins enthousiaste : « On a trop souffert dans sa chair et dans son cœur de multiples blessures ; on a trop pleuré de morts. On sait trop. Il faut se raidir, pour retourner à la fournaise : il y faut plus d’héroïsme. » Officier, il a des responsabilités, notamment celle de remonter le moral, et aussi de ne pas laisser se développer les fraternisations, ainsi en mai 1916 en Soissonnais : « La nuit, nos sentinelles sortent de leurs abris, et, pour mieux écouter, se placent au bord de l’eau. Les Boches en font autant de leur côté. Parfois, des conversations s’engagent, où ces derniers mettent tout ce qu’ils ont appris de langue française depuis deux ans d’occupation de notre sol. C’est ainsi que hier ils nous ont annoncé le succès de l’offensive autrichienne contre les Italiens. Ils parlent aussi de leur lassitude, et de la misère de leurs familles. Quand un des nôtres tousse, ils le plaignent : « Malade, Kamarade ». Mais je ne puis tolérer ces colloques. Alors, quand je suis là, mes hommes se taisent ; et le Boche s’étonne. »

Jean Calvet livre ses interrogations : « Nous luttons pour une cause juste. Nous le croyons. Le Boche aussi. Alors, je me demande ce que je dois penser de nos mérites respectifs… J’ai presque honte de m’intéresser à ce point au salut de l’âme de mes ennemis. Cet excès de charité m’intimide moi-même. Mais je ne puis m’empêcher de songer au fond de mon gîte. Qu’y faire d’autre ? » (13 août 1916). Quant aux tirailleurs sénégalais : « Je ne sais pourquoi, mais je me sens de la pitié pour ces hommes qu’on a arrachés, pour la plupart, de force, à leur pays ; et qui sont, malgré tout, aux yeux de la loi, des engagés volontaires. Il y a là une sorte de mensonge qui me répugne ; et je suis scandalisé quand on représente nos troupes noires comme accourues d’elles-mêmes au service d’une civilisation dont elles ne savent rien, et qui a, sur la leur, cette étrange infériorité d’avoir occasionné cette guerre. » Belle réflexion, complétée en traitant de folie et de blasphème l’idée de la guerre comme expiation, « nécessaire pour que nous puissions, par elle, racheter nos fautes nationales ».

Le deuxième recueil, qui rassemble les discours de Jean Calvet, maire de Gaillac, en l’honneur des morts de la guerre, tombe parfois dans des excès, ainsi lorsqu’il affirme que, lors d’une attaque, la seule douleur des blessés était de ne pas pouvoir suivre l’élan des camarades. Mais il a su également pleurer « de honte devant cette civilisation qui n’a su qu’enfanter une telle boucherie », et proposer ceci à ses contemporains : « Il convient d’amener chaque gouvernement à accepter, de gré ou de force, une sorte d’amputation de souveraineté et de son autorité propre, pour arriver à la constitution d’une sorte de super État. »

RC

*Jean Calvet, À la sueur du front, Récits et impressions de guerre, Gaillac, Imprimerie Dugourg, 1920.

*Jean Calvet, Avec les Morts, Gaillac, Imprimerie moderne, 1922.

*Cynthia Maltagliati, Jean Calvet (1889-1965), l’histoire d’un idéaliste, mémoire de maîtrise, Université de Toulouse Le Mirail, 2004.

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Castéla, Maurice (1892-1990)

1. Le témoin.

Maurice Castéla part en guerre comme sergent réserviste au 11e RI de Montauban, dès les premiers jours du conflit. Son parcours peut être qualifié d’odyssée. En effet, il connaît avec la IVe Armée la première épreuve du feu lors de l’offensive de Lorraine le 22 août 1914 dans les Ardennes belges qui se solde par la débâcle de son unité. Resté à l’arrière de l’avancée allemande, il ne rejoint les lignes françaises que le 16 septembre dans la Somme après avoir réussi à échapper aux troupes ennemies. De septembre à novembre 1914, il reste au dépôt à Montauban avant de reprendre le chemin du front dans le secteur de la Marne. Après un long séjour aux tranchées, il est évacué une première fois en janvier 1915 pour maladie, notamment à Mailly-Le-Camp puis à Castelnaudary. Il rejoint le front en mars 1916 mais reste plusieurs semaines au dépôt. Il est enfin affecté au 100e RI en juillet 1916. Incorporé après une formation dans une « compagnie des mitrailleuses », il sera encore par trois fois évacué, dont deux pour blessures (février 1917 et mars 1918).

2. Le témoignage.

Mis au propre en entre 1916 et 1919, le témoignage sans doute rédigé à partir de carnets écrits sur le moment  (« (…) Nous faisons la manille. Je viens de perdre deux sous » – 26 novembre 1914), se compose de feuilles dactylographiées organisées en trois parties. La première reprenant les souvenirs du sergent Castéla d’août 1914 jusqu’à l’engagement du 22 de ce même mois en Belgique, accompagnée de plusieurs lettres envoyées alors à ses parents. La seconde s’attache en 82 pages à décrire l’épisode des « 26 jours dans les lignes allemandes ». Sur ce sujet, lire également : Quatre ans derrière les lignes allemandes pendant la Grande Guerre. Les troglodytes de Graide 1914-1918, présentés par Jacques Clémens, Recueil de document n°4, Agen, Archives départementales de Lot-et-Garonne, 1984. C’est en cela que ce témoignage est essentiellement original. La troisième partie enfin relate l’expérience du témoin entre le 26 septembre et le 26 juillet 1916, date à laquelle se termine le témoignage : « (…) La guerre durant depuis trop longtemps déjà, les poilus cessent de noter leurs souvenirs de guerre » (p. 43). Nous n’avons ensuite qu’une feuille simple qui récapitule son parcours de 1916 à fin 1918 date à laquelle il est réformé.

Articles de journaux, extraits de citations, quelques correspondances échangées avec des soldats ayant été camarades d’infortune coincés avec le témoin derrière la ligne allemande et avec des civils qui les avaient abrités, listes de personnages intervenant dans le récit viennent compléter le témoignage proprement dit.

3. Analyse.

Maurice Castéla entre en guerre comme bien d’autres témoins, avec l’impression de partir et de vivre ensuite des grandes manœuvres. Les premiers combats du 22 août dans la forêt de Luchy (Ardennes belges) éclatent alors comme un coup de tonnerre (lire entre autre les témoignages de Valéry Capot et Henri Despeyrières sur cet épisode) : la première épreuve du feu s’avère catastrophique : « Le feu intense de l’adversaire nous inflige de lourdes pertes. » L’ennemi est invisible, et son tir précis, le combat se fait « d’arbre à arbre ». Quand la fusillade se calme, Maurice Castéla et un groupe d’hommes avec lui se retrouvent derrière la ligne allemande : « L’armée française recule donc. Aujourd’hui, il faudra essayer coûte que coûte de sortir d’ici » (23 août 1914). Finalement, le groupe d’étoffe de plusieurs dizaines de soldats de plusieurs unités, blessés ou valides, surpris par le recul des troupes française. Il prend le chemin du sud puis de l’ouest.  S’en suivent des jours de marche (une moyenne de 21 km par jour) dans les bois pour rejoindre le gros des troupes, en évitant les unités ennemies et en vivant sur le pays ou grâce en particulier à l’aide fournie par les populations civiles (nourriture, vêtements civils). Certains soldats quittent le groupe en volant des effets personnels de leurs camarades. Au final, Maurice Castéla reste avec deux autres soldats, mais écrit le 15 septembre aux abords des lignes allemandes en France, dans la Somme : « (…) Nous avons perdu Maury en route. Il a dû être fait prisonnier.»

Dans la courte période de guerre de position relatée dans le témoignage qui nous est parvenu, et qu’il découvre fin 1914 après sa difficile expérience de la guerre de mouvement,  Maurice Castéla évoque son univers de sous-officier de réserve : il retrouve au front ses anciens camarades du service militaire et du « païs », tout en s’inscrivant dans une camaraderie de grade (« popote » des sous-off, « club », « société »). Il accède rapidement au poste d’agent de liaison : « Ici, près du commandant se trouvent les cuisines, ce qui m’a permis mieux boire, mieux manger et de passer la nuit sous un très bon abri auprès d’un bon poêle » (26 novembre 1914). L’hiver 1914 est difficile dans la boue des tranchées et les attaques pour quelques mètres de terrain et c’est sans doute ces difficiles conditions de vie qui sont à l’origine de sa première évacuation. Il s’applique ensuite à décrire sa vie « d’éclopé » pendant laquelle se développent de nouvelles amitiés entre 1915 et 1916. La suite de son parcours montre de ce point de vue le caractère fragmenté de ce qu’ont pu être de nombreuses expériences de guerre.

Alexandre Lafon – novembre 2011

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Collé, Alphonse (1867-1943)

1. Le témoin

L’abbé Collé avec Maurice Barrès sur une carte postale de sa collection

Alphonse Collé est né le 23 janvier 1867 à Gugney-aux-Aulx dans les Vosges. Il est ordonné prêtre le 8 juin 1895 et fera toute sa carrière dans les Vosges. Il est d’abord affecté comme Vicaire à Moyenmoutier, où il y reste 5 années avant de rejoindre la cure de La Vacheresse-et-la-Rouillie, le 10 décembre 1900. C’est le 5 novembre 1908 qu’il devient curé à Ménil-sur-Belvitte ; c’est là que la guerre le trouve à son ministère, le 25 août 1914 (état-civil reconstitué par Jacques Didier, qu’il en soit remercié). D’une personnalité manifestement hors norme, il est le modèle type du curé omnipotent, figure tutélaire de la paroisse et doué d’un entregent particulièrement efficace dans les milieux politiques comme littéraires. Il est ami de Maurice Barrès et du député des Vosges Louis Madelin, qui le décrit ainsi : « Quiconque a vu – ne fut-ce qu’une fois – ce prêtre vigoureux, à la figure pleine et énergique, aux yeux de flamme sous les forts sourcils noirs, à la bouche ferme, parfois légèrement ironique, à l’attitude résolue et à la parole prompte, se rend compte du caractère qu’il dut apporter dans des circonstances si critiques, en des heures tragiques. » (page 9), l’abbé Collé sera tout autant loué que décrié pour son action en faveur des soldats morts dans les combats du massif de la Chipotte. En effet, accusé de trahison il est arrêté par les troupes allemandes le 1er septembre 1914. Le massif de la Chipotte libéré après le recul allemand du 12 septembre, il et cette fois-ci accusé à plusieurs reprises (« sept fois » dit-il page 143) par les autorités françaises de dépouiller les cadavres après les avoir exhumés. En fait, il ne fait que pallier à l’incurie d’un pouvoir militaire au dessous de sa tâche de mémoire voire de dignité dans le traitement de ses morts et en prend à témoin militaires et politiques de tous grades. Le 20 décembre 1916, il lui est toutefois intimé « l’ordre d’interdire de la façon la plus complète toute exhumation et identification des corps des militaires inhumés sur le terrain des communes de la région » (page 144). Alphonse Collé poursuit alors une œuvre de commémoration qui ne s’achèvera qu’à sa mort le 20 mars 1943 à Ménil-sur-Belvitte.

2. Le témoignage

Alphonse Collé, (abbé), La bataille de la Mortagne. La Chipotte, l’occupation, Ménil et ses environs. Paris, Librairie Emmanuel Vitte, collection La guerre de 1914. – Les récits des témoins, 1925, 287 pages.

L’abbé Alphonse Collé, curé de Ménil-sur-Belvitte, retrace l’histoire de son village et de ses alentours dans les heures douloureuses de la bataille d’arrêt sur les derniers contreforts vosgiens, connue sous le vocable générique des combats de la Chipotte, du 27 août au 14 septembre 1914, avec le statut de témoin au centre de la narration. Constamment demeuré auprès de ses ouailles, multipliant les interventions et les secours et déployant une activité ininterrompue en tous domaines, il fut un témoin omniprésent et un acteur avéré des jours fébriles et sanglants des batailles et de la courte occupation allemande. Le flux des armées s’étant éloigné, il se déploie tout autant, et ce sera son œuvre, pour que jamais ne se perde le souvenir de cette hécatombe et des héros morts, dont il va tenter d’en identifier le plus grand nombre, palliant ainsi à l’incurie d’un pouvoir militaire impuissant devant l’ampleur de la mort de masse de ses soldats.

Après une préface de Louis Madelin, historien et député des Vosges, rendant honneur à l’infatigable « ouvrier de l’immortalité des héros », l’auteur introduit l’historique de la guerre dans les Vosges puis les forces, françaises comme allemandes, en présence à la veille de la tragédie. Le 25 août, les Français refluent sur les dernières montagnes avant la place forte d’Epinal, et l’auteur, se basant sur quelques témoignages d’officiers des régiments en ligne (tel le capitaine Jacquel du 159e RI ou le commandant Mazoyer du 54e BCA), retrace les jours intenses de massacres sous les sapins.

Il fustige bien sûr les exactions allemandes, telle l’ordre du général Stenger, appliqué dès les combats de Thiaville-sur-Meurthe, sur le flanc nord-est du massif, mais sait reconnaître l’humanité des ambulances allemandes. Il évoque également de grands chefs (commandant Baille, capitaine Vilarem, lieutenant Abeille parmi d’autres) et reproduit quelques extraits de carnets de combattants. Vient ensuite son propre témoignage. Collé se dédouble pour ses blessés, n’hésitant pas à presser les autorités allemandes, tant et si bien qu’il est accusé de trahir les positions ennemies. Accusation absurde dont il est vite libéré, il reprend son ministère sous les bombardements des journées fiévreuses de septembre, où l’ennemi n’avance plus et bute sans fin contre une défense acharnée. Le 11 septembre, Ménil est délivrée. Commence alors pour l’abbé Collé un autre sacerdoce.

Après avoir tenté de sauvegarder au mieux la vie des habitants de Ménil de la fureur ennemie, ce sont les corps des morts et leur souvenir qui occupent maintenant l’infatigable prélat. Parvenant à obtenir de l’armée des territoriaux (92e RIT) et quelques prisonniers allemands, il s’active à inhumer dignement des milliers de corps laissés sur la glèbe des champs de bataille de Ménil, Bazien, Brû, Sainte-Barbe, Saint-Benoît, la Chipotte, et tant d’autres lieux où la mort est restée après la bataille. Il œuvrera toute la guerre durant, regroupant les corps sur les lieux mêmes des plus durs combats, préfigurant la nécropole nationale de la Chipotte encore visible aujourd’hui. Mais la tâche ne fut pas simple et, comme il avait subi le soupçon allemand, il devra se défendre aussi contre le même, français, accusé d’exhumations voire de pillage ! Pourtant son œuvre fut reconnue.

Il érige également un musée de reliques, qu’il considère sacrées, puis cristallise les souvenirs et les honneurs des soldats comme des villes mêmes pour reconstruire et commémorer. Commune par commune, il fait état du martyrologe, des morts, des destructions et des travaux, de ses actes de foi, de toutes les tragédies des endroits où s’est arrêtée la vague de la guerre et y abandonnant ses débris.

Après la guerre, c’est par la commémoration qu’il prolonge son œuvre mémorielle des héros de la Chipotte et se pressent à ses messes de souvenir Barrès, les politiques et les généraux pour honorer les milliers de soldats morts pour la France. Il en donne enfin une impressionnante liste, issue de ses identifications.

L’ouvrage se clôture sur quelques poèmes et annexes, d’origines allemandes.

2. Analyse

Ouvrage incontournable dans l’étude des combats de la Chipotte et sans équivalent pour l’histoire intime des villages et des champs de bataille de ce secteur, « la bataille de la Mortagne » de l’abbé Collé est une mine de renseignements utiles à l’Historien. Passée l’impression d’un prêtre omnipotent, incontournable sauveur de son village, si ce n’est de sa région, le témoignage de cette figure de la Grande Guerre vosgienne, ami de Barrès et d’une personnalité aussi forte – écrivant en 1925, Collé garde sa haine à l’encontre de l’ennemi dans un plaidoyer sans concession (page 104) – que controversée, le témoignage est de premier ordre sur une certaine intimité des combats méconnus de la Chipotte, vus par un civil. Certes, l’abbé Collé est partout, voit les officiers allemands, sauve l’église, les blessés, les habitants, toutefois, dans les affres de la guerre et de l’occupation, sa vision est primordiale pour comprendre ce que furent la vie et les transes des villageois des Marches de l’Est où le soldat français, 15 jours avant la Marne, arrêta la vague allemande.

Bien que de construction hachée, voire brouillonne, l’ouvrage fourmille de documents, anecdotes, données, tableaux de guerre souvent martyrologes, noms et unités engagées dans cette bataille mais également s’avère référentiel dans l’étude du paradigme de la mort dans la guerre de mouvement et de son traitement après les combats. La vision et l’expérience de l’abbé Collé est démonstratrice de l’incurie militaire, même la cristallisation survenue et le déplacement du front de plusieurs dizaines de kilomètres, à traiter efficacement les dépouilles abandonnées à la terre sans souci de conserver le souvenir de leur identité. A ce sujet, il est évident que le travail de l’abbé Collé fut essentiel à éviter que jusqu’au nom même des soldats tués dans cette boucherie de 19 jours disparaisse dans l’anonymat des ossuaires.

L’ouvrage est à prendre toutefois avec toutes les précautions d’usage, qui peuvent être révélées par la terminologie employée (cf. « les crapouillauds allemands » le 7 septembre 1914 (page 94) ou « écoutez ce fait véridique rapporté par un capitaine… » préliminaire à un invraisemblable récit (page 56). Il rapporte aussi, tentant de répondre à cette question : « Que firent les Allemands de leurs morts ? On a raconté qu’ils les brûlaient ; rien ne le prouve. Ce qui est indéniable, c’est qu’ils les relevaient au plus vite au moyen de chariots, aux roues capitonnées de paille, enlevés aux habitants. Ils opéraient de nuit. A Baccarat, l’un des nôtres en vit tout un train. On s’expliquera, de ce fait, la raison pour laquelle le lendemain d’un, sanglant combat quelques-uns des leurs seulement restaient sur le terrain : c’était habile de leur part » (page 138).

Le livre, ponctué de trop nombreuses coquilles, est iconographié de quelques vues des destructions et agrémenté de quelques cartes, dont une, singulière, en frontispice des « incursions de dirigeables allemands en territoire français du 25 juillet au 2 août 1914 ». Il est toutefois aujourd’hui encore référentiel tant pour le secteur géographique concerné que pour l’étude du paradigme de la gestion de la mort militaire pendant et après le conflit. Il décrit en effet les différentes composantes de la gestion de la mort de masse et de la présence par milliers des cadavres des combats en terrain boisé, de montagne de surcroît. Il rapporte ainsi les impressions d’un capitaine Humbert de ses « immenses forêts dont les sous-bois toujours déserts, ont été peuplés de petites croix blanches et où les sangliers ont dispersé dans les feuilles flétries les ossements de nos morts ; immenses forêt dont l’humus, jonché des milliers de boîtes de « singe », conservera l’empreinte de nos pauvres petites tranchées, couvertes de branchages ; immenses forêts, dont le passant ne traversera plus sans inquiétude le silence religieux » (page 30). L’abbé Collé nous éclaire également sur les pratiques inhumatoires allemandes, la question du traitement post mortem des « Alsaciens francophiles tombés sous l’uniforme allemand » (page 82) en rapportant la note du Ministère des Pensions du 25 septembre 1920, précisant que « les corps des Alsaciens-Lorrains morts sous l’uniforme allemand, peuvent être, à l’occasion du groupement des tombes, placés dans les parties des cimetières militaires réservées aux soldats français » (page 107). Il dénonce violemment l’incurie, « par bêtise ou jalousie » (page 113), de la perte des identités des soldats du fait des croix nominatives non entretenues par un service des sépultures dépassé par la tâche. Malgré ses efforts de 1914-1915, l’abbé Collé déplore qu’« en 1919, quantité de noms étaient effacés, principalement dans la forêt » (page 113), alors que les exhumations et les regroupements ne feront à cette date que commencer. Il n’est pas étonnant à la lecture de cet ouvrage que parfois, on trouve encore aujourd’hui des soldats oubliés [sur le traitement archéologique contemporain de cette question, lire, Adam, Frédéric et Prouillet, Yann, Les sources archéologiques de la Grande Guerre dans les Vosges. L’archéologie appliquée aux vestiges de la Grande Guerre in La Grande Guerre dans le département des Vosges. Actes du colloque d’EPINAL des 4, 5 et 6 septembre 2008, Epinal, Conseil Général des Vosges, Archives départementales des Vosges, 2009, 348 pages]. Pour ces exhumations dans ce secteur, jusqu’à 300 prisonniers allemands « furent employés, dès avril 1919, aux travaux de regroupement des tombes. (…) Ils ne pourront pas dire qu’il y furent maltraités » (page 125).

Yann Prouillet, CRID 14-18, septembre 2011

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Bruté de Rémur, Augustin (1852-1944)

Source de l’image : Collectif, La Chapelotte, SPV, 2004, p. 172.

1. Le témoin

Augustin-Gabriel-Marie Bruté de Rémur est né à Rennes le 18 mars 1852. A 18 ans, il s’engage pour la durée de la guerre de 1870-1871. Il la termine avec le grade de lieutenant dans un bataillon de chasseur, mais la commission de révision des grades le rétrograde sergent. Il est admis à Saint-Cyr avec le rang de 188e sur 304 et en sort 56e. Le 1er novembre 1874, il est sous-lieutenant au 6e BCP (Embrun) et en mars 1879, lieutenant au 10e BCP (Saint-Dié). Diplômé de l’école supérieure de guerre, il est d’abord détaché à la brigade topographique d’Algérie, puis est nommé capitaine au 28e RI en 1884 puis au 47e d’infanterie (Saint-Malo) en 1892. Chef de bataillon au 148e RI (Verdun) deux ans plus tard, le 6 avril 1897, il est alors commandant du 25e BCP (Saint-Mihiel) puis lieutenant-colonel commandant du 173e d’infanterie (Bastia) en 1901. Le 27 septembre 1906, Bruté de Rémur est nommé colonel au 39e RI ; il y succède au général Sarrail promu directeur de l’infanterie. Il est mis à la retraite le 18 mars 1912 et demeure à Boulogne-sur-Mer. Lorsque la guerre éclate, il obtient le commandement de la 152e brigade dans les Vosges. Il quitte les Vosges à regret le 25 mars 1916 pour prendre, avec le grade de général, le commandement de la 194e brigade. Il a alors 64 ans. Le 19 février 1917, envoyé en congé de repos puis atteint par la limite d’âge, il est placé dans le cadre de réserve. Il décède à Rennes le 16 juillet 1944.

2. Le témoignage

Bruté de Rémur, Augustin (général), Histoire d’un secteur calme. La 152ème brigade dans les Vosges. Le Palon – la Forain – la Mère Henry – la scierie Coichot – la Halte – Celles – la Chapelotte. Paris, la France héroïque, 1929, 115 pages.

Après quelques semaines d’inaction, le général Bruté de Rémur parvient, bien que déjà âgé – il a 62 ans -, avec d’inouïes difficultés, – son hagiographe et préfacier de Raymond Duguet rappelle qu’il fut notamment sali par l’affaire des fiches – à être affecté au commandement de la 152e brigade d’infanterie de réserve alors dans les Vosges. C’est un secteur qu’il connaît bien pour y avoir été affecté dans sa carrière de chasseur à pied et surtout pour en avoir dressé plusieurs analyses de doctrine militaire. Il arrive à Saint-Dié le 23 septembre 1914, alors que le front se cristallise. Il va dès lors s’ériger en historiographe de cette grande unité, rapportant de manière précise les opérations militaires et les petits faits révélant sa proximité avec les hommes. Il consigne aussi ses impressions et ses critiques, parfois violentes des incompétents, même s’ils sont ses supérieurs.

Ainsi débutent ses souvenirs, presque jour par jour, de 20 mois de guerre de montagne, de la vallée de la Plaine à La Fontenelle. Rapidement, l’extension du front l’amène sur les hauteurs de la Chapelotte, qui vont devenir le point de friction le plus violent, d’abord sur terre, au début de 1915 puis sous la surface, dans une guerre des mines qui atteindra à cet endroit la plus grande profondeur rencontrée sur l’ensemble des fronts. Mais les différents secteurs intermédiaires n’en seront pas moins des lieux de mort, de la cote 675, face à la Mère-Henry, à la Forain et au Palon.

Après avoir tant donné de sa personne, poussé à l’organisation formidable des fronts de montagne et dirigé ses hommes au feu, il quitte le secteur peu avant sa brigade, qui recueillera sur d’autres fronts « des lauriers peut-être plus sérieux, mais aussi, hélas ! plus coûteux » (page 110). Le 5 avril 1916, il est nommé au commandement de la 194e brigade territoriale et part pour la Somme pour une autre guerre qu’il n’a pas relaté.

2. Analyse

Voici un excellent ouvrage de souvenirs, véritable historique de brigade dans un secteur si peu étudié par la littérature de guerre. Le témoignage est précis, tant dans les lieux que par les faits de guerre évoqués, petits ou grands et l’auteur fait montre d’un franc-parler parfois violent et critique, notamment des « stratèges en chambre » mais aussi de ses subordonnés comme de ses supérieurs. Il présente l’attrait d’une vision non conventionnelle, juste et même novatrice de la guerre à ce grade ; ne considère-t-il pas que la bataille doit être traitée comme une « affaire commerciale » (page II) ? La verve du général narrateur est inaccoutumée et la note de politique générale (page 33), qui fait tâche dans le court du récit, ne parvient pas à minorer cet excellent témoignage vosgien. Après que le préfacier déjà cité rappelle « la vie quotidienne du soldat dans la tranchée, avec tout ce qu’elle a tour à tour de monotone, de dangereux, d’imprévu, de compliqué, vie dans laquelle l’héroïsme reste le plus souvent obscur, dans laquelle on marche à la mort, sans phrases, dans laquelle on survit sans trop savoir comment ! » (page II), le général Bruté de Rémur ajoute sa pierre. Certes, l’officier souscrit lui aussi d’abord à l’espionnite : « Malgré le calme dont nous jouissons, qui permet de mieux étudier ce qui se passe, on se sent environné d’espions ; il n’y a pas de soir où, à la tombée de la nuit, des fusées lancées en arrière de nos lignes ne renseignent l’ennemi sur nos positions et nos mouvements » (page 17), ou à la rumeur : « Le soir du 4 décembre, une de ces tranchées (…) nous est reprise par l’ennemi, grâce au stratagème que voici : vers 18 heures, une soixantaine de soldats allemands, déguisés en soldat français, ayant réussi, on ne sait comment, à traverser notre première ligne (le terrain très boisé facilite la chose), se présente devant l’ouvrage ; c’est l’heure de la relève, nos hommes, les voyant venir de l’arrière, les laissent approcher sans défiance ; mais, arrivés à quelques pas, les Allemands se jettent sur eux, les assomment à coups de crosse, et les enterrent dans la tranchée qu’ils comblent. » (page 31). Mais il est attentif à l’état sanitaire de ses troupes, aux « excès de fatigue », y compris des « officiers et sous-officiers qui, jusqu’ici [février 1915] avaient bien supporté la campagne, accusent maintenant un peu de dépression ; j’ai dû en évacuer plusieurs qui sont rendus, finis ; les soldats tiennent mieux. Je ne néglige d’ailleurs rien de ce qui peut contribuer à les maintenir en bon état » (page 41). Bruté de Rémur va d’ailleurs à ce propos favoriser les « secours religieux et moraux » (page 42), y compris « grâce à la générosité de ma famille et de mes amis, j’avais pu pourvoir les plus nécessiteux de laine les plus indispensables ; en même temps, j’avais sollicité l’aide de nombreuses œuvres et sociétés de secours » (page 42) et visiter ses ambulances, dont il se fait « un devoir » (page 55). Il n’en n’est pas toutefois toujours ainsi ; au cours d’une attaque de l’ennemi, et pour « que le désordre ne se transforme pas en panique (…) le lieutenant-colonel Hatton et son adjoint, le capitaine Moulut, se jettent au-devant des fuyards ; par leurs cris, leurs objurgations et à coup de trique, ils leur [les soldats] font faire demi-tour » (page 48). Sur ce point, il tente, comme nombre d’officiers, de ne pas envoyer à la mort ses soldats : « La préparation d’artillerie n’ayant donné aucun résultat, je décide de ne pas déclencher l’attaque et, de mon P.C. de la Croix-Charpentier, j’en rends compte par téléphone au général commandant la 71ème division. Mais sur l’ordre de celui-ci, l’opération doit être reprise. (…) Que de vies inutilement sacrifiées. Du moins, j’ai conscience d’avoir fait tout ce qu’il m’était possible pour m’y opposer, mais je ne connais rien de plus pénible pour un chef que d’être obligé de défendre la vie de ses hommes contre les folies inconscientes  ou criminelles de certains stratèges en chambre qui ne connaissent rien du terrain ni de la situation. Lancer des hommes contre des retranchements solidement organisés, alors que notre artillerie, plus dangereuse pour nous que pour l’ennemi en raison de la zone boisée où nous sommes, n’a pu préparer leur attaque, que les tranchées de l’adversaire sont intactes, ses mitrailleuses au complet, que l’assaillant ne dispose d’aucuns moyens matériels pour se débarrasser des réseaux de fils de fer et crever le toit des tranchées (car nous n’avons ni cisailles suffisantes, ni grenades), c’est un véritable crime, c’est celui qu’on m’a fait commettre deux jours de suite et que je ne veux plus renouveler » (page 51). Dans cette affaire, devant un général Dubail qui, lui-même « n’admet aucune objection » à ses ordres d’attaques inutiles, Bruté de Rémur parviendra à conserver son commandement ; d’aucun, tel le colonel Keller, y laisseront leur commandement. Et Bruté de Rémur de conclure : « le grand coupable en tout cela, c’est le communiqué officiel ; chaque commandant d’armée veut avoir quelque chose à y mettre » (page 53). L’officier rapporte cette guerre pour le moins étonnante que l’on fait dans les Vosges, dans le secteur de La Chapelotte : « nous sommes dans une situation bizarre, restés accrochés depuis le 27 février à des rochers, à une vingtaine de mètres de nos adversaires qui nous jettent des cailloux, des bouteilles ; des paquets de journaux boches et souvent essayent d’engager la conversation. Dernièrement, à l’occasion de la prise de Przemysl, le général de Division, à l’instar de ce que font les Allemands quand ils ont un succès quelconque, avait prescrit de pousser des hurlements dans les tranchées. « Oh ! la ferme ! » cria un Boche d’un des ouvrages en face de nous ; celui-ci avait certainement pratiqué l’argot parisien » (page 61). Plus loin, d’ailleurs, « des Lorrains annexés qui ne nous veulent point de mal, au contraire : parfois leurs sentinelles toussent pour nous avertir de nous cacher ; l’autre jour, c’était un de nos officiers qui, dînant à une petite table devant sa casa, voyait tomber un petit caillou dans son assiette, manière de le prévenir qu’il était en vue. Mais les pauvres gens jouent là un jeu dangereux. Parmi les mieux attentionnés à notre égard se trouvait un nommé Harmand, très connu de nos chasseurs : quand il prenait la faction, il les prévenait qu’ils n’avaient rien à craindre ; parfois aussi, avant de la quitter, il leur disait : « Attention, celui qui va me remplacer est un mauvais bougre ». Ses amabilités ont fini par être connues des Boches et ils l’ont fusillé » (page 69). Le général confirme l’accord tacite des artilleurs français et allemands à ne pas tirer sur les localités de chaque côté du front : « Dans cette région vosgienne, nous vivons sous un régime particulier et bizarre : de part et d’autre de la ligne qui sépare Allemands et Français, les troupes sont cantonnées dans des villages, et, sans s’être donné le mot, les deux adversaires semblent avoir pris pour règle d’épargner ces villages et de ne porter leurs coups que sur les maisons ou hameaux fortifiés ou sur les ouvrages de défense » (page 62). De tels exemples peuvent être multipliés à l’envi dans cet ouvrage où Bruté de Rémur nous donne à lire une fresque courte mais dense de multiples tableaux d’un intérêt technique voire anthropologique considérable.

Bibliographie de l’auteur

Etude sur les Vosges, Paris, 1888, 67 pages

La défense des Vosges et la Guerre de Montagne, Paris, Dubois, 1890, 55 pages.

Les Vosges en 1870 et dans la prochaine campagne, par un ancien officier de chasseurs à pied, Rennes, H. Caillère, 172 p.

Histoire d’un secteur calme. La 152ème brigade dans les Vosges. Le Palon – La Forain – La Mère Henry – la scierie Coichot – la Halte – Celles – La Chapelotte. Paris, la France héroïque, 1929, 115 pages.

Yann Prouillet, CRID 14-18, septembre 2011

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Harel, Ambroise (1895-1936)

1. Le témoin
La présentation de l’ouvrage d’Ambroise Harel, réédité en 2009, ne nous renseigne guère sur l’auteur : un Breton, un « homme simple », de la classe 1914. La lecture du témoignage permet de rectifier : il est de la classe 1915. Grâce à l’amabilité de Claude Jeay, directeur des Archives départementales d’Ille-et-Vilaine, je peux préciser ici qu’Ambroise Harel est né le 5 février 1895 à Langon. Son père était laboureur, et sa mère ménagère. Ambroise nous dit qu’il a quitté la charrue en 1914 « pour prendre le fusil et défendre [sa] terre menacée ». On ne sait rien de son niveau d’études, mais on peut dire qu’il écrit un très bon français. Curieux, il visite à Domrémy la maison de Jeanne d’Arc (p. 84) et, à Brie, il remarque la maison de Daguerre (p. 112).
Il est incorporé le 18 décembre 1914 au 117e RI comprenant des Bretons, d’autres hommes de l’ouest et du nord-ouest, ainsi que des Parisiens qui se font remarquer au milieu des « naïfs campagnards ». Il passe ensuite au 243e RI et il connaît successivement la guerre en Artois, dans la Somme, en Champagne après l’offensive du 25 septembre 1915, aux Éparges. Il est évacué le 5 février 1916 pour entorse et, lorsqu’il revient, il assiste au retour de Verdun de son régiment décimé. Celui-ci étant dissous, il passe au 233e. Lors de l’offensive de la Somme, il est blessé à la main (5 septembre). En novembre 1916, il est en Champagne ; en mars 1917 dans l’Aisne où il est nommé sergent ; en été en Flandres. Il est gazé et à nouveau évacué. En 1918, lors de l’attaque allemande sur le Chemin des Dames, il est fait prisonnier avec un camarade, le 29 mai, alors que les Allemands auraient pu les tuer (p. 213). Il ne fait que passer au camp de Giessen ; il est interné au camp de Langensalza en Thuringe, qu’il décrit (p. 229-236) ; il expose également trois situations différentes en kommando de travail (p. 238, 245, 247). Après l’armistice, les soldats allemands de retour au pays sont acclamés (p. 250), alors que les prisonniers français sont mal accueillis à Dunkerque (p. 254).
Ambroise Harel est mort à Redon, le 26 janvier 1936. Tout renseignement complémentaire apporté par nos lecteurs sera le bienvenu.

2. Le témoignage
Ambroise Harel a publié son témoignage à compte d’auteur en 1921. Avait-il pris des notes au jour le jour ? Le texte contient peu de dates, mais on a l’impression qu’il résulte du « lissage » d’un carnet personnel. Il contient aussi peu de prises de position, bien qu’il ait annoncé en introduction vouloir faire connaître les vrais sentiments intimes des simples, que les ouvrages des « gens cultivés qui ont écrit des livres sur la Grande Guerre » ne peuvent restituer. Il est étonnant qu’un témoignage de fantassin ne fasse pas de critique du haut commandement ou du bourrage de crânes. Il est étonnant de lire, après avoir été soigné à l’arrière pour une blessure à la main : « joyeux tout de même, je repris le chemin du front ». L’ensemble du texte laisse l’impression de quelque chose de lissé, comme si l’auteur avait choisi ce qu’il convenait de conserver pour une publication. Le présentateur de 2009, François Bertin, dit qu’il a eu la chance de trouver une édition originale sur laquelle l’auteur avait ajouté quelques notations manuscrites. Peu nombreuses, elles sont reprises dans le livre : Mémoires d’un poilu breton, Rennes, Ouest-France, 2009, 255 p., sans illustrations. Les références aux pages données ici sont d’après ce livre.

3. Analyse
Les descriptions étant peu détaillées, et les sentiments peu exprimés, on ne trouvera pas ici les meilleures pages sur le pinard (p. 18), les totos (p. 20), la marche et les marmites (p. 23), les cantonnements dégoûtants et pleins de rats (p. 27), sur la fabrication de bagues (p. 31), la mort, les corps déchiquetés (p. 48), la supériorité des abris allemands (p. 103), les douches tenues par des soldats russes (p. 121), le pain et le vin gelés (p. 127), les corvées de transport de tôles pour camouflage (p. 141), la boue qui rend les fusils inutilisables (p. 172), etc.
On découvre un peu plus d’originalité dans quelques passages : au dépôt, les gradés qui cherchent à se rendre indispensables à l’instruction des bleus pour ne pas partir au front, et le blessé désolé au moment d’y revenir, disant « Je sais ce que c’est, le front » (p. 14) ; comment Ambroise devint l’ami inséparable d’un type du Nord de la classe 1895 qui l’appelle « Min fiston » (p. 35) ; le coup au but d’une marmite sur un abri (p. 70) ; le spectacle affreux de l’exécution de trois soldats condamnés à mort, et la honte d’une jeune veuve de fusillé, mère de trois petits enfants (p. 85) ; de « maudits gaziers » victimes, avec les fantassins des alentours, d’un changement de direction du vent (p. 96-97) ; l’attaque du 16 avril 1917 (p. 146) et un combat à la grenade (p. 155) ; un officier allemand qui fait enterrer « tous les cadavres avec le même respect, et de la façon suivante : un Allemand, un Français, un Allemand, un Français, et ainsi de suite tant qu’il y en eut » (p. 218). En octobre 1915, après une attaque, il écrit (p. 57) : « Les débris d’un bataillon étaient rassemblés là. Il ne faisait pas encore jour mais assez froid, nous fîmes du feu autour duquel furent servis la soupe et le rata, ensuite la gniole. Tout le monde fumait, riait, se sentait riche d’avoir sauvé sa peau ! »
S’il ne dit rien des mutineries de 1917, il signale cependant des épisodes d’indiscipline collective : à une date imprécise (février 1915 ?), la révolte d’un groupe de permissionnaires oubliés et non nourris à la gare de Langres, surveillés ensuite par un bataillon de chasseurs à pied (p. 78-79) ; les vitres systématiquement brisées d’un train de permissionnaires, fin 1916 (p. 124). Enfin, une remarque faite à Pâques de 1916 à Montreux, village alsacien proche de Dannemarie, dans le bout de territoire du Reichsland occupé par les Français (p. 86) : « Je regardais dans ce village une bande de jeunes gens des classes 1914-15-16 et au-dessous qui jouaient au palet. Tous ces jeunes gens qui n’étaient point mobilisés du fait de notre occupation, nous regardaient l’air goguenard. » Une enquête serrée sur la mortalité de ces classes dans la petite portion d’Alsace occupée par les Français et dans le plus vaste territoire français occupé par les Allemands livrerait des chiffres tout à fait intéressants, à comparer avec la mortalité des mêmes classes des autres régions, touchées par les mobilisations.
Rémy Cazals, 25 mai 2011

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Dufestre, Henri (dit d’Estre) (1873- ?)

1. Le témoin

Henry d’Estre, de son vrai nom Henri-Xavier Dufestre, est né en 1873. On le sait basé en Algérie avant la première guerre mondiale ; il est effectivement officier d’état-major dans la 45e division d’Afrique. En plus de son témoignage en tant qu’officier et d’un essai sur la bataille de Verdun, L’énigme de Verdun – Essai sur les causes et la genèse de la bataille, parus la même année, il est spécialiste du XIXe siècle. Il a notamment publié Bourmont. La Chouannerie. Les Cent jours. La Conquête d’Alger 1773-1846 en 1934 ou encore trois volumes sur le règne de Napoléon : Bonaparte, les années obscures 1769-1795, en 1942, Bonaparte, les années éblouissantes. Italie. 1796-1797, en 1944, et Bonaparte, le mirage oriental, Égypte : 1798-1799, en 1946. Il s’est de plus intéressé à l’histoire du territoire algérien. Ainsi paraît en 1930 Les conquérants de L’Algérie 1830-1857. Enfin, deux romans sont parus sous son nom : Temps Du Panache, en 1904 et Le bol magique, en 1934.

2. Le témoignage

D’Oran à Arras, Impressions de Guerre d’un Officier d’Afrique, Henry d’Estre, éditions Plon (353 pages), publié en deux éditions successives. Une première, publiée en 1916, est complétée par une seconde en 1921 apportant quelques précisions concernant les lieux et personnages masqués dans l’édition originale. Rétablis dans des notes à la fin de l’ouvrage, il est par ailleurs agrémenté d’une notice, d’un glossaire des abréviations et d’une liste alphabétique des noms propres. Elle est de plus divisée par périodes du « branle-bas en Algérie » jusqu’à « Devant le labyrinthe ». Ce carnet de route a été couronné par le prix Davaine de l’Académie française.

L’auteur nous présente avec cet ouvrage écrit après la guerre ses impressions de campagne durant la période du 24 juillet 1914 au 18 février 1915.

Ainsi, nous le suivons, pas à pas, dans ce conflit qui le surprend en permission estivale dont il comptait bien profiter dans les Alpes, en France qu’il n’avait pas revue depuis longtemps, étant basé en Algérie. Mais le 28 juillet au matin arrive l’ordre de regagner l’Algérie au plus vite par le premier bateau. Il participe dès lors à la mobilisation, à la levée des troupes et à l’embarquement en compagnie de sa 45e division d’Afrique, tout juste constituée. C’est donc durant le mois d’août que la troupe accoste en France et traverse le pays pour rejoindre la zone du front où elle est intégrée à la 6e armée (Maunoury) qui tient le secteur de Charny près de Meaux à partir du 6 septembre 1914.

Le capitaine d’Estre est agent de liaison. Sa mission est de parcourir les lignes et les secteurs à la recherche du renseignement. Ainsi, relativement préservé, il peut décrire les combats de ses postes d’observation mais aussi dépeindre ceux qui y prennent part et les lieux dans lesquels il évolue. A partir du 10 septembre, la marche en avant survient faisant suite aux combats victorieux de la Marne. Cette « course à la mer » de quatre jours va se terminer sous Soissons où la division va cantonner jusqu’au 3 octobre, date à laquelle elle va rejoindre Arras après un court passage dans la forêt de Compiègne. Le 2 décembre 1914, le Général Quiquandon prend le commandement de la 45ème Division d’Afrique qui va se battre au Labyrinthe dans le secteur infernal de Neuville-Saint-Vaast où l’auteur sera toujours, à la fin de l’ouvrage, le 18 février 1915.

3. Résumé et analyse

L’auteur nous donne à lire avec cet ouvrage très personnel un carnet de route qui trouve son intérêt dans la vision de l’intérieur d’un bataillon d’Afrique, moins évoqué que les unités métropolitaines. Passés les éclairages sur l’uniformologie, « ils portent la culotte demi bouffante et les bandes molletières. […] La vareuse genre alpin et la chéchia semi-rigide avec couvre-nuque tombant sur les épaules, complètent cette tenue » (page 23), son « efficacité », « [ils sont] autant de bouquets de coquelicots et de bluets, aisés à repérer » (page 162) et son évolution quand, en septembre 1915, la plupart a ainsi quitté le jupons rouge et la chéchia garance pour des vêtements kakis plus appropriés, Henry d’Estre décrit la spécificité des troupes d’Afrique ; zouaves, goumiers ou encore de tabors. Un goumier, étant, comme il le précise dans les premières pages de son carnet, un cavalier volontaire s’habillant à ses frais et n’obtenant de l’Etat que la solde et l’armement. Ce statut est propre aux colonies et a surtout concerné le Maroc. « Tabor » désigne un régiment de goumiers. Il nous est également donné d’autres renseignements pratiques concernant l’armée d’Afrique, tel celui du salaire d’un soldat marocain, de dix sous, ou le symbole présent sur le fanion marocain, la main de Fatima. Enfin, il laisse dans une notice à la fin de l’ouvrage, la composition de sa 45e division d’Afrique.

D’Estre décrit la mobilisation comme un moment de grande effervescence monopolisant la plupart des transports et laissant la population indécise. Au front, il cède à l’espionnite ambiante et  rapporte l’épisode d’un espion, exécuté pour avoir utilisé la croix de Genève pour révéler à ses compatriotes allemands des positions d’armes ou l’emplacement des réserves (le 8 septembre 1914, page 108). Ce qui amène par ailleurs un phénomène « d’espionnomanie » parmi les soldats, comme l’observe d’après certains faits l’officier Dufestre (page 164). Le 17 septembre 1914, un autre événement remarquable est mentionné quand les Allemands utilisent des mannequins comme trompe-l’œil en première ligne ou se déguisent eux-mêmes en zouaves. Il décrit aussi à deux reprises des retraites allemandes, en septembre 1914 sur la grande route Meaux-Villers-Cotterets (page 140) puis entre Paris et Chaudun deux jours plus tard (page 154). Les Allemands ont abandonné leurs bicyclettes, tué ou laissé leurs chevaux, incendié leurs voitures. Suite à ces départs précipités, d’Estre relève l’utilisation par les Allemands de caféine pour stimuler leurs troupes. Il assiste également aux fuites des paysans et repère qu’ils ont enfilé leurs plus beaux vêtements pour les préserver. Enfin, le 18 décembre, l’officier découvre un écriteau original : « E…-les-Eaux Station thermale pour maladies nerveuses. […] Cuisine soignée : spécialité de pruneaux et de petites marmites. On sert à domicile. Ruines à l’instar de Pompéi. » (page 304).

Sur le plan militaire, il établit un commentaire comparatif sur les manœuvres d’artillerie : « les canons de nos ennemis sont peu susceptibles de déplacer leur tir latéralement, ce que les nôtres font si facilement avec leur terrible fauchage ». En outre, il évoque à plusieurs reprises « la balle dum-dum » qu’il atteste utilisée par l’ennemi le 8 septembre par un ingénieux système, adaptant au fusil Mauser un appareil spécial destiné à « retourner les balles ». L’auteur remarque également que ces balles retournées produisent un son spécifique (page 316). Page 333, il note l’absence de plaintes des blessés et en explique ensuite l’origine. En effet, « les armes actuelles frappent avec une si excessive violence, qu’il en résulte, pour la partie atteinte, une sorte d’insensibilité avec phénomènes d’anesthésie locale ». Par plusieurs notes, l’auteur nous renseigne de plus, à la manière d’un ouvrage documentaire, sur certains détails spécifiques, tel le « Miracle de la Marne », exploit militaire auquel il a participé (page 107), le fonctionnement de la trésorerie et de la poste (page 266) ou la composition d’une artillerie divisionnaire (page 152). Enfin, les observations de son carnet de route comportent de nombreux renseignements sur la prise en charge des morts. Page 124, le 9 septembre, dans les environs de Barcy, on apprend que les ravages de l’artillerie ont été tels qu’ « il est impossible d’enterrer tous les cadavres, aussi est-on obligé de les brûler. ». Il décrit (page 192) les différents us des belligérants pour l’identification de leurs cadavres et la formulation de l’épitaphe. Les britanniques se servent d’une bouteille où est enfermé l’état civil du défunt, les circonstances de sa mort, et qui indique : « In remembrance of X…, killed in action ». Les Allemands quant à eux honorent leurs morts de l’épitaphe « Hier ruht im Gott, als Feld gefallen. », « Ici repose en Dieu, tombé en héros. ». Page 287, côté français, d’Estre explique que sont ôtées au soldat les affaires personnelles destinées à la famille, puis on insère dans une boutonnière de la capote un morceau de carton soutenu par un bout de bois fendu sur lequel est mentionné l’état civil. Le soldat est ensuite inhumé la nuit après une brève cérémonie, laquelle est clôturée le plus souvent par l’expression « On te vengera ». Quant aux circonstances de la mort, l’auteur s’estime (pages 113 et 114) capable de la déduire par la position et l’état du cadavre. Ainsi, d’après lui, si celui-ci est étendu sur le ventre, il aura été tué par balle, mais s’il est allongé sur le dos, il y a plus de chances que sa mort ait été causée par une baïonnette. De plus, par la marque d’une balle sur la tempe, l’officier extrapole que le mort a sûrement été exécuté suite à un second passage de l’ennemi alors qu’il n’était que blessé.

Page 208, il compare ceux qui adoptent une position neutre face à la guerre à des corbeaux qui s’engraissent. Il est aussi étonné (page 208) du rapport disproportionné qui existe dans cette guerre moderne entre le nombre de kilogrammes de plomb utilisés et celui qui tuera réellement un homme. Il évalue que seul un dixième de la totalité du plomb utilisé atteint sa cible. Enfin, il note que les combats ont plongé ses hommes dans un état quasi léthargique (page 331).

Enfin, il apporte diverses informations supplémentaires. Il cite quatre caricaturistes et dessinateurs Willette, Weber, Steinlein et Abel Faivre aptes à décrire les atrocités allemandes utilisant des plastrons humains : « ces héros qui, pour attaquer, se sont fait parfois des matelas de femmes et se cuirassaient de vieillards et d’enfants ! ». Il dit avoir vu le corps du poète Charles Péguy (Norton Cru remet en doute cette affirmation), nous renseigne sur une visite du président Poincaré le 3 novembre 1914 pour des remises de décorations. On apprend que l’acteur Raynal est enterré à Barcy, et que Mme Macherez était administratrice de Soissons en septembre 1914. L’ouvrage, mâtiné de « bourrage de crâne » se révèle donc d’un intérêt inégal quant à sa valeur testimoniale.

Yann Prouillet – Marie Bouchereau, novembre 2010

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Jünger, Ernst (1895-1998)

1. Le témoin

Enfance et jeunesse :

Ernst  Jünger est né le 29 mars 1895 à Heidelberg. Son père, chimiste dans un laboratoire d’analyse est aussi expert auprès du tribunal de Hanovre avant de devenir pharmacien. À l’école, le jeune Ernst se montre inattentif, rétif à la discipline mais se révèle aussi grand amateur de lectures, féru des œuvres de Conan Doyle, de Hackländer, des romans d’aventures de Karl May ; il lit les grands classiques comme Robinson Crusoë de Defoe, Don Quichotte, Don Juan de Byron, Roland furieux de l’Arioste, Le Comte de Monte Cristo de Dumas.

À l’occasion d’un échange scolaire, durant l’été 1909, un séjour en France près de Saint-Quentin lui permet de perfectionner son français. Jünger tient déjà un journal. En 1911, il s’inscrit au Wandervogel, mouvement de jeunesse proche du scoutisme mais mixte et non confessionnel. En 1913, Ernst Jünger, fortement impressionné par la lecture des récits de l’explorateur Henri Morton Stanley commence à rêver d’aventures en Afrique au point de s’enrôler dans la Légion étrangère française au bureau de recrutement de Verdun avec l’intention de déserter pour pouvoir pénétrer au cœur de l’Afrique. Incorporé le 3 novembre, il subit une courte période d’instruction à Sidi-Bel-Abbès, puis déserte. Il est repris. Pendant cet épisode, son père effectue des démarches pour le récupérer, arguant de son jeune âge. L’armée libère alors Ernst qui intègre la classe de première au lycée de Hanovre. Suite au décret de mobilisation du 1er août 1914, il s’engage à Hanovre au 73e Régiment de fusiliers (régiment de Gibraltar). Le 21 août, il passe en urgence une session exceptionnelle du baccalauréat et croyant en une guerre courte, s’inscrit à l’Université de Heidelberg. Le 6 octobre, il rejoint son régiment et subit trois mois de formation. Lorsqu’il rejoint le front de Champagne, on est déjà le 27 décembre. Il n’a donc pas connu la guerre de mouvement du début de la guerre. Il est blessé une première fois aux Éparges, le 25 avril 1915, presque en même temps que Maurice Genevoix, son vis-à-vis.

Pendant l’été 1915, il suit une formation d’élève-officier à Döberitz dans le Brandebourg. En septembre, il retrouve la guerre de position à Monchy (tranchées) et Douchy (repos) en tant qu’aspirant. Il est lieutenant le 27 novembre 1915. En avril 1916, E. Jünger suit un nouveau stage de formation à Croisilles ; après des heurts avec un colonel, il demande sa mutation dans l’aviation qui lui est refusée. Blessé une deuxième fois en août, il est soigné puis rejoint son régiment dans le secteur de Saint-Vaast. Le 12 novembre, troisième blessure. Le 16 décembre, il reçoit la Croix de fer de 1ère classe. Le 18 décembre, il commande la 2e compagnie de son régiment.

À partir du 17 janvier 1917, E. Jünger subit quatre nouvelles semaines d’instruction au camp de Sissonne, près de Laon. Il s’oppose alors à son père qui se montre soucieux de le voir trouver un poste moins exposé.  On retrouve ici l’expression des stratégies de protection familiale. En mars 1917 : il prend part à la retraite de la Somme. Avril, combats dans le secteur de Fresnoy ; juin : combats d’escarmouches contre des troupes hindoues ; juillet, combats autour de Languemarck ; à cette occasion, il sauve la vie de son frère grièvement blessé. Une nouvelle demande d’être versé dans l’aviation lui est refusée, ce que ne mentionne pas son journal publié. Août, secteur de Regniéville ; 17 octobre, Flandres ; 15 novembre, double bataille de Cambrai contre les troupes britanniques. Le 9 décembre, il est blessé à la tête ; il obtient une permission pour Noël et il est fait chevalier de l’Ordre de la Maison de Hohenzollern.

Les trois premiers mois de 1918 sont consacrés à la préparation de la grande offensive. Le 19 mars, sa compagnie est presque entièrement anéantie par un obus. Ernst Jünger sort profondément traumatisé par cette expérience, ce dont il témoignera particulièrement dans Orages d’acier et Feu et sang. Le 21 mars commence la grande offensive pendant laquelle Ernst reçoit deux nouvelles blessures qui lui valent un séjour dans les hôpitaux militaires d’Allemagne. De retour sur le front le 4 juin dans le secteur de Vraucourt, il participe aux ultimes tentatives menées pour contenir les poussées anglaises. Des combats acharnés se déroulent notamment autour du Boqueteau 125 (qui donnera le titre d’un de ses livres de guerre), près de Bapaume. Le 25 août, une blessure sérieuse au poumon reçue près de Cambrai met un terme à la guerre d’Ernst Jünger.

L’après-guerre :

Le 22 septembre 1918, il reçoit la plus haute distinction militaire de l’armée allemande : « l’Ordre pour le mérite ». Au terme de sa convalescence, il intègre au printemps 1919 la nouvelle Reichswehr au 16e RI, sous les ordres du capitaine Oskar Hindenburg. En mars 1920, il se trouve engagé dans la répression du putsch de Kapp. Compte tenu de son expérience en tant que chef de groupe de choc, il est alors chargé au ministère de la guerre à Berlin de rédiger le nouveau règlement de l’infanterie ; ce dernier est publié en 1922.

En septembre 1923, bien que n’appartenant pas au N.S.D.A.P., il publie un article dans la revue du parti nazi Révolution et idée. En septembre, E. Jünger accepte d’être responsable pour la Saxe des Corps francs de Gerhard Rossbach mais trouvant ses camarades bien peu révolutionnaires, il en démissionne dès le mois suivant.

En 1924, il entame des études de zoologie à Leipzig. En 1925, il se marie, et, adhère au Stalhelm, association paramilitaire d’anciens combattants refusant l’humiliation du traité de Versailles. Jünger est alors considéré comme un journaliste politique actif de la droite allemande radicale qui se proclame révolutionnaire. Il rejoint un groupe de jeunes extrémistes hostiles à la République de Weimar dans lequel figurent entre autres, son frère Friedrich Georg, et l’écrivain Werner Beumellung. Son ouvrage Feu et sang est publié aux éditions du Stalhelm.

À partir de 1927, tout en éprouvant une certaine sympathie à l’égard du mouvement d’Hitler, il tient néanmoins à s’en démarquer et repousse les avances de Goebbels. En avril il collabore à la revue d’Ernst Niekisch, Widerstand. Zeitschrift für sozialistisches und national-revolutionäre Politik (Résistance. Revue pour une politique socialiste et nationale-révolutionnaire). Cette revue s’oppose alors à la République de Weimar comme elle s’opposera ensuite à la politique d’Hitler, même après son accession au pouvoir. Le 1er juillet 1927, il repousse une offre de devenir député national-socialiste.

Erich Maria Remarque fait l’éloge d’Orages d’acier et du Boqueteau 125 dans l’hebdomadaire Sport im Bild du 18 juin 1928. Jünger publie l’année suivante sa première œuvre prenant une distance avec l’expérience de la Première Guerre mondiale : Cœur aventureux. Notes prises de jour et de nuit.

Bien qu’invité, il ne se rend pas au Congrès du parti nazi qui se tient à Nüremberg en août 1929. Le 1er septembre, il soutient l’action terroriste du mouvement paysan du Schleswig-Holstein condamnée par les Nazis ; Jünger critique alors le légalisme de ces derniers et « leur nature foncièrement bourgeoise ». Le 27 octobre, Jünger est violemment attaqué par Goebbels dans le journal du parti nazi, Der Angriff (l’Attaque). Fin 1929-début 1930, il fait la rencontre de Carl Schmidt ; puis publie deux ouvrages assortis de près de 300 photographies, Le Visage de la guerre mondiale. 1. Expériences vécues sur le front par les soldats allemands. 2. La parole est à l’ennemi. Expériences vécues à la guerre par nos adversaires (voir l’étude de Nicolàs Sanchez Durà, Ernst Jünger, técnica y fotografia, Univ. De Valence, 2000.)

En 1933, son domicile est perquisitionné par la police ; il refuse de siéger au Reichstag en tant que député national-socialiste, et le 16 novembre, d’entrer à l’Académie de poésie.

2. Le témoignage

Composée après-guerre, à partir des notes consignées dans un carnet tenu pendant la guerre, Orages d’acier est un témoignage et une œuvre littéraire peu ordinaire en ce qu’elle vit, évolue, se façonne et se refaçonne pendant 60 années, au gré des rééditions successives, au prix d’un travail de réécriture permanent. Bien qu’écrit après la guerre, le récit proprement dit intègre des notes consignées dans le carnet de guerre (ex. p. 45-46), ainsi que d’autres documents (lettres, témoignages de camarades, ex. p. 96 ; de son frère Fritz p. 157).

La première édition d’Orages d’acier sort en octobre 1920 à compte d’auteur. Puis, en 1922 paraît une édition légèrement revue, chez l’éditeur Mittler & Sohn à Berlin, en même temps que Le Combat comme expérience intérieure composé l’année précédente. En 1924 paraît une troisième version d’Orages d’acier dotée d’une coloration plus nationaliste (extrait de la préface de 1924 : « […] Nous ne sommes pas d’humeur à rayer cette guerre de notre mémoire, nous en sommes fiers. Nous sommes indissolublement liés par le sang et le souvenir. Et une nouvelle jeunesse plus hardie vient déjà combler nos vides. Nous avons besoin, pour les temps à venir, d’une génération de fer, dépourvue de scrupules. Nous échangerons de nouveau la plume pour l’épée, l’encre pour le sang, la parole pour l’action, la sensiblerie pour le sacrifice – nous devons absolument le faire, sinon d’autres nous piétineront dans la boue. […] Puisse nous guider au-dessus de toutes les bassesses notre grande idée claire et communautaire ; la patrie, conçue au sens le plus large. Pour elle, nous sommes tous prêts à mourir… », p. 274). La même année paraît le Boqueteau 125 (octobre). En 1934 paraît une quatrième version d’Orages d’acier expurgée des passages ultranationalistes susceptibles d’être exploités par les nazis. L’année suivante paraît une cinquième version accentuant l’orientation de 1934. Au total, ce sont sept versions d’Orages d’acier que Jünger aura publiées (4 du Boqueteau 125 et 5 de Feu et sang).

La première traduction française d’Orages d’acier paraît en 1930, réalisée et présentée par le lieutenant-colonel Grenier ; cette traduction est conforme à la troisième version du texte, celle de 1924, non expurgée.

Une remarquable dernière édition française d’Orages d’acier vient d’être publiée sous l’égide de Julien Hervier dans la collection de la Pléiade (Gallimard), dans la traduction d’Henri Plard publiée en 1970 (chez Christian Bourgeois Éditeur, à partir de l’édition allemande de 1961 publiée chez Ernst Klett Verlag de Stuttgart), traduction revue par Julien Hervier pour Gallimard, en 2008. Toutes les informations d’ordre biographique ci-dessus sont empruntées à la présentation fort bien renseignée de Julien Hervier : Jünger, Journaux de guerre, 1914-1918. Une introduction situe historiquement l’action pour chacun des chapitres. Ce dispositif est complété par les différentes préfaces ayant accompagné les éditions de 1920, 1922, 1924, 1934 ; préfaces aux traductions anglaise de 1929 et française de 1960. Notons encore que dans ce volume, Orages d’acier est suivi des trois autres journaux de guerre : Le Boqueteau 125, Feu et sang, La Déclaration de guerre de 1914 ainsi que d’autres récits sur la Première Guerre mondiale : Le combat comme expérience intérieure, Sturm.

3. Analyse.

L’œuvre de Jünger constitue une véritable mine de renseignements à plus d’un égard : concernant le fonctionnement des petits groupes de soldats ; les mécanismes de cohésion, le conformisme aux normes et aux valeurs du groupe, le rôle et les postures des chefs d’unités, le combat rapproché ; les relations avec les civils en zone occupée ; le rapport aux corps et aux cadavres…

Motivations du départ : D’après Jünger, son propre départ, et le départ de nombreux jeunes allemands, furent avant tout motivés par une soif d’aventures, de prise de risque, l’idée de ne pas rater un événement exceptionnel : la guerre… : « […] Ah, surtout, ne pas rester chez soi, être admis à cette communion ! » (p. 3 : N.B. toutes les pages indiquées dans cette notice sont celles de l’édition en Pléiade). En même temps, la guerre est perçue comme une épreuve de virilité. Mais à peine arrivées sur le front, les jeunes recrues enthousiastes sont vite dégrisées : premiers obus, premiers blessés… (p. 4-5) ; les anciens assaillent les nouveaux de questions et essaient d’obtenir des informations du pays : « On nous demanda ce qui se passait à Hanovre, et si la guerre n’allait pas bientôt finir » (p. 6) ; Jünger note également que les nouveaux, qui sont en outre des engagés volontaires, ne sont pas très bien accueillis par leurs camarades plus anciens et simples mobilisés : « Les anciens ne laissaient passer aucune occasion de nous ?mettre en boîte? de la belle manière, et tous les empoisonnements, toutes les corvées imprévues tombaient tout naturellement sur les ?enragés volontaires?. Cet usage […] disparut d’ailleurs après qu’une première bataille subie en commun nous eut donné le droit de nous considérer comme des anciens » ; l’expérience partagée du danger, l’épreuve du feu soudent les groupes primaires.

La guerre réelle ne correspond pas aux attentes formées depuis l’arrière par les recrues : « Un court séjour au régiment avait suffi à nous guérir de nos illusions premières. Au lieu des dangers espérés, nous avions trouvé la crasse, le travail, les nuits sans sommeil, tous maux dont l’endurance exigeait un héroïsme peu conforme à notre naturel. Mais le pire, c’était l’ennui, plus énervant pour le soldat que la proximité de la mort. Nous espérions une attaque… » (p. 10)

Les Éparges : 23 avril 1915, premier combat (p. 19).

Notations sur le commandement, la conduite de la guerre et des hommes : En première ligne, il ne peut être question de repos ; ni le jour, ni la nuit, du fait des gardes et des travaux divers et incessants ; Jünger évoque la « torpeur » dans laquelle tombent de nombreux soldats. Les périodes dites de « repos » ne sont d’ailleurs pas plus reposantes ; là encore, les travaux se succèdent (p. 8).  Le surmenage est également mis sur le compte d’un commandement qui n’a pas encore pris l’exacte mesure des exigences de la guerre de  position. Jünger critique également l’aménagement d’abris profonds et confortables qui « crée la manie de s’accrocher au dispositif de défense, un besoin de sécurité auquel on a ensuite du mal à renoncer » (p. 11) ; « Ces brefs coups de main, durant lesquels il fallait serrer les dents, était un moyen de s’endurcir le courage et de rompre la monotonie de l’existence dans les tranchées. Il faut avant tout que le soldat ne s’ennuie pas » (p. 79) ;

Discipline : Un soldat puni est envoyé monter la garde en poste avancé muni seulement d’une pioche (p. 12). Le vandalisme, le pillage sont nuisibles à la cohésion et à la discipline : Cf. destructions lors de la retraite sur la ligne Siegfried (Hindenburg) au printemps 1917 ; son commentaire vis-à-vis de ces destructions a varié : « Ce fut la première fois où je vis à l’œuvre la destruction préméditée, systématique, que, plus tard dans ma vie, j’allais rencontrer jusqu’à l’écœurement ; elle est sinistrement liée aux doctrines économiques de notre temps, rapporte au destructeur lui-même plus de tort que de profit et ne fait aucunement honneur au soldat » (p. 114-115) [Une note précise : « ce paragraphe est un ajout assez tardif ; les destructions sont décrites sans commentaire dans les versions de 1934 et 1935. De 1920 à 1924, le commentaire était le suivant : ?la légitimité morale de ces destructions est très contestée, mais sur ce point, les réactions de colère et de tristesse chauvines me semblent plus compréhensibles que les applaudissements satisfaits des guerriers en chambre et des scribouillards des journaux. Quand des milliers de personnes pacifiques sont dépouillées de leur patrie, le sentiment complaisant de notre puissance doit se taire./ Naturellement, en tant qu’officier prussien, je ne doute pas un instant de la nécessité de ces actes. Faire la guerre, cela veut dire essayer d’anéantir l’adversaire en déployant sa force sans restriction aucune. La guerre est le plus rude des métiers, ses maîtres d’œuvre ne doivent ouvrir leur cœur aux sentiments d’humanité que dans la mesure où celle-ci ne risque pas de leur nuire./ Quant au fait que ces destructions qui répondaient aux exigences de l’heure n’étaient pas belles, il ne changeait rien à l’affaire? » (note 5, p. 730)] ; « […] à la découverte des réserves de vin rouge, le village, déjà pris sous le feu de l’ennemi, était devenu le théâtre d’un débridement bachique qu’il avait eu le plus grand mal à réfréner. […] nous prîmes l’habitude, les fois suivantes, de fracasser à coups de pistolet les dames-jeannes et autres récipients de même calibre » (p. 118).

La force de l’exemple : Postures de chefs et de meneur d’hommes  : (p. 20) ; « À 3 heures de l’après-midi, mes guetteurs de gauche arrivèrent et me rapportèrent qu’ils ne pouvaient plus tenir, leurs trous étant démolis par les obus. Je dus déployer toute mon autorité pour les renvoyer à leur poste. Il est vrai que je me trouvais à l’emplacement le plus dangereux, et c’est là qu’on dispose de la plus haute puissance de commandement » (p. 89.) ; « La méthode d’approche [patrouille] que je viens de mentionner consistait à faire alternativement ramper en avant chaque homme de la patrouille, sur un terrain où nous pouvions à chaque instant nous heurter à l’ennemi. […] Je prenais naturellement mon tour dans cette fonction, bien que ma présence dans la patrouille eût été mieux indiquée ; mais à la guerre, les considérations tactiques ne sont pas toujours les seules décisives » (p. 130) ; « Je fus le dernier à quitter le petit fortin… » (p. 152) ; (p. 171).

Obtenir l’obéissance : « […] les jeunes de ma section s’étaient déjà enquis une bonne de douzaine de fois de savoir si je n’étais pas encore revenu. Cette nouvelle me toucha profondément et m’emplit de force ; elle m’apprit que dans les jours brûlants qui nous attendaient, je pouvais compter sur plus encore que la seule obéissance due à mon grade, et que je disposais aussi d’un crédit personnel » (p. 80) (21 août 1916) ; « En avant ! En avant ! Des hommes s’abattaient soudain dans leur course et nous les cinglions de menaces pour les forcer à tirer de leurs corps épuisés leurs dernières énergies » (p. 86) ; (p. 92) ; (p. 123) ; « Comme notre petit groupe était très réduit, je tentai de le renforcer à l’aide des nombreux hommes qui battaient le terrain sans chef. La plupart déférèrent de bonne grâce à nos sommations, […], tandis que d’autres poursuivaient leur course après s’être arrêtés un moment, surpris, quand ils avaient vu qu’il n’y avait rien à gagner chez nous. Dans ce genre de situation, il n’y a pas de ménagement qui tienne. Je les fis mettre en joue » (p. 151) ; idem p. 152 ; « [patrouille] ne connaissant pas le chemin […]. Tout en me hâtant de passer, je le demandai à un sous-officier inconnu qui se tenait à une entrée de cave. Pour toute réponse, il se fourra les mains dans les poches et haussa les épaules. Comme je n’avais pas de temps à perdre au milieu des projectiles, je bondis sur lui et lui arrachai les renseignements nécessaires en lui mettant mon pistolet sous le nez.

Ce fut la première fois où je rencontrai au combat un homme qui me fit des difficultés, non par frousse, mais, de toute évidence, par pur dégoût de la guerre. Bien que ce dégoût se fût naturellement accru et généralisé dans ces dernières années, une telle manifestation, en pleine action, n’en restait pas moins très insolite, car la bataille lie, tandis que l’inaction disperse. Au combat, on est sous le coup de nécessités objectives. C’est au contraire lors des marches, au milieu des colonnes revenant de la bataille de matériel, qu’on pouvait le plus ouvertement observer la manière dont la discipline s’effritait » (p. 175-176) ; (p. 185)

Altercation avec des soldats de l’arrière : (p. 125)

Alcool : « on nous versait en abondance une gnôle d’un rouge pâle […] qui avait un franc goût d’alcool à brûler, mais qui par ce temps humide n’était nullement à dédaigner » (p. 10) ; « duels bachiques, selon la bonne vieille tradition allemande » à Douchy (p. 31) ; conduites déviantes, inconscientes du danger sous l’effet de l’alcool (p. 58) ; « Le 17 [mars 1917] au matin, nous remarquâmes qu’une attaque devait être imminente. Dans la tranchée anglaise de première ligne, fortement embourbée et vide à l’ordinaire, on entendait le clapotis de multiples bottes. Les rires et les cris d’une troupe nombreuse révélaient que nos gaillards avaient aussi dû s’humecter sérieusement le gosier » (p. 116)

Corps : on ne trouve pas de trace d’aseptisation chez le témoin Jünger : [après un bombardement] « Nous attrapâmes les membres qui sortaient des décombres et tirâmes les cadavres. L’un avait eu la tête arrachée : le cou était planté sur le tronc comme une grosse éponge sanguinolente… […] Je dressai la liste des objets de valeur que nous trouvâmes sur les corps. C’était un travail lugubre. […] mes hommes me tendaient les portefeuilles et les objets d’argent comme s’ils observaient un rite sombre et mystérieux. La fine poussière jaune des briques s’était déposée sur le visage des morts, lui donnant la rigidité de masques en cire. Nous jetâmes des couvertures sur leurs restes et nous hâtâmes de quitter la cave, après avoir emmailloté notre blessé dans une toile de tente » (p. 122). « L’odeur de décomposition, dans cet air lourd, avait crû jusqu’à devenir presque intolérable. Nous arrosâmes les morts de chlorure de chaux que nous avions emporté dans des sacs. Les taches blanches luisaient dans l’obscurité comme des suaires » (p. 139). D’autres soldats se montrent moins respectueux des morts ; certains pillent les cadavres (p. 22) et (p. 204) ; (p. 145) ; (p. 172)

Tranchées constituées dans des charniers : (p. 46), (p. 88) ; (p. 154) ; Inhumation (p. 76) ; pendant la bat de la Somme : « Des blessés tombaient, appelaient à l’aide, sans que personne y prît garde, de droite et de gauche, dans les trous d’obus, les yeux rivés à l’homme de devant, le long d’un fossé qui ne nous venait qu’au genou, fait d’une chaîne de gigantesques entonnoirs où les morts se suivaient à la file. Le pied écrasait avec dégoût les corps flasques qui cédaient sous lui ; l’obscurité dérobait leurs formes aux yeux. Le blessé qui tombait en travers du chemin n’était pas moins destiné à être piétiné par les bottes de ceux qui poursuivaient en hâte leur route. » (p. 86-87)

Tirs amis : (p. 148-149) ; p. 152 ; p. 171 ; p. 219 ; p. 243-244

Peur : Jünger est surpris de voir que les artilleurs se montrent plus impressionnés par le sifflement des balles que par celui des obus (p. 12) ; « Le feu d’artillerie, en terrain aussi découvert où l’on peut se mouvoir librement, n’a ni la même puissance matérielle ni le même effet moral que dans les agglomérations ou les tranchées » (p. 71) ; « Nous nous égaillâmes d’un bond et nous plaquâmes dans les entonnoirs. Je tombai le genou dans le produit de la frousse d’un prédécesseur et, en hâte, je me fis nettoyer au couteau, vaille que vaille, par mon ordonnance » (p. 253).

La force des normes sociales dominantes : « Un froussard se plaqua au sol sous les rires un peu contraints de ses camarades » (p. 19). Orgueil du groupe : « Le colonel a souvent voulu nous affecter à un secteur plus calme […] mais chaque fois, la compagnie demandait comme un seul homme de pouvoir garder son secteur C » (p. 45) ; « Le 8 novembre  [1916]. […] Ce capitaine de cavalerie logeait avec quatre officiers chefs de patrouille, deux officiers-observateurs et son adjoint dans le vaste presbytère, dont nous nous partageâmes les pièces. Dans la bibliothèque, l’un des premiers soirs, une longue discussion s’engagea au sujet des offres de paix allemandes, qui venaient d’être publiées. Böckelmann y mit fin d’une phrase : chaque soldat devait s’interdire de prononcer seulement le mot de paix, tant que durait la guerre. » (p. 101)

« Nous devions nous infiltrer en deux points dans la tranchée ennemie et tâcher d’y faire des prisonniers. […] Quand je demandais des volontaires, j’eus la surprise de voir – car nous étions tout de même à la fin de 1917 – se présenter dans presque toutes les compagnies du bataillon près des trois quarts de l’effectif. […] Quelques volontaires en surnombre pleurèrent presque lorsqu’ils furent refusés. […] Les casse-cous les plus cinglés du 2e bataillon avaient fait équipe.

Dix jours durant, nous nous exerçâmes au lancer de grenades et répétâmes notre coup de main contre des défenses qui reproduisaient notre objectif. […] A part cela, nous étions dispensés de service…  » (p. 166-167).

Gestes de solidarité : Encouragements mutuels (p. 23) ; « En franchissant la route, nous rencontrâmes la 2e compagnie. Kius avait été mis au courant de notre situation par des blessés et, tant de son propre mouvement que sur les instances de ses hommes, il s’était mis en route pour nous sortir de ce mauvais pas. Il l’avait fait sans ordre. Cela nous émut et nous emplit d’une exubérance joyeuse, un de ces états d’âme où l’on voudrait arracher des arbres » (p. 152). « De temps à autre, l’un de nous disparaissait dans la boue jusqu’aux hanches, et si ses camarades ne lui étaient pas venus en aide en lui tendant la crosse de leurs fusils, ils s’y seraient immanquablement noyé » (p. 180) ; à l’occasion de sa dernière blessure, ses hommes se sacrifient pour le ramener au poste de secours « […] Cet exemple peu encourageant n’empêcha pas un second sauveteur de risquer une nouvelle tentative pour me tirer d’affaire… » (p. 259-260)

Hindous : p. 134-135

Jünger témoigne de ce qu’un soldat peut tuer sans haine ; on note chez lui un profond respect pour l’ennemi ; même s’il n’hésite pas à tuer en cas de danger : « Les Français avaient dû tenir des mois auprès de leurs camarades abattus, sans pouvoir les ensevelir […] « Dans ce désordre gisaient les corps des braves défenseurs, dont les fusils étaient encore appuyés aux créneaux… » (p. 21-22); « Alerté par un guetteur, Eisen accourut avec quelques hommes et lança des grenades, contraignant l’adversaire à se retirer en laissant deux hommes sur le terrain. L’un d’eux, un jeune lieutenant, mourut aussitôt après, l’autre, un sergent, était grièvement blessé au bras et à la jambe. Nous apprîmes par les papiers de l’officier qu’il s’appelait Sokes et appartenait au 2e fusiliers, le Royal Munster. Il était très bien habillé, et son visage convulsé par l’agonie avait des traits intelligents et énergiques. Son calepin contenait une foule d’adresses de jeunes filles, à Londres ; ce détail m’émut. Nous l’ensevelîmes derrière notre tranchée et lui plantâmes une croix sans ornement, où je fis marquer son nom avec des clous de soulier. Cet incident me fit voir que toutes les patrouilles ne se terminaient pas aussi heureusement que les miennes, jusqu’à présent du moins. » (p. 111-112) ; « Cette chasse à courre dans le marais était totalement exténuante » (p. 181) ; « […] nous vîmes les premiers Anglais venir vers nous, les bras en l’air. L’un après l’autre, ils contournèrent la traverse et débouclèrent leurs armes ; menaçants, nos fusils et nos pistolets étaient braqués sur eux. […] La plupart montraient par leur sourire confiant qu’ils ne s’attendaient pas à des atrocités de notre part. D’autres essayaient de se concilier nos bonnes grâces en nous tendant des paquets de cigarettes et des tablettes de chocolat. Je vis avec la joie croissante du vrai chasseur que nous avions fait une prise considérable ; […] J’arrêtai un officier et l’interrogeai sur la suite du tracé de la position et sur les effectifs qui la tenaient. Il me répondit très poliment ; qu’il se mit par surcroît au garde-à-vous, c’était totalement superflu. […] il me conduisit au commandant de compagnie, un captain blessé, qui se trouvait dans un abri voisin. J’y fis la connaissance d’un jeune homme d’environ vingt-six ans […] qui s’appuyait au châssis de galerie, le mollet traversé d’une balle. Quand je me présentai, il porta à sa casquette sa main où brillait une gourmette d’or, me donna son nom et me tendit son pistolet. Ses premières paroles me montrèrent que j’avais affaire à un homme : ?We were surrounded about?. Il se sentait obligé d’expliquer à son adversaire pourquoi sa compagnie s’était si vite rendue. Nous nous entretînmes en français de choses et d’autres. Il me raconta qu’une série de blessés allemands, que ses hommes avaient pansés et ravitaillés, étaient étendus dans un abri voisin. […] Lorsque j’eus promis de le faire ramener à l’arrière, ainsi que les autres blessés, nous nous serrâmes la main et nous séparâmes » (p. 189-190) ; « Nous passions à la hâte devant des corps encore chauds, robustes, sous les kilts courts desquels luisaient des genoux vigoureux, ou nous rampions par-dessus eux. C’étaient des Highlanders, et l’allure de leur résistance montrait bien que nous avions affaire à de vrais hommes » (p. 223) ; « J’eus une vive empoignade avec le chef du train des équipages, qui voulait faire jeter en bas de la voiture deux Anglais blessés, alors qu’ils m’avaient soutenu durant la dernière partie de notre trajet » (p. 230)

Réduction de la violence, trêves tacites : « En maints endroits de la position […] les sentinelles sont à trente mètres à peine l’une de l’autre. Il s’y noue parfois des relations personnelles […]. De brèves apostrophes, qui ne manquent pas d’un certain humour primitif, volent d’une ligne à l’autre. ?Hé, tommy, t’es toujours là ? – Ouais ! – Alors, planque ta tête, je vais tirer !? » (p. 39-40) ; « L’infanterie des deux côtés s’en tenait, par convention tacite, au fusil, et l’emploi d’explosifs provoquait un tir de représailles deux fois plus intense » (p. 58) ; ces trêves ne sont pas réservées aux premiers mois de guerre : « Ce jourlà, je vis de petits groupes de brancardiers, drapeaux de la Croix-Rouge déployés, se mouvoir à découvert dans la zone des feux d’infanterie, sans qu’un seul coup fût tiré contre eux. De telles images ne se montraient au combattant, dans cette guerre souterraine, que dans les cas où la détresse avait atteint un paroxysme insoutenable » (p. 183, octobre 1917, Flandres)

Scène de fraternisation en décembre 1915, secteur de Quéant provoqué par l’inondation des tranchées : « Les occupants des tranchées des deux partis avaient été chassés par la boue sur leurs parapets, et il s’était déjà amorcé, entre les réseaux de barbelés, des échanges animés, tout un troc d’eau-de-vie, de cigarettes, de boutons d’uniforme et d’autres objets… » (p. 49-51) ; « […] un ton où s’exprimait une estime quasi sportive… » (p. 50) ; l’artillerie accompagne et signale la fin de l’entretien (p. 51) ; le soir de Noël 1915 : les Allemands entonnent des chants que les Anglais « étouffèrent sous les salves de leurs mitrailleuses. Le jour de Noël, nous perdîmes un homme de la troisième section, atteint par ricochet d’une balle dans la tête. Juste après, les Anglais firent une tentative de rapprochement amical en hissant sur leur parapet un arbre de Noël, que nos hommes furibonds, balayèrent en quelques coups de feu, auxquels les tommies répondirent à leur tour…. » (p. 51)

Un blessé se lamente de devoir quitter définitivement le front ; cela surprend Jünger ; nous sommes au début de la guerre (p. 28) ; cas inversé en mai 1917 : « […] l’un de mes hommes attrapa une balle de shrapnel qui lui resta dans la fesse droite. Quand, alerté, j’accourus au lieu de l’accident, je le trouvai déjà tout réjoui, attendant les brancardiers, assis sur sa fesse gauche, en train de boire le café accompagné d’une gigantesque tartine de confiture » (p. 127).

L’amour du pays : Jünger est évacué en Allemagne après sa première blessure reçue aux Éparges : « Le train nous déposa à Heidelberg. Quand je vis les collines du Neckar couvertes de cerisiers en fleur […]. Comme ce pays était beau, et bien digne qu’on versât son sang et qu’on mourût pour lui ! » (p. 28)

Les rapports avec la population civile occupée sont nombreux et apparemment cordiaux : septembre 1915 (p. 30) ; Douchy est la base de repos du 73e : « La population française était cantonnée à la sortie du village, du côté de Monchy. Des enfants jouaient sur le seuil. […] Nous n’allions voir les habitants que pour leur apporter notre linge à laver ou pour leur acheter du beurre et des œufs » (p. 31-32) « […] adoption de deux petits orphelins français par la troupe… » (p. 32) ; le village ruiné de Monchy-au-Bois (p. 32) ; relation avec une jeune fille de 17 ans du village de Croisilles (p. 60) ; civils de Douchy inquiets des gaz demandent au colonel allemand des masques ; ils sont évacués vers l’arrière (p. 74) ; cantonnement à Brancourt : flirts et amourettes entre soldats et femmes françaises (p. 99-100) ; cantonnements successifs à Cambrai chez la famille Plancot : « mes hôtes, un couple d’orfèvres très aimable, les Plancot-Bourlon, laissaient rarement passer un déjeuner sans m’envoyer dans ma chambre quelque bon morceau. Nous occupions nos soirées ensemble devant une tasse de thé, à jouer au trictrac et à bavarder. Bien entendu, une question épineuse revenait souvent sur le tapis : pourquoi faut-il que les hommes se fassent la guerre ?… » (p. 141) ; « Je retrouvai M. et Mme Plancot, qui m’avaient si bien hébergé l’année précédente, et à qui ma visite fit le plus grand plaisir…» (p. 250) ; « [Jünger blessé, août 1918] […] M. et Mme Plancot m’envoyèrent une lettre aimable, une boîte de lait condensé dont ils s’étaient privés à mon intention, et le seul melon qu’eût produit leur potager » (p. 261) ;  octobre 1917, cantonnement à Roulers/Roeselaere en Flandre : bombardements de l’aviation anglaise (p. 173-175) ;

Description d’une tranchée de première ligne (p. 34-36) ; une journée de tranchée-type (p. 37-39)

TUER. Chef d’un groupe de choc, Jünger est très explicite sur la pratique de la violence interpersonnelle, les différentes façons d’éliminer son ennemi, les coups de main et les combats rapprochés: (p. 42) ; (p. 46) ; « Ils contemplent avec une volupté de connaisseurs les effets de l’artillerie sur la tranchée ennemie… » ; « Ils aiment tirer des grenades à fusil et des mines légères contre les lignes adverses, au grand mécontentement des timorés […]. Mais cela ne les empêche pas de réfléchir constamment à la meilleure manière de projeter des grenades avec une espèce de catapulte de leur invention… » (p. 42) ; « Devant le secteur de la première section, deux ravitailleurs anglais apparurent à la tombée du jour : ils s’étaient égarés. Ils s’approchèrent le plus paisiblement du monde : l’un tenait à la main une grande gamelle ronde, l’autre un long bidon plein de thé. Tous deux furent  abattus presque à bout portant. […]  Il n’était guère possible de faire des prisonniers dans cet enfer : comment aurait-on pu les ramener à travers la zone d tirs de barrage ? » (p. 91) ; « Schmidt, le premier survivant peut-être des défenseurs du chemin creux, entendit des pas qui annonçaient l’approche des assaillants. Aussitôt après, des coups de feu retentirent à ras du sol, et des éclatements de charges explosives et de grenades à gaz : on nettoyait l’abri. » (p. 98-99) ; [combat dans une tranchée] (p. 112) ; « j’arrachai le fusil des mains du guetteur le plus proche, mis la hausse à six cents mètres, visai soigneusement, un peu en avant de la tête, et pressai la détente. Il fit encore trois pas, tomba sur le dos… » (p. 112-113) ; « Un tirailleur isolé se montra à l’orée du bois et marcha vers nous. Un homme commit l’erreur de lui crier : ?Le mot de passe !?, sur quoi il s’arrêta, indécis, puis fit demi-tour. Un éclaireur, bien entendu.

?Descendez-le !?. Une douzaine de coups de feu ; la forme s’écroula et glissa dans l’herbe haute » (p. 133) ; « C’était le moment voulu pour foncer dans le tas. Baïonnette au canon, en poussant des hourras furieux, nous montâmes à l’assaut du petit bois. Des grenades volèrent à travers les broussailles denses, et en un rien de temps nous eûmes reconquis notre avant-poste sans avoir réussi, à vrai dire, à saisir notre souple adversaire » (p. 134) ; Suit le ramassage de trois blessés hindous. « Nous bloquâmes sans tarder leur avance, bien qu’ils arrivassent avec une supériorité numérique considérable. Nous tirions rapidement, mais en visant. Je vis un gros soldat de première classe de la 8e compagnie appuyer avec le plus grand flegme le canon de son fusil sur une souche déchiquetée ; à chaque coup, c’était un assaillant qui tombait » (p. 153) ; « J’avais fait le choix d’un vêtement de travail conforme à la tâche que nous nous proposions d’accomplir » ; Jünger emporte deux pistolets et différents types de grenades… « Nous avions décousu les pattes d’épaule et le ruban de Gibraltar, pour ne pas donner à l’ennemi d’indications sur notre corps. Comme signe de reconnaissance, nous portions à chaque bras un brassard blanc » (p. 167-168) ; « Kienitz me raconta en hâte qu’il avait chassé à coups de grenades, dans la première tranchée, des Français occupés au terrassement, et qu’en poursuivant son avance, dès le début il avait eu des morts et des blessés, dus au tir de notre propre artillerie » (p. 171) ; « Le lendemain matin, le colonel von Oppen vint voir une seconde fois les hommes de la patrouille, distribua des Croix de fer et donna à chacun des participants quinze jours de permission. » (p. 172) ; corps à corps : « Domeyer se heurta à un territorial français à la barbe de fleuve qui à sa sommation : ?Rendez-vous !?, répliqua avec fureur : ?Ah non !? et se jeta sur lui. Au cours d’un duel acharné, Domeyer lui tira un coup de pistolet à travers la gorge et dut, comme moi, revenir sans prisonniers » (p. 173) ; une forme de bouclier humain… « Juste après l’attaque, le chef de ce petit fortin, un adjudant, avait repéré un Anglais qui ramenait trois Allemands prisonniers. Il abattit l’Anglais et renforça de trois hommes son effectif. Lorsqu’ils furent à bout de munitions, ils placèrent devant la porte un Anglais soigneusement pansé afin d’empêcher d’autres tirs, et une fois la nuit tombée, ils réussirent à battre en retraite sans se faire repérer.

Un autre fortin bétonné, où commandait un lieutenant, fut sommé de se rendre par un officier anglais ; pour toute réponse, l’Allemand bondit au-dehors, saisit l’Anglais au collet et le traîna à l’intérieur sous les yeux de ses hommes médusés » (p. 182-183) ; « Un avion allemand descendit en flammes une saucisse anglaise dont les observateurs sautèrent en parachute. Il exécuta encore quelques évolutions autour de ces Anglais suspendus en l’air et les arrosa de balles traçantes – signe que la violence impitoyable de la guerre s’aggravait » (p. 186) ; Combats à la grenade (p. 193-195) ; « Entre tous les moments excitants de la guerre, aucun n’est aussi fort que la rencontre de deux chefs de troupes de choc, entre les étroites parois d’argile des positions de combat. Plus question alors de retraite ni de pitié ! » (p. 195) ; Un face à face : « Nous nous aperçûmes au moment où je débouchai d’un tournant. […]. Ce fut une délivrance de voir enfin concrètement l’adversaire. Je posai le canon de mon arme contre la tempe de l’homme paralysé par la peur, l’empoignant de l’autre main par sa vareuse d’uniforme qui portait des décorations et les insignes de son grade. Un officier ; […] Avec un gémissement, il porta sa main à sa poche, pour en tirer, non pas une arme, mais une photo qu’il me tint sous les yeux. Elle le montrait sur une terrasse, entouré d’une nombreuse famille. Ce fut un appel magique […]. J’ai par la suite considéré comme un grand bonheur de l’avoir épargné en poursuivant ma course en avant » (p. 211) ; « Le défenseur n’était donc plus qu’à une longueur de bras de nous. Cette immédiate proximité de l’ennemi constituait notre sauvegarde. Elle constitua aussi sa perte. Une buée brûlante montait de l’arme. Elle devait avoir fait déjà beaucoup de victimes et continuait à faucher. […]

Je fixai, fasciné, ce bout de fer brûlant et vibrant qui semait la mort et me frôlait presque le pied. Puis je tirai à travers la toile. Un homme se dressa près de moi, l’arracha et balança une grenade dans l’ouverture. Une secousse et la fumée blanche qui jaillit nous en apprirent l’effet. Le procédé était brutal, mais sûr. Le canon ne bougeait plus, l’arme se tut » (p. 212-213) ; « Ce fut la première fois à la guerre où je vis se heurter des masses humaines. […] Je sautai dans la première tranchée ; […] je me heurtai à un officier anglais à la vareuse déboutonnée, dont pendait la cravate par laquelle je l’empoignai pour le plaquer contre un parapet de sacs. Derrière moi apparût la tête chenue d’un commandant qui me hurla : ?Abats ce chien !?

C’était inutile. Je passai à la tranchée inférieure, qui grouillait d’Anglais. On se serait cru au milieu d’un naufrage. Quelques-uns lançaient des ?œufs de cane?, d’autres tiraient avec des colts, la plupart s’enfuyaient. Nous avions désormais l’avantage. Je pressais comme en rêve la détente de mon pistolet, alors que depuis longtemps, je n’avais plus de balles dans le canon. Un homme à côté de moi, jetait des grenades parmi les fuyards. […] Le sort du combat fut réglé en une minute. Les Anglais sautèrent hors de leur tranchée et s’enfuirent à travers champs. De la crête du remblai, un feu de poursuite furieux éclata. […] en quelques secondes, le sol fut couvert de corps étendus. C’était le mauvais côté de ce remblai.

Des Allemands, eux aussi, étaient déjà sur le glacis. Debout près de moi, un sous-officier, bouche bée, contemplait la mêlée. Je lui pris son fusil et tirai sur un Anglais engagé dans un corps-à-corps avec deux Allemands. Ceux-ci restèrent un instant stupéfaits de ce secours invisible, pour poursuivre leur avance aussitôt après. […] Chacun courait droit devant lui. […] Nous formions une meute… » (p. 214-215) ; « Une entrée d’abri m’attira. J’y jetai un coup d’œil et aperçus un homme assis en bas […]. De toute évidence, il n’avait encore aucune idée des changements de la situation. Je le pris tranquillement au bout du guidon de mon pistolet, mais au lieu de l’abattre aussitôt, comme la prudence l’ordonnait, je lui criai : ?Come here, hands up !? Il se leva d’un bond, me fixa d’un air ahuri et disparut dans l’ombre de l’abri. Je balançai une grenade derrière lui. » (p. 215) ; « Les bras en l’air, les Anglais se hâtèrent de fuir vers nos arrières, pour échapper à la fureur de la première vague d’assaut […]. J’assistai, pétrifié par l’attention, au premier choc, qui eut lieu tout près du bord de notre petit retranchement. Je vis ici qu’un défenseur qui, jusqu’à cinq pas, tire ses balles presque à bout portant sur son assaillant ne peut espérer que ce dernier lui fera grâce de la vie. Le combattant qui, pendant l’attaque, a eu un voile de sang devant les yeux, ne veut pas faire de prisonniers ; il veut tuer » (p. 216) [note 10 p. 745: « de 1920 à 1924, avec quelques variantes mineures, ce début de l’assaut donne lieu à un développement différent : ?De tous les trous d’obus surgissaient maintenant des formes brandissant des fusils, qui, les yeux révulsés et la bouche écumante, montaient en hurlant de terribles hourras à l’assaut de la position ennemie d’où les défenseurs sortaient par centaines en levant les bras. / On ne faisait pas de quartier […] Une ordonnance de Gipkens en abattit une bonne douzaine […]. / Je ne peux pas en vouloir à nos hommes de ce comportement sanguinaire. Assassiner un homme désarmé est une bassesse. À la guerre, personne ne m’était aussi odieux que les héros de café du commerce […]. / Par ailleurs, qui tire ses balles sur l’assaillant jusqu’à six pas de lui doit en supporter les conséquences. Durant l’assaut, un voile de sang flotte devant les yeux du combattant, ensuite il ne peut changer d’humeur. Il ne veut pas faire de prisonniers, il veut tuer. Il n’a plus d’objectif devant les yeux, il est entièrement sous l’emprise de violents instincts originels. C’est seulement lorsque le sang a coulé que se dissipent les brouillards de son cerveau ; il regarde autour de lui, comme s’éveillant d’un rêve profond. Alors, seulement, il redevient un soldat moderne, capable d’assumer une nouvelle mission tactique?. Modifié et abrégé en 1934 et 1935, ce passage trouve sa forme définitive en 1961 ».] « Comme il persistait, en dépit de mes sommations, […] nous mîmes fin à ses hésitations de quelques grenades et poursuivîmes notre route. […] J’en abattis un au moment où il bondissait hors du premier abri » (p. 218) ; « Le nettoyage à la grenade se déroula lentement, comme devant Cambrai » (p. 223) ; « Quand nous eûmes ainsi gagné cent mètres environ, la pluie toujours plus dense de grenades à main et à fusil nous contraignit de nous arrêter. La situation menaçait de s’inverser, elle commençait à ?sentir mauvais? ; j’entendis des apostrophes nerveuses : ?V’là les Tommies qui contre-attaquent !? […] ?Gare, mon lieutenant !? C’est justement dans les corps-à-corps de tranchées que de tels retournements sont redoutables. Une petite troupe de choc s’élance en tête, tirant et lançant ses grenades. Quand les grenadiers bondissent en avant, puis en arrière, pour échapper aux effets destructeurs de leurs propres projectiles, ils se heurtent aux suivants, qui suivent en masses trop compactes. Il n’est pas rare alors que le désordre se mette chez l’assaillant. Quelques-uns tentent peut-être de se replier à découvert et s’écroulent sous le feu des tireurs d’élite, ce qui aussitôt encourage considérablement l’adversaire » (p. 224) ; Combats à la grenade p. 246 ; « La scène s’animait de plus en plus. Un cercle d’Anglais et d’Allemands nous entourait, nous invitant à jeter nos armes. […] J’exhortai d’une voix faible mes voisins à poursuivre leur résistance. Ils fusillaient amis comme ennemis. […] À gauche, deux colosses anglais fourrageaient à coups de baïonnettes dans un bout de tranchée d’où s’élevaient des mains implorantes.

Parmi nous, on entendait aussi des voix stridentes : ?Cela n’a plus de sens ! Jetez vos fusils ! Ne tirez pas, camarades !? Je lançai un coup d’œil aux deux officiers, debout à côté de moi dans la tranchée. Ils me répondirent d’un sourire, d’un haussement d’épaules, et laissèrent glisser à terre leurs ceinturons » (p. 258) ; « Il ne me restait plus que le choix entre la captivité ou une balle. Je rampai hors de la tranchée et marchai d’un pas vacillant vers Favreuil. […] La seule circonstance favorable était peut-être la confusion, telle que d’un côté on échangeait déjà des cigarettes, tandis que de l’autre on continuait à s’entr’égorger. Deux Anglais, qui ramenaient un groupe de prisonniers du 99e vers leurs lignes, me barrèrent la route. Je plaquai mon pistolet sur le corps de l’un d’eux et appuyai sur la détente. L’autre déchargea son fusil sur moi sans m’atteindre » (p. 258-259).

Corps à corps : ? « L’un de ces intrus devait être un risque-tout. Il avait bondi sans se faire voir dans la tranchée et avait couru derrière la ligne des postes de guetteurs, d’où les hommes surveillaient les approches. L’un après l’autre, les défenseurs, que leurs masques à gaz empêchaient de bien voir, furent assaillis par derrière : après en avoir abattu un bon nombre à coups de matraque ou de crosse, il retourna, toujours inaperçu, jusqu’aux lignes anglaises. Quand on déblaya la tranchée, on retrouva huit sentinelles à la nuque fracassée » (p. 75).

Esprit de vengeance : après qu’un territorial terrassier, père de 4 enfants, ait été abattu : « Ses camarades sont restés longtemps encore aux aguets derrière les créneaux pour venger le sang versé. Ils pleuraient de rage. Ils semblaient considérer l’Anglais qui avait tiré la balle mortelle comme leur ennemi personnel » (p. 48).

Patrouilles dans le no man’s land : pistolet, grenades et poignards serrés entre les dents (p. 63) ; non utilisés dans ce cas. Une seconde sortie pour rien le lendemain (p. 64)

« En un rien de temps, nous nous glissâmes en tapinois jusqu’aux obstacles de l’ennemi […] ; quelques Anglais se montrèrent et se mirent à y travailler, sans repérer nos corps plaqués dans les herbes.

Me souvenant des mésaventures de la dernière patrouille, je soufflai aussi bas que possible : « Wohlgemut, balancez-leur une grenade. – Mon lieutenant, je trouve qu’on devrait les laisser d’abord un peu travailler. – C’est un ordre, aspirant ! »

[…] Mal à mon aise, comme qui s’est embarqué dans une aventure scabreuse,  j’entendis auprès de moi le craquement sec du cordon qu’on tire et vis Wohlgemut, pour se découvrir le moins possible, lancer sa grenade comme une bille à ras du sol. Elle s’arrêta dans les broussailles, presque au milieu des Anglais, qui semblaient ne s’être aperçus de rien. Quelques secondes d’extrême tension passèrent. « Crrrac ! » Un éclair illumina des formes vacillantes. Braillant ce cri de guerre : « You are prisoners !« , nous bondîmes comme des tigres au sein de la nuée blanche. En quelques fractions de seconde, il se déroula toute une scène sauvage. Je braquai mon pistolet sur un visage qui luisait devant moi […]. Une ombre tomba à la renverse avec un hurlement nasillard, dans les barbelés. C’était un cri hideux […]. À ma gauche, Wohlgemut déchargeait son pistolet, tandis que Bartels, dans son énervement, lançait au petit bonheur une grenade au milieu de nous » (p. 79) ; au total donc, peu de baïonnettes ou de poignards en action…

La guerre comme travail : « Quand le fil téléphonique  était coupé, j’étais chargé de le faire réparer par mon détachement d’intervention. Je découvris en ces hommes, dont j’avais à peine remarqué jusque-là l’activité sur le champ de bataille, une espèce particulière de « Travailleurs inconnus » dans la zone mortelle. […] rattacher deux bouts de ligne téléphonique : tâche aussi périlleuse que sans éclat » (p. 105-106).

Le plaisir du travail bien fait : « Notre grand orgueil était notre activité de bâtisseurs, où intervenaient peu les ordres de l’arrière… » (p. 56).

Crises de nerfs de Jünger : (p. 79) ; (p. 92) ; « […] l’obus s’était abattu juste au milieu de nous. A demi assommé, je me relevai. Dans le grand entonnoir, des bandes de cartouches de mitrailleuses, allumées par l’explosion, lançaient une lumière d’un rose cru. Elle éclairait la fumée pesante où se tordait une masse de corps noircis, et les ombres des survivants qui s’enfuyaient dans toutes les directions. […] Moi qui, une demi-heure auparavant, était encore à la tête d’une compagnie sur le pied de guerre, j’errais maintenant avec quelques hommes complètement abattus à travers le lacis des tranchées […]. Je me jetai à terre et éclatait en sanglots convulsifs, tandis que les hommes m’entouraient, l’air sombre » (p. 202-203).

Gaz : effets : p. 72-74 ; (p. 102).

Faim : (p. 107-108) ; (p. 162).

Boue : « Ce fut une matinée pitoyable. J’y pus constater une fois de plus qu’aucun tir d’artillerie n’est capable de briser la volonté de résistance aussi radicalement que le froid et l’humidité » (p. 155)

Notes psychologiques : (23 août 16) « […] un chauffeur s’écrasa le pouce en mettant son auto en marche. La vue de cette blessure me causa, à moi qui ai toujours été sensible à ce genre de spectacles, une espèce de haut-le-cœur. Si j’en fais mention, c’est qu’il est d’autant plus curieux que j’aie été capable de supporter dans les jours suivants la vue de graves mutilations. Cet exemple montre que dans la vie, le sens de l’ensemble décide des impressions particulières » (p. 81) ; « Il flottait au-dessus des ruines, comme de toutes les zones dangereuses du secteur, une lourde odeur de cadavres, car le tir était si violent que personne ne se souciait des morts. On y avait littéralement la mort à ses trousses – et lorsque je perçus, tout en courant, cette exhalaison, j’en fus à peine surpris – elle était accordée au lieu. Du reste, ce fumet lourd et douceâtre n’était pas seulement nauséeux : il suscitait, mêlé aux âcres buées des explosifs, une exaltation presque visionnaire, telle que seule la présence de la mort toute proche peut la produire » (p. 83) ; « C’est là, et au fond, de toute la guerre, c’est là seulement que j’observai l’existence d’une sorte d’horreur, étrangère comme une contrée vierge. Ainsi, en ces instants, je ne ressentais pas de crainte, mais une aisance supérieure et presque démoniaque ; et aussi de surprenants accès de fou rire, que je n’arrivai pas à contenir » (p. 83) ; « À partir de 7 heures, la place et les maisons voisines reçurent à des intervalles d’une demi-minute des obus de 150. Beaucoup d’entre eux n’éclatèrent pas : leur choc bref, énervant, secouait la maison jusqu’à ses fondations. Et pendant tout ce temps, nous restâmes dans notre cave, assis dans des fauteuils recouverts de soie, autour de la table, la tête entre les mains, à compter les intervalles des explosions. Les blagues devinrent plus rares, et pour finir, les plus intrépide eux-mêmes se turent » (p. 85) ; « Sous l’effet de violentes douleurs dans la tête et les oreilles, nous ne pouvions nous entendre qu’en braillant des mots sans suite. La faculté de penser logiquement et le sens de la pesanteur semblait paralysés. On était en proie au sentiment de l’inéluctable, de la nécessité absolue, comme devant la fureur des éléments. Un sous-officier de la troisième section devint fou furieux. » (p. 85).

Bat de la Somme, Combles (août 1916) (p. 83) civils ensevelis sous les décombres : « Une petite fille gisait devant un seuil au milieu d’une flaque rouge » (p. 84) « Un endroit violemment bombardé était le parvis de l’église détruite, en face de l’entrée des catacombes, de très anciennes galeries souterraines parsemées de niches où logeaient entassés presque tous les états-majors des unités combattantes. On racontait que les habitants avaient dégagé à coups de pioche, dès le début des bombardements, l’accès muré qu’ils avaient caché aux Allemands pendant tout le temps de l’occupation » (p. 84).

Grippe espagnole : (p. 238-239).

Volontaires de 1918 : « […] le volontaire de 1918, fort peu modelé, de toute évidence, par la discipline, mais brave d’instinct. Ces jeunes casse-cou aux tignasses farouches, en bandes molletières, se prirent violemment de querelle à vingt mètres de l’ennemi par ce que l’un d’eux en avait traité un autre de dégonflé… » (p. 242).

Frédéric Rousseau, mai 2010.

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Bonnamy Georges (? – ?)

1) Le témoin

Nous n’avons, à ce jour, pu recueillir aucun élément biographique sur ce témoin hormis ceux qui transparaissent dans sa narration. Il s’agit probablement d’un officier subalterne (ou d’un sous-officier ?) appartenant au 131e RI qui occupe un poste de chef de section comme le laissent clairement entendre deux passages du texte (pp 75 et 80). Le témoignage de Bonnamy ne permet pas d’établir clairement son appartenance à l’armée de métier ou à celle de conscription.

2) Le témoignage

La Saignée, E. Chiron, 1920, 157 p.

Un dessin signé de l’auteur en première de couverture.

Une dédicace : « A mes camarades du 131e R.I. »

Une courte préface, localisée et datée : « Juvincourt-Berry-au-Bac 1917 ».

3) Analyse

Le témoignage de Georges Bonnamy s’apparente à la catégorie des souvenirs de guerre non recensés par J.N. Cru, ni dans Témoins (1929) ni dans Du Témoignage (1930). Les premiers mots de la préface situent tout à fait cet écrit dans un genre testimonial particulier parce que critique : « En écrivant ces pages j’ai voulu surtout rendre hommage au soldat français de la guerre, qui, malgré les fautes de ses dirigeants entraînant pour lui tant de misères évitables, est demeuré contre l’adversité et a su lutter âprement jusqu’à son triomphe. » Souvenirs d’autant plus critiques que Bonnamy met en cause non seulement la conduite de cette offensive par le haut commandement militaire mais épingle également la responsabilité des politiques en évoquant notamment les polémiques « littéraires » qui se déclenchèrent autour de cette offensive avant même la fin du conflit.

Trois moments très différents caractérisent ce témoignage dont la construction est parfois assez déconcertante, alternant des  chapitres de narration événementielle aux chapitres d’analyse ou de remémoration.

La portée de ce témoignage est donc une combinaison complexe alternant à la fois une relation objective de faits guerriers (probablement écrite à partir de carnets) et un discours d’analyse construit a posteriori, déjà fortement empreint d’une forme de pensée représentative de celle de l’ancien combattant.

Les six premiers chapitres brossent un tableau général de la guerre. Les neuf chapitres suivants sont centrés exclusivement sur l’offensive du Chemin des Dames de 1917 mais mêlent deux approches différentes. La première offre un tableau précis de l’offensive du Chemin des Dames du 16 au 29 avril 1917 dans sa partie orientale. Elle fournit une chronologie et une topographie particulièrement précises de la période d’engagement de l’unité à laquelle appartient l’auteur. La seconde partie, originale, offre une analyse rétrospective des insuffisances militaires et politiques qui furent à l’origine de l’échec. L’auteur entend y exposer un point de vue critique sur ce qui a été écrit sur cette offensive au regard de sa propre expérience vécue. Cette partie est suivie d’un retour au narratif événementiel portant sur la période de l’après combat (fin avril et début mai), mêlée de passages plus analytiques évoquant les mutineries ou la justice militaire. Enfin, un dernier chapitre évoque un pèlerinage d’après guerre sur ce même lieu.

Chapitres 1 à 6 : la guerre au quotidien

Les six premiers chapitres de ces souvenirs, intitulés « Dans la Tranchée », « Les Travaux », « Les Corvées », « Les Gaz », « les Sapes » et « Un Enterrement », offrent un tableau somme toute classique de la littérature de témoignage, centrés sur la vie matérielle du soldat. Aucune indications temporelles n’y figurent mais quelques indications spatiales assez précises permettent de pallier cette lacune par la consultation des JMO ou de l’historique du 131e RI : Berry-au-Bac (boyau de Hazebrouck) au chapitre 2 et Argonne (boyaux de Bolante et de la Fille morte) aux chapitres 3 et 4. Aucune localisation fiable n’est envisageable pour les chapitres 5 et 6.

Ces six premiers chapitres offrent des considérations générales sur la guerre. Quelques thématiques particulières y sont évoquées :

– perception du temps de guerre et évocation de la camaraderie au front (chapitre 1).

– importance des travaux et corvées dans l’économie de la guerre au quotidien (chapitres 2 et 3).

– importantes pertes occasionnées par la guerre des mines en Argonne (chapitre 3).

– guerre des gaz (chapitre 4).

– qualité des fortifications allemandes et répugnance des troupes françaises aux travaux de fortification ; accidents dus à la manipulation des grenades ennemies (chapitre 5).

– enterrement d’un camarade (chapitre 6).

Chapitres 7 à 16 : le Chemin des Dames d’avril à mai 1917

L’engagement du 131e du 16 au 29 avril

L’intérêt majeur du témoignage de Bonnamy réside à n’en pas douter dans la description précise et complète de son implication dans l’offensive du 16 avril 1917 au sein de la Xe armée prévue initialement pour assurer l’exploitation de la percée qu’auraient dû produire les deux armées de rupture, les Ve et VIe armées. L’auteur évoque d’entrée les espoirs suscités par cette attaque qui devait mettre un terme au conflit : « Cette offensive ? Elle doit être le terme de nos souffrances, notre dernier effort ; elle doit être victorieuse impétueusement et conduire l’ennemi à la déroute. On en parle partout et partout on a confiance. » (p 55) La préparation sur le papier ne peut que renforcer cette confiance initiale : « Tout est scrupuleusement étudié et solutionné et même le commandement a poussé la prévoyance jusqu’à nous indiquer le lieu, l’heure et la durée des pauses que nous devons faire au cours de notre marche en avant ! C’est de la prévoyance qui va peut-être un peu trop loin… » (p 56)

Le 15 avril, le 131e quitte son cantonnement de Ventelay et se dirige vers Roucy. Les espoirs semblent confirmés par le spectacle de la préparation d’artillerie en cours : « Plus nous avançons et plus le grondement des canons devient assourdissant ; je suis littéralement ahuri. » (p 57) L’Aisne est franchie et le régiment s’installe dans des sapes du bois de Beaumarais, en attente d’ordres. L’auteur occupe une position de chef de section : il se met à la recherche d’abris capables de protéger ses hommes et se cherche une sape individuelle, déjà occupée par un cadavre… Cette présence inattendue l’oblige à rejoindre ses hommes.  L’arrivée d’un agent de liaison lui permet de connaître les derniers ordres : « (…) l’heure H est à 6 heures, notre régiment doit intervenir à H+4, c’est-à-dire 10 heures. » (p 60) Ce temps d’attente d’avant l’attaque est long et particulièrement difficile à gérer. On le meuble par des pratiques superstitieuses qui semblent vouloir conjurer le sort : « Pour nous divertir, quelqu’un propose de jouer à pile ou face nos existence précaires ! Je lance à mon tour le sou en l’air et le sort me donne pile… je dois être tué ; l’impression que je tire de ce jeu n’est évidemment pas bonne. » (p 60) Vers 6 heures, l’artillerie française ralentit ses cadences de tir, signe de l’imminence de l’attaque. Déjà les premiers blessés des armées de rupture refluent : « Un très jeune officier passe près de nous, très roide, avec une terrible plaie à la mâchoire que ne recouvre aucune compresse ; nous lui demandons si l’affaire se passe bien ; il nous fait signe que oui. Mais nous recueillons en peu d’instants tellement de renseignements contradictoires que nous ne savons que penser. » (pp 61-62). La déception des espoirs initiaux ne tarde pas à venir : « A 10 heures, l’ordre de nous mettre en route ne nous est pas donné, alors nous commençons à douter du succès de l’offensive. La journée entière s’écoule ainsi à regarder passer les blessés, refluer en désordre des convois de toutes sortes, des tanks, de la cavalerie. » (p 62)

La nuit venue, un ordre enjoint l’unité du témoin à se porter latéralement jusqu’au bois Clausade où elle passe la deuxième journée de l’offensive : « Nous sommes complètement isolés dans ce bois et peut-être même ignorés ! Aucune nouvelle du combat qui se livre devant nous n’arrive jusqu’ici ; seule la canonnade nous renseigne vaguement sur la marche des opérations et nous sommes bien forcés de reconnaître que le mouvement de rempli des Allemands ne ressemble guère à une déroute… Je regarde les plans d’attaque surannés avec amertume : aujourd’hui, nous devrions être à Sissonne ! » (p 63) L’officier est désorienté, aux sens propre et figuré du terme, par cette nouvelle mission d’où suinte l’improvisation consécutive à l’échec des armées de rupture : « (…) nous ne faisons plus face à nos objectifs primitifs et nous ne possédons aucun plan ni renseignement  du terrain qui s’étend devant nous. » (pp 63-64) S’ensuit une marche de nuit confuse qui amène le bataillon sur les rives de la Miette, « adorable ruisseau jadis, affreux bourbier de sang et de cadavres ce soir-là. » (p 64) Personne ne sait où aller. On pense être dans les lignes ennemies. On reflue pour savoir par la suite que les éléments de tête du bataillon ont simplement croisé une poignée de prisonniers allemands qui se repliaient vers les lignes françaises. Dans cette confusion qui règne jusqu’au petit jour, compagnies et sections se sont mêlées, les hommes se sont égarés et n’ont eu aucun ravitaillement depuis leur départ. Il faut attendre le milieu de la matinée pour qu’un guide envoyé par le commandement emmène le bataillon sur les anciennes positions du 4e RI, jonchées de cadavres. Il est maintenant acquis que l’armée d’exploitation va donc simplement servir à combler les pertes des armées de ruptures durement éprouvés : « Nous sommes tous affreusement pâles et ce qui nous fait le plus mal c’est de voir autant de Français étendus et si peu d’Allemands. » (p 70) Le 131e RI occupe la tranchée de la route 44 et s’y enterre, coincé entre les hauteurs de Craonne et Berry-au-Bac-cote 108, toujours tenues pas les Allemands.

Le troisième jour d’engagement est celui de tous les découragements : « Je sens que le moral de la troupe va constamment en s’affaiblissant. Pourtant il était solide, il y a trois jours, jamais je ne l’avais vu aussi beau. Ces hommes et leurs chefs étaient partis à l’attaque plein[s] d’enthousiasme, sûrs de leur force et de la défaite de l’ennemi. » (p 73) La lassitude s’installe d’autant mieux qu’ « après trois jours de marches désordonnées, en tous sens, pénibles et meurtrières, nous n’avons pas vu l’ennemi, nous ne savons pas même où il se trouve et nos pertes sont lourdes ! » (p 74) La liaison entre les unités voisines n’est même pas assurée : il existe des « trous » dans le dispositif français. Le chef de bataillon décide de partir en reconnaissance en avant avec ses officiers vers le boyau Belt où les Français n’ont jamais mis les pieds mais qui est jonché de cadavres allemands. De retour vers ses hommes, Bonnamy est chargé d’établir la liaison avec les unités voisines qu’il cherche durant une heure dans une parfaite obscurité. La liaison est enfin accomplie au niveau du boyau de la Somme occupé par des troupes du 76e RI. Les travaux de terrassement défensifs peuvent alors  commencer.

Le jour suivant, vers 8 heures, un feldwebel vient se rendre. Selon ses dires, la situation n’est guère meilleure dans les lignes allemandes où règnent également confusion et fatigue. La journée est calme car les Allemands qui occupent les hauteurs du Bois des Boches n’ont pas encore découvert les nouvelles positions françaises. Mais dès le 20 avril, l’efficacité des tirs allemands ne cesse de croître pour atteindre un parfait rendement. Les hommes du 131e RI sont désormais définitivement établis dans une nouvelle guerre d’usure où remuer la terre est un gage de vie. Bonnamy évoque rétrospectivement l’échec du 4e RI devant Juvincourt, position que son régiment occupe actuellement (Courtine de l’Ancien Moulin). Le 4e, sérieusement éprouvé par ses pertes le 16 avril et peu soutenu par son artillerie, n’a pu ni résister aux contre-attaques allemandes ni se maintenir dans cette localité. Les ordres actuels paraissent tout aussi incohérents : « Je m’étonne, en le parcourant, que ce système de tranchées ne soit la propriété de personne ; cette position dominante est incontestablement préférable à celle que nous occupons. Pourquoi ne nous en emparons-nous pas, il n’y a qu’à avancer ? » (p 83) Le commandement, absent des première ligne, semble parfaitement ignorer la position des troupes : « (…) mon opinion et celle des autres petits chefs d’infanterie qui m’environnaient était négligeable eu égard à nos grades ne pouvaient avoir d’écho. » (p 85) Le 131e est donc condamné à subir les bombardement allemands jusqu’à sa relève opérée le 29 avril par le 313e RI.

L’analyse de l’échec : « L’ère du témoin »

« Je me propose ici de faire connaître quelques vérités sur l’offensive menée par les troupes françaises au mois d’avril 1917. Je ne parlerai que du secteur que j’ai vu, mais j’en parlerai sûrement (…) » (p 89) On l’aura facilement compris, la position de témoin visuel, revendiquée avec force par l’auteur, l’autorise à entrer dans l’analyse des polémiques « littéraires » qui éclatèrent au sujet de cette offensive bien avant la fin de la guerre, pour y apporter sa propre contribution : « On dirait qu’une frénésie s’est emparée de tous ces gens qui répandent à profusion sans s’en rendre compte, des erreurs et des légendes. Ils veulent tous dire leur mot sur cette affaire et ils exposent les faits sous vingt jours différents (…) » (p 89) Le premier visé n’est autre que le ministre de la Guerre, Paul Painlevé, qui a fait paraître dès novembre 1919, La vérité sur l’offensive du 16 avril 1917 (cf. partie 4). « Non, Monsieur Painlevé, vous ne publierez pas toute la vérité : c’est impossible ! » (p 90), lui répond l’auteur de La Saignée. Selon lui, très péremptoire sur ce point, seul celui qui a de ses yeux vu a droit à la parole pour évoquer ce qu’on qualifierait sans doute aujourd’hui une forme de micro-histoire : «  Et vous, les historiens de la Grande Guerre, les critiques militaires ineffables, qui avez vu l’offensive d’avril 1917 de fort loin, dans votre bureau et dans vos chaussons, gardez-vous de porter des jugements téméraires basés sur des documents plus ou moins authentiques et, en tous cas, seulement sur des documents ; l’histoire en souffrirait. » (p 89) Craignant que les historiens ne pratiquent comme il le faudrait l’analyse critique des documents d’état-major, le témoin entend leur fournir ici sa version des faits à partir de ce qu’il a pu observer directement.

Constatant que « nulle part, nous n’avions avancé selon les prévisions du commandement », Bonnamy s’en prend d’abord à la défense de Nivelle qui a prétendu, dès sa comparution devant la commission Brugère, que si le pouvoir politique l’avait laissé mener son offensive jusqu’au terme, celle-ci ne se serait pas forcément soldée par un échec. Là où Nivelle avait toujours cherché à minimiser les pertes, Bonnamy entend lui répondre, là encore avec l’autorité de celui qui était : « Les pertes que nous avons subies pendant cette seconde phase de l’offensive, c’est-à-dire pendant la durée de l’organisation du terrain conquis, furent très sévères et quoi qu’il n’en soit fait mention dans les statistiques officielles relatives à l’offensive, je prétends qu’elles doivent s’y rattacher, elles en sont la conséquence. » (p 92) Poursuivant l’analyse des pertes, Bonnamy en soldat aguerri et expérimenté conclut : « Mais ce qui est anormal, c’est que nos gains furent hors de proportions avec nos pertes. » (p 94)

Revenant sur l’engagement de son unité, le témoin analyse la conduite de cette opération où « rien ne se passa selon [les] prévisions » : préparation d’artillerie irrégulière, non conquête des hauteurs tenues par les Allemands (Craonne, Bois des Buttes et des Boches, cote 108), défense obstinée de l’ennemi, présence de blockhaus garnis de mitrailleuses, tanks qui n’ont remplir leur mission, soutien insuffisant de l’artillerie. Quant aux secteurs où une progression a pu être accomplie, l’absence de directives coordonnées émanant du haut commandement, n’a pas permis de les conquérir facilement, comme il aurait été possible de le faire pour la trouée de Juvincourt. Les troupes durent s’enterrer sur place, quitte à subir l’écrasement par l’artillerie ennemie. Les modifications des plans initiaux n’ont pas été absentes mais elles ont été trop lentes, « entraînant avec elles la confusion inévitable. » (p 104) A la question de savoir pourquoi l’offensive fut mal montée, l’auteur répond en pointant les conditions météorologiques déplorables, la fatigue des combattants avant même leur engagement, le désordre ambiant, les mauvaises liaisons entre l’état-major et la troupe, l’insuffisance en nombre et l’impréparation des tanks. Mais Bonnamy ne se contente pas de remettre en cause les bévues du  haut commandement, il évoque également les défaillances des échelons inférieurs : au cours de l’affaire de Sapigneul, un commandant avait emmené les plans d’engagement d’une partie de la Ve armée qui fut pris par les Allemands. Le plan d’attaque général n’en fut pas pour autant modifié. Bonnamy ne donne toutefois pas raison au gouvernement de reprocher à l’ancien commandant en chef de lui avoir caché ce fait : « Or, je dis que le général en chef était seul juge de cette affaire et qu’il a bien fait de prendre une décision sous sa responsabilité, le Gouvernement étant incapable d’avoir une opinion personnelle à ce sujet. » (p. 108) Il semble ignorer ou, du moins, négliger, puisqu’il a lu les écrits de Painlevé, l’existence de la conférence de Compiègne du 6 avril où l’existence de ce fait aurait dû être porté à la connaissance des autorités gouvernementales, l’affaire de Sapigneul ayant eu lieu deux jours avant ladite conférence. Parfois défenseur de valeurs purement militaires, il ne peut que déplorer l’absence de décisions tranchées qui ont caractérisé du début à la fin cette offensive du côté des politiques : « Mon avis est que : ou bien le général Nivelle était reconnu incapable, et il fallait le remplacer ; ou bien on lui faisait confiance, et, dans tout ce cas, il fallait le laisser agir seul jusqu’au bout. Ces atermoiements et ces colloques n’ont pu que le gêner. » (p 114) Le témoin a-t-il lu les thèses défendues par les proches de Nivelle, dont celles du commandant De Civrieux ? Ce n’est pas impossible (cf. partie 4).

Evoquant sans jamais le citer explicitement la polémique née autour de la parution dans le Collier’s national Weekly – un hebdomadaire américain à fort tirage qui défendit les thèses de Nivelle contre celles de Painlevé – Bonnamy n’en  poursuit pas moins sa démonstration à charge, démonstration où chacun d’ailleurs en prend pour son grade… Dans cet article, Wythe Williams avait prétendu que la présence de parlementaires à l’observatoire de Roucy (et non Roncy, comme l’indique le texte) avait provoqué une intervention directe du ministre de la Guerre pour mettre fin à l’offensive. Nuançant les thèses des uns et des autres, Bonnamy n’en tranche pas moins la question en déclarant qu’ « il est prouvé que la présence de ces douze parlementaires au front [dont Clemenceau, Ferry, Doumer, Favre et Renaudel] n’a pas eu pour effet de provoquer une intervention politique. » (pp 117-118) Il n’en déplore pas moins « la présence de ces chefs de l’Etat constituaient une gêne pour les généraux dirigeant les opérations, et les attitudes qu’ils ont eues ont pu influer sur les décisions prises. » (p 117) Se mettant, parfois un peu naïvement, à la place du commandant du GAR, il poursuit en déclarant : « Mon avis est que ces parlementaires ont follement commis une grande faute en se rendant sur le front de l’attaque. Je ne sais si le général Micheler eut beaucoup de plaisir à les avoir auprès de lui, ou s’il les a subis par respect, mais ce que je sais bien, c’est que je n’aurais pas toléré leur présence une minute, que je les aurais renvoyé purement et simplement à leurs propres affaires, à leurs « chiffons de papier ». J’aurais évité d’être ainsi gêné par les mouches du coche ! » (p 117) Il semble toutefois ignorer combien le commandant du GAR cultivait à souhait les soutiens politiques dont le principal n’était autre qu’Antonin Dubost, le président du Sénat. Reprenant le flambeau de « celui qui y était », Bonnamy a alors beau jeu de dénoncer ce qu’il juge être la semi-couardise des parlementaires présents à Roucy : « Voulaient-ils plus simplement encourager les soldats de leur présence ? Oh ! la belle pensée ! Mon régiment, allant à l’attaque, est passé dans Roncy la veille du 16 avril ; il était nuit, et je n’ai pas aperçu les parlementaires, et, les aurais-je vus, que je n’en n’aurais pas eu plus de courage. » (pp 118-119) Nous sommes là au cœur d’un discours ancien combattant, construit après la guerre et empreint d’un anti-parlementarisme de circonstance…

L’après combat

Reprenant la narration événementielle, Bonnamy s’attache alors à décrire la période qui suit immédiatement l’engagement du 131e. Les hommes sont exténués de fatigue mais ne s’en chargent pas moins d’un précieux butin de guerre pris aux Allemands (p 121). Dans un passage qui ne va pas sans rappeler les souvenirs de Tézenas du Montcel pour un secteur voisin (L’Heure H. Etapes d’infanterie, Valmont, 1960), il décrit le soulagement de l’après combat et ce bonheur « de sortir vivant de la bagarre » (p 121). L’unité se rend nuitamment au Bois des Boches, récemment reconquis, s’y perd pour retrouver enfin la route de Pontavert.

Le repos se fera à Vantelay où le régiment doit entrer musique en tête sous l’œil du colonel qui « tient beaucoup à ce retour en fanfare. » (p 127) La fatigue des hommes provoque plutôt « un triste défilé. » Les lieux de cantonnement sont « des baraquements vermoulus et branlants, sans fenêtres souvent, et qui s’érigent au milieu d’un lac de boue. » (p 129) Les hommes sont « pour la majorité, peu enclins à bavarder ». On cherche avant tout le sommeil. Les troupes sont mécontentes de leurs chefs. Elles « doutent de la victoire », apprennent que les permissions sont suspendues et déplorent les piètres conditions matérielles qui leur sont réservées au repos. Elles sont également « mécontentes du gouvernement » car des rumeurs de paix avec l’Allemagne et de mauvais traitements à l’égard de leurs femmes et leurs enfants se répandent (probablement la rumeur des Annamites). Puisque les permissions sont suspendues et que les journaux n’arrivent plus, « les soldats les tiennent pour exactes. » (p 133) Reprenant à son compte « l’intrusion d’agents secrets, provocateurs de troubles » chère au commandement, l’auteur nuance son propos en disant « que leur action a été postérieure à la démoralisation de l’armée » (pp 133-134) Son récit est là encore contaminé par des résurgences mémorielles de l’après guerre, avec un éloge du commandement et de la méthode Pétain (p 134). Son témoignage direct sur les mutineries est plutôt concis voire réservé sur ce point particulier : « Au milieu de cette ambiance, mon régiment, malgré son désordre apparent, conserva son sang froid et se contenta de protester par des paroles. » (p 135) Le 131e, bien que n’ayant pas terminé sa période de repos, va être appelé à remonter en ligne. Ce qui provoque  « un surexcitation insolite » : des clameurs s’élèvent au moment où la musique régimentaire joue, l’arrivée du colonel est l’occasion de réclamer des permissions. Le lendemain, montant en ligne, les hommes entonnent la chanson de Craonne mais une fois arrivés aux tranchées « tout rentre dans l’ordre, les retardataires rejoignent peu à peu leur unité, bientôt la bonne volonté et la discipline renaît partout. » (p 136)

Dans un chapitre intitulé « Les conseils de guerre aux armées », Bonnamy renoue avec un récit analytique et généraliste. Selon le témoin à qui « il (…) a été donné d’assister plusieurs fois à de pareils jugements » (p 138), « cette justice (…) a été rendue souvent dans de mauvaises conditions de labeur, avec une précipitation outrageante et sans une conception de la grandeur de la tâche entreprise et de la responsabilité encourue. On a produit des jugements le plus souvent avec un minimum de temps, d’efforts et d’arguments ; on a jugé des faits, on n’a pas jugé l’homme. » (p 137) Bonnamy reproche à ces tribunaux militaires la piètre qualification des juges, une méconnaissance des dossiers, des manquements élémentaires au code de justice, des vices de formes et la présence  d’avocats commis d’office à qui on n’a pas laissé le temps de préparer une véritable défense. Illustrant son propos par deux exemples qu’il connut directement, Bonnamy en conclut que « les grands griefs que l’on peut retenir contre cette justice sont qu’elle ne s’entourait pas de toutes les compétences désirables et qu’elle était hâtivement rendue – au contraire de la justice civile ! » (p 142)

Evoquant ensuite la constitution des corps francs en réponse aux Stosstruppen allemands, le témoin constate qu’ « après avoir été très en vogue dans l’armée française, [ils] tombèrent dans le marasme et à peu près dans l’oubli. » Ce sont « en général d’assez mauvais sujets au caractère intraitable que la guerre n’avait pas contribué à rendre meilleur. » (p 143) La création des compagnies franches posa rapidement des problèmes au commandement : « En ligne ils accomplissaient avec entrain toute mission donnée, mais au repos ils estimaient avoir droit à la plus complète tranquillité. » (p 144) Souvent ivres, ils sont peu disciplinés et peu respectueux des hiérarchies en place. Leur rapide disparition correspondit à un réel soulagement pour le commandement.

Le chapitre « Une attaque » décrit un engagement qui s’est très probablement déroulé également sur le Chemin des Dames. Aucune indication temporelle ni topographique ne figurent dans ce récit de combat. Il pourrait s’agir de l’attaque du 21 novembre 1917 visant à la reconquête du saillant de Juvincourt, brièvement évoquée dans l’historique du 131e. Bonnamy qualifie cette attaque d’ « opération de détail comportant la réduction d’un saillant ennemi ». Elle est précédée d’une forte préparation d’artillerie. Il justifie son succès par le fait que « toutes les opérations de faible envergure ainsi conçues et exécutées ne peuvent que réussir, car la lutte est trop inégale pour qu’il en soit autrement. » (p 151)

Chapitre XVI : Pèlerinage

Le dernier chapitre du témoignage de Bonnamy laisse entièrement  la parole à l’ancien combattant. Les souvenirs qu’il est revenu quérir sur le Chemin des Dames sont tous empreints d’une amertume teintée d’une certaine forme de nostalgie. De retour sur les lieux où il combattit et où nombre de ses camarades reposent encore, il y dénonce le retour à la vie dans ce qui restera pour lui à jamais un ancien champ de bataille devenu un sanctuaire sacré : « Des étrangers y sont venus, profanateurs de nos misères et de nos souvenirs terribles ; ils y sont encore, ils grouillent en tout sens en s’appelant et en riant… et j’ai envie de leur crier de respecter ces lieux meurtris (…) Je les fui[s] et je cours dans le dédale des tranchées me réfugier au cœur de ce champ de bataille. Là, personne n’est venu, personne ne viendra, car c’est loin, inconnu et désert, car cela n’est rien pour « eux »… pour moi c’est tout un lambeau de ma vie, lambeau atroce ! » (p 154)

4) Autres informations

– Anonyme, Historique succinct du 131e RI (s.d., s.l., s.e.)

– De Civrieux (commandant), L’offensive de 1917 et le commandement du général Nivelle, Van Oest, 1919, 269 p.

– J.F. Jagielski et D. Rolland, « En terminer avec l’affaire du Chemin des Dames ? La commission Brugère (1917-1927) », Bulletin de la Fédération des Sociétés historiques et archéologiques de l’Aisne, à paraître (sur l’affaire des parlementaires présents à Roucy et sur les polémiques déclanchées par l’article du Collier’s national Weekly).

– P. Painlevé, La vérité sur l’offensive du 16 avril 1917, La Renaissance politique, littéraire, économique, novembre 1919, 107 p. et Comment j’ai nommé Foch et Pétain, Félix Alcan, 1923, 424 p.

 

J.F. Jagielski, 17/02/10

 

 

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