Delabeye, Benoît (1888-1962)

1. Le témoin

L'auteur lieutenant
Benoît Delabeye est né le 7 avril 1888 à Pont-de-Beauvoisin (Savoie), de Jean et de Clotilde Millon. Après avoir fait ses classes au 140e R.I. de Grenoble, d’où il sort au grade de caporal, il parvient à revenir à ce régiment à la mobilisation malgré des problèmes de vue. Nommé sergent sous le feu, le 27 août 1914, il est affecté à l’instruction des jeunes soldats en mars 1915 et est lieutenant en 1916. Affecté ensuite au 89e puis au 131e R.I., il continue la campagne aux confins algéro-marocains, dans le Sahara. En 1918, il est nommé chef du 2e bureau de l’état-major des territoires du Sud. Démobilisé en août 1919, il reste en Algérie, où il s’est marié le 1er mars 1919, avec Renée Juliette Marie Moureau. Il est encore domicilié à Alger, où il tient un commerce de vins et alcools à son nom, en 1952, date à laquelle il reçoit la Légion d’Honneur. Il avait déjà été cité à deux reprises en juillet et septembre 1919 et décoré de la Croix du Combattant Volontaire en 1931. Il semble avoir terminé sa carrière après 23 années de services et campagnes comme lieutenant d’artillerie. Il décède le 14 septembre 1962 à Saint-Germain-en-Laye (Seine-et-Oise).

2. Le témoignage

Delabeye, Benoît (Lt), Avant la ligne Maginot. Admirable résistance de la 1ère armée à la frontière des Vosges. Héroïque sacrifice de l’infanterie française. Montpellier, Causse, Graille & Castelnau, 1939, 278 pages, non illustré, portrait en frontispice.

L'ouvrage

Sous le nom d’auteur de l’ouvrage est ajouté « combattant volontaire de l’infanterie ». L’ouvrage de souvenirs, très précis, car basé sur un carnet de route dont il est fait mention en dernière page, comporte une datation épisodique. La chronologie peut toutefois être aisément reconstituée jour par jour du 3 août au 12 septembre 1914, période concernée par le témoignage. Bien que rédigée en 1934, la retranscription des souvenirs du caporal n’a pas été déformée par les apports anachroniques de l’Histoire, postérieurs aux sentiments spécifiques de 1914, comme pourrait le laisser présager le titre. Toutefois, l’auteur ne se prive pas de quelques analyses a posteriori. Benoît Delabeye annonce en fin d’ouvrage un deuxième volume, reprenant le reste de sa campagne. Ce livre n’a jamais été publié à notre connaissance.

3. Analyse

Le 3 août 1914, le caporal Delabeye se voit signifier qu’il ne pourra faire la campagne qui s’annonce du fait d’une myopie particulièrement incapacitante. Loin d’agréer à cette décision, il va user d’un stratagème pour faire son devoir et, au quatrième jour de la mobilisation, intégrer le 140e R.I. Le lendemain, le train va l’emmener de Grenoble à Bruyères, dans les Vosges, pour un cantonnement à Lépanges-sur-Vologne où le régiment défile devant le général Dubail. Dès lors, le 140e va marcher vers l’Alsace et faire halte à Fraize, au pied du Bonhomme le 11 août. Le baptême du feu, terrible, aura lieu le 14 au col de Sainte-Marie, où l’auteur est pris dans la tourmente d’un déluge d’artillerie qui fera ses premiers tués et blessés. Le régiment toutefois peu de jours plus tard à Sainte-Marie-aux-Mines, libre de l’ennemi qui a retraité devant les troupes françaises. Deux jours d’accalmie précèdent vite un reflux allemand, contenu, mais qui va porter le régiment vers d’autres cimes vosgiennes par Provenchères-sur-Fave et le col de Saales dans la vallée de la Bruche. Le 22 août, Delabeye reçoit l’ordre de retraite sur le massif du Donon, entre les cols du Hantz et de Prayé. La 27e division toute entière recule et descend lentement la vallée du Rabodeau et Delabeye fait halte à La Petite-Raon. Cette retraite se poursuit alors que s’engage le 25 août la bataille de la Meurthe. A cette date, il gravit le massif de la Haute-Pierre au dessus de Moyenmoutier et regarde sans agir la bataille de Saint-Blaise qui coûtera la vie à de nombreux cadres et soldats du 140e. La retraite se poursuit le long de la Meurthe, traversée près de La Hollande et qu’il faut mettre en état de défense. Nous sommes le 27 août et dans l’action, le caporal est nommé sergent et le bataillon rejoint Saint-Michel-sur-Meurthe qui va très bientôt être la cible de l’artillerie ennemie. La 28e D.I. se situe elle vers Saint-Dié quand va s’engager la bataille de « la Combe de Nompatelize » et que la compagnie de Delabeye ne compte plus que 148 fusils sur 232 embarqués à Grenoble. « Je croyais entendre le glas sonner au clocher des villages de ceux qui gisaient là… » (page 130). Cette défense de Saint-Michel, le sergent y participe à sa manière, par une fuite éperdue sous le feu de l’ennemi qui presse et qui le suit jusqu’au massif de la Mortagne, vers la Croix Idoux. « Engourdis, courbaturés, épuisés par la dure épreuve, les anciens roulent plutôt qu’ils ne marchent… » Les deux divisions décimées du 14e Corps d’Armée mettent les crêtes du massif de la Mortagne en état pour l’ultime défense sur la route d’Epinal. Mais la grande bataille ne survient pas, l’ennemi a décroché au cours de la nuit du 9 au 10 septembre. Les Français peuvent souffler et parcourir à nouveau le terrain laissé libre par un ennemi que l’on croit en retraite, vision d’un champ de bataille d’après l’Apocalypse. Delabeye découvre alors que toutes les divisions ont été durement éprouvées et que le 21e Corps a subi d’énormes pertes dans le massif de la Chipotte. Pourtant, toute la 1ère Armée sort victorieuse d’avoir soutenu et résisté aux coups de butoirs allemands dans ces journées terribles. A 15 heures le 11 septembre 1914, le 2e bataillon du 140e R.I. s’engage dans la vallée du Rabodeau en reconnaissance vers Senones. Il découvre que l’ennemi ne s’y est pas installé et rebrousse chemin, faute de combat. Le régiment fait alors une pause, laissant l’ennemi souffler comme lui-même. Delabeye fait alors le constat douloureux du petit nombre des officiers restants après la tuerie. Le bilan, tragique, est de 19 officiers tués, 12 blessés, 4 disparus soit 35 sur 58 et 1 500 hommes sur 3 400 arrivés de Grenoble ont été mis hors de combat. Il découvre également que depuis 6 jours s’est engagée, de Paris à Verdun, une formidable rencontre qui tourne actuellement à l’avantage des Français mais qui révèle que les Allemands ont été à Meaux et Châlons-sur-Marne, « dans les plaines de France« . L’ordre de bataille qui vient d’être signifié par le colonel rappelle notre caporal à la dure réalité. L’ennemi doit être rejeté au-delà des Vosges et la bataille annoncée pour le lendemain risque de proroger l’hécatombe. Mais en même temps que survient la nouvelle d’une future nomination au grade de sous-lieutenant de notre héros lui arrive, le 11 septembre 1914 à minuit, l’ordre de repli qui précède le départ vers l’autre bataille qui s’amorce ; la Course à la Mer.

Un ouvrage formidable à tous les points de vue et dans tous les domaines. D’abord le style, que l’auteur a voulu naturel et sans emphase. Il démontre par sa spontanéité et sa simplicité tous les aspects d’un simple combattant de première ligne parmi des millions d’autres, certes lettré, mais éloigné de toute connaissance stratégique d’ensemble. Dès lors, Delabeye regarde, non pas avec ses yeux de myope, mais avec sa petite connaissance de l’humain et son souci d’une vie qu’il tient à garder. Et dans l’ouvrage de rapporter fidèlement non seulement ses faits d’armes, bien petits dans l’immense tourmente qui l’entoure, mais aussi et surtout les détails qui peuvent paraître futiles mais qui rendent le récit si vivant et expressif que sa lecture en est  particulièrement fluide. Parfois tragi-comique, le caporal Delabeye a fourni à l’historien un des récits de souvenirs de combattants les plus attrayants et les plus vivants. L’auteur nous décrit assez précisément les lieux traversés, les combats auxquels il prend part (ou qu’il subit), les personnes qu’il côtoie (les noms ne sont pas occultés), avec une belle dévotion pour les officiers qu’il envie, et enfin les actes qu’il exécute. Ceci dans un soucis de détail qui, loin d’apporter de la lourdeur inutile, anime l’ouvrage. Ainsi, il est possible de suivre Delabeye chronologiquement et géographiquement de manière précise, ce qui permet de vérifier et de confronter cette richesse de renseignements avec les autres textes existant sur le même sujet. Sans conteste, l’ouvrage de Delabeye est une référence première dans le témoignage sur les opérations de la 1ère armée dans la Haute Meurthe. Sa qualité exclut de surcroît les clichés habituels repris par les mauvais témoins qui allèguent les cruautés allemandes achevant les blessés, les espions de tous poils et les milliers de morts qui tapissent les champs de batailles. Même si ces sentiments et ces craintes sont réels chez le combattant d’août-septembre 1914 et que Delabeye en fait une allusion rapide (voir page 274 pour les habitants d’Etival) à la fin de l’ouvrage.

Sur les enseignements à tirer dans l’étude détaillée des combats et des faits de guerre du 140e R.I., Avant la ligne Maginot fait également référence en ce domaine par la relative précision des dates (sans être toutefois un carnet de route) voire des heures et l’excellente précision des lieux parcourus. Une multitude très riche de renseignements d’ensemble ou de détails sont donc à puiser de ces pages. Ainsi la mention d’une notice pour la distribution de pain et de café aux premiers prisonniers allemands, ceci pour tuer les légendes des prisonniers maltraités (page 125). Enfin, la présentation, classée en parties (mobilisation – concentration, baptême du feu – combats en Alsace, repli – bataille d’arrêt sur la Meurthe – repli de l’armée allemande) divisées en 32 chapitres courts (4 pages en moyenne) rend la lecture rapide et claire. L’ouvrage n’est pas illustré (sauf le portrait de l’auteur) ni doté d’une table des matières. Toutefois, le recadrage des évènements par les dates oblige le lecteur à suivre le texte de très près, les faits décrits étant souvent à prendre dans une continuité temporelle longue (plusieurs jours décrits heure par heure) et ininterrompue. Aucun flou ni imprécision préjudiciables n’ont été décelés sauf l’affaire du général Stenger, appelé Stanger, placée anachroniquement le 12 août 1914.

Avant la ligne Maginot est donc à classer dans le panel très restreint des ouvrages dont l’utilisation pour l’étude est indispensable tant les enseignements sont à retirer dans l’ensemble de cet ouvrage qui offre un témoignage de tout premier ordre sur les opérations d’Alsace et la bataille de la Haute Meurthe.

4. Autres informations

L’ouvrage est à rapprocher de Franck Roux, Ma campagne d’Alsace-Lorraine. 1914. (Les sapins rouges). Lacour-Redividia (Nîmes), 1997, 47 pages, qui fournit les déplacements et des caractéristiques similaires, bien que nettement plus sommaires, dans la description du 52ème R.I., régiment frère du 140ème en août et septembre 1914.

Delabeye est revenu après guerre sur les lieux de ses combats de la Meurthe et a fait poser une plaque commémorative sous le porche de l’église de Saint-Michel-sur-Meurthe, elle porte les inscriptions suivantes : « Le Lieutenant Delabèye a offert cette plaque en mémoire & à la gloire de ses 620 camarades du 140e Rég. d’inf. Alpine (27e division), SAVOYARDS, DAUPHINOIS, tombés au Champ d’Honneur  dans les sanglants combats du 27 Août au 7 Septembre 1914 pour la défense de Saint Michel sur Meurthe où ils ont arrêté et fixé l’invasion Allemande sur ce point. Puisse leur exemple inspirer aux générations à venir l’Amour du Sacrifice et le Culte de la PATRIE. Requiescant in pace. En frontispice du texte est placé une croix latine surmontant de deux palmes entrecroisées et l’inscription DIEU HONNEUR PATRIE. »

Yann Prouillet, juillet 2008

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Verdun, Théodore (1877-1943)

1. Le témoin

Il est né le 2 juillet 1877 à Merville (Haute-Garonne), fils de Jean-Baptiste, agriculteur propriétaire, et de Anne Raymonde Donat, institutrice. Il s’est marié avant 1914 et il avait une fille. Il a exercé les professions de comptable et de commissionnaire. Mobilisé au 135e RIT de Mirande, comme lieutenant. Son carnet nous met en présence d’un homme lucide, auteur de remarques pertinentes. Une allusion au « grand Jaurès » indique peut-être des sentiments de gauche. Il a survécu à la guerre.

2. Le témoignage

Théodore Verdun a tenu un carnet du 31 juillet 1914 au 6 juin 1915. On ne sait pas pourquoi il a cessé à cette date. Mais on sait que le régiment a été dissous en juin 1915. D’autre part, Théodore Verdun a eu des problèmes de santé qui l’ont fait admettre à l’hôpital de Châlons-sur-Marne du 23 janvier au 11 février 1915, et qui l’ont fait affecter à l’arrière-front comme porte-drapeau en avril 1915. Il est possible qu’il ait quitté la zone des Armées en juin. Cela n’a pas d’impact sur le témoignage conservé.

Celui-ci est un carnet de 198 pages de 21 lignes chacune, bien lisibles dans l’ensemble, d’une écriture régulière, avec une bonne orthographe. Il est vraisemblable qu’il a recopié d’après un original tenu au jour le jour. Lorsqu’il a rajouté des phrases de commentaire, il a tenu à les noter en changeant la forme de l’écriture, ce qui les rend facilement identifiables. Le carnet est illustré de quelques photos, de qualité médiocre, de coupures de journaux et de cartes des divers fronts en 1915. Une copie sur microfilm est disponible aux Archives municipales de Toulouse, sous la cote 1 Mi 2.

Transcription intégrale du carnet dans le mémoire de Master 1 d’Etienne Houzelles, Théodore Verdun, un combattant de la Grande Guerre, Université de Toulouse Le Mirail, septembre 2006, p. 87-149. Le texte est précédé d’une étude sur les témoignages de 1914-1918, accompagné de notes explicatives, et suivi d’annexes.

3. Analyse

– Description de l’attitude des populations lors de l’annonce de la mobilisation : pleurs, consternation, résignation à l’inéluctable, puis enthousiasme de groupe au départ et aux passages dans les gares.

– Critique de la théorie du combat à la baïonnette qui n’a rien à voir avec la réalité, et apprentissage de la construction de tranchées, ce que la théorie n’avait pas prévu.

– Le 5 novembre 1914, de la tranchée, il tire vers les Allemands : « Quel résultat ai-je obtenu ? Ai-je tué ? Je ne le saurai jamais… Maudite soit la guerre. »

– Pratiques funéraires des soldats pour permettre d’identifier les tombes des camarades. Ramassage des cadavres dans le no man’s land. Il trouve le carnet de route d’un mort, le sergent Masson, de Lerroux (Indre).

– Critique sévère et fréquente des attaques n’aboutissant qu’à de lourdes pertes. Il emploie l’expression : « la consommation en hommes » (15 mars). Rares sont les chefs cherchant à économiser des vies humaines. Or, « un homme terré en vaut douze » (fin mars). « Le grand Jaurès avait raison dans ses théories sur la défense de la France » (18 mai). « Si le haut commandement avait fait creuser des tranchées sur nos frontières dès que la guerre a été déclarée, la horde allemande aurait été arrêtée et fauchée, le sol français n’aurait pas été envahi et nous n’aurions pas fait tuer nos jeunes soldats par centaines de milliers » (18 mai). A propos du régiment d’active de Mirande, il écrit (même date) : « Dans ce régiment, comme dans bien d’autres, il ne reste que le numéro, il a été reconstitué pour la quatrième fois avec des hommes tirés de partout. Quand le régiment rentrera à Mirande, le numéro du régiment sera porté par de braves inconnus dans le pays gascon. Pour ce motif, osera-t-on le faire entrer et défiler dans cette ville de garnison ? S’il en était ainsi, quel spectacle douloureux serait imposé aux milliers de veuves et d’orphelins du pays. » « La bravoure individuelle n’a plus de raison d’être. On ne lutte pas ainsi contre du matériel » (5 juin).

– Les Allemands restent les ennemis. Leurs chefs portent une lourde responsabilité dans la déclaration de guerre, mais ils ne sont pas les seuls : « Maudite soit la guerre et ceux qui l’ont déchaînée ou n’ont pas fait l’impossible pour l’éviter », écrit-il le 24 janvier 1915.

– Comme dans la plupart des témoignages, on trouve ici la description de la boue et des hommes transformés en blocs de boue (10 décembre 1914).

– Les territoriaux aménagent des gourbis (11 décembre 1914). Un peu à l’arrière, ils peuvent les doter du plus de confort possible, comme un rappel de la vie civile (31 mai 1915). Mais une grande partie de l’énergie est déployée pour aménager le gourbi des grands chefs : ainsi celui du général Radiguet, le 10 mars.

– Critique habituelle du bourrage de crâne qui veut faire croire à l’épuisement des Allemands, aux victoires des Russes, au succès de l’opération des Dardanelles.

– Théodore Verdun signale la forte influence exercée par l’aumônier sur les officiers du régiment (5 mai).

– A l’hôpital de Châlons-sur-Marne, il a sous les yeux les atroces blessures de ses camarades (5 au 10 février 1915) : « Je note seulement l’émotion que j’ai éprouvée lorsque, tendant la main à un pauvre blessé couché dans son lit, cet homme pour répondre à mon geste m’a dit simplement : ‘Mon lieutenant, je n’ai plus de bras, on me les a amputés hier tous les deux’. Le camarade de ce soldat n’avait qu’une jambe. Un troisième avait eu les deux yeux arrachés. Un autre avait la tête dans un état indescriptible. » Un autre, devenu fou, a oublié la langue française ; il n’est apaisé que par des mots d’occitan (30 janvier).

– Et cela fait contraste avec les beaux officiers embusqués de Châlons, « qui ont trouvé le moyen de faire la guerre de la façon la plus agréable » (11 février).

Rémy Cazals, juillet 2008

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Poizot, Charles Henri (1891-1966)

1. Le témoin

Il est né à Saint-Quentin (Aisne) le 14 mars 1891 dans une famille catholique. A la déclaration de guerre, il est employé dans une petite entreprise de textile. Au 67e RI de Soissons, il est sergent dans l’équipe des téléphonistes. Démobilisé le 30 juillet 1919. Il se marie en 1920 à Tarare (Rhône) où il choisit de demeurer. Il aura deux filles. Il meurt en 1966.

2. Le témoignage

La famille a conservé six petits carnets d’une écriture fine et lisible, au crayon ou à l’encre. Les quatre premiers contiennent des notes assez brèves à la date du jour, encore plus brèves vers la fin de la guerre. La période couverte va du 28 juillet 1914 au 22 février 1919. Les deux autres contiennent diverses listes de noms et adresses, des comptes, le texte de ses deux citations, etc.

Les carnets ont été « retranscrits, commentés et préfacés par Dominique Bussillet », petite-fille de l’auteur, sous le titre Histoire d’un Poilu. Carnets de Charles-Henri Poizot du 67e RI, Parçay-sur-Vienne, Editions Anovi, 2003, 143 pages. Le livre est illustré de photos de l’auteur et de pages des carnets.

3. Analyse

– Au cours des premières semaines de guerre, Poizot revient à plusieurs reprises sur la puissance de l’artillerie allemande. Il signale un « acte de sauvagerie » des Allemands (22 septembre) mais il n’en a pas été le témoin. Le 13 octobre, il dit avoir assisté à l’exécution d’un soldat du 106, fusillé pour abandon de poste. Autres exécutions quelques jours plus tôt.

– Le 11 novembre 1914, malade depuis plusieurs jours, il se présente à la visite. Il est exempt de service avec « prière de ne pas revenir ». Il avait en fait la fièvre typhoïde, et il a quand même réussi à se faire évacuer le18 novembre. Il ne revient sur le front qu’en mai 1915, constatant que le régiment avait beaucoup souffert.

– L’offensive de Champagne en septembre 1915 est présentée aux soldats comme devant être décisive : « J’y vais de bon cœur car, maintenant que je suis rapproché de mon pays, j’ai l’espoir que je verrai bientôt mes parents libérés du joug des Allemands » (23 septembre). Le 67e est devant Souain, l’attaque est terrible, les résultats sont décevants. Nouveau « calvaire », « carnage », à Verdun en juin 1916. Et dans la Somme, près de Suzanne, en septembre : « 25 septembre. Et puis ça me dégoûte je ne dirai rien, nous avons passé 8 jours en première ligne, couchés dans la terre, la boue, la pluie, j’ai été enterré par un obus, la tranchée est nivelée, des copains tombés à côté de moi, quel carnage. » Aussi, le 12 avril 1917, à la veille de l’offensive Nivelle, sept points d’interrogation expriment son scepticisme : « On nous fait une conférence sur la grande attaque qui va avoir lieu. Cette fois on va les avoir ??????? A part ça, les Boches sont toujours à Saint-Quentin. Quel cafard. Vivement la fin. »

– L’originalité de Poizot, c’est d’être un soldat des « pays envahis », coupé de sa famille pendant presque toute la durée de la guerre. Il évoque à plusieurs reprises ses parents restés sous la domination allemande. Il n’arrive pas à leur donner de ses nouvelles. Il n’en reçoit, indirectement, qu’en mai 1916. Il ne peut aller chez lui en permission. Il passe sa convalescence à Paris après la typhoïde. Il va en permission dans le Gers, chez M. Cartan, hôtelier à L’Isle-Jourdain, qui l’accueille comme s’il était un membre de sa famille (13 janvier 1916), puis chez Mme Ducos à Gimont (16 août 1916). Tous les retours de permission produisent un « cafard intense ». Une brève éclaircie, lorsque le régiment débarque à Fère-en-Tardenois (19 juillet 1916) : « Nous sommes dans l’Aisne. Il me semble que les pays sont plus beaux et les gens moins arrogants. »

Rémy Cazals, juillet 2008

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Marceau, Louis (1881-1915)

1. Le témoin

Né à Billy-source-Seine (Côte d’Or) le 28 avril 1881. Vraisemblablement instituteur (dans son carnet, il dit avoir rencontré un de ses anciens camarades d’école normale). Habite Dijon avec sa femme. Il a un fils de 4 ans en 1914 : le carnet contient une mèche de ses cheveux et du muguet envoyé à son père. Louis Marceau est maréchal des logis au 48e régiment d’artillerie coloniale, où il s’occupe du ravitaillement. Il meurt des suites de ses blessures le 10 octobre 1915 à Mareuil (Pas-de-Calais).

2. Le témoignage

Un carnet format 11×17, portant étiquette de la Boulangerie Epicerie Mercerie Rochotte, à Laveline-devant-Bruyères. Il comprend 58 pages pré-numérotées + 47 pages intermédiaires également écrites. Sur certaines sont collées des fleurs séchées et la mèche de cheveux signalée plus haut. Carnet commencé le 1er août 1914, terminé le 1er août 1915. Il est possible qu’un second carnet ait été amorcé et n’ait pas été envoyé à la famille. Celui-ci contient des coupures de journaux et, à la fin, les deux dernières lettres de Louis Marceau à sa femme, datées du 9 et du 10 octobre. Sur cette dernière, les phrases : « Tu sais bien que mon seul plaisir est d’avoir quelque chose de toi » et « Qu’est-ce que nous recevons comme obus ». Il aurait été mortellement blessé peu après avoir écrit ces mots.

3. Analyse

Départ de chez lui le 2 août. Le régiment va d’abord dans les Vosges, puis, à partir de septembre 1914, il est en Artois. Louis Marceau s’occupe du ravitaillement. Il circule beaucoup à cheval. Il ne signale que ses déplacements, ce qu’il mange, où il couche, le courrier reçu ou impatiemment attendu, les colis. Il voit des prisonniers et des blessés. Le danger vient seulement, pour lui, des obus.

Pratiquement pas de remarques personnelles en dehors de la question du courrier de ses proches. Au tournant de 1914 et 1915, il note : « L’année finit par une engueulade avec notre lieutenant » et « Bonne année et bonne santé à ma Lili et à mon Billy, à tous. Vivement que l’on retourne en Côte d’Or. »

Un éclairage indirect sur ses préoccupations est fourni par les coupures de journaux et ce qu’il a recopié sur le carnet. On a ainsi des textes hagiographiques sur Joffre, l’excellence du Service de santé, les exploits d’un aviateur belge et ceux d’un fantassin français, laissant supposer une fin victorieuse du conflit. De même la transcription d’une prophétie de 1600 sur l’Antéchrist (Guillaume II) et sa défaite finale occupe plus de dix pages, soit 10 % du carnet. Les coupures de journaux, sans précision de source, ont pour titres : « Combien de temps durera la guerre ? » et « La Victoire est peut-être très proche ».

4. Autres documents

– Site Mémoire des Hommes pour la fiche de décès de Louis Marceau.

– Une double page du carnet de Louis Marceau est reproduite dans 500 Témoins de la Grande Guerre, p. 322.

Rémy Cazals

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Chalmette, Léon (1886-1961)

1. Le témoin

Il a lui-même écrit au dos de la couverture de son carnet : « Né le 15 novembre 1886, commune du Sappey, canton de Grenoble Est, département de l’Isère. » En lisant le texte, on comprend que Léon Chalmette est cultivateur : en août 1917, en permission chez lui, il fait les foins. Fin 1917, il évoque sa fiancée Léa ; il l’épouse le 30 novembre 1918. Léon Chalmette est décédé à Lumbin (Isère) le 14 décembre 1961.

2. Le témoignage

Il s’agit d’un carnet format 10×15 trouvé par hasard, mais qui fournit quelques éléments pour en établir le contexte. Les précisions suivantes sont données au tout début : « Carnet de notes appartenant à Chalmette Léon, caporal 174e RI, 2e Compagnie, 15e escouade. » Le carnet compte 58 pages écrites. Il débute le 24 décembre 1916 et se termine le 27 mars 1919. Il y avait vraisemblablement des notes sur la période 1914-1916, mais je ne les ai pas. Nous y apprenons que Chalmette s’est trouvé à Baudricourt (Vosges) en 1916, sans autre précision. Lorsqu’il décrit une attaque à la baïonnette, le 4 mai 1917, il dit qu’il s’agit pour lui de la première fois.

Les 33 premières pages sont d’une écriture régulière avec la même encre. Elles paraissent avoir été écrites à l’hôpital en janvier ou février 1918 en reprenant des notes journalières portées sur un autre support. A partir de la sortie de l’hôpital, de fréquents changements d’encre laissent penser qu’il a poursuivi l’écriture, sinon au jour le jour, au moins en suivant la chronologie. Très lisible, bonne orthographe.

3. Analyse

Du 24 décembre 1916 (retour de permission) au 26 avril 1917, il n’est question que de repos, stage, marches et cantonnements. Le 26 avril, le régiment prend les lignes après avoir traversé les villages d’Hermonville et Cauroy, « celui-ci démoli complètement ». Quelques jours sous les obus, puis :

« Le 3, la journée se passe en bombardement, surtout de notre côté, car paraît-il que nous devons attaquer le lendemain. Le 4 mai en effet, vers les 3 h du matin, notre artillerie redouble de violence, et à 6 h 45 on saute sur le parapet, baïonnette au canon, moment tragique pour moi que c’est la première fois que je vois ça, c’est beau et c’est terrible. Un feu de barrage d’enfer nous coupe la route et cependant nous avançons toujours. Le terrain devant nous, on ne le voit presque pas, un brouillard de poussière soulevée par les obus, ainsi que la fumée produite par les éclatements d’obus, tel qu’en plein jour on y voit pas à dix mètres devant soi. Plus loin sur notre route, une mitrailleuse nous crache des balles ; on se planque dans un trou d’obus ; enfin l’on repart et l’on arrive sans trop de mal à la tranchée boche conquise (tranchée Lambert, secteur du Godat). Comment ai-je pu passer à travers de tout ça, un vrai ouragan de fer, quoi, je me le demande encore. Enfin il est 6 h du soir et encore point de mal, mais une soif qui me dévore. On a tout bu le jus des Fritz. »

L’affaire n’est pas terminée. Il faut résister aux bombardements et à deux contre-attaques avant la relève.

« Le 11 mai, l’on vient de me dire que nous remontons en première ligne ce soir. Quelle barbe ! Ce qui me console, c’est que j’espère bientôt partir en perm… Ce soir, j’ai le numéro 2 à la compagnie. Vivement 5 heures que je le sache.

12 mai. Agitation au régiment. Le 3e bataillon rouspète de remonter en ligne, et cependant il faut aller relever le 409e. Nous autres, le 1er bataillon, nous ne montons que demain. Pour moi, je m’en fous car je suis pour partir en perm. »

Après le retour de permission, déplacements, repos, puis remontée en ligne près de Reims :

« 17 juillet. Partons de Tinqueux à 21 h pour monter en ligne où nous arrivons à minuit. Nous relevons la Cie du 170e qui tient l’emplacement de la voie ferrée au secteur du Cavalier de Courcy. Triste secteur : les tranchées comblées en partie, presque pas de réseaux, et l’on est à quinze mètres des Boches. La première nuit, tout se passe bien, et le lendemain grande stupéfaction parmi nous : les Fritz se montrent et nous disent amicalement bonjour.

18 juillet. Dans le tantôt, un des leurs se rend volontairement. Il s’amène avec un bouteillon, ayant dit à ses copains qu’il allait chercher de l’eau, mais ils l’attendent encore car nous l’avons gardé. Nous lui avons donné à manger car le pauvre bougre, à ce qu’il nous a dit, depuis la veille n’a mangé qu’un petit bout de pain. Il nous dit aussi que chez eux ils n’ont plus de patates et n’ont de la viande que trois fois par semaine. Les jours suivants, tout se passe bien. Les Boches nous envoient des paquets de cigarettes et demandent du pain et du chocolat en place. Nous pouvons travailler à remettre le secteur en état à l’aise car eux font pareil, et soit d’un côté comme de l’autre personne ne tire jusqu’au 24, jour de la relève. »

Rémy Cazals, juillet 2008

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Laporte, Henri (1895-1982)

1. Le témoin.

Henri Laporte est né à Étréaupont (Aisne) en 1895. Reçu au concours d’entrée des Arts et métiers, il intègre finalement avant guerre l’administration des chemins de fer. Témoins de la retraite en août 1914 alors qu’il habite avec sa famille à Hirson (Aisne, à quelques kilomètres de la frontière belge), il reçoit son ordre d’appel à Montreuil sous bois où il est réfugié avec sa mère et ses deux sœurs le 27 novembre 1914. Après plusieurs mois d’instructions au dépôt du 151e RI à Quimper (stationné en temps de paix à Verdun), Henri Laporte part volontaire pour le front le 10 avril 1915. Deux fois évacué, une première fois en 1915, puis en 1916 après une blessure par obus, il termine la guerre au dépôt à l’arrière, inapte au service armé.

2. Le témoignage

Publié en 1998 (Laporte Henri, Journal d’un poilu, Paris, Mille et Une Nuits, 135 p.), l’ouvrage ne reprend que des extraits du journal de guerre d’Henri Laporte dont on peut consulter les originaux auprès de l’Association pour l’autobiographie (APA, 015000 Ambérieu-en-Bugey). Du point de vue de la forme du témoignage, à plusieurs reprises, l’auteur évoque ses « souvenirs » mais qu’il appuie dans une première partie sur un carnet de route tenu pendant le conflit (jusqu’au chapitre VIII, p. 92). La deuxième partie n’est écrite qu’à partie « de souvenirs lointains, basés sur quelques notes prises au hasard, sans beaucoup de détails » (p. 92). L’auteur semble avoir arrêté son carnet après son passage, difficile, dans la fournaise de Verdun. L’ensemble du récit couvre une période s’étalant de la fin août 1914 à janvier 1919 au moment de la démobilisation de l’auteur. Henri Laporte décrit dans son récit avec minutie à la fois la variété des combats auxquels il a participé, et la découverte du feu de l’artillerie qui anéantit les hommes sans que ceux-ci ne puissent en maîtriser la puissance. D’abord en Argonne, il découvre le front dans le secteur de La Harazée, précisément dans le ravin de Blanloeil. Il participe alors à plusieurs combats très meurtriers dans une partie du front alors active (voir attaque allemande et résistance du 1er juillet 1915 décrites avec beaucoup de détails, p. 56-58). En juillet 1915, il est une première fois évacué du front pour une fièvre typhoïde et après plusieurs séjours dans les hôpitaux de la zone des armées et de l’arrière (Tarascon), il reprend le chemin du dépôt en septembre. Comme Henri Despeyrières (caporal fourrier), Laporte devient très rapidement agent de liaison dans la compagnie de mitrailleuse de son régiment. Après un séjour « monotone », marqué par le froid et l’humidité en Champagne, entre Suippes et Tahure fin 1915, le régiment d’Henri Laporte se porte par une marche forcée de trois jours sur le front de Verdun dès le 25 février 1916. Les pages consacrées à cette période couvrent une partie importante du témoignage publié, dans lesquelles s’étalent l’horreur des combats, entre la fureur du bruit et la puissance des obus, et le « massacre » des hommes tirés à vue par les mitrailleuses. Mis au repos plus au sud toujours en Lorraine, le combattant Laporte est gravement blessé dans la Somme. Evacué sur l’arrière, il se voit définitivement classé « inapte aux armées » à Quimper en août 1917. La guerre pour lui se terminera entre dessin et formation musicale dispensée aux blessés et aux jeunes recrues avant leur départ au front.

3. Analyse.

Le récit d’Henri Laporte permet en premier lieu de suivre l’intégration progressive de la jeune recrue dans son uniforme de soldat, puis dans la guerre elle-même. D’« amateur », le civil, encore vêtu du costume de ville au dépôt, devient après le « baptême du feu », un vrai « poilu ». Ainsi, la guerre se découvre peu à peu, de l’arrivée dans la zone des armées à celle en première ligne. Très vite, elle impose une réalité qui ne correspondait pas à ce qu’en attendait le jeune homme. Devant le spectacle des corps mutilés de ses camarades, Henri écrit après quelques jours dans les tranchées, « quelle horreur, la guerre » (p. 45). Les lettres reçues de sa mère l’aide sans aucun doute à tenir, tout comme la participation aux cérémonies religieuses lorsqu’il le peut (p. 42). Si l’on retrouve certains thèmes connus (duels d’artillerie qui ravagent les unités, conditions de vie des fantassins au front, mouvements de troupes), ce témoignage met en lumière la grande variété des secteurs rencontrés (secteur où parfois une entente tacite permet de limiter la violence – p.95) et le cycle irrégulier de violence/repos. L’auteur regrette ainsi l’Argonne (pourtant secteur actif mais où la guerre vécue correspond à la représentation de l’auteur) lorsque son régiment se porte en Champagne où l’artillerie écrase les hommes. Verdun reste la grande épreuve, tant du point de vue de la violence subie, que de celle mise en œuvre contre un ennemi qui n’est dans son récit jamais rabaissé.

Henri Laporte évoque avec force le rapprochement entre les hommes provoqué par la guerre : certains camarades deviennent des compagnons, parfois des amis avec lesquels la complicité partagée permet d’atténuer la pesanteur de la vie militaire et guerrière. Parti seulement soldat, Laporte devient combattant, puis « poilu », le bleu s’efface pour devenir vis-à-vis des autres « l’ancien », alors que peu de camarades partis avec lui ont survécu. Riche de plusieurs mois dans les tranchées, il est porteur d’une expérience partagée ensuite avec les nouveaux arrivants. Cette camaraderie de tranchée s’étend au-delà du champ de bataille, puisque Henri trouve lors de sa convalescence une place dans une entreprise parisienne grâce à l’un de ses camarades de combat.

Ainsi, sans être forcément d’une grande originalité, ce témoignage offre néanmoins quelques informations supplémentaires pour la compréhension de l’impact de la guerre sur les hommes qui la firent.

Alexandre Lafon, juillet 2008.

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Leroy, Georges (1884- ?)

1. Le témoin

G. Leroy est instituteur à Lewarde (Nord) au moment de l’entrée en guerre. Le 22 août 1914, il quitte Lewarde afin d’échapper à l’avance allemande. Sa fuite le conduit à Poitiers où il arrive le 26 août au soir. Malgré la bataille de la Marne et le recul allemand, le Cambraisis demeure aux mains de l’ennemi : ses parents, ses sœurs se retrouvent en zone occupée. Georges Leroy occupe alors un emploi d’instituteur, d’octobre 1914 à avril 1917, à Poitiers.

Après avoir fait ses classes à Poitiers, il est nommé 1ère classe et fonctionnaire caporal le 15 août 1917. Il quitte Poitiers le 2 janvier 1918 en tant qu’élève-aspirant et rejoint l’école située près du front de Lorraine, à Fraisnes. Le 5 juillet 1918, il embarque à Rouvres (un trajet en wagon à bestiaux, p. 116) ; débarquement dans les Vosges, affectation au 264e R.I. le 6 juillet;

Première montée en ligne sur le front des Vosges le 20 juillet 1918. Travaux de protection de réseaux de tranchées. Patrouilles ; après une permission dans le Midi au cours de laquelle il retrouve son père et sa soeur (sa mère est décédée sans l’avoir revu), il retrouve son régiment dans l’Aube à Rance (16 septembre 1918) ; à Suippes le 24 septembre. Après un engagement très violent près de la Ferme Navarin le 29 septembre 1918 il est fait prisonnier avec 6 autres soldats.

2. Le témoignage

Le texte des carnets de guerre de Georges Leroy a été établi par Yves Leroy, son fils, pour leur édition dans l’ouvrage : Annette Becker (éd.), Journaux de combattants et de civils de la France du Nord, introduction et notes d’Annette Becker, Villeneuve d’Ascq, Presses universitaires du Septentrion, 1998, p. 108-158.

Note de l’éditrice : « Parfois, Georges Leroy s’adresse à un lecteur potentiel, on peut se demander s’il n’a pas en partie réécrit une partie de ses souvenirs juste après la guerre, d’autant plus qu’il a été démobilisé extrêmement tard et qu’il a donc pu mettre ainsi à profit ses loisirs forcés » (p. 12). Ainsi peut-on lire page 129 : « Peut-être êtes-vous curieux de connaître l’âme d’un soldat en pareille circonstance… » ; par ailleurs, la datation est approximative (par ex. on passe du 18 octobre au 7 novembre)…

3. Analyse

25 septembre 1918 : entrée en ligne pour la dernière bataille, en Champagne, secteur de Souain : « Nous touchons des grenades et chacun fait son plein de cartouches. Le Commandant de la Cie nous harangue dans la cour du château, il nous recommande d’être courageux et nous dit que dès le lendemain nous commencerons la grande bataille qui de la Belgique aux Vosges doit mettre les Boches en déroute… » (p. 124)

La conscience de la supériorité matérielle alliée : « Nous avons devant nous, sous ce soleil radieux un spectacle grandiose, nous apercevons trois lignes d’artillerie échelonnées à environ 2 km de distance et à perte de vue. Ces lignes s’allongent jusqu’à l’horizon, les canons se touchant presque ; aussi quel vacarme, quel tonnerre continuel ! L’artillerie ennemie répond à peine… » (p. 125) ; id., 27 septembre 1918 (p. 127).

Combats près de la Ferme Navarin : 27 septembre 1918 ; Georges Leroy prend part à l’attaque proprement dite à partir du 29 septembre ; l’enfer et la solitude du combattant. Exténué par sa course folle, de nuit, sous les balles et les obus, et sous une pluie battante, il reprend son souffle un moment : « […] En ce moment, je pense, je ne puis croire que c’est moi qui se trouve en ce lieu. Les balles sifflent sans cesse. Une grenouille vient se poser sur mon bras et j’aime son regard paisible et bon, un regard presque humain que je n’ai plus coutume de voir, car dans cette obscurité, dans ces lieux de mort, on ne se regarde plus. Chacun est tout à son devoir, chacun aussi ne semble guidé que par l’instinct de conservation… » (p. 131)

G. Leroy fait part de visions peu aseptisées : 27 septembre 1918, « ce boyau, accidenté, boueux, nous fait deviner qu’il fut le théâtre de luttes récentes. Ici nous rencontrons des armes brisées, des équipements déchiquetés, des objets les plus divers criblés d’éclats d’obus ; là, un soulier renfermant encore la chair et les os sanguinolents m’attristent bien fort. Plus loin le corps inerte d’une jeune soldat barre notre chemin, les pieds disparaissent dans la boue et chacun, en passant, piétine un peu plus ce corps qui, peu à peu, sera lui-même réduit en boue. Ces sortes de spectacles désolent profondément et font haïr plus que jamais la guerre et ceux qui veulent de pareils carnages. » (p. 126) ; id., le 29 septembre 1918 (p. 132).

La capture. Le 29 septembre 1918 (p. 133), par des combattants allemands peu haineux : « Les Allemands nous emmenèrent et nous font suivre un boyau qui me paraît bien long et dans lequel, hélas, je rencontre beaucoup de cadavres que je dois enjamber. […] La grande préoccupation des Allemands est de s’informer si nous avons du chocolat dans nos musettes. Les combattants sont tout à fait convenables à notre égard, l’un d’eux cause un peu le français et se montre fort aimable. Il nous laisse nous reposer car pour moi je suis si fatigué que je ne sais si je pourrai sortir de ce lieu… » Les capteurs, qui sont des combattants, pansent les blessés, et transportent ceux qui ne peuvent marcher jusqu’à leur poste de secours (p 135). Plus en arrière, le comportement de certains allemands est moins honorable : « À Cauroy un officier interroge quelques-uns d’entre nous, pendant que des soldats pillards fouillent nos musettes et veulent nous prendre ce qui leur plaît » (p. 137) ; un soldat le dépouille de sa capote (p. 137).

G. Leroy est un prisonnier peu furieux d’échapper à la guerre : « Sur la route, au fur et à mesure que s’apaise le bruit infernal, malgré ma tristesse d’être aux mains des boches, j’éprouve une sorte de satisfaction de me sentir presque en paix dans cette campagne remplie d’obscurité et si calme » (p. 136)

Les camps d’une fin de guerre :

Camp d’Attigny, 8 octobre 1918 : surpopulation, faim, soif, absence d’hygiène, désolent Leroy : « […] Quelles misères. Des Russes, des Italiens dans leurs vêtements en loques et d’une saleté repoussante sont en train de faire cuire sur des feux de bois leur maigre déjeuner. […] La plupart sont joyeux cependant, depuis quelques jours, les Allemands les occupent à scier les arbres fruitiers de la région et cela est pour eux le signe d’une prochaine retraite et peut-être de la grande défaite » (p. 140) ; s’y trouvent aussi des Français et des Américains (p. 141) ; Leroy constate le poids croissant de la défaite annoncée chez de plus en plus de soldats allemands et l’évolution de leur état d’esprit (p. 139 et 141). 14 octobre 1918 : les prisonniers sont pris dans le flot de la retraite allemande. Manger devient une question obsédante pour les prisonniers ; ils reçoivent quelques secours de la part des civils ; 17 octobre 1918 : des allemands monnayent cher des suppléments de pain ; d’autres offrent généreusement du mauvais tabac… ; à plusieurs reprises, Leroy note que la fuite des troupes allemandes s’accompagne d’un pillage et d’un déménagement à grande échelle (p. 143-144)

Camp de Flize, 18 octobre 1918 ; Leroy évoque à nouveau la présence de prisonniers russes et italiens (p. 144) ; leur dénuement, leur aspect famélique frappent particulièrement Leroy ; plusieurs facteurs peuvent expliquer cette situation : tout d’abord la longue durée de la détention de ces Russes et de ces Italiens ; mais plus encore les effets dévastateurs du blocus allié à l’endroit des populations des Empires centraux (à partir de 1916, la disette frappe particulièrement les populations des Empires centraux tant à l’arrière qu’à l’avant ; Leroy témoigne ici de la difficulté éprouvée par les Allemands pour nourrir leurs prisonniers : p. 138-139) ; on peut y ajouter l’abandon spécifique des prisonniers italiens par l’Etat italien (Cf. Giovanna Procacci, Soldati e progioneri italiani nella Grande Guerra, Editori Riuniti, 1993), l’incapacité enfin, de la Russie qui est en pleine révolution et en guerre civile d’assister ses prisonniers de guerre. Les prisonniers français, belges et britanniques ont quant à eux généralement bénéficié des secours de leurs pays respectifs pour atténuer les effets de la misère régnant dans les camps allemands. Mais tel ne semble pas être le cas des Français prisonniers du camp de Flize dans les dernières semaines de la guerre : « […] le moral des prisonniers est détestable, tous souffrent de la faim et sont devenus inabordables ; ils se refusent ordinairement tout service, se regardent comme des bêtes fauves et répondent avec acrimonie même aux paroles les plus délicates. C’est le cas de le dire : « Ventre affamé n’a pas d’oreilles ». Dès qu’une occasion se présente d’avoir des vivres, soit que les civils les donnent, soit qu’un Allemand offre un reste de repas, tous se précipitent sans égard pour les personnes qu’ils renversent à l’occasion et dévorent ces vivres sans même songer aux camarades aussi malheureux qu’eux.

A tout instant le pauvre morceau de pain que les plus prévoyants et les plus volontaires savent garder dans leur musette disparaît. Il y a parmi nous des voleurs de pain et c’est extraordinaire, avec quelle dextérité ils opèrent.

Pour moi, ma souffrance est grande de voir des Français en être arrivés à ce point et de donner un tel spectacle à nos ennemis qui sont responsables et à voir les mines hâves, les yeux presque vitreux, l’allure de vieillard des plus jeunes d’entre nous et qui maintenant déclinent si rapidement, ma haine pour l’Allemand ne fait que croître. » (p. 147) Annette Becker cite ce passage dans Oubliés de la Grande Guerre, humanitaire et culture de guerre. Populations occupées, déportés civils, prisonniers de guerre, Paris, Noésis, 1998, p. 102-103. Sur la question des prisonniers français, voir Odon Abbal, « Vivre au contact de l’ennemi : les prisonniers de guerre français en Allemagne en 1914-1918 » in Sylvie Caucanas, Rémy Cazals, Pascal Payen, Les Prisonniers de guerre dans l’histoire. Contacts entre peuples et cultures, Toulouse, Privat, 2003, p. 197-210.

Dans la retraite allemande :

À mesure que les troupes alliées avancent, les prisonniers de guerre doivent reculer avec les débris de l’armée allemande en direction de la frontière belge.

Sedan, 7 novembre 1918 : « […] Nous arrivons à Sedan dans l’obscurité, les rues encombrées de camions, couvertes de boue, où je distingue des cadavres de chevaux, du matériel brisé, abandonné. De fort nombreux soldats allemands ivres, hurlant, gesticulant, m’attristent fortement et je me demande peut-être pour la première fois ce que je vais devenir dans ce lieu de misère et de brutalité. Un Allemand ivre se jette même sur moi en hurlant, heureusement je me dégage avec rapidité, car je n’ai aucune envie de m’entretenir avec cette brute » (p. 148)

8 novembre 1918, départ de Givonne, entrée en Belgique (p. 149-150)…

Frédéric Rousseau, mai 2008.

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Carossa, Hans (1878-1956)

1. Le témoin

Né le 15 décembre 1878 à Bad Tölz, en Haute Bavière. Fils d’un médecin réputé d’origine italienne. Après des études de médecine, s’installe à Nuremberg puis à Munich.

Parallèlement à ses activités médicales, il écrit des poèmes ; un premier roman : La Fin du docteur Bürger (1913) ; ce « journal intime d’un médecin qui, confronté aux limites de la science, choisit de se suicider, sera remanié en 1930 » sous le titre : le Docteur Ghion (1931) ; puis en 1955 : la Journée du jeune médecin.

2. Le témoignage

L’édition originale de cet ouvrage a été publiée en 1924 par Inzel Verlag, à Leipzig sous le titre : Rumänisches Tagesbuch. Traduit en français en 1938 par Jacques Leguèbe, et publié une première fois aux éditions Grasset et Fasquelle. Publié en 1999, sous le titre Journal de guerre, aux éditions Bernard Grasset, coll° Les Cahiers Rouges, 196 pages. Avant-propos de Jacques Leguèbe.

« Ce Journal de guerre consigne d’octobre à décembre 1916, parfois heure par heure, l’expérience de l’auteur, alors médecin dans l’armée allemande, parti de la baie de somme pour rejoindre le front roumain avec son régiment » (Cf. Présentation, p. III)

3. Analyse

Relations cordiales avec des civils occupés : Libermont (France du Nord) : « Le 4 octobre 1916, je brisai le petit miroir de ma table de toilette. Je voulus m’en excuser auprès de la vieille Mme Varnier et lui proposer une indemnité. Bien qu’elle en fut certainement contrariée, elle n’en voulut rien laisser paraître et me répondit en souriant que ce n’était qu’une bagatelle ; […] Par bonheur je venais de recevoir de Münich un colis de macarons au chocolat que je lui offris. Elle le prit sans façons et l’emporta dans ses mains tremblantes.

Plus tard, en retour elle plaça sur ma fenêtre un arbuste, une sorte d’araucaria qui faisait songer à un pin… »

Départ le 9 octobre 16 : « […] Les vieux Varnier étaient déjà levés et habillés lorsque je vins à la cuisine les remercier et leur faire mes adieux. Ils se défendirent, « on remplit son devoir » me dit avec courtoisie Mme Varnier. Cependant, nous nous sommes cordialement serré les mains. »

Le repos : « 5 oct. 16 : Tous nous maudissons déjà ce prétendu repos avec sa nourriture chiche, ses inspections incessantes, ses exercices, ses appels, ses alertes, et les marques de respect que nous devons donner à des uniformes trop neufs. Beaucoup appellent déjà de tous leurs voeux la vie du front, plus rude et plus dangereuse mais plus digne et plus libre.. »

Censure du courrier par le lieutenant : « (8/10/16) il ne fallait laisser partir aucune lettre qui puisse laisser supposer l’imminente relève… »

Prisonniers français : « (9/10/16) Des Français en long manteau sombre, les épaules frileusement serrées, s’en vont en captivité. Quelques-uns de nos jeunes lourdaux s’approchent d’eux, rassemblent les rares mots français qu’ils connaissent et voudraient bien savoir ce qu’on mange là-bas en face, quelle est la solde, si la paix sera bientôt signée et d’autres choses semblables. Les étrangers ne paraissent pas comprendre, leurs pâles visages se durcissent, impénétrables sous la lune. Je ne m’étonne vraiment pas qu’ils ne répondent guère à la naïve affabilité de nos Allemands du sud, tels que je les vois, au milieu de leur pays dévasté… » (p. 14)

Mauvais esprit : 12/10/16 : après la découverte de fromages pourris et immangeables : « […] le fantassin Kristl décharge encore cette fois la mauvaise humeur qui le ronge sans cesse : il propose d’envoyer les fromages à Spa, pour la table de la cour Impériale. Il a parlé assez haut pour être entendu par le commandant mais le commandant sait depuis longtemps combien Kristl aimerait à être engagé dans l’imbroglio d’une poursuite judiciaire et regagner la patrie par le détour de la prison. Il fait mine de ne pas avoir entendu la remarque insolente. » (p. 17)

Pendant une marche, un homme crie « Halte » ; cela crée un incident, le chef exigeant de connaître le nom du coupable : « Si l’on cherche à voir clairement ce que signifie cet incident on sent que ce n’est que l’accès aigu d’un mal qui nous travaille depuis longtemps déjà. La guerre entre dans sa troisième année. Le soldat, souvent sans vocation, nourri maigrement, mal vêtu, mal chaussé, perd sa résistance nerveuse et sa discipline. Les officiers le savent et laissent, surtout les jeunes, beaucoup de choses aller à l’abandon, font mine de ne pas entendre des réflexions punissables, se disant qu’elles n’ont pas été pensées méchamment et que près de l’ennemi elles se tairont d’elles-mêmes… » (p. 52)

4/11/16 : « Nous sommes restés à observer par une petite éclaircie la hauteur de Lespedii que le bataillon doit attaquer pendant les prochaines journées. […] et le lieutenant K. exprima mon propre sentiment lorsqu’il demanda s’il y avait une utilité tactique quelconque à sacrifier le sang allemand pour ces misérables masses de pierre. Au nom de Dieu qu’on les laisse donc aux Roumains ! L’officier d’ordonnance regarda le jeune camarade d’un air scandalisé… » (p. 78-79)

La colonne s’égare dans la nuit : « Par place nous pataugions dans l’eau qui entrait avec des gargouillis dans nos bottes éculées. La 6e compagnie se détacha de la colonne et s’égara dans une vallée affluente : au bout d’une demi-heure, la liaison était reprise par les cris des coureurs et des signaux lumineux. Une fatigue infinie pourrissait les âmes. Plus d’un se mit à rugir sa rage et son désespoir : « Donnez-nous au moins des bottes entières si vous voulez faire une guerre ! » murmura une voix. « Ceux qui continuent sont des clowns ! Je reste ! » brailla une autre. Les officiers ne s’inquiétaient pas de ces appels au désordre. Ils étaient eux-mêmes trop occupés de leurs souffrances. Ils savaient bien aussi que les crieurs suivraient quand même car il y a moins de fatigues et de dangers en effet pour pour celui qui quitte la colonne sans raison valable, mais de nouvelles souffrances plus déshonorantes commencent pour lui.

Dans le lointain obscur deux flammes bleuâtres. On entend des détonations, un bruit strident et, coup sur coup, deux obus éclatent sur le gravier. Un homme s’affaisse. Le lieutenant S. est blessé. Nous le pansons aussi bien que nous le pouvons dans l’obscurité Ce sont nos signaux qui ont dû attirer les coups. La défense absolue de faire de la lumière est donnée. C’en est fini des cris séditieux. Ramenés à la discipline par l’ennemi lui-même, les hommes parlent entre eux à voix basse. Une sorte d’accord résolu, cohérent, s’est établi… » (p. 138-139)

Hongrie (Roumanie après la guerre): secteur de Parajd (Transylvanie), 19 octobre 1916 ; Szentlelek, 21 octobre ; Ottelve, 24 octobre 1916 : « Autour de la ville a poussé une couronne de tombes nouvelles. Beaucoup de maisons ont été détruites et pillées, en bien des endroits on a fait sauter avec des grenades à main les rideaux de fer des boutiques. Les Roumains en fuite ont détruit les ponts de l’Aluta. Maintenant les pionniers prussiens jettent en quelques heures un pont de fortune en bois, hardi, presque élégant… »

Koczmas, 25/10/16 ; Esztelnek, 30/10/16 ; escalade du Bako Tetö le 1er novembre 16 ; manque d’équipement hivernal ; soldats aux orteils gelés (p. 70) ; montagne de Kishava, 2 nov. 16

Tuer ou ne pas tuer : 2 novembre 1916 « […] Je vois dans la lunette une petite colline rocheuse couverte de beaucoup de broussailles et de quelques arbustes. Tout à coup je découvre un groupe entier de Roumains en train de construire un obstacle derrière un buisson de genévriers. Je vais avertir l’observateur lorsque je ressens une contrainte et je me tais. Je me trouvais pour la première fois devant le devoir de tuer, car l’ennemi qu’on épargne risque l’instant d’après de menacer les nôtres. Et pourtant, ces hommes, j’avais l’impression de les tenir dans ma main. J’en voyais un bourrer sa pipe, un autre boire son bidon. Ils étaient sûrs de n’avoir rien à craindre et tant qu’en effet je me tairais il ne leur arriverait rien. Situation étrange pour un homme qui n’est pas soldat et qui vit à peu près en paix avec lui-même… » (p. 72-73)

Nouvelles de Vienne : 2 novembre 1916 : « Il paraît que la Hofburg à Vienne est assiégée jour et nuit par des foules affamées qui supplient l’Empereur de faire le premier pas pour la paix… » (p. 73)

Bosniaques (p. 75); (p. 90) ; Russes (p. 145)

Indices du moral et de l’ambiance au sein d’une armée multinationale : 12/11/16 : […] Des troupes autrichiennes traversent la montagne, faisant halte parfois. J’ai vu, un peu à l’écart de la forêt, un jeune officier polonais, le visage pâle, frapper avec son poing fermé aux épaules et à la tête un Bosniaque plus âgé qui ne paraissait pas comprendre ses ordres. De telles scènes ont dû se produire par-ci par-là depuis peu de temps dans les armées alliées. Cette armée est tellement disparate et tous se haïssent les uns les autres. Le chef ne sait pas parler et ne comprend pas la langue de sa troupe et il se juge trop distingué pour l’apprendre… » (p. 91-92)

29/11/16 : Chefs autrichiens et allemands se sont disputés pour une question de logement : « A midi, pendant que nous, allemands, isolés et hostiles, nous mangions cette viande de conserve dont nous étions saturés, du pain dur et buvions un café amer, dans la même salle, à la table de nos alliés le vin coulait et les ordonnances autrichiens, les yeux fixés sur nous avec une indifférence et une fixité commandées, faisaient passer devant nous de beaux rôtis et des crêpes… » (p. 135)

4/11/16 : « […] Soudain nous nous trouvons devant un mort et comme s’il nous avait ouvert les yeux, nous voyons maintenant que la forêt est pleine de cadavres. La plupart sont des Roumains, les Autrichiens ayant été ensevelis. Ils ont été abattus en rangs, autour des hauteurs de Lespedii. Ils portent une casquette à deux pointes. […] Ils ont tous des uniformes entièrement neufs, des demi-bottes taillées dans un seul morceau de cuir et tenues en haut par de forts lacets verts qui font dans des oeillets le tour de la jambe… »

Ramassage de trophées : « […] Nous voyons des blessés légers allemands descendre au milieu de la zone mortelle, les uns pâles et battus, d’autres pleins de jactance, attifés comme à Carnaval de ceintures, de vestes et de décorations prises sur les morts ennemis. L’un d’eux rapporte de la position roumaine un gramophone qu’il lui vient maintenant l’idée d’ouvrir et de poser sur un rocher. Figaro entonne un grand air et la chanson de Mozart retentit comme la voix d’un fou dans ce monde bouleversé… »

Au poste de secours :

Odeurs : « […] dans l’abri, la vapeur de sang devient de plus en plus épaisse. Cette puanteur animale et gluante exaspère et attriste les nerfs, on court sans cesse respirer un peu d’air pur… » (p. 108)

Blessé revenu à lui : « […] Le fantassin Pirkl, après être resté pendant deux jours sans connaissance dans le poste de secours a repris aujourd’hui un pouls vigoureux, à sa dixième piqûre camphrée. Il a recommencé à respirer profondément. Complètement revenu à lui, il a bu un dernier bidon de thé et mangé de la viande de conserve. Couché dans ses propres excréments, il se sentit gêné à la fin et, sortant aussitôt pour se nettoyer, il aperçut brusquement la croix que son frère lui avait taillée. Il y lut attentivement son nom, regarda ensuite dans la fosse ouverte et se frotta longuement les yeux. Puis il se mit à rire… » (p. 117)

Un soldat commotionné (p. 146-147)

« […] sans cesse des imprudents s’offrent aux tireurs ennemis intrépides qui sont cachés dans les arbres et restent des demi-journées entières à l’affût, avec une patience animale, attendant que quelqu’un des nôtres s’oublie et quitte son abri. C’est une tactique féline pour laquelle aucun soldat au monde n’est si mal fait que l’Allemand » (p. 118)

22 novembre 1916 : relève par la Landwehr prussienne. Repos à Kezdi-Almas ; « […] La journée s’est passée tranquillement bien que plusieurs hommes fussent venus me trouver, se plaignant d’avoir la poitrine oppressée. A l’auscultation, je découvris de nombreuses stases du coeur. Aucun ne veut aller à l’hôpital car chacun compte sur des semaines de repos et se contente de gouttes de valériane » (p. 120)

Femmes : « […] Elle désirait avant tout savoir si les maisons de Hosszuhavas avaient été détruites. Elle parut joyeuse lorsque je lui dis que non. Elle me demanda ensuite qui nous avions comme adversaires. Lorsque je lui dis que c’étaient des Russes, elle sourit. Elle me raconta que, dans ce cas, c’est à peine s’ils auraient eu à fuir car les Russes ne faisaient aucun mal aux petits paysans et ils avaient plus de respect pour les femmes que les Roumains… » (p. 158)

La pression du groupe :

« […] En haut, pendant une courte halte sur un large champ de neige, un fantassin se fit porter malade, – une des recrues qui nous ont rejoints à Palanka. Pendant qu’il s’approche il doit essuyer les mots cruels des gens de sa section ; l’un d’eux fait mine de lui barrer la route et ne recule que sur mon ordre.

« J’ai attendu vingt-huit mois une permission », s’écrie le vieux Lutz. – Je suis devenu gris et tordu à la guerre et toi tu veux te sauver dès le deuxième jour, poule mouillée !  » Un autre raille : « Tiens bon, camarade, tiens bon. »

Le jeune homme, une petite figure d’enfant gâté sous un casque d’acier bien trop grand, explique, en pleurant presque, qu’il est engagé volontaire pour le front et qu’il reviendra aussitôt qu’il sera guéri mais qu’il n’en peut vraiment plus. On se moque de lui. Son souffle précipité lance une vapeur blanche dans le froid et ses yeux luisent de fièvre ; mais à cela les autres ne prennent plus garde. Exaspérés par la fatigue et leur destinée incertaine, ils haïssent comme un damné celui qui cherche à fuir l’enfer commun… » (p. 168)

Frédéric Rousseau, avril 2008.

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Christophe, Victor (1891- ?)

1.   Le témoin

Né en 1891 ; jeune paysan, mobilisé le 31 juillet 1914 au 150e R.I. en tant que musicien ; d’après ces carnets, Victor Christophe vécut l’essentiel de la guerre à proximité du front, c’est-à-dire suffisamment près pour subir la chute plus ou moins aléatoire d’obus ; un certain nombre de ses camarades sont d’ailleurs blessés ou tués près de lui ; mais son regard et ses commentaires sont ceux d’un soldat qui ne connut pas l’expérience directe des tranchées de premières lignes ; ses activités consistent à transporter des blessés, du matériel ; à participer aux défilés et diverses cérémonies qui à l’arrière du front (à plusieurs kilomètres) s’agrémentent de musique militaire. Chose étrange, nous ignorons même de quel instrument joue ce musicien…

Pendant toute la guerre, il ne rejoint son village de Bas-Lieu (canton d’Avesnes, Nord) alors en zone occupée, que pour une permission obtenue en janvier 1919 ; pendant l’occupation, il passe ses autres permissions à Paris (une visite au Havre et à Rouen) où se trouvent certains membres de sa famille ; il n’est démobilisé qu’en juillet 1919.

2.   Le témoignage :

Le texte des carnets de guerre de Victor Christophe a été établi par Paul Christophe, son fils, pour leur édition dans l’ouvrage : Journaux de combattants et de civils de la France du Nord, introduction et notes d’Annette Becker, Villeneuve d’Ascq, Presses universitaires du Septentrion, 1998, p. 17-105.

Le carnet couvre irrégulièrement les années de guerre : l’année 1914 n’est renseignée que du 30 juillet au 20 septembre ; l’année 1915 du 1er janvier au 25 mai (24 dates seulement sont renseignées); l’année 1916 est en revanche beaucoup mieux nourrie (142 dates renseignées); l’année 1917 (121 dates renseignées) ; l’année 1918 (54 dates renseignées) ;

Notons qu’un certain nombre de […] laissent à penser que certains passages n’ont pas été retenus pour la publication. Mais nous ne disposons d’aucune information plus précise à ce sujet.

3.   L’analyse

L’année 1914 se caractérise par une longue marche commencée avec l’offensive de Lorraine qui tourne court : 22-23 août 1914, bientôt suivie par la retraite sous une chaleur torride. Puis, à partir du 6 septembre, Christophe suit le nouveau mouvement vers l’avant. Il parvient le 20 septembre à Verdun, cantonné à la caserne Miribel. Pour l’année 1914, les carnets recèlent une longue liste des communes traversées et retraversées.

En tant que musicien, ce soldat est affecté à ce que l’on appelle une C.H.R., compagnie hors rang. Pendant que les soldats « dans le rang » de son régiment, le 150e R.I. participent à la douloureuse et mortelle guerre de tranchées, Victor Christophe connaît la vie de l’arrière-front qui, sans être exempte de tout danger (il y a parfois des pluies d’obus meurtriers Cf. 13 avril ; 30 septembre, 13 octobre 1916) est fort supportable, de l’aveu même de l’auteur des carnets, bien conscient de ses privilèges (13 avril 1916 : « […] ma foi, nous sommes mieux là encore qu’en première ligne » ; 3 octobre 1916 : « Par ce mauvais temps, nous sommes encore des heureux à côté de nos camarades qui sont en lignes). L’ennemi le plus redoutable est souvent le rat qui avec le bruit de la canonnade ou des avions bombardiers empêche les musiciens de dormir (15 février 1916) : « […] toute la nuit on pouvait entendre din, din, din, les rats venant mordre le bout de viande et faisant tinter la clochette Et voilà comment la guerre se passe le plus agréablement qu’il est possible de la rendre, bien que ce ne soit pas toujours possible »…

Moral

On sait que V. Christophe fréquente les églises, assiste aux messes lorsque son service lui en offre le loisir (par ex. 9 avril 1916) et peut-être a-t-il été marqué par un type de discours catholique fort présent à l’arrière-front et à l’arrière ; toujours est-il que le 1er mars 1916, il reprend à son compte l’idée que la guerre et ses souffrances sont une punition : « […] la privation aura aboli ces désirs luxueux qui nous faisaient nous plaindre dans l’abondance. Trop gâtés nous étions, pauvres Français ! »… Mais comme on va le voir, cette tournure d’esprit va considérablement évoluer. Et très rapidement.

En effet, le moral du jeune homme, paysan sensible au temps qu’il fait, aux changements de saison est très fluctuant ; la longueur de la guerre lui pèse ; le 14 mars 1916,  dans le secteur de Verdun, mais toujours à bonne distance de la ligne de feu, Christophe écrit : « […] Le canon donne un peu moins en ce moment : et dire qu’en ces journées de printemps on se sent si bien vivre et qu’à quelques kilomètres la mort se sème à flots ! » ; idem, le 16 mars 1916 ; à nouveau le 2 avril 1916 : « Encore du beau temps ! C’est malheureux de s’entretuer par du temps semblable… » ; et le 9 avril 1916 : « Dimanche de la Passion aujourd’hui. Profitant d’un court répit, je vais entendre la messe. Depuis le matin, retentit un formidable bombardement sur notre ancien secteur, le Mort-Homme. Allons, voilà que je ne sais plus quoi ! On devient un peu dingot dans ce métier, il n’y a pas à douter ! L’ancienne existence reviendra-t-elle ? On se le demande souvent, surtout en ces jours où l’on peut constater et apprécier les délices de la vie civile. Enfin, espérons toujours et ne perdons pas courage. » ; les carnets de Victor Christophe témoignent de ce que les soldats de l’arrière-front s’adaptent et s’accomodent relativement bien de la guerre qui fait rage à quelques kilomètres ; ils aménagent leurs nouvelles vies, comme ils aménagent leurs logements successifs : le 23 avril 1916 : « […] Après la soupe, en allant voir quelques musiciens cantonnés un peu plus loin, je rencontre Dindin qui m’invite à boire un quart de vin avec ses camarades. On boit un quart, deux quarts, trois quarts, une gnole, deux gnoles, trois gnoles si bien que je regagne le tas de couvertures qui me sert de « plume », un peu ému ! Enfin, c’est la guerre. »

La chute du moral des défenseurs de Verdun :

La distance vis-à-vis de la ligne de front proprement dite n’empêche pas Victor Christophe de prendre conscience de la chute du moral des troupes combattantes du secteur de Verdun descendues au repos (ici celles attachées à la 40e D.I.) et de livrer un certain nombre d’indices et de commentaires intéressants ; à nouveau il se montre conscient de l’écart séparant la ligne de feu de la zone arrière : 2 juillet 1916 ; 8 juillet 1916 : « Sommes toujours au ravin de Boncourt. Les correspondances sont terriblement retardées : 60% sont ouvertes […]. Pour ma part, ceci ne m’étonne qu’à demi : des troupes arrivant d’un pareil carnage ont forcément le moral un peu atteint. Je comprends très bien que des hommes occupant depuis 20 mois un secteur tranquille, cultivant des jardins, pouvant se ravitailler aux villes voisines conservent cette haute pensée de la victoire proche et facile. […] Mais quand ces mêmes hommes sont soumis pendant 3 périodes de 23, 21 et 16 jours à un bombardement infernal comme celui de Verdun, eh bien ! ceci bouleverse la cervelle (nombreuses désertions), explique un peu la conduite de ces hommes abandonnant leur poste. Il est certain que ces soldats soumis par la pensée à cette idée fixe de se retrouver au milieu d’un semblable enfer, auraient traversé un peloton d’exécution plutôt que de rejoindre avec leurs camarades. L’esprit reposé, les nerfs calmes, ces malheureux revenaient se rendre comme des écoliers en faute. Quelles terribles crises le cerveau de ces pauvres aura-t-il traversées ! Enfin ! nous nous devons toujours tout entiers à la patrie en danger. » ; 18 août 1916 : « […] A midi un sergent du 154 amène un homme déserteur de Verdun. Tous ces malheureux regrettent leur acte en pensant à leurs « vieux » comme ils disent. Pour la plupart au front depuis le début, une minute d’égarement et de non-réflexion sous Verdun leur vaut plusieurs années de travaux publics, quand ce n’est pas la mort. Celui-ci s’en tire avec 10 ans après les 21 jours de prévôté, touchant la demi-ration : 21 haricots ! dit-il d’un air mélancolique cuisinés par un maçon ou un terrassier. Et ni tabac, ni « pinard » ! Tous veulent racheter leur faute : 3 patrouilles, disent-ils, amenant une citation, plus 3 mois de conduite exemplaire donnent droit à la feuille de réhabilitation ».

Dans la Somme, le 26 septembre 1916, il est témoin d’une punition infligée à un soldat anglais : « […] il est attaché à la roue d’un caisson »

L’ennemi :

Victor Christophe plaint régulièrement ses camarades en ligne ; le 3 octobre 1916, il plaint aussi ceux d’en face : «  Les tranchées boches conquises sont entièrement bouleversées et nos troupes s’installent dans les trous d’obus. Quoi de plus terrible que la position de ces malheureux sous la pluie et la mitraille et sans aucun abri ! Quant aux boches, ils sont au moins aussi malheureux, avec ce que nous leur balançons. Des camarades du 73e nous disent : « Ces malheureux présentent un tel aspect d’effroi quand ils crient  « Kamarades » que le plus endurci d’entre nous, bien qu’exalté par la chaleur de l’action, est dans l’impossibilité de leur tirer dessus »…» ; de telles réflexions alternent avec d’autres plus hostiles (5 août 1917, 6 novembre 1918 ).

Emotion patriotique :

21 janvier 1917, lors d’un concert offert aux troupes au repos à Maffrécourt, la Marseillaise produit un grand effet sur l’assistance : « […] tous, officiers et soldats furent littéralement subjugués, hypnotisés ! rien ne pouvait arrêter ces paroles accompagnées de gestes émouvants ; pas même la baguette de notre chef dirigeant la musique. Et bissé et applaudi de tous, Goavec dut nous chanter le troisième couplet […]. En vérité, scène patriotique ne m’avait jamais produit semblable émotion. […] Vraiment dommage que le général soit parti si tôt. Voici deux bonnes journées passées qui font un peu oublier les misères de la guerre… ». A-t-on affaire à l’expression d’un patriotisme « exalté » ? Ou à une manifestation d’explosion nerveuse d’hommes ayant été soumis à une forte et longue tension ? difficile de trancher. Néanmoins, V. Christophe observe à quel point la guerre pèse sur les corps et sur les esprits : 22 septembre 1918 : « […] à la longue, après ces quatre années, l’abrutissement nous gagne. On sent cette fatigue nerveuse en remarquant les camarades s’énerver , s’emporter pour un rien : en s’étudiant bien, on constate que l’on fait exactement la même chose. Ô guerre ! » ; à l’inverse, le 12 novembre 1918 : « Aujourd’hui, premier jour de la paix, hier était le 1561e de la guerre ! On n’y croit pas encore ! Comme la vie de misères, celle de bien-être reviendra peu à peu. Mais la physionomie de tous se déride : on s’aborde le sourire aux lèvres »…

L’offensive Nivelle : Victor Christophe n’y prend pas part en première ligne mais un certain nombre de ses camarades musiciens participent à l’assaut ; ces carnets nous renseignent sur la rapidité avec laquelle les troupes stationnées à l’arrière-front ont perçu la catastrophe, notamment au travers de l’afflux des blessés (Cf. Antoine Prost, « Le désastre sanitaire du Chemin des Dames », in Nicolas Offenstadt (dir.),  Le Chemin des Dames. De l’événement à la mémoire, Paris, Stock, 2004, p. 137-151.): entrées du 16 avril, 17 avril ; 18 avril : « Dès le matin, nous apprenons que le régiment est relevé. Gurat, Albert et Achille arrivent vers 8 heures, nous confirmant malheureusement les pertes terribles de notre régiment et son échec en face des positions ennemies redoutables du Mont Sapigneul, non détruites par l’artillerie. Le 114e nous relève. Et la pluie tombe toujours ! Par-dessus tout, le canon tonne, terrible » ; 19 avril : « […] A partir de 15 heures un roulement de canonnade donne, terrible, sur l’ensemble du secteur. Quel carnage effroyable ce doit être. A 15 h 30 passe un important peloton de prisonniers : 500, dit-on. Les nouvelles concernant le 150e ne sont guère encourageantes malgré l’entrain des officiers et des hommes. Après être sortis et avancés un peu, les malheureux furent hachés par un terrible feu de mitrailleuses. […] La C.H.R., le fusil en mains, se préparait à repousser les boches : quelle mêlée et quel carnage ! »… 22 avril : « […] Et dire que cette hécatombe eut lieu en 2 heures et demie ! »

Russes et Russie sont évoqués à trois occasions : tout d’abord,  V. Christophe essaye d’entrer en contact avec des soldats russes présents au Chemin des Dames (20 avril 1917) mais : « Pas facile de se comprendre sinon au moyen d’un dictionnaire que l’un d’entre eux sort aussitôt ». Cf. Rémy Cazals, « Soldats russes en France. Entre guerre et révolution », in Nicolas Offenstadt (dir.),  Le Chemin des Dames. De l’événement à la mémoire, Paris, Stock, 2004, p. 217-225. Ensuite, comme de nombreux soldats, Christophe s’inquiète des événements révolutionnaires qui éclatent en Russie : 12 septembre 1917 : « La guerre civile éclate en Russie. Le généralissime marche contre le gouvernement : pauvre Russie ! ». Le 3 novembre 1917, l’échec italien de Caporetto est mis sur le compte de la « crise russe » ; le 18 décembre 1917, l’armistice signé par les Russes est ainsi commenté : « Que va-t-il donc sortir de tout ceci ? Un gros effort des Allemands va sûrement être donné sur notre front. J’espère que nos hauts dirigeants prévoient le fait de même qu’ils obvient pour pouvoir répondre à la formidable invasion aérienne ennemie qui aura lieu sans nul doute l’an prochain. Eux construisent, nous… jusque-là, avons causé ! » ; à nouveau, une critique à peine voilée à l’endroit des dirigeants français. Enfin, le 8 juillet 1919, Christophe s’installe au camp de Mailly. Le lendemain il évoque une dernière fois les troupes russes : (9 juillet) : « Aménagement du cantonnement. 8 000 Russes sont ici encore, prisonniers des allemands, libérés à l’armistice. Ils refusent de travailler et même de préparer leur nourriture. Une petite révolte de leur part a eu lieu ces jours derniers : quelques tanks chargèrent, paraît-il, des 75 prirent le réglage : au bilan 6 ou 7 tués ! C’est toujours la guerre ! »…

Après l’échec du Chemin des Dames, il est notable que le ton de V. Christophe devient volontiers sarcastique, ce qui peut témoigner de la baisse de son propre moral ; dès lors, il émet de plus en plus de doutes sur le degré de préparation des autorités françaises ; le 30 mai 1917, il assiste au mitraillage d’une saucisse par un avion allemand : « […] L’observateur du ballon, sans attendre une seconde, saute avec son parachute et quelques minutes après (délai que je n’arrive pas à expliquer) une flamme jaillit à l’un des bouts du « captif » qui, rapidement consumé, s’abat sur le sol. Encore quelque billets de mille volatilisés ! Heureusement que nous avons la maîtrise de l’air. Que serait-ce si nous ne l’avions pas ! Pendant ce temps, nos « as » se reposent sans doute ! » Comme s’il s’en voulait de cette remarque, il conclut par une forme d’auto-dénonciation : « (Esprit infâme !) » ; mais dès le lendemain, il récidive : (31 mai) « […] Ce soir, nos avions montent la garde autour des observateurs : ce n’est pas trop tôt ! » ; le 23 juillet (1917), le ton devient franchement acerbe pour ne pas dire subversif : (Verdun) « 22 juillet 1917. Plusieurs cimetières rappellent ici les hécatombes de l’année dernière. Que de deuils hélas ! accrus tous les jours pour satisfaire l’orgueil de quelques déséquilibrés ! ». Quelques semaines plus tard, la visite de cimetières militaires retrempe sa « haine » de l’ennemi : (5 août 1917): « […] Que de cocardes tricolores représentant hélas ! autant de morts. Et quand l’on voit ces malheureux étendus par milliers, ces ruines sur lesquelles ces barbares s’acharnèrent, la raison de l’homme le plus paisible commande de faire payer ces misérables » ; mais peu à peu, la lassitude de la guerre semble l’emporter sur toute autre considération : 1er décembre 1917 : « 40 mois de guerre ! Quand donc la fin de cette tuerie ?» ; 12 février 1918 : « […] De nouveau, voici la voix qui revient au canon. […] Que de barbarie en cette Europe civilisée !.. » ; 20 août 1918 : « Liberté, égalité, fraternité sont-ils un idéal atteint ou à atteindre… »

Mutineries : s’il a connaissance des « troubles », V. Christophe demeure fort discret dans ses considérations : « 7 juin (1917) : ce matin, les ordres sont changés et nous allons à Romigny. […] A l’arrivée, je comprends pourquoi nous ne sommes pas allés cantonner à Sarcy : tout simplement à cause de troubles de troupes cantonnées à Villers-en-Tardenois. Ces dernière ont, paraît-il, mitraillé ces jours derniers celles cantonnées à Romigny. Ça marche, la guerre ! Grève des midinettes à Paris : tout s’enchaîne à merveille ! » ; pour autant, même si ce soldat reste à distance de ces troubles, son esprit porte néanmoins la marque du « mauvais » état d’esprit ambiant au lendemain de l’échec du Chemin des Dames.

Cas de grippe espagnole (24 septembre 1918).

Enfants de l’ennemi : 12 novembre 1918 : « […] M. le médecin Marceau, de notre régiment, a hier, à Wadelincourt, accouché une jeune fille de 16 ans ½ , d’un petit allemand ! Nombreux sont les cas semblables ». Cf. Stéphane Audoin-Rouzeau, L’Enfant de l’ennemi, 1914-1918, Paris, Aubier, 1995.

Délitement de l’armée allemande : 16 décembre 1918 : « Séjour à Faulquemont. On trouve ici beaucoup de choses encore ; les magasins sont approvisionnés. Les prix varient avec ceux de la France suivant l’objet ou la marchandise sont plus ou moins rares. Une habitante nous raconte qu’à leur départ les soldats allemands malmenaient leurs officiers, les dégradant, etc. tous n’avaient qu’un but, rentrer chez eux. »

Au total, ce témoignage d’un soldat de l’arrière-front, malgré sa distance des tranchées, malgré son style discret et sans effet, s’avère utile en ce qu’il complète notre connaissance de l’expérience spécifique des soldats non combattants qui à leur place, fort différentes de celle des combattants véritables, ont également fait marcher la machine de guerre.

Frédéric Rousseau, avril 2008.

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Granger, Ladislas (1885-1972)

1. Le témoin

Né le 28 janvier 1885 au village de Lancôme près de Blois, dans une famille de petits cultivateurs. Après des études primaires, obtint le certificat d’études. Devient horticulteur, travaille chez des maraîchers et chez des châtelains à l’entretien de parcs.

Service militaire du 1er octobre 1906 au 30 septembre 1908 au 113e R.I. à la caserne Maurice Saxe de Blois ; nommé caporal au bout d’un an.

À la sortie de son service militaire, s’installe dans l’Eure, comme jardinier. Il y épouse Lucie Rochard, cuisinière de château ; le 18 avril 1914 naît leur premier et seul enfant, Bernard.

Ladislas Granger est mobilisé à Blois au 313e R.I. le 4 août 1914. Il a 29 ans.

Il sert à la 18e compagnie du 5e bataillon du 313e R.I. d’août 1914 à décembre 1917. Il est alors versé au 4e Mixte de zouaves et de tirailleurs ; blessé, gazé en juin 1918 ; hôpital du Puy, puis convalescence jusqu’à fin octobre.

Au retour, après sa démobilisation le 20 mars 1919, il devient métayer, jardinier et régisseur du château de Fonthaute, à Cazoulès en Dordogne. Il meurt en 1972.

Note extraite de l’introduction : « Malgré le service de trois ans instauré en 1913 les régiments d’active n’étaient pas à effectif plein mais à la mobilisation les deux ou trois plus jeunes classes de réservistes suffisaient à les mettre sur pied de guerre et ils partaient aussitôt vers la frontière. Ensuite on « dérivait » de chaque régiment d’active un régiment « bis » dont le numéro était égal au sien augmenté de 200, d’où le 313e. Ces régiments incorporaient les réservistes plus anciens, jusqu’à la classe 1900 (et même 1899 en octobre 1914). […] on constate jusqu’à la fin que la majorité des soldats du 313e approchent de la trentaine ou souvent de la quarantaine, qu’ils sont pour la plupart mariés et pères de famille. Il faudra s’en souvenir pour comprendre l’ambiance du régiment. (p. 20-21)»

Les 2 245 soldats du 313e R.I. embarquent à la gare de Blois dans la nuit du 8 au 9 août 1914. Granger arrive à Saint-Mihiel dans la Meuse le 10 août. Concentration à Génicourt sur les bords de la Meuse entre Saint-Mihiel et Verdun. 21 août, Longuyon ; baptême du feu le 22, à Saint-Pancré près du Luxembourg belge.

Dès le 29 août, la retraite a conduit le 313e à Montfaucon ; le 2 septembre à Varennes. Après l’évacuation de l’Argonne, le régiment est à Villotte-devant-Louppy, au sud du massif. Une semaine plus tard, c’est au tour des Allemands d’évacuer l’Argonne ; le 313e reprend Clermont-en-Argonne, Vauquois et Varennes ; puis s’installe pour deux longues années dans cette région forestière (jusqu’en septembre 1916). L’Argonne fut, avec celui des Eparges, l’un des secteurs du front le plus touché par la guerre des mines et celle des gaz.

Sergent le 8 mars 1915, au retour de la bataille de Vauquois.

Secteur de Verdun : d’octobre à décembre 1916.

Chemin des Dames janvier-novembre 1917.

En novembre, les camarades de Granger sont envoyés en Italie pendant que celui-ci est en permission. Croix de guerre le 23 novembre 1917 (p. 194). Le 10 décembre 1917, le 313e R.I. est dissous ; Granger est versé au 4e Mixte de zouaves et de tirailleurs.

2. Le témoignage

Ces carnets ont été confiés par l’arrière petit-fils de Ladislas Granger à un enseignant en écho à une leçon consacrée à la Grande Guerre. Il s’agit de trois agendas 1915, 1916, 1917, remplis au jour le jour ; sont malheureusement portés manquants les agendas 1914 et 1918 ; à noter que ces carnets n’ont jamais été retouchés et probablement rarement, voire jamais, relus, ni par Granger, ni par ses proches.

Ces carnets ont fait l’objet d’une publication intégrale sous le titre : Carnets de guerre du sergent Granger 1915-1917, La Grande Guerre vécue et racontée au jour le jour par un paysan de France, présentés par Roger Girard, préface de Jules Maurin, Montpellier, E.S.I.D., U.M.R. 5609 du C.N.R.S., Université Paul Valéry, 1997.

Les lacunes peuvent être en partie comblées par les journaux de marche et d’opérations du 313e R.I. et du 4e Régiment mixte de zouaves et de tirailleurs.

En convalescence de juillet à octobre 1918. N’a pas participé aux offensives de la victoire.

3. Analyse

Combats :

À partir du 2 mars 1915, près de Vauquois (Argonne) : « 3 mars. Toute la nuit debout à veiller aux créneaux, nous sommes attaqués, mais soutenus par notre artillerie nous repoussons l’attaque, toute la journée, fusillade intense, pétard à main, grenade et crapouillots, c’est un vacarme épouvantable qui vous rend nerveux. Nous sommes bien approvisionnés, mais rien de chaud. Gniole en quantité. 4 mars. Toute la nuit en éveil et dans la journée nous attaquons après un terrible bombardement de notre artillerie ; un corps est projeté à 30 mètres de hauteur par un obus. Nous nous engageons dans un terrible corps à corps, mais nous revenons à nos positions, le terrain est couvert de cadavres. Quel terrifiant spectacle (page 35)» ; il s’agit du jour le plus meurtrier avec le 16 avril 1917.

Secteur de Verdun, octobre-décembre 1916. Janvier 1917, Champagne ; Hermonville près de Reims (3 janvier 1917) : ce séjour se distingue par sa tranquillité ; une note précise que le 313e bien qu’en ligne, n’a aucun tué du 1er janvier au 7 avril 1917 (p. 143). Voir le paragraphe sur l’offensive Nivelle.

À aucun moment, Granger n’exprime de haine pour l’ennemi ; bien que lisant régulièrement les journaux, ce paysan ne cède pas à l’hystérie vengeresse ; au contraire il plaint souvent ses vis-à-vis : « 5 avril 1915 : […] Nouvelle canonnade aussi intense qu’hier et les Boches ne doivent pas rire des 75 qui leur sifflent près des oreilles… (p. 41) » ; « 5 mai 1915. En première ligne, nous sommes assez tranquilles toute la journée, car les crapouillots ne voyagent pas, il est arrivé sans doute un accident chez les Boches, car il se produit une explosion et on entend des cris… (p. 45) » ; id. le 21 novembre 1915 (p. 75), le 22 décembre 1915 (p. 134) et le 9 février 1916 (p. 87) ; « 26 octobre 1916. […] Quel triste défilé de blessés que les brancardiers ont tant de mal à transporter à travers ce bourbier et ce terrain bouleversé par nos obus, les brancardiers boches volontaires aident les nôtres et se serrent la main après l’échauffourée passée ; quelle contradiction, c’est ainsi que la guerre dure puisque les prisonniers font la guerre encore (p. 130) » ; 29 octobre 1916 ;

Pas de grands mots non plus dans les notes quotidiennes : la patrie, la nation, la France, sont absents des carnets ; mais pas la famille pour laquelle l’attachement est si fort (p. 61, 85).

Homme de la terre, Granger est particulièrement sensible à la vie de la nature, aux ravages de la guerre portés aux arbres, aux paysages (p. 43) ; « 11 mai 1915. […] ces arbres si beaux ont péri silencieusement, le cœur traversé par la mitraille, sont restés insensibles au réveil du printemps (p. 48) ».

Comme beaucoup d’autres poilus, il vit la guerre comme un métier ; mais cela ne l’empêche pas d’être profondément traumatisé par les spectacles d’horreur auxquels il est exposé : « 2 mai 1915 : […] j’ai vu des travaux de terrassement formidables qui dépassent l’imagination, puis un Boche accroché dans un chêne, projeté et déchiqueté par l’explosion d’une mine, quel spectacle effrayant. (p. 44) » ; « 16 octobre 1916. [secteur de Verdun] […] Quel travail nous avons aujourd’hui ; il faut creuser un boyau au milieu des cadavres, c’est une infection. Quel charnier épouvantable, ce sont des morts couvert la terre, enterrés et déterrés successivement par les obus, l’air en est empoisonné. (p.129) »

Moral :

Une première notation négative à l’égard des chefs apparaît début 1916, indice d’une baisse du moral : « 3 janvier 1916. Aujourd’hui nous allons dans le ravin de 263 pour faire un réseau de fil de fer le long du ruisseau ; nous sommes près des Boches et ils nous envoient quelques coups de fusils ; il serait plus prudent d’y venir le matin ; mais nos chefs ne se rendent pas compte du danger car ils n’y viennent pas (p. 81-82) ». Plus largement, les notes quotidiennes permettent de suivre les ondulations du moral. Ainsi, avec les offensives de Champagne, grand est l’espoir d’en finir : « 22 septembre 1915. […] Nous sommes constamment en tenue d’alerte prêt à partir car la Grande Offensive est déclenchée et nous espérons être de la poursuite d’ici peu et nous irons de bon coeur ; quel soulagement de quitter l’Argonne. (p. 66-67) » ; mais très vite, le moral retombe : « 17 décembre 1915. […] toujours les mêmes occupations, les canonnades de jour et de nuit, et je me demande si ça finira un jour (p. 133) ; « 3 mars 1916. […] Journée sale et triste comme les conséquences de cette affreuse guerre… (p. 91) » ; « 29 avril 1916. […] le temps est beau et chaud et de nombreux aéros circulent en tous sens. Quel malheur de faire la guerre et de se tuer de ce beau temps, il ferait pourtant si bon vivre au pays près de ceux à qui nous pensons si souvent (p. 102) » ; « 11 juin 1916. […] Les musiques de tous les régiments viennent jouer près des lignes pour fêter la Victoire russe [en Galicie, Pologne autrichienne], quelle scène réconfortante, quel hourah dans la forêt (p. 109) » ; « 26 juin 1916. Le calme est revenu du côté de Verdun, mais hier toute la journée et surtout cette nuit, quelle canonnade, je ne me souviens pas avoir entendu pareil roulement ; quel acharnement, quelle boucherie se continue dans un acharnement sans nom… (p. 111) » ; « 7 décembre 1916. […] Les prisonniers boches de Douaumont travaillent avec nous à la réfection des routes, et nous songeons aux nôtres qui sont dans les mêmes conditions sous nos obus. Quelle cruelle et abominable guerre ; que d’atrocités (p. 136) » ; « 8 décembre 1916. […] Un obus tombe sur les Boches cantonnés dans les environs ; tués par leurs frères ; quelle guerre pleine d’horreurs (p. 137) » ; « 11 décembre 1916. […] Nous travaillons parmi les Boches à la réfection des routes, ils sont plus heureux que nous, mais c’est malheureux quand même d’être obligé de faire la guerre même étant prisonnier, il en est de même de l’autre côté (p 137) » ; « 14 décembre 1916. Nous sommes toujours terrés dans notre tranchée, les obus tombent et nous sommes enterrés plusieurs fois. C’est effrayant, et nous aspirons plus que jamais à la fin de cette guerre, de cette calamité sans nom. (p. 137) » ; « 18 décembre 1916. C’est toujours la même vie, nous faisons comme chaque nuit la corvée de ravitaillement des 1ères lignes et nous sommes bombardés chaque fois, des victimes à chaque instant. Quand finira cette terrible guerre qui dure depuis si longtemps, les 1ères atteintes de l’hiver nous font frémir en songeant à celles qui suivront. (p. 138) » ; « 13 mai 1917. Après avoir attendu avec une grande impatience une partie de la nuit, nous sommes enfin relevés et venons jusqu’à Roucy où nous passons 24 heures, nous sommes exténués de fatigues et nous dormons une partie du temps après avoir contemplé l’oeuvre de la nature, du printemps qui nous réjouit, nous égaye de sa verdure et de ses fleurs printanières ; quel dommage de faire la guerre, nous serions si heureux près des nôtres ; (p. 163-164) ». OBÉIR N’EST PAS CONSENTIR.

La mauvaise humeur à l’égard des artilleurs s’exprime à plusieurs reprises : « 28 mars 1916. […] les artilleurs ont trouvé un nouveau tir par rafales qu’ils appellent « tir de surprise » lesquels de ces tirs qui sont les meilleurs, en tous cas ils commencent à nous énerver avec leurs tirs, on est à moitié abruti, on va le devenir tout à fait.. (p. 97-98) » ; « 18 juillet 1916. […] Le soir un nouveau bombardement démolit nos tranchées à nouveau ; nous travaillons toute la nuit, nos artilleurs emm… les Boches sans relâches aussi ils se mettent en colère et nous envoient des gros calibres (p. 114.) »

Alcool : pour tenir dans les tranchées ; pour les oublier quand on est au repos ; « 4 avril 1916. […] Bonne santé, bon appétit ; nous avons du pinard acheté dans un pays à côté à 1.20 ; il y a quelques loustics ayant bu un quart de vin qui font le chahut (p 99) » ; 13 janvier 1917 : la gniole est supprimée aux armées ; approvisionnement par les permissionnaires. Cela n’empêche pas les soûleries ; voir ci-dessous le paragraphe consacré aux mutineries au lendemain de l’offensive Nivelle.

L’offensive Nivelle :

Un secret bien gardé ( !): plus de dix jours avant le 16, l’offensive fait l’objet de toutes les conversations ; « 12 avril 1916. Alerte à 4 heures, la Cie prend position dans les parallèles pour entreprendre en même temps que les autres compagnies une reconnaissance dans les lignes ennemies ; le régiment fait 40 prisonniers, mais les Boches nous en ramassent plus de 100. L’avantage est bien petit car ces prisonniers vont donner des renseignements sur nos projets d’attaque (p. 155) » ;

Le moral avant la bataille n’est pas aussi bon qu’on le lit souvent : « 7 avril 1917. […] quelques-uns ont des idées noires, d’autres se résignent à leur sort (p. 154) » ; « 11 avril 1917. Nous restons là jusqu’au soir puis à la nuit nous changeons d’emplacement et appuyons sur la droite ; la section est en réserve dans des sapes au fond desquels il y a 30 cm d’eau, il y fait un froid terrible ; c’est bien malheureux de vivre ainsi sous terre pendant qu’il fait un beau soleil dehors ; que d’idées noires nous passent dans la tête ; et nous maudissons la guerre de tout notre coeur, quelle affreuse et cruelle chose (p. 155) » ;

L’attaque du 16 avril se déroule entre Craonne et Berry-au-Bac ; 17 avril, reprise de l’attaque au Bois des boches, forêt de Ville-aux-Bois ; attitude typique des prisonniers qui ont le sentiment d’avoir terminé leur guerre : « 17 avril 1917. […] les prisonniers étaient heureux de se débiner ; ils disaient : guerre finie pour nous et ils nous donnaient des poignées de main en disant « Kamarad » Françauss bon soldat ; ils donnaient ce qu’ils avaient sur eux, tabac, couteaux, etc. (p. 159) » ;

Lendemains d’offensive : relève le 19 avril ; repos ( ?) au camp de Bourgogne : nourriture insuffisante ; exercices ridicules ; dégradation rapide du moral (p. 159-160) ; et expression de propos défaitistes : « 28 avril 1917. Pour une fois nous avons un jour de vrai repos ; seulement une revue en armes et rapport quotidien à 13 :30. Toilette ; correspondance ; lecture du journal qui n’est guère intéressant ; cette grande offensive est ratée, pourtant que d’espoirs elle avait fait naître. Aussi la confiance s’en va avec cette crainte qu’il en sera toujours ainsi et que nous ne les aurons pas par les armes (p. 160-161) » ;

1er mai, retour en ligne, dans la plaine en face de Juvincourt ; relève le 13 mai ; repos à Roucy puis à Brouillet ; citation du 313e à l’ordre de la Division (25 mai 1917, p. 165). Mutinerie : quelques lignes seulement sur ces événements dans lesquels le 313e a été fortement impliqué : « 26 mai 1917. A la suite de la revue repos pour le Régt et toutes les punitions sont levées. C’est toujours la vie de cantonnement de repos, bonne table, forts coups de pinard, c’est la liberté illusoire et bienfaisante ; […] 27 mai. Grasse matinée, déjeuner, toilette, messe. C’est la bonne vie ici, qui à notre regret touche à sa fin bonne santé ; chaleur tropicale. 28 mai. Le matin exercice de cadre pour le Régt ; puis brusquement on nous apprend notre départ pour demain matin ; tout le reste de la journée, préparatifs de départ, distributions de vivres et de cartouches, revues ; il faut se coucher de bonne heure car demain matin réveil à 3 heures. Manifestations par quelques poilus agissant sous l’influence du pinard ; nuit mouvementée, tout se calme avec un maigre résultat pour les auteurs de ce désordre ; ils s’en repentiront à bref délai. 29 mai. Départ de Brouillet à 4 heures, arrivés à la ferme de l’Orme près de Montigny à 11 heures, nous avons eu la chance d’avoir un temps couvert et favorable pour la marche, nous sommes pourtant contents d’être arrivés et de rattraper le sommeil perdu la nuit dernière ; nous sommes dans des baraquements. Des mesures sont prises pour que le désordre d’hier ne se reproduise pas, et les auteurs sont traduits immédiatement devant le conseil de guerre ; tout est calme, service de quart la nuit (p. 168)» [Le soldat Henri Valembras est condamné à mort et exécuté le 13 juin, à Roucy ; de la classe 8, cultivateur, célibataire, il a frappé un capitaine à coups de pieds et de poings] ; retour en ligne au Bois-des-Boches. Voir Denis Rolland, La Grève des tranchées. Les mutineries de 1917, postface de Nicolas Offenstadt, Paris, Imago, 2005, p. 100-101.

Surveillance des trains de permissionnaires (p. 173)

Filons :

Quitter la tranchée le temps d’un stage d’instruction est ressenti comme une aubaine : « 25 novembre 1915. Je suis désigné pour une quinzaine comme instructeur aux bombardiers de Lochères ce qui me fait bien plaisir. […] c’est un filon et quinze jours à être tranquille et à l’abri…. (p. 75) ».

Cours de signalisation à Nogent-l’Hartault du 17 septembre au 10 octobre 1917 : « 17 septembre 1917. […] après avoir rempli les formalités, je reconnais le logement et me couche content d’une 1ère journée de filon (p. 185) » ; « 19 septembre 1917. Toute la durée du cours nous faisons de la signalisation et des signaux à tour de bras. […] C’est l’école des Spécialités de la Xe Armée. La guerre ici n’est pas dure, il y a tout ce qu’il faut pour la continuer et pour tenir. (p. 185)» ; « 22 septembre 1917. […] Comme il fait bon la guerre dans ces conditions… (p. 187) » ; retour en ligne le 12 octobre dans les sapes occupées à la veille du 16 avril : « 13 octobre 1917. […] Quel dur métier ; quelle abominable chose que la guerre ; et je me couche en maudissant ceux qui l’ont déchaînée (p. 189)»

Autres notations utiles :

Première mention des gaz et des moyens rudimentaires pour s’en protéger, le 14 mai 1915 (p. 48) ; évasion d’un homme conduit au Conseil de guerre de Damery (mars 1917, p. 150-151). Bordel militaire : 28 décembre 1917 à Mourmelon (p. 199)

Pour l’Argonne, ce témoignage est à croiser avec celui d’André Pézard, Nous autres à Vauquois, Paris, La Renaissance du livre, 1918 ; réédition, Nancy, P.U.N. ; Pézard arrive dans le secteur de Granger en janvier 1915.

Frédéric Rousseau, mars 2008.

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