Bouton, André (1890-1979)

*André Bouton, Mémoires d’un Manceau, soldat pendant la Grande Guerre, présentées et annotées par son petit-fils Didier Béoutis, Editions de la Société littéraire du Maine, 2014, 340 pages. En illustration : photos prises par l’auteur et d’autres de l’ECPAD. Préface de Stéphane Tison, maître de conférences à l’université du Maine : « Le témoignage important d’un mobilisé aux expériences multiples. »

1. L’auteur
Né le 30 novembre 1890 à Fresnay-sur-Sarthe où son père dirige une entreprise de tannerie. Son frère cadet deviendra prêtre. Lui-même exerce la profession de clerc de notaire. Il a fait le service militaire comme secrétaire d’état-major. En 1914, il est encore célibataire. Myope, il est classé service auxiliaire et il reste à la caserne Chanzy au Mans. Après l’hécatombe des premiers mois, il part en renfort au 117e RI, à sa demande expresse, nous dit-il. Arrivé au front le 12 novembre, il est blessé à la cuisse le 17 décembre et il décrit la mauvaise organisation de la chaîne d’évacuation, puis l’hôpital Ridgway à Pau. Guéri, il passe plusieurs semaines comme instructeur, puis il participe à la formation du 404e RI au camp de Mailly dont il donne une description (p. 138). Après trois semaines de tranchées, il vient soigner une scarlatine à Compiègne pendant deux mois. A partir de juillet 1915, suivent des « pérégrinations » et des occupations de tranchées dans l’Aisne, coupées par une permission en novembre. Il décrit la ferme de Confrécourt (p. 194), le secteur de Sacy (p. 225). Il est promu sergent en février 1916. Il est à nouveau blessé le 17 juillet et soigné à l’hôpital des Rothschild à Paris (p. 279). En février 1917, il revient dans les services auxiliaires et stationne près d’Alençon dans des postes de surveillance des avions et des dirigeables.
Après la guerre, il devient notaire à Mamers et se marie en 1923 avec une fille de notaire. De retour au Mans, il dirige un cabinet d’affaires. Membre des sociétés savantes, il écrit des ouvrages d’histoire locale et régionale. Il meurt le 1er avril 1979.

2. Le témoignage
André Bouton a tenu un journal quotidien pendant toute la durée de la guerre. Le présentateur nous dit qu’il utilisait un papier carbone et qu’il envoyait régulièrement le double à sa mère afin qu’une version au moins soit sauvée. Les 15 carnets font mille pages. Puisqu’ils sont conservés, une comparaison avec les mémoires serait intéressante. André Bouton nous dit qu’il a rédigé ses mémoires avant même la fin de la guerre, à partir de ses carnets et des souvenirs encore frais. En 1929, il a fait dactylographier le texte des mémoires par sa secrétaire ; il dit qu’après relecture il n’a rien modifié et il a écrit un avant-propos de forte critique de la guerre, qui pourrait constituer en fait une conclusion tardive. Les mémoires comprennent trois parties : 1. « Souvenirs d’un Manceau soldat au 117e régiment d’infanterie (août à décembre 1914) » ; 2. « Dix-huit mois avec le 404e régiment d’infanterie (janvier 1915 à juillet 1917) » ; 3. « Mémoires d’un « embusqué » (juillet 1916 à mars 1919) ». Il aurait alors renoncé à les publier (a-t-il essayé ? on ne le sait pas). Des passages ont été donnés à des périodiques locaux. L’édition de 2014 est la première publication complète et annotée. Le style évoque nettement une réécriture et une hésitation entre trois attitudes : celle du témoin direct ; celle de l’historien prenant du recul ; celle de l’écrivain soucieux d’attirer l’attention sur le pittoresque et les ridicules.

3. Analyse du contenu
Un premier thème est celui de l’entrée en guerre. André Bouton fait partie des rares Français qui prenaient des vacances. La mobilisation le ramène au Mans et il décrit les aspects les plus délirants des quelques jours du début août dans cette ville. Sans doute insiste-t-il sur les ridicules. En septembre-octobre, cependant, il signale des inscriptions contre la guerre sur les murs de la ville, épisode qu’on souhaiterait mieux connaître. Lui-même cherche à partir vers le front et il souligne qu’il est bien le seul : il fait autant d’efforts pour partir que les autres en font pour rester. Ses motivations : un patriotisme nourri d’un imaginaire guerrier ; la curiosité et le goût de l’aventure ; la volonté de ne pas devenir un objet de risée pour les filles.
Dès les premières pages, il critique violemment ceux qui veulent s’embusquer, mais aussi les infirmières, les Méridionaux, les ivrognes ; ceux-ci sont extrêmement nombreux et stigmatisés dans tout le livre, jusqu’à des aviateurs partis en mission et ayant cassé leur engin ; tous les spécimens d’embusqués rencontrés à Compiègne ; les brancardiers trop prudents ; d’autres « embusqués rutilants » (p. 207) ; les paysans des environs d’Alençon, abrutis vivant dans un pays sauvage ; la baronne de Rothschild dont il fait une critique au vitriol lorsqu’il est soigné dans son hôpital ; et enfin les Américains, grossiers, violents, vantards.
Ayant beaucoup fréquenté les hôpitaux, il donne son opinion sur le « moral » des blessés. Au tout début, ils souhaitent revenir au combat ; mais ce n’est plus le cas au tournant de 1914 et de 1915. Il faut dire qu’ils sont démoralisés par la vue des embusqués. Au printemps 1915, le 404e RI est présenté comme « un régiment sous-alimenté, malade et sans ressort ». Mais au printemps 1916 « l’état moral du front s’était amélioré » et les permissionnaires remontaient le moral de l’arrière, affirmations curieuses qui arrivent après des descriptions apocalyptiques de marches éreintantes, d’ivresses généralisées, d’officiers imbéciles.
La dernière partie raconte « l’embuscade ». Après sa deuxième blessure, il ne veut plus remonter au front, il fait tout pour cela, il accepte le qualificatif d’embusqué : « Et aucun remords ne vint troubler ma joie après deux ans de misère et de souffrances ! Je pouvais me reposer un peu, et laisser les périls de la lutte à ceux qui n’étaient au front que depuis six mois, et s’étaient chauffés à l’arrière pendant plus de deux ans ! » Il estime aussi que l’État tentaculaire est son débiteur (p. 305). C’est dans cette dernière partie que se voient le mieux les attitudes d’historien : il revient assez justement sur les responsabilités de la Serbie et de la Russie dans le déclenchement de la guerre ; mais il attribue les « troubles et séditions » de 1917 à l’action des Boches (p. 303).
Enfin, il coule des jours paisibles en 1917 et 1918 du côté d’Alençon, « excursionnant dans cette nature où il y a de jolis sites, m’entretenant avec les paysans, riant avec les filles qui venaient nous voir, faisant de l’archéologie »…

Rémy Cazals, juillet 2014

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Lassale, Charles (1889-1981)

Charles Lassale naît dans le village d’Albussac en Corrèze le 29 juin 1889. Elève au lycée de Tulle, il intègre ensuite l’Administration des PTT et y effectue toute sa carrière, jusqu’à devenir chef du Centre des Télécommunications de Brive-la-Gaillarde. Retraité, il rédige en 1968 ses souvenirs de guerre qu’il publie à compte d’auteur sous le titre Guerre 1914-1918. Journal d’un combattant (56 p.). Il s’appuie alors sur la correspondance d’époque ainsi que sur ses carnets de notes du front, et agrémente son texte de cartes et de quelques photographies. Sa guerre débute au Fort de Vincennes où il est détaché par l’Administration des Postes afin d’ « exploiter (…) les liaisons militaires du camp retranché de Paris. » En septembre 1915, quand commence son récit, il est affecté au 3e régiment du génie aux Ponts-de-Cé (Maine-et-Loire) pour une période d’instruction de deux mois. Le 15 novembre, il est transféré au 8e Régiment du Génie basé à Nersac (Charente) en tant qu’agent de liaison. Il y apprend le fonctionnement des appareils téléphoniques de l’armée et la construction des lignes. Le 20 janvier 1916, il quitte son régiment pour intégrer le détachement télégraphique de la 76e division d’infanterie. Avec elle, il participe à la bataille de Flirey (en Woëvre méridionale) à la fin du mois de février puis, le mois suivant, aux combats de la cote 304 et du Bois d’Avocourt dans le secteur de Verdun. Du 5 au 23 mai 1916, il est hospitalisé à Contrexéville pour une otite et une rupture de tympan − ses deux tympans ayant été affectés sur le front, on lui reconnaîtra après-guerre une invalidité de 30%. A sa sortie, il réintègre son unité en mouvement vers le front des Vosges. Suite à un accident lors de l’installation d’une ligne téléphonique dans le secteur du massif de l’Ormont, il passe une partie de l’été à l’hôpital de Saint-Dié afin d’y soigner une entorse. Il enchaîne ensuite une mission à La Fontenelle de la mi-août à la fin du mois d’octobre 1916, juste avant d’être transféré de la 76e DI, qui prépare son départ pour Salonique, à la 161e DI fraîchement constituée. Avec elle, il passe successivement des hauteurs vosgiennes au camp d’Arches, pour une courte période d’instruction, puis à la région de Belfort, avant de revenir dans le massif vosgien le 10 janvier 1917. Il y dirige pendant un mois le poste téléphonique au pied du Hohneck. Après une permission en Corrèze, il est nommé chef de poste au Central téléphonique de la division à Gérardmer, ce qui améliore nettement ses conditions de vie. A la mi-juillet, la division prend la direction du Chemin des Dames et y est engagée dans les combats du secteur de la Bovelle, Courtecon et Cerny d’août à octobre. En novembre, elle est employée du côté de Quincy – Barisis. Employé au poste de Folembray, Lassale est élevé au grade de caporal fourrier (une fonction qu’il assure parfois en remplacement) le 24 décembre, puis nommé sergent en mars 1918. Suit le front de Champagne, duquel il est retiré à deux reprises en été 1918 pour former les élèves téléphonistes au camp de Mailly. En septembre, il est engagé dans la bataille de Sommepy, avant de prendre la direction de l’Alsace, d’abord à Masevaux puis à Saint-Amarin où il est nommé chef de poste optique. Aux premières loges pour assister au retour de la région à la France, il participe à l’entrée de la 161e DI à Ensisheim, où il contribue à prendre le contrôle des liaisons de télécommunication allemandes, puis à la venue de Poincaré à Mulhouse.
Le principal intérêt de ce témoignage est de nous renseigner – malheureusement, sans trop de détails – sur la fonction et les conditions de vie d’un téléphoniste. Opérateur en télécommunications déjà qualifié au début de la guerre, Lassale est versé dans un régiment du génie, tout comme son frère d’ailleurs, qui a peut-être suivi la même formation et avec qui il se retrouve au sein de la 161e DI Globalement, ses différentes missions consistent à mettre en place ou maintenir en état les lignes téléphoniques entre le front et les postes d’état-major, une tâche dangereuse quand elle s’effectue sous le feu des combats : un jour par exemple, un obus éclate au pied d’un poteau au sommet duquel il est occupé à effectuer des réparations (p.9). Les lignes sont généralement des fils déroulés à même le sol, plus rarement enterrées ou aériennes. Des aménagements sont parfois nécessaires, comme ce pont devant lequel l’équipe pose fièrement (p.37). Ses conditions de vie varient, mais sont globalement meilleures que celles des soldats du front, puisqu’il cantonne souvent en arrière des premières lignes. De cette différence naît sans doute cette volonté de louer à plusieurs reprises les mérites des équipes de téléphonistes, qui ont rempli leurs missions « sans jamais se soucier des dangers encourus » (p.6), et aussi celle de « justifier une fois de plus [sa] participation à cette grande bataille » (p.12), à savoir Verdun, restée hautement symbolique dans le milieu combattant d’après-guerre. En ce sens, ce n’est donc pas un hasard s’il adresse prioritairement son témoignage « à l’intention des anciens combattants » (p.1).
Raphaël GEORGES, avril 2013

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Lapeyre, Louis (1882-1949)

Trouver sur le carnet de Louis Lapeyre l’adresse de Louis Barthas, caporal au 280e d’infanterie, n’a rien d’étonnant quand on apprend que Lapeyre était, lui aussi, tonnelier à Peyriac-Minervois. Né le 17 avril 1882 à Rieux-Minervois (Aude), village tout proche voisin de Peyriac, fils de tonnelier, Louis Lapeyre a fait son service militaire en Algérie de 1903 à 1906 ; il s’est marié en 1907 et installé à Peyriac en 1910. En août 1914, il est mobilisé dans une section de COA, puis au 44e RI en novembre 1915, au 294e RI en avril 1916. Il donne pour titre à ses carnets « Campagne de 1914 », ensuite étendue aux quatre autres années. Conservés par ses petits-enfants, non publiés, beaucoup plus succincts que ceux de Barthas, ils opposent la beauté de la France, décrite au cours des déplacements, aux horreurs de la guerre. Lapeyre est sensible à la rencontre de camarades avec qui il est agréable de parler du pays. Le militarisme se manifeste lorsqu’une réclamation à propos de la nourriture vaut huit jours de prison. Il signale rapidement la mutinerie du 129e en 1917 et la répression. S’étant débarrassé de son 8e carnet le jour de sa capture (1er novembre 1918), il l’a reconstitué de manière approximative et y a ajouté la description originale de ces quelques jours très particuliers de prisonnier d’une armée en pleine débandade. Tout au long du parcours, les prisonniers sont nourris et congratulés par la population belge. Le 11 novembre : « En cours de route, nous avions appris la signature de l’armistice ; et cette heureuse nouvelle nous comble de joie. En entrant dans la ville [Bastogne], toute la population est en liesse ; les maisons sont superbement pavoisées aux couleurs de tous les Alliés. » Le comité de ville prend en charge les prisonniers en place de leurs gardiens, et apporte, « dans de grands récipients, de la bonne soupe et du café fumant ». « Vers 4 h du soir, passe devant nous le 27e régiment d’infanterie bavaroise, revenant des tranchées. Tous les soldats chantent ; la musique de leur régiment joue. Les officiers ont arraché leurs galons de sur leurs épaules. Les soldats portent leurs fusils crosse en l’air et nous font comprendre qu’ils sont tout joyeux que la guerre ait pris fin. Belges, Boches et Français, tout ce monde fraternise en ce moment tellement la joie est grande parmi tous. »
Le retour vers la France se fait par étapes, les Belges continuant à « gorger » les Français de victuailles : « Il est impossible de leur refuser quoi que ce soit. Quels braves gens que tous ces Belges ! » En France, le département de la Meuse est plein de troupes américaines et on y distingue le « spectacle des plus hideux » produit par les quatre années de guerre. Le 23 novembre, enfin, Louis Lapeyre arrive à Peyriac-Minervois.
Rémy Cazals
*Fiche matricule Arch. Dép. Aude RW 537 (recherche de Jean Blanc que nous remercions).

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Gilbert, Abel (1881-1972)

L’auteur
Abel Gilbert est forgeron maréchal à Épieds-en-Beauce (Loiret). Il a un fils de deux ans et sa femme, Désirée Frémond (voir ce nom), est enceinte. Il est rappelé le 31 juillet 1914 comme maréchal-ferrant chargé de l’entretien des 225 chevaux de la 2e colonne légère du 3e régiment d’artillerie lourde attelée. Il entre « en pays ennemi » (Lorraine) dès le 17 août puis participe à la retraite sur Nancy. Pendant quatre ans il parcourt la frontière, de l’Yser à la Franche-Comté, sa voiture-forge est présente au Grand Couronné, à Notre-Dame de Lorette, à Furnes, au Vieil Armand, à Verdun, au Chemin des Dames, dans la Somme, deux fois en Champagne, etc. Il ne connaît qu’une interruption de 6 mois en 1916 lorsque son régiment retourne au dépôt de Valence le temps de remplacer tous ses canons mis hors d’usage à Verdun. À la suite des différents remaniements de l’artillerie lourde, Abel Gilbert appartient successivement au 114e RAL puis au 314e.
Il rentre chez lui en février 1919, auprès de sa femme qui a géré la boutique en son absence et des deux autres enfants nés pendant le conflit. Il reprend sa place à la forge et à l’atelier de mécanique agricole et reste, jusqu’à sa mort en 1972, une figure respectée du village qui a donné son nom à une de ses rues.

Le témoignage
Durant sa campagne Abel Gilbert a tenu un carnet de route assez succinct et qui nous est parvenu incomplet : il y manque les six derniers mois de 1916, les six derniers mois de 1917 et toute l’année 1918. Le carnet est parfois perdu, réécrit, retrouvé, continué. On s’aperçoit que les dates ne sont pas toujours très fiables. L’écriture et le style sont aisés, incluant quelques mots du parler beauceron, d’une bonne orthographe sauf lorsque l’écriture reflète la prononciation locale.
Abel a aussi écrit tous les deux jours à sa femme, de juillet 1914 à février 1919 : cette abondante correspondance nous est parvenue en entier.
Le carnet de route a été édité par Françoise Moyen, sa petite-fille. Le texte intégral est suivi d’une lecture par thèmes qui regroupe les différents aspects de la vie d’un maréchal à l’armée. La correspondance est en cours d’édition. [Il s’agit d’une édition de type familial ; la transcription des documents sera déposée aux Archives du Loiret. En attendant, on peut consulter fran.moyen@orange.fr.]

Analyse
Dans son carnet de route Abel Gilbert note les déplacements incessants, parfois dramatiques, de sa section, l’inconfort des cantonnements et les difficultés permanentes pour se procurer le charbon et le fer, matières premières indispensables à son activité et dont l’armée n’assure pas l’approvisionnement. La première année il est « abonnataire » c’est-à-dire libre de gérer forfaitairement l’entretien des chevaux dont il a la charge. Il y gagne un peu d’argent … il en a honte … il partage avec ses équipiers. Les années suivantes la plupart des maréchaux, comme lui, dénoncent les nouvelles conditions de l’abonnement et restent maréchaux sans contrat.
Abel est un esprit curieux. Entre le travail harassant, parfois jusqu’à 2 heures du matin, et les livraisons de munitions aux batteries, dont les maréchaux ne sont pas dispensés (certains y trouveront la mort) Abel prend le temps de visiter et décrire les églises, les monuments, les statues. Il s’enquiert de l’économie des régions traversées et, très pragmatique, il s’essaie à l’extraction du charbon au fond de la mine, à la conduite des « charrues à vapeur » dans les grandes exploitations de la Brie et fait même quelques rangs de tissage dans une usine des Vosges !
Son patriotisme est à toute épreuve et sa foi catholique, bien que discrète, très ferme. Son rôle de maréchal le tient quelques kilomètres en arrière de la ligne de feu, aussi n’y a-t-il aucune description de combat dans ce carnet de route mais toujours le fracas de la canonnade qui, de nuit, n’est pas sans beauté. Pourtant dans le duel qui oppose les deux artilleries, le danger est toujours présent et il a échappé plusieurs fois à la mort.
Dans ses lettres il ne fait pas allusion à ces dangers, mais se montre rassurant en insistant sur le peu de morts dans l’artillerie lourde. Il parle peu de la vie au cantonnement mais davantage des camarades et connaissances qu’il rencontre, des visites qu’il fait. Par de nombreuses recommandations à sa femme, il s’efforce surtout de diriger à distance le fonctionnement de sa boutique d’Épieds-en-Beauce : le vieux père d’Abel a repris le marteau, aidé par un jeune à peine sorti d’apprentissage et qui sera d’ailleurs mobilisé en 1917.
Françoise Moyen

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Ducruy, Cyrille (1887- ?)

Encore une publication discutable d’une correspondance qui a une bonne valeur de témoignage. On ne donne même pas la date de naissance du « soldat écochois » (du village d’Écoche, Loire) qui est en réalité né à Coublanc (Saône-et-Loire). La recherche dans les archives en ligne de ce département donne la date précise, 21 octobre 1887, et la profession du père, cultivateur, mais l’absence de mention marginale ne permet pas de connaître la date de décès. On sait quand même que Cyrille était marié, qu’il avait une petite fille de 3 ans, Amélie, et qu’il était cultivateur à Écoche. Ensuite, choisir de transcrire 270 lettres sur 340, les plus intéressantes, peut se justifier. Mais l’idée de les classer en trois parties (chronologique, thématique, et en lien avec les grands événements historiques) se révèle bien vite une erreur de méthode comme cela sera montré ci-dessous.
Le premier intérêt de cette correspondance d’un cultivateur (avec quelques réponses de sa femme, Marie), c’est de montrer son intérêt permanent pour la marche de son exploitation. Il donne des conseils précis pour les semailles, les récoltes et l’élevage des quelques vaches, et il commande à plusieurs reprises à sa femme de ne pas se tuer à la tâche. Avant de monter vers le front, apercevant depuis la caserne du Puy des paysans au travail, il écrit : « Quand je les vois labourer, ça me rend malade de me voir enfermer à ne rien faire pendant que j’aurai aussi tant de travail chez moi. » Si, au tout début (10-8-1914), il croit que la guerre est déjà gagnée grâce aux victoires en Alsace, il note aussi le suicide de deux hommes « car ils avaient trop peur de partir ». Puis il espère se faire réformer et il donne à son frère des conseils dans le même sens.
Il part vers le front en mai 1915 et, sans être encore dans les tranchées, il découvre et décrit les fléaux que sont les poux, les puces et les rats, mais également les mouches qui pullulent en juin, tombant par dizaines dans la nourriture. Il découvre aussi la camaraderie et apprécie les gars du Midi : « Ils sont très honnêtes et ont l’air tous aussi bons garçons les uns que les autres. » Mais, dès ce même mois de juin, il oppose, dans cette guerre, ceux qui gagnent de l’or et ceux qui se ruinent. En septembre, il s’en prend à cette « belle civilisation » dans laquelle les hommes sont traités plus mal que des bêtes. Plus tard, à propos des vaccinations qui démolissent les plus solides, il écrit : « À présent on sulfate les hommes comme la vigne. Nous allons vivre joliment vieux si les Boches nous tuent pas. » En décembre, pas question de souscrire à l’emprunt de la défense nationale, fait pour prolonger « notre martyre ». Au début de 1916, au 38e RI, Ducruy est en première ligne et demande « quand donc finira cette sale vie d’esclave et de martyr ». Il critique les journaux ; il donne à sa femme le conseil de se débarrasser des billets et de garder les pièces d’argent. Revient souvent l’invitation aux jusqu’au-boutistes de venir au front défendre « leur galette ». Lorsqu’il se foule la cheville, lorsqu’il est victime de dysenterie, il essaie d’aggraver le mal pour échapper aux tranchées, et, en octobre 1916, il est heureux d’apprendre qu’il a une deuxième fille : « Au moins elle n’aura pas à endurer les souffrances que nous endurons pour le moment. » Et, en février 1917, apprenant l’explosion d’une usine à poudre : « Je voudrais bien les voir toutes sauter. » Blessé au bras le 26 octobre 1917, il estime : « J’ai eu une grande chance d’avoir attrapé la blessure que j’ai, je serai tranquille pendant l’hiver. » En effet, il ne semble pas être remonté sur le front.
Dans cette « correspondance chronologique », on reste interdit de voir la partie « le front après Verdun » succéder à la partie « le front jusqu’à Verdun ». C’est que la partie « Verdun » a été détachée pour aller, vers la fin du livre, dans une rubrique « correspondance et événements historiques » où se trouvent en effet des pages sur le fort de Vaux en mars 1916, épisode le plus rude du parcours de Ducruy qui montre l’horreur du bombardement, les blessés, les morts, le manque de ravitaillement : « Ceux d’entre nous qui sommes encore en vie nous ne pouvons pas comprendre comme nous avons pu échapper à cette grêle d’obus qui nous a tombé jour et nuit dessus. Mais il en manque beaucoup à l’appel. » Il existe enfin une autre rubrique, celle de la « correspondance thématique » qui revient sur la gestion de la ferme et sur l’amitié, et surtout sur ce que le présentateur intitule « Critique des états-majors ». Ces lettres, qu’il aurait fallu laisser à leur place chronologique pour bien montrer l’évolution de la pensée du témoin, sont d’une violence extrême. Le 29 avril 1916 : « Si au moins cette maudite et criminelle guerre pouvait finir de bientôt et anéantir ce militarisme qui nous rend esclave aussi bien d’un côté que de l’autre. » Le 6 janvier 1917 : « Tous ces bandits de l’arrière qui ont tant soif d’une grande et belle victoire, s’ils passaient seulement quelques jours avec nous où nous sommes, je crois que leur appétit serait vite calmé, c’est facile d’être courageux quand on ne souffre pas. » Les « assassins de l’humanité » arrêteront-ils leurs crimes, demande-t-il le 8 février. Et le 15 mars, le mot est enfin prononcé : « Il nous faudra aller jusqu’au bout et peut-être jusqu’à la mort pour garantir et assurer de bons revenus aux capitalistes qui ont engagé leur capital dans ce métier criminel. » Ce petit cultivateur catholique a dû beaucoup discuter avec des camarades aux idées plus avancées. Aussi ne condamne-t-il point les mutineries, même s’il ne dit pas y avoir lui-même participé. Le 22 juin 1917, il note ces deux phrases : « Je crois que les grandes attaques sont finies pour nous à présent, il y a trop de régiments qui ne veulent rien savoir de la connerie militaire. C’est pourquoi on nous fait tant de faveur à présent pour nous remonter le moral mais il y a que la fin de tout cela pour nous le remonter. »
Rémy Cazals
*Si ça vient à durer tout l’été… Lettres de Cyrille Ducruy, soldat écochois dans la tourmente 14-18, textes recueillis et commentés par Christophe Dargère, Paris, L’Harmattan, 2010, 320 p.

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Barthès, Emile (1883-1939)

Né à Castres dans une famille très catholique, prêtre en 1908, Émile Barthès était professeur de philosophie au grand séminaire d’Albi lorsqu’il fut mobilisé comme brancardier au GBD 31 du 16e corps. Après la Lorraine, l’Yser et la Champagne, il passa au 9e RAC où il chercha principalement à jouer un rôle de prêtre, son chef lui reprochant de négliger ses devoirs de brancardier. Il faisait de la photo, ce qu’il considérait comme un moyen de gagner la confiance des soldats, et circulait beaucoup, « commis voyageur du bon Dieu ». Même s’il n’a pas connu les combats de première ligne, il fallait pouvoir tenir plus de quatre ans, et l’écriture fut un moyen. À partir de 25 carnets, sa nièce dactylographia un texte intitulé Memorandum, 7 volumes, 2456 pages illustrées de 601 photos et 63 cartes postales. Après la guerre, il soutint une thèse de doctorat sur Eugénie de Guérin et contribua à la publication de ses œuvres. Il devint vicaire général, puis évêque auxiliaire d’Albi en 1932.
RC
*André Minet, « Émile Barthès, « curé de campagne en costume d’artilleur » », in Revue du Tarn, n° 196, hiver 2004, p. 659-672.

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Escande, Mathieu (1877-1929)

Né à Escoussens (Tarn) le 10 avril 1877, il est issu d’une dynastie de charpentiers-apiculteurs. Surnommé Albigeois l’Ami du Trait, Mathieu fait son tour de France de compagnon, puis le service militaire comme télégraphiste à El Goléa (dans l’édition, les lettres du Sahara précèdent le journal de 14-18). Il se marie en 1906 et il a un fils et une fille avant la guerre. Son petit-fils a édité son journal à partir de 7 cahiers d’écolier, texte qui comporte de fortes lacunes pour les premières années de guerre. En effet, mobilisé à Montpellier au 2e Génie, Mathieu reste à l’arrière, Angoulême et Chinon, jusqu’au printemps 1917, à travailler le bois, par exemple à fabriquer des caillebotis pour les tranchées. Au cours de cette vie monotone et sans danger, il y a peu à raconter en dehors des gaspillages et absurdités de l’armée, des cuites des camarades, de l’animosité entre soldats du Nord et du Midi, de discussions politiques au cours desquelles Mathieu s’oppose aux socialistes. Il part pour l’arrière-front en mai 1917, étonné que le paysage de Verdun, désertifié par les bombardements, lui rappelle celui du Sahara. Là aussi, il travaille le bois, réalisant des coffrages pour abris, construisant un établissement de douches (et même, exception, faisant les vendanges pour Moët et Chandon). Il appelle les bleus « les enfants » ; il critique le bourrage de crâne ; il transcrit un rêve (29-11-17) : « Cette nuit j’ai rêvé que j’étais avec le Kaiser et le Kronprinz, que ce dernier m’a assuré que la guerre serait encore longue. » En 1918, Mathieu est promu maître ouvrier. Dans l’Aisne, il décrit le repli lors de l’offensive allemande sur le Chemin des Dames. De retour dans sa région en 1919, il reprend à Labruguière son activité de charpentier dans le civil.
*Jean Escande, Le journal de Mathieu, La guerre de 14 vue par un charpentier de Labruguière, sapeur au 2e Génie, Castres, 1986, plaquette de format A4, 80 p.

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Mare, André (1885-1932)

Né à Argentan (Orne) le 31 janvier 1885, André Mare a fait l’école des Arts décoratifs, qui lui a donné un métier lui permettant d’avoir pignon sur rue et aussi d’assouvir sa passion pour la peinture. Il fréquente Fernand Léger, Dunoyer de Segonzac, Rouault, Marie Laurencin, etc. Marié en 1910, il a deux enfants lors de la mobilisation. Pendant la guerre, il tient des carnets sur lesquels il fait dessins et aquarelles au cubisme de plus en plus affirmé, un style qu’il considère comme propre à traduire la destruction et à « aller au-delà de la description de ce que l’on voit pour exprimer plus profondément ce que l’on sent ». Son évolution est sensible à travers une série d’autoportraits. À partir d’août 1915, il pratique la photographie et colle des clichés sur les pages du carnet, qui portent aussi une chronique, tenue de manière irrégulière. Ses lettres à sa femme permettent de compléter et d’éclairer le contenu des carnets.
Il commence la guerre comme artilleur, d’abord à Hirson, à la frontière belge, puis à proximité de Paris où les travaux de terrassement lui laissent le temps de se rendre en ville pour s’occuper de ses affaires. Le 31 juillet 1915, il arrive à Valmy où il exerce successivement les fonctions de pointeur, de terrassier, de convoyeur. Il fait la remarque de beaucoup de soldats dans son cas devant l’attitude des anciens : « On réclame la fin et j’ose à peine exhaler mon optimisme devant des hommes qui sont là depuis un an. Le corps colonial, que l’on met à toutes les sauces, que l’on appelle, avec les zouaves, à toutes les occasions, qui n’a jamais de repos, réclame une grande et dernière offensive et a fixé une date, à la suite de laquelle il ne marchera plus. Les fantassins ne veulent plus rien savoir. » Il assiste aux préparatifs de l’attaque de septembre en Champagne ; il croit au succès, puis il constate le prix payé pour une médiocre avance. Il n’hésite pas à critiquer les grands chefs et les erreurs de l’artillerie qui tire sur les fantassins amis.
En décembre, il est réclamé aux sections de camouflage : « Entre casser des cailloux où mes bras n’ont guère l’aptitude et faire de la décoration pour l’armée, je n’hésite pas ! » Il travaille alors à Amiens et à Vimereux avec les Anglais, à produire de fausses écorces d’arbres pour cacher des observatoires, à peindre les canons de façon à ce qu’ils se fondent dans le paysage, à tendre des toiles peintes pour masquer une route, etc. Lors de l’offensive de la Somme, André Mare prend des photos sinistres. Il critique les artistes embusqués, alors qu’il se trouve lui-même proche des premières lignes, où il est blessé, le 12 mars 1917 par des éclats d’obus au cou et à la cuisse. Qualifié de « veinard » par majors et infirmières, il est opéré par Georges Duhamel, puis il peut prendre quelques mois de convalescence. À peine revenu sur le front, en septembre, il est envoyé en Italie où ses premières impressions sont négatives : un monde en trompe-l’œil ; les officiers cherchent à s’embusquer ; le défaitisme des soldats est organisé par les curés. Mais il peut faire du tourisme et il est séduit par la lumière : « La couleur est uniformément chaude, les ombres aussi, la gamme va des ocres aux bruns profonds, le ton moyen est le jaune indien, avec quelques noirs de feuillage et des gris très légers. On ne peut comprendre la vérité scrupuleuse des artistes anciens, combien ils sont servilement près de la nature, si l’on n’a vu cela. Le pays est fait sous le soleil, il est incompréhensible sans lui. L’architecture ne s’explique pas autrement. La répartition des lumières équilibre le tout. »
De retour en France, il participe à l’offensive finale des Alliés, une avance trop rapide pour que le camouflage soit utile. Cela ne se fait pas sans casse ; il voit « des carcasses de tanks un peu partout » et il écrit qu’il en a assez « de la charogne, de l’ypérite ». La fin approche : « À la nouvelle de l’arrivée des parlementaires dans Saint-Quentin, on dansait et on s’embrassait, y compris les Boches prisonniers. » Et le 11 novembre : « Aujourd’hui, ça y est, c’est fini… C’est tellement étonnant que ça écrase. » C’est André Mare qui va réaliser le cénotaphe dédié aux morts pour le défilé de la victoire du 14 juillet 1919, un projet controversé. Après la guerre, il travaille dans la décoration, l’illustration de livres et la peinture, abandonnant peu à peu le cubisme. Il meurt, à 47 ans, le 3 novembre 1932.
Rémy Cazals
*Carnets de guerre 1914-1918, André Mare présenté par Laurence Graffin, Paris, Herscher, 1996, 136 p., nombreuses illustrations tirées des carnets.

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Jacques, Antoine (1877-1973)

1. Le témoin
Antoine Jacques naît le 29 juin 1877 à Halstroff, petite commune de la Lorraine annexée à proximité de la frontière sarroise, où ses parents tiennent une auberge. Il effectue son service militaire à Cologne comme ordonnance d’un officier. Menuisier-ébéniste dans son village, il s’investit aussi dans sa paroisse en tant qu’organiste et chantre. Le 7 janvier 1907, il se marie avec Catherine Mathis. Le couple a déjà six enfants au moment de la déclaration de guerre. En août 1914, lors de la mobilisation générale, il est temporairement affecté comme garde au bureau de recrutement pendant la mobilisation des réservistes. Dès le 10 août il peut rentrer chez lui, où il reste jusqu’au 6 septembre. Il est alors affecté comme caporal dans la 5e compagnie d’un régiment du Génie (son régiment est ensuite dissout pour former le 52e bataillon du Génie, dont le nombre de compagnies est lui aussi bientôt réduit à trois au début de 1915 : il se retrouve alors dans la 3e compagnie). Elle est cantonnée au fort de Guentrange et y est employée à des travaux de consolidation ainsi qu’à l’abattage d’arbres dans la forêt de Thionville. Antoine Jacques devient ordonnance et garçon de cuisine dans les bureaux de la compagnie situés dans une villa voisine, avant de passer le mois de décembre dans un détachement chargé de la mesure du bois abattu. Après avoir fêté la nouvelle année en famille, il est employé au service de l’approvisionnement de la compagnie pour toute l’année 1915. En septembre 1915, sa compagnie déménage dans un quartier de Thionville jusqu’au 8 avril 1916, date à laquelle elle prend route en direction du front, à Etain dans la Meuse. Promu sergent, il s’occupe bientôt d’encadrer une équipe chargée d’entretenir la chaussée dans le bois de Tilly, régulièrement endommagée par des tirs d’artillerie. En mars 1917, il est rattaché au parc des Pionniers. En mai, il est décoré de la croix de fer 2e catégorie. Fin juin, sa compagnie part pour l’Argonne, à nouveau sur la zone de front, où son travail consiste à creuser des mines. Antoine Jacques échappe rapidement à cette tâche dangereuse car il est nommé sergent de cuisine le 4 juillet. Puis il obtient en octobre son transfert dans les Ardennes et intègre la 6e compagnie du 60e bataillon de Génie qui s’occupe de travaux d’abattage d’arbres. En juin 1918, on lui accorde son affectation au parc hippomobile de Thionville. A l’automne de la même année, à la faveur de la déroute de l’armée allemande, il peut enfin prendre congé définitivement de ses obligations militaires. Il rejoint sa famille dès le 13 novembre et reprend rapidement ses activités d’avant-guerre. Il est élu maire de Halstroff en 1922, un mandat renouvelé jusqu’en 1959 avec une seule interruption, au cours de la Seconde Guerre mondiale : en 1939, sa famille est évacuée dans la Vienne et ne peut revenir qu’en octobre 1940, dans une Lorraine désormais administrée par l’Allemagne nazie. Pour opposition à ce régime, il est déporté avec sa famille dans les Sudètes de janvier à août 1943, puis interdit de séjour dans sa commune jusqu’à la fin de la guerre. En 1953, il est élevé au grade de chevalier de la Légion d’Honneur.

2. Le témoignage
Antoine Jacques, Carnets de guerre d’un Lorrain 1914-1918, Colmar, Do Bentzinger, 2007, 221p.
L’édition de ces carnets est bilingue : la traduction française est présente en vis-à-vis du texte original en allemand. Il en est de même pour les cartes postales ajoutées en annexe. A l’origine, les deux carnets ont été rédigés par Antoine Jacques pendant la guerre, pas quotidiennement mais plutôt avec quelques semaines voire mois de décalage. Depuis, ils ont été conservés dans la famille ; sa petite-fille, Chantal Kontzler, est à l’origine de leur publication (elle signe un avant-propos riche en informations complémentaires). Préfacée par Jean-Noël Grandhomme, maître de conférence à l’Université de Strasbourg, l’édition comprend en outre un appareil de notes, deux poèmes (d’auteurs inconnus), des cartes permettant de situer les lieux cités dans le témoignage, un tableau d’équivalence des grades entre l’armée allemande et l’armée française, et surtout l’ensemble de la correspondance de guerre sauvegardée dans la famille de l’auteur (25 cartes postales) ainsi qu’un « album souvenir » compilant photographies familiales et dates importantes.

3. Analyse
Antoine Jacques a 37 ans au moment de la déclaration de guerre. Père de famille nombreuse, il est mobilisé dans une unité non combattante du Génie, et pourra bénéficier d’affectations le préservant en théorie des postes les plus exposés aux dangers de la guerre. Il exerce ainsi diverses activités au cours des quatre années de conflit, qu’il s’agisse de travaux forestiers (abattage d’arbres et mesure du bois), de travaux de fortification, de voirie, d’aménagement de baraquements, de creusement de mines, ou encore du service d’approvisionnement de sa compagnie. Ses conditions de vie sont donc plus favorables que celles des soldats des tranchées, et varient en fonction des lieux de cantonnement (il préfère être logé chez l’habitant que de vivre dans des baraquements moins confortables). N’étant pas directement en première ligne, il offre néanmoins une description lointaine des batailles autour de Verdun (p. 48-60), en insistant sur le grondement continu des tirs d’artillerie (p. 55), les éclairs et la fumée provoqués dans le ciel (p. 62). Il est surtout un observateur privilégié de l’occupation allemande en Meuse et dans les Ardennes, attentif aux difficultés des populations locales victimes autant des réquisitions et des pillages que des destructions (p. 104, 121-126, 130, 135). Il note également la grande misère des prisonniers de guerre russes et des prisonniers civils belges (p. 97, 102).
Sa principale préoccupation est ailleurs : il s’agit de sa famille. Antoine Jacques vit très mal la séparation imposée par la guerre. Aussi, il demande et obtient de nombreuses permissions qui lui permettent de passer du temps avec les siens aussi souvent que possible (il en est question à maintes reprises, voir p. 27, 33, 40, 45, 65, 75, 106, 114, 128 et 136). Certains de ces moments revêtent une importance particulière, qu’ils soient heureux (la naissance de son fils ou certaines fêtes religieuses) ou douloureux (assister son épouse souffrante). Les conditions de vie en Lorraine annexée, et plus particulièrement à Halstroff, le préoccupent beaucoup, si bien que l’on trouve de nombreux renseignements sur la vie du village. Les réquisitions (p. 21, 36, 48), la main d’œuvre fournie par les prisonniers russes pour les travaux agricoles (p. 35), l’état des récoltes (p. 35, 37, 117) et surtout le prix des denrées alimentaires (p. 36, 38, 46, 66, 75, 107) occupent une place conséquente dans ses carnets, notamment à chaque permission. Il se montre très tôt impatient de voir la guerre s’achever afin de pouvoir rejoindre sa famille. C’est sans doute pour cette raison qu’il suit avec attention les évènements révolutionnaires en Russie (p. 99, 101, 112, 125, 127, 129), comme beaucoup de soldats allemands qui y entrevoient un nouveau tournant dans la guerre, avec un reflux possible des troupes de l’Est à l’Ouest. Cependant, chaque espoir déçu renforce son amertume face au conflit et à ses responsables désignés : les grands officiers. Face à cette guerre qui dure et qui en plus l’éloigne progressivement de sa région natale, au gré des déplacements de sa compagnie, il entreprend de se rapprocher par ses propres moyens de la Lorraine en demandant plusieurs fois son transfert. C’est donc avec une grande satisfaction qu’il se voit affecté au parc hippomobile de Thionville en été 1918.
La religion tenant une place importante dans la vie d’Antoine Jacques, il n’est pas surprenant d’en trouver de nombreuses allusions dans ses carnets. Il prie souvent (par exemple p. 55, 63, 71), assiste à la messe dès que possible (p. 60, 64, 65, 68, 100, 106, 132) et, à l’occasion, invoque Dieu pour qu’il fasse cesser la guerre (p. 64). Empli de morale chrétienne, il s’élève autant contre le relâchement des mœurs de certain(e)s civil(e)s (p. 30, 50) que contre les profanations de lieux sacrés (p. 57, 60, 96, 131) commises par les troupes allemande. Fort de ses valeurs, et à mesure que s’éloignent les perspectives de paix, Antoine Jacques se montre de plus en plus critique à l’encontre du militarisme prussien (p. 76) et surtout de ses représentants : « ces égoïstes ambitieux qui massacrent les gens heureux par leurs desseins maléfiques » (p. 50), « ces massacres menés par quelques meurtriers présomptueux » (p. 64). Il s’élève aussi contre les injustices engendrées par la guerre, dénonçant les embusqués (p. 39) et surtout les profiteurs et les privilégiés : les officiers aux revenus très conséquents qui non seulement font porter la pression des emprunts de guerre sur les simples soldats (p. 117), mais en plus peuvent manger à leur faim en période de disette (p. 72, 94, 105), sont à nouveau visés. Plus globalement, l’Allemagne tout entière semble le décevoir, tant par la dictature militaire imposée en Alsace-Lorraine (« on ne croirait pas que nous sommes citoyens allemands », p.48), que par l’occupation dans les Ardennes (« l’Allemagne sème ici les graines d’une haine inextinguible », p. 125).
En dépit de ces critiques, pourtant, Antoine Jacques semble exécuter son devoir de soldat jusqu’au bout, sans le contester. Il est d’ailleurs élevé au grade de sergent (p. 64) et décoré de la croix de fer pour avoir mené avec courage certaines missions sous le feu de l’artillerie (p. 103). Bien intégré dans l’armée allemande, il éprouve un profond respect à l’égard de certains de ses supérieurs (p. 69), et une grande amitié pour ses camarades (p. 119). Son origine lorraine ne semble pas lui causer de tort ; au contraire, ses maigres connaissances en français lui facilitent parfois ses rapports avec la population locale (p. 120). Une seule fois dans son récit il fait référence à la suspicion d’un de ses supérieurs à son égard, qui lui reproche d’être pro-français (p. 132). Pourtant, il ne lui échappe pas que les soldats alsaciens-lorrains attisent souvent la méfiance des autorités militaires allemandes (p. 33, 59-60), ni que l’Alsace-Lorraine est au cœur des tractations de paix dès 1917 (p. 118, 128). On se trouve ainsi face à cette identité particulière des soldats alsaciens-lorrains, engagés sous uniforme allemand mais dont les liens avec la France sont à la fois omniprésents et en perpétuelle redéfinition. Dès l’été 1917, Antoine Jacques dévoile un certain pessimisme à l’idée d’une victoire allemande (« la majorité ne croit plus en une victoire allemande », p. 115). Un peu plus d’un an plus tard, fin novembre 1918, il semble accueillir avec enthousiasme les soldats français dans sa Lorraine natale : « vive les bienvenus ! » (p. 140).

GEORGES Raphaël, janvier 2013

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Magnan, Louis (1875-1944) et Augustine

Il travaillait aux Basaltes d’Aubignas (Ardèche), tandis que sa femme Augustine tenait une épicerie-mercerie à Montélimar. Le couple avait deux fillettes. Louis était âgé de 39 ans en 1914. Il fit huit mois de campagne avant d’être évacué pour bronchite à l’été 1915. Il occupa ensuite des emplois d’arrière-front : boulanger, magasinier, manutentionnaire. Conservées par la famille, les lettres de Louis et d’Augustine se répondent sur le thème de la révolte, comme le montrent les extraits suivants.
Louis (10 juillet 1915) : « Enfin, tout ceci est bien long. Assurément qu’il vaudrait mieux la paix. Mais je ne la vois pas encore, tant que ces Boches sont si forts et, surtout, si abrutis à écouter leur Kaiser. Quel misérable peuple ! Qu’il faut qu’il soit bête, encore bien plus que nous ! Je n’aurais jamais cru qu’ils aient un pareil culot. Enfin, espérons toujours en un meilleur avenir. Mais sera-t-il plus beau après la paix ? D’après ce que je vois, on a guère bien d’espoir. »
Augustine (6 janvier 1916) : « Vous tenir comme on vous tient, et vous laisser mourir de faim. Et cependant il se gaspille assez d’argent ; les officiers qui sont payés double : il y aurait bien de quoi vous nourrir. […] Et personne ne dit rien : ça vous révolte. Mais que puis-je faire, moi seule ? Il faut que j’en souffre en attendant que cela passe ; mais quand ? »
Louis (28 juin 1917) : « Il faut s’armer du sang-froid nécessaire pour y passer encore une année. Et je crois qu’il faudra encore tout ce temps pour amener les peuples à comprendre où sont leurs bourreaux, les responsables. Je crois pourtant que la vérité est en marche. Je crois que les peuples, réveillés par leur misère, leur vue s’éclairera. Attendons. Ayons espoir. […] Dans tous les cas, que tout le monde en goûte un peu, cela leur enlève leurs idées de patriotisme. Je te dis : ayons espoir. Nous aurons la revanche des injustices. »
Augustine (9 août 1917) : « Combien va-t-on vous tenir encore sous ce joug si puissant qui vous prive de toutes vos libertés et de l’affection de vos chères familles ? C’est abominable, pourquoi les peuples sont-ils si patients et si soumis ? Ils voient bien que c’est pour leur malheur : alors qu’attendent-ils ? »
Louis (19 août 1917) : « Quand viendra-t-il ce temps où on pourra être avec sa famille ? En attendant, il faut subir cet absurde supplice. Et dire que nous sommes au XXe siècle, où on aurait dit que le monde était instruit, à savoir comprendre sa vie. »
Louis (24 août 1917) : « C’est la guerre ! Voilà le dicton qui est presque dans toutes les bouches. Et il y a trois années passées que c’est la guerre. Et dire qu’elle ne nous a rien appris : nous sommes toujours les mêmes moutons. […] Moi, j’en souffre puisque je suis mouton comme les autres. »
Et, dans une lettre du 21 mai 1918, adressée à sa fille Raymonde : « Comme tu me dis, combien sommes-nous heureux en famille ! Et si la vie n’est pas toujours remplie de bonheur, tous ensemble on le surmonte comme on en prend les plaisirs. Au plus je pense à ces choses, au plus la haine me vient contre les bandits qui sont responsables de notre malheur. » En 1920, Louis Magnan choisit le parti communiste ; sous Vichy et l’Occupation, il cacha dans sa maison le drapeau de la section locale de Montélimar du PCF.
RC
*Je suis mouton comme les autres…, 2002, p. 249-267.

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