Tué le 16 avril 1917, premier jour de la calamiteuse offensive Nivelle, Marcel Boudard est né à Clamecy (Nièvre) le 28 décembre 1892 dans une famille modeste dont le père meurt en 1910. Le fils aîné, Alexandre, manœuvre, est aussi mobilisé en 1914 et capturé par l’ennemi en juillet 1915. Marcel est maçon. Il n’a pas fait de longues études et son « Carnet de Mémoires » contient quelques fautes, mais il se souvient que c’est à Varennes que Louis XVI « fut arrêté alors qu’il essayait de passer en Allemagne » (2-9-14) et son style n’est pas dénué d’humour. Ainsi, le même jour : « Les obus commencent à pleuvoir ; moi, je suis entré dans un jardin et suis derrière le mur mais pas un obus ne tombe sur nous, il est vrai que nous n’en réclamions pas. » Le carnet retrouvé par son arrière-petit-neveu (qui a corrigé les fautes d’orthographe) est très dense pour août et septembre 1914, puis plus décousu par la suite, avec quelques passages illisibles. Il se termine le 20 août 1915 à l’occasion d’une permission (le carnet a été volontairement laissé à la famille). On ne sait pas s’il a poursuivi sur un autre support.
Le départ de Marcel avec le 4e RI se fait au milieu des ovations et des distributions de « toutes sortes de boissons et de friandises », mais aussi de médailles apportées par certaines dames. Le régiment arrive en Argonne. Le 20 août, il fait un exercice que Marcel résume avec un humour laconique : « Exercice le soir de tout le régiment ; nous chargeons à la baïonnette sur Gremilly ; en réalité, nous aurions été tous morts avant d’arriver au but. » Ce qui se vérifie deux jours après. Le 22 août, en effet, la journée commence par un défilé de blessés du 113e : « C’est horrible à voir et dire que nous-mêmes dans un instant nous reviendrons peut-être pareil ou ne pas revenir du tout. » Plus tard, le brouillard s’étant levé, l’artillerie et les mitrailleuses allemandes entrent dans la danse : « Criblés de balles, impossible de tirer un seul coup de fusil, le nez en terre et le sac sur la tête, voici notre position pendant trois heures. Puis, impossible de tenir plus longtemps, canardés de partout, nous sommes obligés à la retraite et j’en suis encore à me demander comment je suis sorti indemne dedans cette mitraille. Joli début. Véritable boucherie. » Les bombardements continuent les jours suivants. Le 1er septembre, les Allemands ayant fortement reculé, c’est « la première journée où tous les blessés français ont pu être ramassés ». Blessés qui sont peut-être victimes d’un tir trop court de l’artillerie française (31 août), tandis que, quelques jours plus tard, le 4e doit se replier pour échapper au 76e qui lui « tire dans les fesses ».
En avril 1915, il faut attaquer pendant trois jours pour prendre une « tranchée boche mais autant qu’il en sortait, autant de bousillés ». Le 13 mai, par contre, « les Boches se montrent aux postes d’écoute, alors un poilu de ma compagnie causant l’allemand discute avec eux pendant trois heures et finalement le Boche sort avec une bouteille de gnole et notre poilu sort aussi : ils trinquent ensemble. De toute la journée, nous ne tirons pas un coup de fusil et pas un crapouillot n’est envoyé d’un côté et d’autre ». Mais ce ne fut qu’une courte trêve.
RC
*« Marcel Boudard (1892-1917), un Clamecynois durant la Grande Guerre », document présenté et annoté par Michaël Boudard, dans Bulletin de la Société scientifique et artistique de Clamecy, 2009, p. 113-128.
Viriot, Paul (1883-1953)
De famille paysanne, fils du maire de Laître-sous-Amance (Meurthe-et-Moselle), Paul Viriot est resté célibataire, un choix d’avant 1914, peut-être renforcé par ce qu’il a vécu alors et qu’il voulait éviter de faire vivre à un fils éventuel. Il a tenu des carnets, disparus, mais recopiés (« J’ai respecté scrupuleusement mes notes prises au jour le jour ») sur le « livre » de l’adjudant Numa Vincent, blessé, qui contenait déjà un hommage au sergent Chammerond du 224e RI. Les notes de Viriot sont brèves, sauf lors des journées les plus terribles.
Mobilisé à Nancy au 37e RI, Paul Viriot fait d’abord la campagne de Lorraine, d’abord l’avance où l’on se charge d’équipements pris aux Allemands, puis la retraite, « le moral en berne », tandis qu’on ne comprend rien à ce qui se passe. En novembre, c’est la Belgique, et arrive la classe 14 : « Ils ne savent pas ce qui les attend. » Peut-être cette « grande fosse commune » vue au cimetière de Woesten. Relativement à l’arrière jusque là, Paul est versé dans une compagnie de combat le 26 décembre et il découvre le séjour en tranchée parmi les morts et leur odeur. Le 4 janvier 1915, il participe au sauvetage de quelques survivants dans une maison effondrée sous les obus, mais il note qu’il faut abandonner d’autres camarades. Le 26 mars, il décrit une fraternisation que les officiers font cesser. En Artois, en mai, le régiment s’apprête à aller « manger des betteraves », synonyme d’attaquer. Et, en effet, ceux qui sortent sont fauchés. Le capitaine donne l’ordre de tirer sur les fuyards français ; Paul Viriot fait semblant ; un caporal en tue un. Jours et nuits se passent sous les obus, les hommes mourant de soif et obligés de prendre leur nourriture dans les musettes des morts. « Nous sommes vraiment peu de choses sur terre », note-t-il. Et encore, le 20 mai : « Nous attendons à chaque instant l’obus bienfaisant qui nous délivrera des affreuses visions et cauchemars qui sont notre quotidien depuis onze jours. Hâves, fiévreux, pouilleux, affligés de rictus effrayants, nous n’avons plus rien d’humain. Qui pourrait reconnaître en nous des êtres humains ? Nous sommes méconnaissables et proches de la folie. » Le 13 juin, seul volontaire pour la corvée de soupe, il échappe à un obus qui pulvérise ses camarades, et il note, le lendemain : « Pauvres petits riens, perdus au milieu de si grandes choses qui déferlent sur nous de tous côtés. Qui nous broient, nous cisaillent, vous laissent pantelants et sanguinolents au milieu de la mitraille. » Une nouvelle attaque anéantit la compagnie, alors qu’il a eu la chance d’être envoyé en arrière comme vaguemestre, éprouvant des « sentiments mélangés de chance et de culpabilité d’avoir abandonné les copains ».
Le 11 juillet 1915, il est évacué pour maladie, et va en profiter pour recopier ses notes. Réformé temporaire, il ne revient sur le front qu’en août 1916 dans la Somme, mais : « J’aurais aimé donner une description de cette bataille, mais dans l’action j’ai perdu mon carnet de route. » Il échappe une fois de plus à la mort par une chance extraordinaire, et combat encore en Lorraine en janvier 1917.
Rémy Cazals
*Transcription sur http://mirabelle.nuxit.net/viriot
Delfaud, Marc (1887-1962)
Le livre :
Marc Delfaud, Carnets de guerre d’un hussard noir de la République, Editions italiques, 2009, 680 p., cahier photo de 8 p., publié sous la direction du général André Bach qui fournit de nombreuses notes explicatives. Photo de Marc et de son épouse, Jeanne, dans 500 Témoins de la Grande Guerre, p. 177.
Texte établi par Jeanne Delfaud, fille de l’auteur, qui a également donné à la fin quelques pages de biographie : né en 1887 à Saint-Denis-du-Pin en Charente inférieure, Marc Delfaud était fils de maréchal-ferrant ; devenu instituteur, il s’est marié en 1911 et le couple a eu un poste double à la campagne ; après la guerre, il enseigne dans les classes élémentaires du lycée de Rochefort, puis du lycée Voltaire à Paris, jusqu’à sa retraite en 1951 ; il est l’auteur d’un manuel d’arithmétique ; révolté par la guerre, il a fait un bref passage au PCF et il restera toujours un syndicaliste ; ses carnets sont au nombre de 18.
Préface d’Antoine Prost :
– pour connaître la guerre, il faut comprendre le vécu des combattants : qui d’autre qu’eux a vraiment su ce qu’était la guerre ? ; chacun l’a décrite avec ses convictions antérieures, sa personnalité
– la situation de téléphoniste explique d’aussi bonnes conditions d’écriture
– MD a montré la solidarité du petit groupe ; le commandement ne sort pas grandi de son témoignage
– antimilitariste, son texte ne contient pas de considérations patriotiques
– il souligne le caractère précoce du mécontentement qui aboutira aux mutineries
– les chefs seraient épouvantés s’ils savaient ce que pensent les hommes ; à demi-voix ils s’entretiennent de leur hâte d’en finir par tous les moyens
« Un instituteur dans la tourmente », par André Bach
– les témoignages sont irremplaçables car le corpus échappe au discours dominant imposé et récusé par les combattants ; leur publication est un phénomène de société ; AB critique ceux qui ont parlé de « dictature du témoignage »
– on n’a pas basculé en 1914 dans un unanimisme qui aurait gommé tous les débats de société antérieurs
Carnet 1 (11 septembre – 24 décembre 1914) [les numéros en tête de ligne renvoient aux pages]
Soldat au 206e RI de Saintes
20. « Quoi que nous éprouvions, il nous faut partir en beauté »
21. blessés allemands : « les malheureux paraissent épuisés » (12/09/14)
24. pillage : orgie succédant à la fièvre du combat, aux angoisses, privations
27. en Lorraine, population à moitié boche
31-32, puis 54, 57, 64, 79. types de chefs : idiot, adoré, mauvais sujet…
36. content quand artilleurs français restent tranquilles (25/09/14)
48. tombes embellies
49. panique
55. recherche du confort
70. déserteurs allemands : ils en ont assez (11/11/14) ; mutilation volontaire
76. Nancy : promeneurs oisifs élégants
81. patrouilles françaises et allemandes font en sorte de ne pas se rencontrer
82. poilus épuisés parlent de tirer sur les gradés, sauf le capitaine qui est aimé (28/11/14) ; aussi 87, 200.
Carnet 2 (25 décembre 1914 – 6 mars 1915)
109. encouragement à avion français au combat
111. prostitution généralisée
120. comme des gosses, combat de boules de neige (entre Français)
126. angoisse à l’arrivée d’une marmite
133. pillage d’un village pour le confort des officiers
Carnet 3 (7 mars – 30 juillet 1915) Saint-Mihiel
157. fraternisations interdites
165. Bavarois préviennent qu’il vont être relevés par des Prussiens
166-167. autres cas de fraternisations
167. embusqués autour du colonel
171. concours de tir entre Français et Allemands qui tourne mal
177. hommes devenus fous sous bombardement
182. le 78e a refusé de marcher (longue note : il s’agit en fait du 63e, et c’est le drame de Flirey)
187. population civile se demande si la révolution ne va pas éclater (30/04/15)
195. exercice ridicule : attaque avec clique et drapeau
210. les Allemands voient les travailleurs, mais ne tirent pas
Carnet 4 (30 juillet – 16 septembre 1915) Lorraine
228. indigné/correspondances ouvertes (08/08/15) ; mesure rapidement suspendue
236. ennui mortel en attendant permission
239. le général demande des patrouilles ; les soldats se débinent au premier coup de feu
Carnet 5 (24 septembre 1915 – 26 février 1916)
251. permission, détresse au moment de repartir
258. les nettoyeurs ont touché un grand couteau de boucher, arme ignoble (19/10/15)
269- 272. distractions : chasse, collets, luge, football ; essai de passer dans l’auxiliaire pour myopie
275. tranchées inondées, fraternisations (31/12/15)
278. cafard, années gâchées
291. autre trêve tacite
Carnet 6 (26 février – 2 avril 1916) Verdun
306. bombardement infernal, gros calibres, dégâts, souhait de la fine blessure ; All. et Fr. en ont assez
308. prisonniers sans résistance, enchantés de leur sort
310. les Fokker maîtres des airs
312. Fr. se rendent ; All. se rendent
326. l’usure des tubes d’artillerie fausse le tir et provoque accidents
Carnet 7 (3 avril – 18 juin 1916) Hauts de Meuse
Ecrasement sous déluge de projectiles ; réparer lignes téléphoniques sans cesse rompues ; tâche dérisoire immédiatement remise en question ; et la boue…
334. désertions
361. les 75 nous tirent dessus
366. encore un refus de marcher (29/05/16)
369. bombardement formidable, pas un blessé
372. la peur de retourner à Verdun
Carnet 8 (26 juin – 21 septembre 1916)
382. trêve tacite, accords, gare aux officiers
385. attend la maladie comme une délivrance
385-387. fraternisation ; envoyez grenades à telle heure car le vieux doit venir
386. action stupide et représailles coûteuses
395. injustice en faveur des officiers pour les permissions
401. chez tous : haine pour galonnés, désespoir, souci de sauver sa peau
405. Mangin : mangeur d’hommes
407-408. cortège de blessés, horreurs
417. démoralisation de tous, même les officiers (08/09/16)
423. je ne souhaite qu’être blessé ou mourir
Carnet 9 (22 septembre – 3 décembre 1916)
435. un officier qui ne sort pas de son trou
436. joie de se trouver dans un bois verdoyant, loin du canon
444. ceux qui ont tenu depuis deux ans sont usés jusqu’à la corde
Carnet 10 (11 décembre 1916 – 8 avril 1917)
451. Propositions de paix de l’Allemagne : nous sommes étourdis, grisés ; mais les Alliés vont refuser
471. les coups de main n’ont pour but que de maintenir l’esprit offensif de la troupe
Carnet 11 (16 avril – 21 mai 1917)
Retour de permission
494. critique de Nivelle = première sincérité de la presse (02/05/17)
498. le je m’en fichisme du commandement
Carnet 12 (22 mai – 24 juillet 1917)
511. permissionnaires font état d’effervescence sur le parcours
514. au 234 on chante l’Internationale, série d’incidents
527. échos de nombreuses rébellions
529. finalement, la peur des sanctions et l’amour-propre l’emportent
Carnet 13 (3 – 27 août 1917)
551. un troupeau morne et triste, mais surveillé de près
555. des Russes, ivres
Carnet 14 (28 août – 30 octobre 1917)
578. nouvelles d’Italie (Caporetto)
Carnet 15 (11 novembre 1917 – 16 février 1918)
583. à Libourne, on ne se croirait pas en guerre
588. une femme évacuée raconte que les Boches ont coupé les mains de tous les jeunes enfants
598. comment les hommes peuvent-ils tenir ? (16/01/18)
…. Carnet 18 (31 octobre 1918 – 30 janvier 1919)
657. c’est la puissance matérielle qui permet de gagner la guerre
658. le 11 novembre 1918 : ravissement extatique
660. soldats californiens n’ont qu’une pensée : rentrer chez eux
Postface par André Bach :
Les derniers carnets montrent la lente usure morale et physique. Rescapé de Verdun, Marc Delfaud se referme sur lui-même ; il est comme en hibernation.
Calvet, Jean (1889-1965)
Jean Calvet est surtout connu dans le Tarn comme principal fondateur et premier conservateur du musée Maurice et Eugénie de Guérin au château du Cayla, et comme maire de Gaillac de 1919 à 1959, avec interruption sous Vichy. Il fut également conseiller général et député socialiste de 1928 à 1932. Mais il avait 25 ans en 1914, il a fait la guerre et il en a témoigné.
Tous deux issus de familles de propriétaires fonciers de la région, ses parents se sont fixés à Gaillac où il est né le 25 février 1889. Il était fils unique et ses parents sont morts très tôt. Après le baccalauréat, il « monte » à Paris pour des études de Droit, puis effectue le service militaire au 80e RI de Narbonne de 1910 à 1912. Chrétien, il est influencé par le Sillon et Marc Sangnier qu’il connaît personnellement. Marié en avril 1913, il aura une fille unique. Lors de la mobilisation, monté sur une table de bistrot, il prononce un discours spontané pour « la Liberté des Peuples contre la brutale agression de Guillaume le sanguinaire », et il arrive au 80e le 4 août. Il est blessé le 7 septembre et évacué. À la fin de sa convalescence, il entre à l’école de Saint-Maixent en janvier 1916 et en sort aspirant. De retour au front, au 251e RI, il est à nouveau blessé en septembre 1917, et sa nomination comme lieutenant est confirmée à titre définitif en avril 1919.
Il a donné des récits de guerre au Mémorial de Gaillac, et les a repris en volume en 1920, annonçant que l’historien de la guerre « ne devra pas seulement s’attacher à l’étude de la tactique, du matériel, des facteurs économiques et diplomatiques ». « Il devra, encore, tenir compte de l’âme profonde des acteurs immédiats du drame, de la vie morale dont ils ont vécu, de la part de fatalisme ou de liberté qui entrait dans leur sacrifice, de la survivance des sentiments humains au moment où ils étaient poussés par l’instinct primitif des combats. » Marqué par sa culture chrétienne, ses premiers textes évoquent clairement une croisade, le caractère religieux ou sacré de la guerre, qui restera au cœur de sa pensée. Le deuxième départ est cependant moins enthousiaste : « On a trop souffert dans sa chair et dans son cœur de multiples blessures ; on a trop pleuré de morts. On sait trop. Il faut se raidir, pour retourner à la fournaise : il y faut plus d’héroïsme. » Officier, il a des responsabilités, notamment celle de remonter le moral, et aussi de ne pas laisser se développer les fraternisations, ainsi en mai 1916 en Soissonnais : « La nuit, nos sentinelles sortent de leurs abris, et, pour mieux écouter, se placent au bord de l’eau. Les Boches en font autant de leur côté. Parfois, des conversations s’engagent, où ces derniers mettent tout ce qu’ils ont appris de langue française depuis deux ans d’occupation de notre sol. C’est ainsi que hier ils nous ont annoncé le succès de l’offensive autrichienne contre les Italiens. Ils parlent aussi de leur lassitude, et de la misère de leurs familles. Quand un des nôtres tousse, ils le plaignent : « Malade, Kamarade ». Mais je ne puis tolérer ces colloques. Alors, quand je suis là, mes hommes se taisent ; et le Boche s’étonne. »
Jean Calvet livre ses interrogations : « Nous luttons pour une cause juste. Nous le croyons. Le Boche aussi. Alors, je me demande ce que je dois penser de nos mérites respectifs… J’ai presque honte de m’intéresser à ce point au salut de l’âme de mes ennemis. Cet excès de charité m’intimide moi-même. Mais je ne puis m’empêcher de songer au fond de mon gîte. Qu’y faire d’autre ? » (13 août 1916). Quant aux tirailleurs sénégalais : « Je ne sais pourquoi, mais je me sens de la pitié pour ces hommes qu’on a arrachés, pour la plupart, de force, à leur pays ; et qui sont, malgré tout, aux yeux de la loi, des engagés volontaires. Il y a là une sorte de mensonge qui me répugne ; et je suis scandalisé quand on représente nos troupes noires comme accourues d’elles-mêmes au service d’une civilisation dont elles ne savent rien, et qui a, sur la leur, cette étrange infériorité d’avoir occasionné cette guerre. » Belle réflexion, complétée en traitant de folie et de blasphème l’idée de la guerre comme expiation, « nécessaire pour que nous puissions, par elle, racheter nos fautes nationales ».
Le deuxième recueil, qui rassemble les discours de Jean Calvet, maire de Gaillac, en l’honneur des morts de la guerre, tombe parfois dans des excès, ainsi lorsqu’il affirme que, lors d’une attaque, la seule douleur des blessés était de ne pas pouvoir suivre l’élan des camarades. Mais il a su également pleurer « de honte devant cette civilisation qui n’a su qu’enfanter une telle boucherie », et proposer ceci à ses contemporains : « Il convient d’amener chaque gouvernement à accepter, de gré ou de force, une sorte d’amputation de souveraineté et de son autorité propre, pour arriver à la constitution d’une sorte de super État. »
RC
*Jean Calvet, À la sueur du front, Récits et impressions de guerre, Gaillac, Imprimerie Dugourg, 1920.
*Jean Calvet, Avec les Morts, Gaillac, Imprimerie moderne, 1922.
*Cynthia Maltagliati, Jean Calvet (1889-1965), l’histoire d’un idéaliste, mémoire de maîtrise, Université de Toulouse Le Mirail, 2004.
Perrin, François (1875-1954)
1. Le témoin
La vocation militaire, dans la famille Perrin, remonte à un aïeul prestigieux, Victor, maréchal de Napoléon. François Perrin est né à Besançon le 6 avril 1875. Il a étudié la médecine à l’école du Service de santé de Lyon et au Val de Grâce. Il est nommé à Colomb-Béchar, dans le Sud-Oranais, où il participe en 1908 aux opérations aux confins du Maroc ; puis à Tours au 66e RI en 1909 ; à Saint-Dié au 3e BCP en 1913. Marié en 1910, il a une fille en 1911 et un fils en 1914. Dès août 14, lors des batailles de Lorraine, il est capturé avec son équipe médicale, puis rendu à la France via la Suisse. Après une période d’activités mal définies, dont il se plaint, il a la charge d’une ambulance chirurgicale, d’août 1915 à avril 1917. Malade, il doit abandonner. Il prend sa retraite en Touraine en 1920. La défaite française de 1940 le choque profondément. Il meurt à Tours en 1954.
François Perrin admire Lyautey. Il déteste les députés et les magouilles, les francs-maçons, les radicaux (parmi lesquels Chautemps et Besnard, « deux immondes politiciens ») et les socialistes, et « les métèques qui vivent à nos crochets ». Jaurès est attaqué nommément une fois, et indirectement une autre (p. 162) : « S’apitoyer sur le sort du troupier, faire étalage d’un humanisme outrancier sous le panache de l’avenir du pays, de la défense nationale, de la sécurité des familles et de la patrie, constituent une plate-forme électorale de tout repos. […] Revendications militaires, ouvrières, sociales : éléments rabâchés qui préparent le désordre et l’anarchie mais assurent la fortune des politiciens sans scrupules et sans conscience qui s’appliquent à les faire naître. »
2. Le témoignage
François Perrin a écrit ses mémoires dans les années 1943-44. Son petit-fils, Eric Perrin, en présente le texte sous le titre : Un toubib sous l’uniforme, 1908-1918, Carnets de François Perrin, éditions Anovi, 2009, 347 p., illustrations. Des notes apportent des rectifications quand les souvenirs de l’auteur sont fautifs. La Grande Guerre n’occupe qu’un tiers du livre, mais la vie d’un médecin militaire au cours des années qui la précèdent apporte une information utile.
3. Analyse
– Les quatre premiers chapitres décrivent le combat de Menabba (16 avril 1908) et d’autres opérations aux confins du Sud-Oranais et du Maroc.
– La vie en garnison à Colomb-Béchar est ensuite évoquée, avec la nécessaire surveillance sanitaire du personnel des maisons closes, « lourde responsabilité morale » vis-à-vis des jeunes officiers. Un passage spectaculaire décrit une invasion de criquets.
– La transition entre Colomb-Béchar et Tours (p. 119) : « Enfin, l’homme normal est créé pour fonder une famille et non pour garnir sa solitude, sans combler le vide de son âme, avec les épanchements de petites alliées plus ou moins voluptueuses, compréhensives et colorées. »
– La vie d’un officier dans une garnison de la province française est décrite avec bien des détails : visites protocolaires, conspiration pour le marier, rencontre de la jeune fille idéale, les approches, l’accord, le trousseau…
– Au cours de la première phase de la guerre de 1914, l’auteur évoque les illusions de victoire lors de l’avance en Lorraine, les avertissements des habitants annonçant le piège (p. 224) qui, en effet, se referme sur les Français. Perrin décrit l’horreur du champ de bataille et la « boucherie désespérante » (p. 241) que représentent les opérations de « centaines de blessés français et allemands mélangés, entassés, souvent sur le sol nu, dans des granges, des remises, des écuries » (p. 243). Capturés, Perrin et ses aides opèrent en compagnie des médecins allemands, jugés trop interventionnistes : « grâce à l’ascendant que nous prenons immédiatement, nous sauvons heureusement pas mal de bras et de jambes » (p. 246). Tout en détestant les Allemands, Perrin note (p. 232) : « On en apporte de tous côtés [des blessés]. On ne sait plus ou les mettre. Français et Allemands sont pour ainsi dire couchés les uns sur les autres. Et aussitôt nous remarquons une évolution psychologique étonnante. Nos hommes se desserrent, aident les Boches à s’installer. « Attends, mon pauvre vieux que je t’arrange » et réciproquement ceux-ci sont pleins de pitié pour leurs voisins. La haine a totalement disparu. Ils sont tous des victimes de la guerre et fraternisent sans réserve dans la douleur. » L’expérience lui inspire une critique détaillée du Service de santé français et même allemand.
– Dans la période où ses activités sont mal définies, il montre le travail d’un officier d’administration chargé d’envoyer aux familles les objets personnels des tués (p. 266, voir aussi la notice Blayac). Il décrit une ambulance russe et les orgies qui s’y déroulent (p. 269), et les salons d’Epernay pleins d’embusqués, de « jeunes et robustes fils de famille soigneusement casés au volant d’un camion ou d’une auto du train des équipages » (p. 273). Quant au secteur de Craonnelle et Maizy, en juin 1915, il est « pépère » ; on se fiche la paix des deux côtés. « C’est dans ce secteur que le soir de Noël 1915 un réveillon réunit dans un trou d’obus mitoyen quelques-uns de nos poilus avec des compagnons d’en face. Le commandement ordonna aussitôt, sous peine de conseil de guerre, de mettre un terme à cette fraternisation excessive » (p. 289, mais le docteur Perrin ne se trouvait plus dans le secteur à cette date, et il a dû entendre parler de l’épisode, sans l’avoir vu).
– Chargé de l’ambulance 1/155, il montre un remarquable sens de l’organisation (voir aussi la notice Viguier). Perrin serait le créateur des ambulances chirurgicales mobiles : « j’en revendique la paternité, écrit-il, en mon nom et en celui de mes collègues » (p. 294). Son équipe invente aussi un appareil pour fournir de l’oxygène afin de soigner les gazés (p. 307). Quant aux mutilations volontaires, le docteur Perrin les constate, mais ne les dénonce pas. Le mutilé acquitté et guéri remonte aux tranchées. « Qu’on fusille un déserteur qui passe à l’ennemi, oui. Mais mettre au poteau un gosse qui a déjà combattu et que le désespoir d’une vie impossible abat momentanément, c’est une erreur. Le cafardeux est un malade et, s’il a comparé sa vie avec celle des innombrables embusqués de Paris, sa maladie se conçoit et s’excuse » (p. 300).
– En guise de conclusion, une phrase du docteur Perrin (p. 321) remet en question la vision saugrenue de certains historiens présentant les médecins comme dévalorisés parce qu’ils ne participent pas au combat : « Il n’en est pas de plus belle [carrière], car il n’en est pas où l’on puisse, en faisant consciencieusement son devoir, éprouver autant de satisfactions morales. Certes il est de durs moments. Lorsqu’au combat l’ennemi est tout près, que les projectiles pleuvent, que l’on ne sait pas lequel vous est destiné, il faut un certain don de sang-froid, de courage même, pour continuer à donner ses soins, à opérer, sans manifester devant ses inférieurs l’émotion naturelle qui vous étreint. L’incertitude des vicissitudes de la lutte, la responsabilité du personnel que vous commandez, le devoir de venir en aide de votre mieux à ceux qui sont tombés créent une tension d’esprit qu’il faut avoir éprouvée pour la connaître. »
Rémy Cazals, juin 2011
Le Petit, Jacques (1887-après 1966)
1. Le témoin
Quatrième enfant d’une famille de propriétaires fonciers possédant manoir des champs et maison de ville, Jacques Le Petit est né à Bayeux (Calvados), le 20 juillet 1887. Après le collège Sainte-Croix d’Orléans (qu’il désigne comme sa prison), il mène ses études de médecine jusqu’au doctorat obtenu en 1913. Installé au Mans, il est bientôt mobilisé comme médecin auxiliaire. Avec le 11e RAC, il fait la retraite d’août et la marche en avant de septembre 1914. Médecin aide-major, il passe au 5e RI puis au 129e en décembre. Blessé en juillet 1916, il est ensuite affecté à l’ambulance 4/54, puis à la 14/5, puis à l’arrière, à Caen. Il revient sur le front en juillet 1917 au 267e RAC. Une grave blessure, le 3 octobre 1918 met fin à sa guerre, après laquelle il revient au Mans et se marie en 1919.
2. Le témoignage
Jacques Le Petit s’est appuyé sur ses notes et les lettres à sa famille pour une rédaction qui date de 1966 ; il avoue parfois ne pas se souvenir de certains faits (p. 94, 109 par exemple). Sous le titre Journal de guerre de Jacques Le Petit, 1914-1919, Un médecin à l’épreuve de la Grande Guerre, des extraits de son texte ont été publiés en 2009 par les éditions Anovi (127 p.), ses héritiers proposant à qui le souhaite de consulter l’ensemble. Les chapitres suivent l’ordre chronologique. Chacun est précédé d’un résumé général des événements de la période. Croquis et photos viennent en complément.
3. Analyse
Ce médecin a vraiment vécu au milieu des hommes des tranchées. Il en a connu les conditions de vie (voir p. 53 : les mouches ; p. 59 : la boue « fantastique » de la Somme) et il en a partagé les sentiments contre les profiteurs (p. 82), les embusqués (p. 83) et même contre les civils sans distinction (p. 58 : ils sont ignobles ; p. 90 : « les civils restant l’ennemi héréditaire »). Il critique à plusieurs reprises le bourrage de crâne (p. 46, 49, 50) et annonce qu’il va essayer de s’abonner à La Tribune de Genève (p. 90) « pour savoir la vérité si possible ». Hostilité aussi envers les artilleurs (p. 44, janvier 1915) : « Les artilleurs ont beaucoup de munitions maintenant, et ils se font même eng… quand ils n’ont pas tiré dans la journée le nombre de coups imposés. Ils ne savent d’ailleurs pas toujours sur quoi ils tirent ; leur coup tiré, ils se cachent et c’est nous qui recevons la réponse. »
Proche des soldats, il les voit se livrer à des jeux étranges avec les Allemands d’en face (p. 44, secteur de Pontavert, janvier 1915) : « D’une tranchée à l’autre, on met parfois des cibles, souvent des marmites ou de vieilles ferrailles, et on signale consciencieusement à l’ennemi les « rigodons », c’est-à-dire les coups au but. » Et encore (p. 46, secteur de Concevreux, février 1915) : « Les Boches nous envoient des patates et nous demandent des journaux ; ils mettent des écriteaux annonçant un nombre kolossal de prisonniers russes et nous ripostons par des chansons sur Guillaume. Nous mettons des écriteaux disant : « Il ne vient pas souvent vous voir, votre empereur, le nôtre vient ce soir. » À la fin de l’après-midi, on promène en première ligne, au bout d’un bâton, un chapeau haut-de-forme que les Boches canardent de leur mieux. »
Les épisodes particulièrement décrits sont le départ en août 14 avec un « moral splendide », en route pour Berlin, d’autant que les nouvelles sont excellentes. C’est ensuite la retraite (p. 25) : « Retraite dans l’ignorance de tout, au milieu des incendies dont on donne diverses explications, des mugissements de bestiaux abandonnés qui nous suivent, ainsi que le son du canon toujours derrière nous, au milieu des convois de fuyards dirigés tant bien que mal par les gendarmes, et des vaches qui gémissent de ne plus être traites (et que nous trayons au passage pour boire un peu), échappées de leurs prés, leurs clôtures étant hachées par l’artillerie. » En septembre 1915, c’est l’offensive en Artois, vers Neuville-Saint-Vaast. En avril 1916, Verdun : la soif, la poussière, l’air irrespirable, l’insomnie (p. 74). « Les hommes sont éreintés, les seules ébauches de boyaux qui existent les obligent, en dehors des attaques fréquentes, à rester tout le jour aplatis par terre sous le bombardement meurtrier sans aucun mouvement ; la nuit, ils manient la pelle et la pioche pour s’enterrer. »
Si la blessure est une aubaine, et si beaucoup de blessés ont évoqué l’hôpital comme un petit paradis, ce n’est pas le cas de Jacques, dirigé vers Lodève, oublié à la gare, transporté ensuite dans une charrette à fumier vers « une vieille bâtisse lépreuse, immonde et puante » sous la coupe d’une « vieille bonne sœur grincheuse », et négligé par le médecin, un embusqué.
Autres remarques :
– La découverte que les nuits peuvent être d’une noirceur absolue, mais que les soldats venus de la campagne « arrivaient à distinguer quelque chose » (p. 22).
– Entre Villenauxe et Montmirail, lors de la bataille de la Marne (p. 29) : la situation décrite (« Blessés et morts le long des routes ; ferme avec morts et blessés boches avec leurs infirmiers ») évoque celle de Hans Rodewald, exactement à la même date dans le même secteur (voir la notice Rodewald).
– Plus on lit de témoignages, plus on découvre de mentions d’exécutions. Ici p. 54 (9 août 1915, sans préciser le régiment ; il s’agit peut-être du 129e) et p. 77 (30 avril 1916, au 129e RI).
– Il faut signaler aussi les contacts, en été 1918, avec la 93e Division d’infanterie américaine, « coloured », illustrés par quelques photos.
Rémy Cazals, juin 2011
Sévin, Antoine (1896-après 1986)
1. Le témoin
Fils de mineur du Pas-de-Calais, Antoine Sévin perd son père et tous les hommes de sa famille lors de la catastrophe de Courrières en 1906. Sorti de l’école primaire à 13 ans, il est engagé à la mine pour travailler au même puits où était mort son père. La famille fuit devant l’arrivée des uhlans en août 14. Lui-même est mobilisé le 8 avril 1915. Il fait ses classes et un entraînement au camp de La Courtine, et il est nommé caporal avant de partir au front au 9e BCP. Il est sergent à la fin de 1917.
2. Le témoignage
Antoine Sévin est un parent de Gaston-Louis Marchal qui a édité ses souvenirs en 1986 à Castres, sous le titre Ma chienne de jeunesse, De la catastrophe de Courrières à la guerre de 1914-1918, ronéoté, format A4, agrafé, tirage à 80 exemplaires numérotés. On sait que ces souvenirs ont été écrits « 70 ans après la guerre », mais on ignore si c’est spontanément ou à la demande de Marchal. Celui-ci a retouché le texte dans la forme, comme le prouve la comparaison entre deux passages en fac-similé et la version dactylographiée. Des « dessins automatiques » d’Antoine, qui « tournent aux monstres », illustrent le texte. Celui-ci manque de dates précises. Il semble ne pas s’appuyer sur des notes, mais sur le simple souvenir.
3. Analyse
Rencontrer des copains « du pays » est un bonheur à La Courtine. Au front, la découverte du premier mort porte un coup sensible au jeune soldat. À un aspirant issu d’une grande famille qui lui fait un cours de patriotisme et termine en espérant qu’il fera son devoir, Antoine répond qu’il le suivra partout (mais il ne l’a plus revu). Lors de la première corvée de ravitaillement, les cuisines sont détruites par un obus qui tue aussi des chevaux ; on repart en emportant des biftecks de cheval. Une blessure le sauve de l’attaque sur le Chemin des Dames qui est un véritable massacre ; sa marraine de guerre vient voir le fils de mineur à l’hôpital en calèche. Il se souvient du bois des Caures où Driant est mort ; du ravin du Cul du Chien, qui était dominé par les Allemands. Dans le secteur d’Avocourt, lors de l’hiver 1917-1918, l’inondation oblige à sortir des tranchées, et Français et Allemands fraternisent. Son unité est chargée de retarder la progression ennemie lors de l’attaque allemande sur le Chemin des Dames en mai 1918. Puis il participe à l’offensive du 15 septembre sur Mesnil-les-Hurlus, en liaison avec les petits tanks Renault, sous les obus à l’ypérite. Il enterre un camarade tué et repère la tombe pour informer ses parents. Il est en permission lorsqu’il apprend la nouvelle de l’armistice.
Rémy Cazals, juin 2011
Azéma, François (1877-1968)
1. Le témoin
François Azéma, fils d’autre François, cultivateur à Saint-André de Roquelongue (Aude), est né à Auragne (Haute-Garonne) le 26 mars 1877. Il n’avait que 14 ans à la mort de son père, et les religieux de l’abbaye de Fontfroide auraient achevé son éducation (ses carnets révèlent une assez bonne orthographe). Après le service militaire effectué au 100e RI à Narbonne (on a une photo), il s’est marié en février 1905 et a eu un fils en novembre. Il exerçait la profession de cordonnier à Saint-André lors de la mobilisation. Appartenant à la territoriale, il n’est monté en renfort au 280e RI que le 16 mai 1915 (plus jeune que lui de deux ans, Louis Barthas était parti début novembre 1914 pour le même régiment). Lorsque le 280e est dissous, Azéma passe au 256e, et son chemin se sépare de celui de Barthas. En juillet 1917, âgé de 40 ans, il devient cordonnier au dépôt divisionnaire, puis il passe dans l’artillerie de campagne et enfin au 77e régiment d’artillerie lourde à grande puissance. Il est démobilisé le 28 janvier 1919 à Carcassonne, et écrit : « le 29 je rentre chez moi à St André ». Il est mort dans son village le 22 août 1968.
2. Le témoignage
est représenté par deux petits carnets de 44 et 32 pages conservés par la famille. Les notes sont prises au jour le jour, depuis le 16 mai 1915 jusqu’au 29 janvier 1919, au crayon ou à l’encre selon les possibilités. Sur la dernière page du premier carnet, l’auteur a ajouté, après la guerre, la mention suivante : « Le présent livret a été écrit en entier dans les tranchées jour par jour au fur et à mesure que ma triste vie de tranchées s’écoulait. » Les notes sont très brèves, surtout au début, par exemple en juin 1915 : « 22 marche 8 k, soir revue, 23 exercice, 24 matin marche, soir revue, 25 marche et pluie ». Par la suite, elles forment des phrases, sans développements, mais qui réussissent à montrer le caractère exténuant des marches et des travaux, et les dangers affrontés. Pour la première partie, jusqu’à la fin de 1915, on pourra s’appuyer sur les longues descriptions de Louis Barthas pour développer les propos laconiques de François Azéma, par exemple lors des inondations suivies de fraternisations de décembre 1915 en Artois.
3. Analyse
De juin à décembre 1915, le 280e est en Artois, et on retrouve dans les carnets les noms du Fond de Buval, de la tranchée de Calonne, La Targette, Neuville-Saint-Vaast, etc. Comme Barthas, il fait des corvées de rondins, des marches sous la pluie battante, il subit les journées de bombardements qui alternent avec des périodes plus calmes. Le 26 septembre, il note : « Nous avons passé la nuit bien froide couchés sur la terre » ; le 4 octobre, un obus de 77 tombe sur la cagna « d’où on a pu sortir sans blessure » ; le 11 octobre : « J’ai failli être tué par un 105 tombé à 4 m et qui a tué 2 camarades » ; le 75 fait aussi des victimes, tués et blessés.
Il y avait de la boue avant décembre 1915, mais ce mois-là est particulièrement pluvieux : « Nous sommes allés travailler à déblayer les boyaux où la boue nous arrivait jusqu’aux genoux ; il fallait se donner la main les uns les autres pour s’arracher ; plusieurs ont dû abandonner sac, fusil et équipement pour pouvoir se dégager. […] Puis nous sommes montés en 1ère ligne où nous avons eu de la pluie tout le temps et de la boue jusqu’aux genoux ; il fallait travailler tout le temps à la réfection des tranchées : nous avons souffert atrocement pendant ces jours de 1ère ligne, nos pieds gelaient dans la boue ; pendant ces jours-là les Allemands sont montés sur la tranchée, nous de notre côté on en a fait autant et pendant 5 jours tout le monde était en terrain découvert ; les Allemands nous offraient des cigarettes, puis du rhum. Le 15 décembre nous avons été relevés des 1ères lignes. » Louis Barthas, Léopold Noé et d’autres ont évoqué ces scènes.
François part en permission le 1er janvier 1916. Il rejoint son régiment à Dunkerque, pour aller en Belgique. Le 3 mars 1916 est ainsi décrit : « Monté en 1ère ligne par une nuit noire où on ne voyait pas à un pas, il pleuvait à verse, nous sommes arrivés trempés jusqu’aux os ; du fait de l’obscurité nous tombions dans des trous d’obus où nous avions de l’eau jusqu’à la ceinture ; en résumé, relève très pénible où nous avons souffert atrocement. Le lendemain 4 mars nous avons eu de la neige en abondance nous couvrant ainsi que la terre de son manteau blanc. Cette journée a été très rude car étant mouillés et un vent glacial nous avons gelé ; en somme, journée mémorable par la souffrance que nous avons endurée ; dans la soirée les Allemands nous ont lancé quelques crapouillots sans résultat car personne n’a été blessé ni tué. »
En juin 1916, cet artisan rural, proche des choses de la terre, remarque avec tristesse : « Pendant tout notre séjour à Hardivilliers, nous avons de la manœuvre dans les cultures, soit blé, luzerne, seigle, etc. où nous brisons tout sur notre passage. » Dans la Somme, à la fin de 1916, ce sont encore de très durs moments dans la boue et sous les obus. En Alsace en 1917, cela va mieux, et il va passer dans l’artillerie (sans donner d’explication sur ce changement de statut).
En novembre 1918, un long passage écrit au crayon se termine par la remarque que les prisonniers boches (mot rarement employé) ont été très heureux d’apprendre la nouvelle de l’armistice. Il trouve alors une plume et de l’encre pour écrire, en soulignant la première ligne : « L’armistice a été signé le 11 9bre à 5 heures matin et le feu a cessé à 11 h m. sur tous les fronts. Guillaume II abdique et s’enfuit en Hollande. Son fils le kroumpritz renonce au trône, il en pleure comme un gosse. »
Photo de François Azéma dans 500 Témoins de la Grande Guerre, p. 42.
Rémy Cazals, mai 2011
Tanty, Étienne (1890-1970)
1. Le témoin
La famille Tanty, dreyfusarde, anticléricale, est originaire de la Creuse. Le père est professeur au lycée Hoche à Versailles. Étienne fait des études classiques à Henri IV puis à la Sorbonne, et se destine à l’enseignement comme son grand-père, son père et ses deux sœurs. Sa connaissance du grec lui permettra de faire passer des informations qui n’auraient pas plu à la censure, en particulier lorsqu’il dit regretter de ne pas s’être rendu aux Allemands au tout début de la guerre (p. 155, 174, et sur d’autres sujets p. 225, 432). Par contre, le 18 septembre 1915, il indique que, s’il connaissait le langage Morse au lieu du grec ancien, il pourrait trouver une planque.
Lorsque la guerre éclate, il est en train d’effectuer le service militaire au 129e RI du Havre, depuis octobre 1913. D’août 1914 à septembre 1915, il fait la guerre en Belgique, sur la Marne, dans l’Aisne et en Artois. Nommé caporal depuis peu, il est blessé le 25 septembre à Neuville-Saint-Vaast : « Je jouis de revivre, au sortir de la plus abominable fournaise où j’aie jamais pénétré », écrit-il à ses parents. Guéri, il revient au front au 24e RI ; il est au Chemin des Dames en avril-mai 1917 avant d’être à nouveau évacué ; il est fait prisonnier à Tahure en mars 1918, envoyé au camp de Giessen où il assiste en spectateur à la révolution allemande.
Démobilisé en 1919, il se marie en 1921 (il aura trois fils) et exerce son métier de professeur de lettres classiques en différents postes avant d’être nommé au lycée de Saint-Germain-en-Laye (1936-1955). Il n’appartient pas aux associations d’anciens combattants, mais lit beaucoup sur la Première Guerre mondiale, en particulier les ouvrages de Pierrefeu et du général Percin.
2. Le témoignage
La correspondance d’Étienne Tanty est considérable. La publication des 400 lettres d’août 14 à septembre 15 donne un livre de 606 pages. Le soldat a voulu écrire presque tous les jours : c’était comme une conversation avec sa famille. Les lettres contenaient parfois des fleurs aujourd’hui séchées, d’où le titre du livre : Les violettes des tranchées, Lettres d’un Poilu qui n’aimait pas la guerre, Paris, éditions Italiques, 2002. Claude Tanty, son fils, a rédigé une notice biographique et un texte complémentaire sur « l’esprit de la famille » ; il a ajouté quelques pièces annexes et deux cahiers de photos. Dans sa préface, Annette Becker dit des choses très justes, mais surprenantes sous sa plume, à propos du non-consentement à la guerre du personnage du livre : sa seule haine était pour la guerre ; il savait bien qu’il n’avait pas le choix ; il attendait la paix ou la planque représentée par la capture, la bonne blessure ou la maladie. Plus discutable de la part de la préfacière est l’affirmation que la guerre transformait les hommes en brutes : en effet, s’il est exact qu’Étienne Tanty décrit son escouade en août 14 formée de brutes, frappes ou gouapes, il est clair que ces gens étaient des malotrus dès avant la guerre ; d’autre part, si on lit le livre jusqu’à la p. 553, on découvre qu’au 24e RI il a vécu au milieu de « bons types » et que l’escouade du 129e était une exception.
Dans les annexes figure un extrait de l’historique du 129e qui note l’enthousiasme des soldats, leur esprit merveilleux, l’héroïsme d’hommes impatients d’aller de l’avant pour écrire d’immortelles pages de gloire et venger la cathédrale de Reims. La comparaison de ces expressions avec celles qui suivent, extraites de la correspondance d’un du 129e, permet de confirmer la méfiance quant à la fiabilité des sources officielles.
3. Analyse
– Le départ et la découverte de la guerre
Avant même de laisser la parole à Étienne Tanty, on peut citer une lettre du 4 août de son père, sans doute lecteur de Jean Jaurès, qui affirme que la guerre sera « épouvantable », « une guerre d’extermination » (p. 572). Étienne remarque que les femmes pleurent ; des hommes mariés pleurent aussi ; des troubles ont lieu au Havre (p. 43-48). Il n’éprouve aucun emballement, aucune idée de revanche ; il part « avec une résignation confiante et avec le sentiment de contribuer à la défense des gens et des choses [qu’il] aime ». Les « patriotes en chambre » applaudissent ; certains vont se saouler ; « nul ne saura jamais quelles sources de patriotisme recèlent les comptoirs des bistrots » (p. 55). Mais la semaine du 13 au 20 août est terrible. C’est l’horreur, un massacre. La réalité dépasse tout ce que l’on pouvait imaginer. Dès le 25 septembre, il est « complètement démoralisé ».
– Les facettes de son non-consentement
C’est d’abord la condamnation de la guerre par principe. C’est une stupidité (p. 170, 182). On se bat contre des ennemis « sans savoir pourquoi ni comment » (p. 370). Le sentiment est largement partagé (29 janvier 1915) : « Tout le monde en a plein le dos de la guerre, on ne soupire plus qu’après la paix, quelle qu’elle soit. » C’est ensuite la condamnation des fauteurs de guerre, Guillaume certes, mais aussi Poincaré ; des grands chefs qui font massacrer les soldats pour obtenir « une vaine gloire ». Il faudrait tirer sur eux, « sans remords, sans scrupules et sans pitié » (p. 271) ; il faudrait que les artilleurs pointent « leurs pièces sur l’Élysée, la Wilhelmstrasse, les Parlements, les salons, les hôtels de journaux et cette vieille crapule de pape ». Sont condamnés aussi de façon véhémente les profiteurs de la guerre, les embusqués, et plus largement les civils jusqu’au-boutistes. Concrètement, les souffrances infligées à l’infanterie sont inadmissibles, que ce soit au feu, sous les bombardements et dans les attaques fauchées par les mitrailleuses, ou dans la vie quotidienne, la boue des tranchées, la soif, les cantonnements lamentables. Les fantassins sont des esclaves, du bétail parqué pour l’abattoir (p. 266, 340, etc.). Et en plus il faut subir le bourrage de crâne. Botrel est condamné dès le 2 octobre 1914, « ce crétin qui flâne paisiblement et vient vous poser au héros et vous sermonner dans un jargon sans nom, honte de la langue française ». L’Écho de Paris l’est quelques jours plus tard, ainsi que tous les « apologistes du carnage ». Des expressions très fortes comme « J’en ai soupé, de la patrie » (p. 395) reviennent fréquemment. Aussi cherche-t-il à s’échapper dans une sorte d’anesthésie générale, tandis que beaucoup d’autres choisissent l’alcool. Il souhaite la capture ou la blessure. Il exprime à plusieurs reprises le regret de ne pas s’être fait capturer à Courcy dès le début de la campagne.
– Quelques notations intéressantes dans un ensemble très riche
Pour notre combattant, comme pour beaucoup d’autres, le courrier a une importance capitale. Il éprouve un véritable soulagement à écrire ; il a besoin des lettres de la famille pour tenir. Il n’hésite pas à lancer à la Censure : « tu es aussi vieille que le monde car tu es fille de l’Impuissance et du Mensonge » (p. 475).
La guerre est une guerre moderne, celle du canon. Le fusil ne joue qu’un rôle secondaire : le 29 octobre 1914, après trois mois de guerre, Étienne signale qu’il n’a pas encore tiré 50 cartouches. « La balle blesse et tue, écrit-il (p. 241). L’obus torture. » Les outils ont une importance capitale car ils permettent de creuser la terre pour se protéger. Mais la guerre a aussi cet aspect de chaos (p. 333) : « La terre est semée de trous de percutants, les arbustes sont déchiquetés de balles de shrapnels ; des morceaux de marmites traînent çà et là ; un vieux bonnet de police boche, une capote boche en lambeaux, du fumier, des bouts de pain, un gros os de bœuf, encore plein de viande et rouge, ça traîne pêle-mêle dans les trous. »
Les fantassins portent un regard critique sur leurs officiers, bien logés, coutumiers de mauvais traitements, de véritables « petits seigneurs féodaux » (p. 311). Sur les artilleurs qui emmerdent les Boches, et les Français aussi parce qu’ils provoquent des tirs de représailles (p. 488, 541). Les « familiarisations » entre ennemis sont très précoces, puisqu’elles sont interdites par un ordre lu aux soldats le 5 décembre 1914. Notre combattant signale des trêves tacites (p. 262, 351). Son opinion des Allemands passe, durant la courte période du 22 mai au 7 juin 1915, par deux cris de haine : pas de pitié pour eux ! On n’en voit pas bien l’origine, mais c’est une preuve de la complexité des situations et des sentiments. Avant et après cette période, la position d’Étienne est de dire que « les Allemands sont comme nous » (p. 219, 266), de parler des « pauvres diables français ou boches qui râlent et crèvent sur les champs de bataille » (p. 504).
Étienne Tanty a assisté deux fois à des exécutions de soldats français, le 25 septembre 1914 et le 9 août 1915. Les annexes, lettres d’une sœur et du père d’Étienne, les 4 et 5 août 1915, révèlent une véritable émeute des parents de permissionnaires au Bourget (p. 577-581).
Les conclusions sont dans le texte des lettres : « Il y a des gens qui sont sous les crapouillots et d’autres qui n’y sont pas. Ceux qui n’y sont pas ne veulent pas y aller et ceux qui y sont voudraient bien s’en aller » (p. 478) ; « L’homme n’est rien, la chance est tout. C’est là le caractère démoralisant de la guerre des tranchées » (p. 518) ; « Se demander si chaque minute n’est pas la dernière, sentir d’imagination le choc d’un éclat… » (p. 548). Ce qui précède ne peut donner qu’un écho insuffisant d’un témoignage qui fait partie de ceux qu’il faut lire absolument. Par les situations décrites, la pensée, les expressions employées, il est très proche de celui de Louis Barthas.
Rémy Cazals, 8 mai 2011
Bobier Louis (1893-1960)
1. Le témoin
Louis Bobier naît le 24 juin 1893 à Bourbon-l’Archambault de Henri Bobier, (1848-1921) et de Jeanne Aubouard (1861-1911), famille de fermiers auvergnats exploitant un domaine de six hectares à La Prieuse, tout proche de Bourbon. Louis obtient son certificat d’études à douze ans puis entreprend d’apprendre le métier de boucher. C’est alors qu’il est commis chez un patron de Boulogne-Billancourt que, le 29 novembre 1913, il reçoit sa feuille de route pour se rendre au 11ème chasseurs alpins à Annecy. Il a 20 ans et il doit faire ses trois ans. Arrivé à Annecy, il prend la mesure de la vie de caserne mais s’intéresse à tout, aux longues courses en montagne et aux manœuvres de l’été 1914. Pourtant, lorsqu’à l’issue de cette « fausse guerre » sont distribuées 120 cartouches, il prend alors conscience que « tout cela n’était pas bon signe ». Son parcours de guerre s’achève le 8 octobre 1918 devant Saint-Quentin. Evacué, il est réformé le 28 avril 1919 et en épilogue, conclut : « je réussis tout de même à me faire amputer le bras le 21 août 1920. (…) C’était donc, en la circonstance, ce que je pouvais espérer de mieux » (page 443).
2. Le témoignage :
Jacques Debeaud, petit-fils de l’auteur, introduit ce récit par la piété filiale qui décrit son grand-père, mutilé, mort trop tôt alors qu’il avait dix ans. C’est aussi par devoir de mémoire qu’il convainc sa famille de l’extraordinaire richesse du cahier relié de Louis Bobier.
Après l’émotion d’un départ mêlant pleurs et gaieté générale, il entre en guerre en passant le col du Bonhomme, dans les Vosges, dès le 9 août 1914. Il participe aux terribles combats du Bonhomme au Lac Blanc puis à la retraite qui l’amène à défendre tout aussi ardemment le massif du Haut-Jacques, au nord de Saint-Dié. Au reflux allemand, il se bat encore pour le verrouillage du col des Raids, entre Saint-Dié et Saint-Jean-d’Ormont, avant la cristallisation du front dans ce secteur et son départ sur la Somme.
A la fin de septembre, il arrive devant Harbonnières – Fontaine-lès-Cappy où il participe à une course à la mer qui le mène également en Belgique, à Hazebrouck jusqu’à la fin de 1914. Il descend sur Carency et, après avoir quatre mois durant frôlé la mort en maintes occasions, vient en repos dans les Vosges. Là, il a l’opportunité de quitter le front et, parce que du métier, parvient à répondre à une « candidature » de renfort à l’abattoir d’arrière front à Gérardmer, lequel alimente l’ensemble des troupes de montagne. Il quitte le bataillon la veille de son départ en ligne. Le garçon boucher va conserver pendant près d’un an et demi le filon vosgien, loin du danger et des attaques meurtrières de 1915, loin aussi de la boucherie de Verdun qui les remplace. Las, le 10 juin 1916, à la veille de la Somme, il est rattrapé par sa division et rejoint le sort terrible de ses compagnons de misère. Il arrive devant Curlu le 18 juillet et y vit un enfer de sang et de boue : « Nous étions sales au point de ne pas nous reconnaître » (page 198). Il reste trois mois dans cet enfer : « En guenilles puisqu’il me manquait une manche de capote, les pans en loques, j’étais répugnant. »
Pour repos à cette hécatombe, c’est à nouveau les Vosges, dans le secteur d’arrière front de Rambervillers. Il reprend les lignes sur la cote 607 à Lesseux puis sur la cote 766 [Wisembach]. Le 20 janvier 1917, le bataillon est relevé et descend en Alsace à Béthoncourt, sous les murs de la forteresse de Belfort. La date de l’offensive prévue sur le Chemin des Dames étant arrêtée, le 11ème Bataillon de Chasseurs Alpins débarque le 2 au matin à Courboin au sud du massif où il reste en renfort arrière, attendant la percée promise. Elle n’aura pas lieu, il soutient alors la ligne à Corbény, non loin de Craonne la mangeuse d’hommes. Après l’Aisne, c’est la Champagne pouilleuse où il participe à l’organisation perpétuelle de ce front.
Début novembre, de retour d’une permission, il apprend que le 11ème B.C.A. part pour l’Italie combler le désastre de Caporetto. Là encore, les chasseurs doivent colmater les brèches et commence alors une autre guerre ; celle de montagne, terrible de froid et d’immobilisme sur le Piave, face aux Autrichiens. C’est la garde en altitude, soumise aux coups de l’artillerie, parfois amie d’ailleurs, morne et inutile tâche qui s’achève au début d’avril 1918. Le retour en France l’amène devant Villers-Cotterêts en pleine bataille d’artillerie. La vie sous la menace permanente lui pèse et lui aussi, comme tant d’autre, a la tentation de la mort après une relève particulièrement éprouvante, « tellement anéanti qu’il m’arrivait de souhaiter mourir, de ne plus souffrir encore et encore » (page 338). Sentiment passager mais hélas, sa guerre n’est pas finie. L’été 1918 lui donne un sentiment nouveau ; il semble que l’Allemand souffre et meurt plus que le Français. Pour Louis Bobier, c’est une nuit de relève de son bataillon qui va augurer le retour des armes ; une attaque massive allemande, éventée, échoue en Champagne avec de lourdes pertes. « Ce fut le commencement du succès. Dans les jours qui suivirent, et jusqu’à l’armistice, une suite ininterrompue de succès – petits ou grands – menèrent à la victoire ». C’est donc une guerre nouvelle que vit le chasseur Bobier ; celle des attaques de libération du territoire dans laquelle l’ennemi recule âprement et meurt en petits paquets, opiniâtres ; sous l’obus, la balle ou le char. Il est à nouveau dans la Somme, sur l’Avre, puis sur la ligne Hindenbourg en avant de Saint-Quentin. La folie s’ajoute à la folie, on ne fait plus de prisonniers, la mort amoncelle les hommes en rase campagne et il se surprend à dire encore, le 4 octobre « Oh la guerre ! Quelle atrocité ! ». Il ne croit pas augurer, lui, le miraculé de tant de combats, sa propre blessure. C’était pourtant le dernier jour en ligne du bataillon. Un coup de fusil claque dans une tranchée alors qu’il reconnaît l’emplacement d’une section qui n’est pas la sienne ; Bobier gît sur la terre : « j’avais maintenant pleinement conscience de mon sors et je me vis perdu… ». Il est ramassé par miracle au milieu du charnier, une balle lui a ravagé la poitrine et il ne retrouvera jamais l’usage de son bras. Le 8 octobre 1918, au seuil de la victoire s’arrête la Grande Guerre de Louis Bobier. Il était le dernier de ceux d’août 14 dans son bataillon.
3. Analyse
Ce témoignage est assurément l’un des monuments de la littérature de témoignage sur la Grande Guerre. Rarement un ouvrage de souvenirs n’avait atteint un tel degré de précision sur une période aussi longue pour un chasseur à pied. Si l’on excepte la période géromoise de Bobier, l’ensemble de la Grande Guerre occidentale (Verdun non compris et pour cause) est représentée. Les souvenirs de Louis Bobier sont entiers, précis, denses, de peu de souci littéraire mais d’une limpidité, d’une charge émotive et d’une continuité remarquables. Bien que plébéien et sans aucune arrière pensée éditoriale, Louis Bobier a sans effet de style, par simple mais vrai talent narratif, fourni un récit intense, vivant et particulièrement poignant de la Grande Guerre d’un sans grade (Louis Bobier n’a jamais été cité). La description de la Somme et les impressions qu’elle contient, les pages consacrées à l’année 1918, à la psychologie du soldat (il décrit son cafard et son profond découragement page 338 et nous éclaire sur le soldat de 1918 page 340), et celles, physiques et psychiques, de sa blessure et de son traitement (entre autres nombreux tableaux saisissants – cf. la bataille de chars page 352 ou le retour ferroviaire d’Italie pages 319-320) sont d’une profondeur remarquable et empruntes d’un réalisme prenant.
Ainsi, le chasseur Bobier n’autocensure pas les scènes auxquels il assiste : civil fusillé (page 43), tir ami (pages 45 et 288), folie (page 102), dotation du revolver, du fusil de chasse et du poignard pour le nettoyage des tranchées (juillet 1916) (page 134), ce dernier jeté pour éviter les représailles allemandes (page 144). Il évoque également cet officier (le commandant du bataillon Pichot-Duclos) tuant froidement un de ses hommes (Mathieu Vocanson) sans jugement, accusé de vol (pages 151-152). De même, il rapporte un ordre français donné par son commandant de tuer les prisonniers allemands et même les Français faits prisonniers par l’ennemi, rappelant celui du général allemand Stenger en août 1914 dans les Vosges. Par contre, sa vue des mutineries du 14 juin 1917 est relatée par procuration (pages 241 et 245). Dans son bataillon, la résistance devant un capitaine idiot est une inertie à l’échelle de la compagnie (pages 322-323). Ainsi, la relation avec le grade, souvent décrite, évolue avec la durée de la guerre. Au front de 1918, le grade de sous-officier ne compte plus (page 333) ; « seul le galon d’officier impose le respect et l’obéissance » (page 394), surtout lorsqu’il refuse un ordre d’attaque (page 393). Par contre, un général de division est quant à lui sifflé et non salué (page 396). Le soldat de 1918 n’est plus le même ; même le « déserteur » est couvert et non inquiété après son retour en ligne (pages 346 et 393). Sa vision de la mort elle-même est modifiée ; ainsi, il décrit ce cadavre français (chasseur du 70ème B.C.A.) écrasé par les convois sans respect de la dépouille (page 363), fait à nouveau constaté pour des cadavres anglais (page 404). Plus loin, un homme mourra sans soins, exemplifiant une certaine banalisation de l’agonie et l’accoutumance à la mort, même évitable (page 413). Pourtant, la vue du cadavre inspire à Bobier une projection de sa propre mort (page 403). La fraternisation est également présente, un soldat échangeant son adresse avec « celui d’en face » le 20 août 1918. Lui-même aide un blessé allemand, un « pauvre bougre qui, comme moi, maudissait la guerre » et le gratifie d’une généreuse poignée de main (page 412).
La préface, introduisant quelque peu sur le devoir filial de transmission et bien qu’achevée par l’épilogue de la main même de Louis Bobier, ne renseigne pas sur son ressort d’écriture et la transmission de cette extraordinaire mémoire. A-t-il tenu un carnet de guerre cartographié pour coucher sur le papier d’un cahier d’écolier, dans une continuité parfaite, une telle masse de souvenirs ? Le présentateur, Jacques Debeaud, indique sur ce point : « J’ai demandé à maman si son père avait pris des notes : elle m’a assuré que jamais il n’avait fait allusion à des notes écrites du temps de la guerre, il a commencé à écrire (et maintes fois amélioré son récit avant la version finale) pendant ses séjours dans les hôpitaux quand il a pu à nouveau se mouvoir. » (Correspondance privée avec Jacques Debeaud – 26 janvier 2006). Cela semble indiquer, malgré la postface qui évoque l’année 1941, que ce récit a été reconstruit au cours des années 1919 et 1920.
Dès lors, ce remarquable ouvrage peut être sans conteste classé parmi les tout meilleurs livres de souvenirs écrits sur la Grande Guerre et être placé à la hauteur de l’ouvrage allemand de Dominique Richert « Cahiers d’un survivant. Un soldat dans l’Europe en guerre. 1914-1918. » On y retrouve les concordances parallèles d’un soldat peu belliqueux, cherchant à survivre, échappant par miracle à tous les dangers, sur tous les fronts et ne terminant pas la guerre en combattant.
Quelques observations viennent tempérer cette analyse, qui ne minorent en rien l’intérêt signalé de ce témoignage. L’ouvrage aurait mérité en effet un enrichissement plus conséquent pour éclairer les non-dits – notamment l’autocensure nominative effectuée par Louis Bobier – et préciser le parcours et la datation – quelques très rares erreurs toponymiques (tel Ribeauvillé pour Rambervillers page 70) sont constatables. L’ajout d’une cartographie eut été également plus opportun qu’une iconographie de « remplissage ». Enfin, l’édition par trop confidentielle (l’ouvrage n’a été édité qu’à 300 exemplaires) de ce monument testimonial n’est pas à la hauteur de la large diffusion que ce document mérite. Un glossaire des noms de lieux cités trouverait également opportunément sa place dans un tel ouvrage.
Autres témoignages rattachables à de cette unité :
COUDRAY, Honoré, Mémoires d’un troupier. Un cavalier du 9ème Hussards chez les chasseurs alpins du 11ème B.C.A. Bordeaux, Coudray A., 1986, 228 pages.
ALLIER, Roger, Roger Allier. 13 juillet – 30 août 1914. Cahors, Imprimerie Coueslant, 1916, 319 pages.
BELMONT, Ferdinand (Cpt), Lettres d’un officier de chasseurs alpins (2 août 1914 – 28 décembre 1915). Paris, Plon, 1916, 309 pages.
JOLINON, Joseph, Les revenants dans la boutique. Paris, Rieder F., 1930, 286 pages (roman).
Yann Prouillet, février 2009
Complément : deux photos de Louis Bobier dans 500 Témoins de la Grande Guerre, p. 82.