Callies, Alexis (1870-1950)

1. Le témoin

Alexis Eugène Callies est né à Annecy le 26 mars 1870 d’un père médecin. Négligeant la carrière militaire, il souscrit à 21 ans un engagement volontaire pour trois ans à l’école polytechnique, mais sort dernier de sa promotion. De 1893 à 1895, il complète sa formation à l’école d’Application de l’Artillerie et du Génie de Fontainebleau, avec pour spécialisations l’artillerie de marine puis « de terre ». Il épouse le 26 août 1895 la fille d’un ingénieur télégraphiste, Marie-Louise Amiot, avec laquelle il aura 5 enfants. Dès octobre, il rejoint le 7e régiment d’artillerie de Rennes puis le 17e régiment d’artillerie à pied de Toulon. Capitaine en 1907, Alexis Callies entre en guerre à l’été 1914 à la tête d’une batterie de 75 du 19e régiment d’artillerie de Nîmes, élément du 15e Corps. Il a 44 ans. Entre 1914 et 1918, il occupe successivement les fonctions de capitaine commandant de batterie, officier adjoint au commandant d’une artillerie de corps d’armée puis chef d’escadron commandant un groupe d’artillerie de campagne. C’est à ce grade qu’il prend une retraite anticipée le 1er décembre 1919 et se reconvertit dans l’industrie, à Levallois-Perret. Il prend dans le civil de nombreuses responsabilités, dont celle d’arbitre-expert près le tribunal de commerce de la Seine. « Catholique pratiquant mais clérical modéré, rallié à la République mais non sans méfiance envers le régime, le commandant Callies appartient à la génération d’officiers la plus éprouvée par les scandales qui ébranlèrent l’armée entre 1890 et 1910 » selon son présentateur Eric Labayle (page 10). Son caractère et ses opinions furent très certainement une raison de sa carrière militaire inachevée, même s’il la poursuit comme officier de réserve, étant promu lieutenant-colonel en 1924. En 1928, il entame une carrière politique qui le propulse député d’Annecy et participe à la vie législative dans un groupe de l’Union Républicaine Démocratique. Battu en 1932, il met un terme à cette expérience et retourne à l’industrie. Il décède à Mars-sur-Allier (Nièvre) le 23 juin 1950.

2. Le témoignage

Callies, Alexis, Carnets de guerre d’Alexis Callies, (1914-1918), retranscrits et commentés par Eric Labayle, Château-Thierry, E/L éditions, 1999, 559 pages.

Le 1er août 1914, alors en manœuvre, il apprend le caractère inéluctable de la guerre qui fermente depuis plusieurs jours. Les jours suivants sont consacrés à la préparation du régiment à la grande revanche. Même s’il constate quelques dysfonctionnements organisationnels et humains, Alexis Callies est confiant et tient sa batterie en main dans le train qui l’emmène vers le nord. C’est en Lorraine, à Diarville, que débarque le régiment qui maintenant marche à l’ennemi. Le 10 août, il atteint Parroy, à l’est de Lunéville, et s’apprête à traverser la frontière. Le premier village allemand derrière celle-ci est Lagarde, où l’infanterie se trouve déjà. Le baptême du feu y est terrible le 11 août, qui voit la perte de deux batteries sur les trois du groupe et de 63 hommes. L’avance en territoire ennemi s’inscrit toutefois les jours suivants jusqu’à Dieuze. Le 20, un revers lent mais irrésistible s’opère et fait reculer infanterie et artillerie vers la France. Le 19ème retraite jusqu’à Blainville où le capitaine Callies séjourne jusqu’au 3 septembre.

Le 5, le régiment est déplacé pour échouer à Bar-le-Duc où, au sud de Revigny-sur-Ornain, se déroule « sa » bataille de la Marne. Une courte marche vers le nord suit la victoire pour cristalliser définitivement le front du 19e RA à l’ouest de Verdun, à proximité de Dombasle-en-Argonne. Là, malgré les espérances de reprises de la guerre de mouvement, le front lentement s’enlise et s’enterrent les batteries du capitaine Callies, qui doit faire l’apprentissage de la guerre de position. Soutien de plus en plus défini de l’infanterie dans des attaques ponctuelles, le groupe Callies ne quittera ce secteur que le 24 mai 1915. A cette date, il se trouve à l’est de Sainte-Menehould. Là encore, il ne déborde pas d’activité jusqu’à un nouveau départ du 15e Corps le 21 août suivant. Il échoue au sud de Craonne, où le support d’infanterie est désormais la mission unique de ses batteries de 75 dans la bataille. Son arrêt au début d’octobre préfigure une nouvelle campagne d’hiver. Le groupe d’artillerie voit alors un retour en Champagne pouilleuse, via Epernay, au sud de Massiges. Il est alors officier d’état-major, adjoint au général commandant l’artillerie du 15e Corps et s’éloigne quelque peu des fonctions de commandement de batteries. Il ne les retrouvera qu’en mars 1916, quand il est promu chef d’escadron et prend la direction du 1er groupe du 58e RAC.

Le 22 mai suivant, il gagne une nouvelle position au bois d’Esnes, à l’ombre de la terrible cote 304. Il y restera jusqu’en novembre où la poursuite de la reprise de Douaumont et de Vaux nécessite l’appui de toute l’artillerie disponible. Il se déplace vers l’ouest et la Meuse, sur la côte du Poivre.

1917 ne voit pas de changement important à sa situation statique devant Verdun, si ce n’est un rapprochement des batteries entre Fleury et Bézonvaux. Là, Callies y parle certes de ses rapports avec les officiers qui l’entourent mais aussi de sa situation périlleuse du fait de marmitages fréquents et souvent violents, notamment en août, où les Allemands déclenchent une attaque générale sur les deux rives, sans résultats probants toutefois.

La fin de cette nouvelle année de guerre voit un peu de repos pour le groupe qui revient en terre lorraine. Sa fonction de commandant de batterie éloigne également temporairement Alexis Callies du front. Il en est ainsi en décembre quand il participe à une instruction sur les gaz de quelques jours.

Mars 1918, une nouvelle offensive allemande fait craindre le pire. Callies rejoint son unité toujours en repos en Lorraine début juin puis débarque le 8 devant Compiègne menacé. Il est immédiatement dans la tourmente de la bataille d’arrêt des Allemands sur le Matz et qui attaquent furieusement les troupes placées devant eux. Les journées qui suivent sont terribles d’angoisse et d’activité jusqu’au mois de juillet où c’est sur Reims qu’une nouvelle offensive se déclenche, aussi rapidement stoppée.

Août voit un retour de fortune en faveur des Français qui reprennent l’ascendant comme l’offensive. Le 24, au cours d’un séjour à Paris, Callies passe au ministère et décroche un poste pour le cours de perfectionnement d’artillerie de Joigny. Il accepte, pensant acquérir par ce biais le commandement futur d’une artillerie divisionnaire. Hélas pour sa verve combattante, l’effondrement allemand se précipite comme la narration de la guerre d’Alexis Callies. Il prend son service à l’arrière le 23 septembre et ne retournera jamais au front. La guerre s’achevant sans lui, il stoppe son récit.

3. Analyse

C’est en 1919 et 1925, puis après 1935 qu’Alexis Callies met en forme ses carnets en y ajoutant des textes et documents divers, remplissant treize cahiers d’écolier. Eric Labayle, qui en fait une excellente présentation, a séparé ces deux origines de textes dans l’édition de ces carnets de guerre. Pour Eric Labayle, « Alexis Callies fait profession de pragmatisme, mais surtout d’une indéniable modernité dans son approche des problèmes tactiques » (page 11). Labayle n’omet pas de rappeler que le récit de Callies « est toujours accompagné d’une profonde douleur et d’une indignation sincère » à cause « de la mauvaise réputation qui est faite aux troupes du Midi en général et au 15e CA en particulier » (page 12). Cette « légende » est née des premiers combats en Lorraine, et notamment de « l’affaire de Lagarde », le 11 août 1914, dans laquelle l’officier entend justifier son action devant ce qui fut un désastre stratégique à l’échelle d’une batterie. L’ouvrage contient donc en filigrane un appel à la réhabilitation du 15ème Corps. Nombreuses y sont les allusions. Callies rapporte ainsi une anecdote d’un officier d’artillerie (le commandant de Lavigerie) refusant le 23 août de rendre un salut à un officier du 15e Corps (le commandant Boquillon) (page 74). L’extrême vindicte populaire, politique et militaire contre le 15ème Corps a profondément déçu et révolté son orgueil d’officier.

Sur le plan du suivi narratif, le contenu du témoignage change quelque peu tout au long de la guerre. D’abord axé sur les opérations militaires, Alexis Callies s’en éloigne dans son vécu d’état-major pour y revenir lors du commandement d’un groupe de batterie qui le renvoie au front. Callies lui-même rappelle cette précision utile, et qui doit rester constante au lecteur qui appréhende les carnets de guerre : « Je raconte les événements tels que je les ai vus, ou tels qu’ils sont arrivés à ma connaissance, ne garantissant que ma sincérité et non leur vérité objective, car chacun à sa vision propre, plus ou moins déformante« . Cette honnêteté éditoriale corrige le défaut récurrent de la littérature d’août 1914 où Callies rapporte des faits manifestement faux sans les constater toutefois. Comme les autres également, il occulte le contenu de ses permissions. Les mutineries de 1917 sont aussi un sujet peu évoqué. Peut-être par l’absence de mouvements au sein de ses unités ou de son entourage proche, peut-être aussi par une autocensure d’officier.

La présentation et la mise en valeur des carnets d’Alexis Callies par Eric Labayle qui nous apparaissent comme un modèle du genre. L’historien produit une relation enrichie, opportune et bien éditée. En effet, le livre est la juxtaposition du carnet original d’Alexis Callies, dont la première qualité littéraire est excellente, d’annotations ou d’ajouts ultérieurs (encadrés de noir) qui précisent un fait ou une situation et de documents iconographiques tirés d’articles du scripteur. Ces photographies et les textes annexes sont replacés dans leur contexte exact et commentés fort justement. Les notes de retranscription sont également très à propos et enrichissantes pour le lecteur. L’introduction démontre l’intérêt plus que jamais actuel de la présentation de témoignages de combattants en substitution d’une transmission directe de leur expérience.

Ainsi l’ouvrage révèle un document de référence à plusieurs niveaux. D’abord par l’homme et l’officier, Alexis Callies, dont le destin et la carrière militaire furent exemplaires. Du début à la fin, et même après son éloignement relatif du front, le capitaine puis commandant Callies a fait montre d’humanité et d’esprit critique. C’est vraisemblablement son discernement et sa compétence qui lui ont sauvé la vie lors de l’« affaire de Lagarde » et son dévouement à sa tâche qui l’a maintenu au front pendant plus de quatre années.

Ensuite par la vision singulière que le héros nous prodigue de la guerre. Alexis Callies est officier d’artillerie, capitaine de batterie d’artillerie pendant la première partie de la guerre. Il nous fournit à ce titre une relation précise, honnête et particulière d’un engagement d’artillerie au cours de la bataille des frontières en Lorraine, synonyme d’une mort héroïque mais parfaitement vaine. Un exemple de « bravoure » d’officiers, (ou de l’alcoolisme du commandant de batterie Adeler !) et de soldats dont les pertes inutiles ont alimenté l’hécatombe des batailles d’août-septembre 1914. Lors de la cristallisation du front, il passe capitaine-commandant adjoint au commandant d’artillerie du 15ème Corps d’Armée. A partir de ce moment, Alexis Callies, fidèle à son honnêteté intellectuelle, brosse un tableau des relations humaines au sein d’un état-major. Son récit se tourne alors vers une critique systématique des personnes qu’il rencontre et dont il évalue, et juge le comportement et les actes qu’ils subissent ou provoquent. Ce témoignage trouve son intérêt par l’admission du lecteur dans la psychologie d’un état-major. Coterie, hypocrisie, incompétence côtoient humanisme et lucidité dans un milieu se voulant homogène mais proche finalement de la politique. Ses descriptions mêlent un excellent esprit d’observation à une psychologie fine. On peut suivre ainsi, à divers endroits de l’ouvrage, des éléments sur des limogeages d’officiers et leurs réels motifs. Dès lors, les opérations militaires sont traitées très secondairement et le soldat est terriblement absent du témoignage même si Callies lui rend souvent hommage. Il parle peu également de l’ennemi mais une violente diatribe (page 204) contre les boches faisant la guerre « comme des sauvages » révèle de très forts sentiments anti-allemands. Mais ne sont-ils pas nés du bourrage de crâne journalistique en vigueur à cette époque (février 1915) ? En effet, il précise que les hommes apprennent les horreurs de la guerre allemande dans la presse.

Ses descriptions des premiers jours de campagne sont émaillées de multiples tableaux d’intérêt. Le 9 août 1914, il est prêt à faire exécuter un lâche de sa pièce (page 34). Plus loin, il décrit les sacs jetés par les hommes sur les routes lors des marches (page 34) et leur fatigue générale (page 41 ou 47). Malgré cet état de fait, il n’entend pas faillir et assure que la fonction de chef facilite le courage et annihile la peur (page 54). Elle n’évite pas toutefois l’imbécillité lorsqu’un officier sert comme dernier argument : « J’ai plus de galon que vous, donc je suis plus intelligent » (page 105) ou la couardise quand il dénonce des galonnards peureux refusant le grade, synonyme de mutation vers l’infanterie (page 126). Il y revient à plusieurs reprises et constate aussi que la guerre fait la sélection des « galopeurs de temps de paix » dont le lieutenant-colonel de chasseurs alpins Papillon-Bonnot (page 160). Il ne fait pas preuve non plus de commisération à la constatation de défaillances. Sur un lieutenant paniqué, criant « Tout est perdu, sauvez-vous », il soumet l’idée qu’« il est fâcheux que personne ne lui ait logé une balle dans la tête. Cela eût mieux valu pour tout le monde, lui compris » (page 70). Il rapporte cette pratique de la punition extrême aux actes de défaillances des subordonnés, quand un capitaine de chasseurs, non dénommé et non identifié toutefois, abat au revolver trois de ses hommes qui fuient devant l’avancée allemande. Callies assène pour conclure : « c’est nécessaire pour l’exemple » ! (page 100). Plus tard, il évoquera plus directement les « dépressions morales » des hommes, qui provoqueront l’envoi vers l’arrière de nombreux officiers (page 180). Il dénonce aussi l’inconduite morale du soldat : « La vie anormale qu’elle créé fait oublier et mépriser les devoirs de la famille. En ce qui concerne spécialement les combattants, ils n’ont pas assez d’activité, de fatigues physiques, ils ne sont pas défendus contre le rêve malsain. Pour certains il est vrai qu’ils tombent dans un état d’atonie qui les protège. Mais les autres ? ». Contre ces dépressions morales, il note singulièrement que « le canon, fixé au sol, sert de point de ralliement et l’occupation machinale de le servir met à l’abri des paniques et du découragement » (page 345). Sur ce point, il ne peut que constater que « ce qui caractérise cette guerre, c’est son incommensurable ennui » (page 376). Il revient sur cette lassitude de la durée de la guerre : « Nous sentons tous la fatigue. (…) La nervosité et l’aigreur du commandement à tous degrés en sont des preuves frappantes, comme aussi les réactions plus vives et profondes de ceux qui en souffrent » (page 507). D’habitude prolixe, il est peu disert sur les mutineries, qu’il n’évoque que par procuration (page 433).

Callies reste toutefois un excellent témoin ; il ne commente pas les exagérations entendues : « A certains endroits, dit-il, les Allemands étaient si serrés que la place leur manquait pour tomber ; ils se tenaient debout » (page 84). Sa vision du champ de bataille, des morts, des fossoyeurs, des cadavres torturés par la douleur, est saisissante (page 101) comme celle des effets horribles de l’artillerie, entraînant une rigidité cadavérique instantanée (page 104). Certes, comme la plupart, Callies se trompe, le 31 janvier 1915, sur la durée de la guerre tant il lui parait « évident qu’une guerre comme celle-là ne peut pas durer plusieurs années » (page 196). Il évoque les « ententes tacites », qu’il ne constate pas lui-même, se contentant de rapporter « que parfois des contestations ont été réglées à coups de poing entre Français et Boches. Mais la trêve ne concerne pas les officiers. Si l’un d’eux paraît il est aussitôt descendu » (page 205). Il y revient plus longuement, toujours par procuration un peu plus loin (pages 214 ou 228).

Au final, il s’agit d’un ouvrage remarquable dont la richesse impose à l’historien son étude détaillée, son recours systématique et un statut de référentiel dans la bibliographie de témoignage d’officier sur la Grande Guerre, avec des descriptions peut rencontrées et très vivantes du monde médian entre le front et l’arrière. L’ouvrage est aussi une pièce utile à verser au dossier du 15e Corps, dont les défaillances présumées sont devenues, militairement puis politiquement le catalyseur des revers de l’armée française de l’été 1914.

« Les carnets de guerre d’Alexies Callies » sont à comparer avec le journal d’Henri Morel-Journel « Journal d’un officier de la 74e DI. »

Parcours géographique de l’auteur (datation et pagination entre parenthèses) :

1914 : Caissargues (2 au 5 août) (17-24), vers le front (6 août) (29-30), Diarville, Ceintrey (7-8 août) (29-31), Hudiviller (8 août) (32), Haraucourt, Crévic, Lunéville (9 août) (34-37), Parroy (10 août) (37-40), Xures, Lagarde (11 août) (40-48), Bauzémont (12 août) (48), Maixe (13 août) (49), Valhey, Xures (14 août) (53-54), Parroy (15 août) (54-56), Xures, Lagarde (16 août) (56), Xures, Donnelay (17-18 août) (58-62), Dieuze, Lindre-Haute, Vergaville (19 août) (62-67), Dieuze, Lindre-Haute, Lindre-Basse, Guéblange, Moncourt, Coincourt (20 août) (67-71), Coincourt, Serres, Rosières-aux-Salines (21 août) (71), Saffais, Velle-sur-Moselle (22 août) (73), Velle, Saffais, (23-25 août) (74-77), Blainville-sur-l’Eau, Einville, Haussonville (26-27 août) (77-80), Blainville (28 août – 2 septembre) (81-87), Haussonville, Tantonville (3-4 septembre) (88-90), Tantonville, Barisey-au-Plain (5 septembre) (90), Rozières-en-Blois, Vaucouleurs, Ligny-en-Barrois, Menaucourt (6 septembre) (91), Menaucourt, Ligny-en-Barrois, Bar-le-Duc, Tannois (7 septembre) (92-96), Véel (8-10 septembre) (96-100), Combles (10 septembre) (100-101), Vassincourt, Véel (11 septembre) (101-104), Trémont (11-13 septembre) (104-105), Condé (13 septembre) (106), Nubécourt (14 septembre) (107-110), Sivry-la-Perche, Blercourt (15-20 septembre) (110-114), secteur Montzéville, Récicourt, Jubécourt, Brocourt (20 septembre – 29 octobre) (114-139), Dombasle-en-Argonne (30 octobre 1914 – 21 août 1915) (139 – 259),

1915 : Villers-Cotterêts (22 août – 25 août) (260), Branscourt (26-29 août) (260-261), Romain (30 août – 5 novembre) (262-279), Damery (8 novembre – 10 décembre) (279-286), Dampierre-le-Château (10 décembre) (286), Somme-Bionne (12-26 décembre) (286-288), Hans (26 décembre – 24 mars 1916) (288-312).

1916 : Minaucourt (3 avril – 14 mai) (312-330), Belval (15-18 mai) (330), Béthelainville – Esnes (19 mai – 1er novembre) (331-368), Villotte-devant-Louppy, ferme de Vaudroncourt, ferme des Merchines (2-22 novembre) (369-374), côte du Poivre, Louvemont, Thierville (22 novembre 1916 – 30 janvier 1917) (374-393),

1917 : Carrières-Sud (31 janvier – 25 août) (393-450), Blainville-sur-l’Eau (1er octobre) (453), Hoeville (11 octobre 1917 – 4 juin 1918) (454-488)

1918 : Verberie, Fontaine-les-Corps-Nuds (7-8 juin) (488-489), Estrées-Saint-Denis, Clairoix, Coudun (9 juin) (489), Giraumont, calvaire et ferme de Bertinval, Villers-sur-Coudun, Thiescourt, Ecouvillers, Noyon (9 juin – 23 août) (490-512).

Cartes :

Site du combat de Lagarde, 10 et 11 août 1914 (45)

Théâtre d’opérations du 15e CA en Lorraine – août 1914 – (72)

Théâtre d’opérations du 15e CA pendant la bataille de la Marne (7 – 16 septembre 1914 – (97)

Secteur du 15e CA sur la rive gauche de la Meuse (16 septembre – 24 mai 1915 et 20 mai – 1er novembre 1916) (184)

Le 15e C A dans le secteur de la Main de Massiges (25 mai – 21 août 1915 et 30 novembre 1915 – 2 mai 1916) (237)

Le 15e CA au sud-est du Chemin des Dames (25 août – 8 novembre 1915) (269)

Positions de l’AD 123 en juillet 1916 au sud-est d’Esnes (350)

Le 15e CA sur la rive droite de la Meuse (23 novembre 1916 – 2 septembre 1917) (407)

Site des combats du 15e CA sur le Matz (8 juin – 24 août 1918) (498)

Bibliographie comparative :

Morel-Journel Henry, Journal d’un officier de la 74e division d’infanterie et de l’armée française d’Italie (1914-1918). Montbrison, Eleuthère Brassart, 1922, 565 pages.

Yann Prouillet, Crid14-18, septembre 2011

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Cocho, Paul (1879-1951)

1. Le témoin
Fils d’épicier, Paul Toussaint Marie Cocho est né à Saint-Brieuc (Côtes-du-Nord) le 9 janvier 1879. La famille est très catholique. Paul va à l’école chrétienne de garçons et obtient le Certificat d’études primaires. Marié en 1906, il reprend l’épicerie paternelle. Il a quatre enfants, le dernier en 1914. Il adhère à diverses associations chrétiennes. Il poursuit ses pratiques pendant la guerre (messe, prières) et affirme sa soumission à la volonté de Dieu (p. 36). Cependant, au moins au début, il négocie à plusieurs reprises par l’intermédiaire de Notre Dame du Perpétuel Secours : prières contre avantages divers. Une décision favorable d’un médecin est attribuée à son intervention (p. 37) ; le fait de rester au chaud dans l’abri, pendant que les camarades vont travailler en première ligne, doit aussi à ce que la Vierge lui a encore « accordé sa protection ». Curieusement, cette pratique cesse en octobre 1915. Paul Cocho continue d’aller à la messe quand c’est possible, mais il n’est plus question de Notre Dame du Perpétuel Secours, et ses considérations sur la fragilité de la destinée humaine, sur la mort des camarades (p. 168, 177, 187, 216) ne sont accompagnées d’aucune référence explicite à Dieu ou à son entourage. Après la guerre, il continuera à s’occuper d’associations catholiques et sera nommé chevalier de l’ordre de Saint Grégoire le Grand par le pape sur proposition de l’évêque de Saint-Brieuc.
Paul Cocho, caporal en 1914, a un certain goût des grades et des décorations. Sergent en 1915, il devient officier, sous-lieutenant en 1916, lieutenant en 1918. Il obtient quatre citations et en est très fier, après avoir, cependant, critiqué l’incohérence et l’injustice qui président à leur distribution (p. 55, 94). Il est heureux de recevoir la Croix de guerre juste avant de partir en permission afin de pouvoir la montrer (15/11/15). Le 29 avril 1917, il écrit qu’il a « le secret espoir de décrocher d’autres citations et peut-être le ruban rouge » ; il obtient celui-ci le 12 juillet 1919.
Sur le plan politique, il estime que la République vaut mieux que l’absolutisme (p. 179) et il admire la démocratie telle qu’elle se pratique au Danemark, y compris le rôle politique des femmes (p. 215). Mais il souhaite pour la France « que dans l’avenir elle ait un gouvernement plus digne d’elle » (p. 83) et qu’on y reconnaisse « l’importance de la famille nombreuse » (p. 154). Il condamne « les honteuses fiches » du général André, ministre de la Guerre (p. 178) et craint le danger de la contagion bolchevique (p. 181).

2. Le témoignage
Paul Cocho a rédigé son témoignage de guerre sur 9 petits carnets conservés par la famille qui a participé à la publication du livre : Mes carnets de guerre et de prisonnier 1914-1919, Presses universitaires de Rennes, 2010, 225 p. Le livre est préfacé par Fabienne Bock. Il est illustré de quelques photos et complété par des extraits de l’Historique du 74e régiment d’infanterie territoriale. La guerre occupe 107 pages, datées du 31 octobre 1914 au 27 mai 1918, avec des lacunes, notamment de juillet 1917 à mars 1918. Les quelques jours précédant sa capture sont décrits sur un carnet acheté en Allemagne, et il enchaîne sur sa captivité. Cette période, du 27 mai 1918 au 16 janvier 1919 occupe 96 p. Sans doute disposait-il de plus de temps pour écrire, mais il faut voir aussi dans ces longs développements la volonté de raconter une histoire devenue strictement personnelle, celle de l’individu blessé, capturé, soigné (voir des cas semblables dans les notices Bieisse et Tailhades).
Paul Cocho écrit bien ; il fait peu de fautes d’orthographe. Son récit nous apprend qu’il « cause un peu littérature » avec un lieutenant (p. 75) ; prisonnier, il lit ce qui lui tombe sous la main, et fait une longue digression sur Renan dont il connaît deux ouvrages (p. 175).
Les carnets ressemblent parfois à de la correspondance, car il s’adresse à sa femme. Quelques passages ont été rendus illisibles sur l’original, vraisemblablement par l’auteur lui-même. L’un, de 16 lignes, pourrait correspondre à une évocation des mutineries (mai-juin 1917) ; d’autres suivent des considérations sur les femmes allemandes (p. 148, 198).

3. Analyse
– En octobre et novembre 1914, c’est la guerre en Belgique. Paul Cocho décrit des spectacles épouvantables de corps déchiquetés (p. 22), les longues périodes où on attend la mort, presque sans boire ni manger, ni dormir (p. 25). Il est évacué, épuisé, et avoue : « J’ai été témoin de choses qui ont refroidi mon ardeur du début. Je n’imaginais pas la guerre de cette façon ! Ce n’est pas que j’ai peur et je ferai mon devoir si je retourne au feu, mais enfin, je crois qu’après ce que j’ai fait, je puis légitimement essayer d’échapper à la fournaise. » D’autant qu’il existe des embusqués : « On souhaite les tranchées à tous ces gens si tranquilles et si paisibles. » « D’une façon générale, je crois que tout le monde en a assez. L’enthousiasme du début a fait place chez les uns à une sorte de résignation, chez les autres à un profond découragement. » Ce même jour, 22 novembre 1914, il note que beaucoup voient la guerre terminée à Noël ; lui pense qu’elle va « durer longtemps encore, jusqu’à Pâques au moins ». Et le lendemain : « La conversation à peu près unique a roulé, comme d’habitude, sur la durée de la guerre. L’on sent que tout le monde, à quelques exceptions près, commence à en avoir assez. » Toutefois, les Alliés ayant la maîtrise de la mer et pouvant se ravitailler, ils finiront par l’emporter.
– 1915 et 1916 : Paul Cocho se trouve dans les tranchées, toujours en Belgique, menant une guerre étrange (p. 43) : « Qui aurait cru qu’elle aurait consisté à se tenir tapis, au fond des trous, guettant l’ennemi en première ligne, allongés au fond de la tranchée, et attendant les événements en deuxième ou troisième ! » Une guerre différente selon que l’on est artilleur ou fantassin (p. 72), ou bien encore embusqué, sans oublier la catégorie des « embusqués du front » (p. 78), décrite aussi par Louis Barthas. Il présente un capitaine nouveau venu qui a contre lui de devoir commander « à une majorité d’hommes qui font campagne depuis dix mois » ; un autre officier, heureux de prendre en ligne « un commandement vraiment actif et amusant », et Cocho de commenter : « Il se pourrait bien qu’il le trouvât rapidement un peu trop amusant ! » et il ajoute : « Il a encore tous les enthousiasmes et toutes les naïvetés de ceux qui n’ont pas vu vraiment le feu ! » (p. 89). Le 23 septembre 1915, notre Breton décrit l’exécution d’un soldat français. Le 30 juillet 1916, il visite l’ambulance américaine de Mrs Depew.
– Sous-lieutenant affecté aux communications, il se sent lui-même devenir un peu un embusqué (p. 98). De fait, il bénéficie d’un nombre incroyable de permissions entre décembre 1916 et avril 1917, et en prend même une illégale (p. 107). Il fait partie des auteurs de carnets qui ne notent rien pendant les périodes de permissions, en dehors du cafard au moment de repartir (p. 80, 99). Au front, il signale le plaisir de pouvoir parler de la famille et du « pays » avec d’autres Bretons. Il considère les soldats bretons comme des troupes d’élite (p. 40), et les printemps bretons comme les plus jolis (p. 113). Au début de 1917, il décrit les préparatifs de l’offensive, puis son échec en mai attesté par « le remue-ménage qui se fait dans le haut commandement ». Rappelons que 16 lignes rendues illisibles concernaient peut-être les mutineries.
– Blessé et capturé lors de l’offensive Ludendorff sur le Chemin des Dames, le 27 mai 1918, il est soigné, bien traité (p. 126), regardé avec pitié par la population (p. 131). Au lazaret de Mayence, puis au camp de Czersk en Pologne, on ne peut mener qu’une vie végétative dans laquelle l’alimentation joue le rôle principal : rations insuffisantes, compensées par les colis envoyés par sa femme. Si le premier colis ne lui parvient que le 8 septembre, celui du 22 novembre est le 27e. C’est alors l’abondance, et le prisonnier, en promenade, peut distribuer du chocolat aux gamins allemands ravis. En septembre, les Russes donnent des concerts qui ont pour auditeurs Français, Anglais, Italiens, Roumains, Américains et Allemands. Autre spectacle : voir passer les civils, avec un intérêt particulier pour les femmes allemandes, qui portent souvent des toilettes élégantes, mais qui ont toujours « une très forte cheville » (p. 158). Paul Cocho suit l’évolution de la guerre dans la presse berlinoise, la marche en avant des Alliés, les négociations pour l’armistice, la révolution allemande. Curieusement, alors que tant de soldats français éprouvent une forte rancune pour l’empereur Guillaume (et aussi pour Poincaré), Paul Cocho pense que le Kaiser « n’a fait que réaliser les aspirations de son peuple » (p. 182). Reste que, le 16 novembre 1918, le drapeau rouge flotte au-dessus du camp. La période qui suit, au cours de laquelle Paul et ses camarades sont à la fois des prisonniers de guerre et des vainqueurs, est très complexe. Les Allemands, heureux de la fin de la guerre (p. 185), s’amusent (p. 193), et les anciens prisonniers font de même, tout en souhaitant un retour rapide au pays.

Rémy Cazals, 18 mai 2011

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Croste, Bernard-Henri (1896-1964)

  1. Le témoin

Né le 18 décembre 1896 à Esténos, en Haute Garonne, dans une famille de colporteurs, il perd sa mère en 1903 et est confié à sa tante avant d’être placé en pension chez un instituteur à Ore. Il suit la formation de l’école primaire supérieure de 1910 à 1912 et obtient le brevet supérieur. Admis à l’école normale d’instituteurs de Toulouse, il est instituteur intérimaire en 1914. Classe 16, il est déclaré bon pour le service le 4 janvier 1915 et est incorporé le 12 mars comme soldat de 2e classe. Croste part pour Saint Cyr en tant qu’élève aspirant, grade qu’il obtient à sa sortie le 15 octobre 1915. Il rejoint le 144e RI. Il sera affecté  successivement au 46e RI (3 décembre 1915), puis au 329e RI (5 octobre 1916).

En février-mars 1917, il est dans l’Aisne et occupe le secteur de Vénizel. Son régiment est rattaché au 1er corps colonial, général Mangin. Le 15 avril, il se place face à son objectif : le Chemin des Dames vers Laffaux (JMO : Béthancourt/le Bosquet/Pré Gayan). Il n’est pas engagé. Le 19 avril, le régiment se positionne à Condé-sur-Aisne. Entre le 20 avril et le 4 mai, le régiment relève le 224e RI au nord de Condé, puis occupe Sancy, les fermes Volvreux et Colombes. Il prend part aux combats du 5 mai : attaque de la tranchée de la Pertuisane, prise et perte de la tranchée de la Rade, etc. La relève est effectuée dans la nuit du 17 au 18 mai. Après quelques jours de repos, le régiment remonte en ligne dans le même secteur. Croste évoque les mutineries dans une considération très générale (p.80). Le régiment remonte en ligne en juillet : attaque de la tranchée de Franconie le 15 juillet (échec), de la tranchée de Camberg le 23 juillet (150m gagnés), forte attaque allemande le 25 juillet. Il est relevé le 29. Croste est nommé sous lieutenant le 21 août 1917 et cité à l’ordre de la Division et du Corps d’Armée. Son régiment occupe toujours ce secteur en décembre 1917 puis part au Grand Repos dans l’Oise jusqu’en mars 1918. Après le déclenchement de l’offensive allemande et la percée du front anglais au nord de St Quentin, son régiment doit se replier à Guiscard dans l’Oise. Croste est capturé le 25 mars 1918, pendant la bataille de Noyon. Interné jusqu’au 27 novembre 1918 en Allemagne au camp d’officiers de Trêves, il rentre en France en fin novembre et passe au 9e tirailleurs de marche le 22 mars 1919 et part au Maroc en juin. Démobilisé le 30 septembre, il décide de s’installer au Maroc à partir de 1924. Il y sera instituteur.

Cité deux fois à l’ordre de son régiment. Décoré de la Légion d’Honneur et de la Croix de guerre en 1921.

2. Le témoignage

Témoignage publié à titre posthume. Pour la France ou pour des prunes. Souvenirs et réflexions d’un poilu pyrénéen, Sorèze, Anne-Marie Denis Editeur, 1999. Curieux titre, qui n’a sans doute pas été choisi par l’auteur et pour lequel je n’ai trouvé aucune information.

Bernard-Henri Croste avait rédigé ses souvenirs sur le tard, au milieu des années 1960, à l’aide de quelques notes personnelles succinctes prises pendant la guerre. Le texte de la présente édition a été préparé par Suzanne et son frère André Croste qui ont tenu à respecter l’orthographe, la ponctuation, la syntaxe, la mise en forme et n’ont apporté au texte original qu’un découpage en 4 chapitres. Pas de projet auctorial très précis, si ce n’est cette indication : « Je note donc simplement mes souvenirs sans aucune prétention en respectant la vérité et en ajoutant parfois quelques réflexions mûries par l’âge. En souhaitant que les lecteurs de ces simples pages aient comme moi l’Horreur de la Guerre et de ceux qui y mènent » (p.1).

3. Analyse

Bernard-Henri Croste dit avoir rédigé ses souvenirs à l’appui de notes personnelles prises à l’époque : le remaniement de ces données pour en faire un récit est à l’origine d’un important travail de recomposition. La chronologie est souvent imprécise. Cependant, la richesse et la qualité de ce témoignage sont incontestables.

Débutant avec un grade d’aspirant, Croste a conscience de devoir faire ses preuves. À la sortie de Saint Cyr, il se dit « gonflé à bloc », « dopé » (p.18-19) et impatient d’aller voir ce qui se passe en première ligne. Le récit de son baptême du feu est poignant de sincérité : « Quelle pénible vision ! Toute l’entrée de l’abri est effondrée. Sans doute y a-t-il d’autres tués ou blessés. Et le bombardement se poursuit intense, impitoyable, régulier pendant vingt minutes. Je dois pleurer sans doute. Il vaut mieux qu’il fasse nuit. Mon premier repas n’est pas allé bien bas… J’étais curieux, je voulais voir le front de près. M’y voici cette fois… » (p.41). Fait intéressant à souligner : dans ses premiers temps au front, Croste, très stressé, dit  avoir souffert d’une forme d’anorexie (les quelques photographies de l’auteur prises à cette époque le montrent d’ailleurs bien amaigri). « Pourrai-je m’y habituer ? Tous on aussi peur et ne le cachent pas » (p.43). Le jeune aspirant doit faire ses preuves pour gagner la confiance de ses hommes : « J’entends murmurer : ‘Il en a l’Aspi…Il n’a pas les FOIES’. Il paraît que c’est à mon éloge. Moi, je sais bien que j’ai parfois une trouille intense et pas gros appétit » (p.44).

L’auteur confie que les premiers blessés et morts l’ont beaucoup affecté. Au fil du récit, son témoignage se ponctue de récurrentes protestations de son abomination pour la guerre. Ces réflexions sont-elles le fait de la distanciation temporelle ? En vérité, Croste ne se montre ni antimilitariste ni spécialement patriote. Comme beaucoup d’hommes, il se contente de survivre : « Patrie ! Drapeau ! ces mots pour lesquels on se fait tuer, me font mal maintenant. Les soldats sont de grands enfants ; ils oublient vite » (p.45). Tout au long de son témoignage, l’auteur nous expose ses cas de conscience qui nous permettent d’explorer l’univers intérieur du combattant : « Maintenant je songe à ce pauvre Fritz ou Karl que j’ai froidement abattu dans l’escalier de son abri. Me menaçait-il vraiment ? Ne voulait-il pas se rendre ? Autant de questions qui me troublent et me font penser que j’ai peut-être accompli une mauvaise action. […] Je suis très peiné » (p.99).

Son témoignage est riche en détails de tous ordres sur le quotidien et les tracas des hommes dans les tranchées (éducation des illettrés dans les moments d’accalmie, lexique du poilu, usage du bromure pour calmer les appétits sexuels, trêves tacites, tuyaux de la roulante, etc.). On peut également souligner la qualité descriptive de certains passages relatant coups de main et assauts (description de la formation de la carapace en conditions réelles p.67, préférence pour le fusil plutôt que pour l’arme blanche dans les opérations de reconnaissance p.69, progression par bonds p.75, techniques du lancer des grenades p.76, etc).

Officier, Bernard-Henri Croste ne mentionne qu’assez sporadiquement ses rapports directs avec ses hommes mais met consciencieusement en lumière ses responsabilités, ses doutes, en tant que chef. Car les responsabilités de l’officier ne se réduisent pas à donner ordres et consignes : Croste a bien conscience que la vie de ses hommes dépend de ses décisions et de ses capacités à les entraîner au combat. Importance de l’exemple (p.83), être toujours le premier à s’élancer et le dernier à déguerpir (p.94), etc. Comme un Tézenas du Montcel par exemple, Croste explique la douloureuse part d’autonomie qui revient au chef dans le combat : face à des situations locales pas toujours bien évaluées par le haut-commandement, faut-il respecter les ordres à tout prix ou faut-il refuser le sacrifice de ses hommes ?  « Ai-je bien fait de retenir ma troupe ? Le règlement dit Non ! Ma conscience, Bougrier et ses camarades me disent Oui ! » (p.77). Le doute hante l’auteur jusqu’à la conclusion de son récit qui évoque la discipline militaire en ces termes : « j’avoue ne pas l’avoir toujours acceptée de bon cœur et même en certains cas l’avoir accommodée. Précisément parce que j’avais rôle de chef. Parce que je me sentais responsable de l’existence de mes hommes, que je ne jugeais l’ordre exécutable qu’au prix de lourdes pertes et que j’entrevoyais, moi à l’extrême avant, mieux que le Chef de l’arrière, une solution moins coûteuse. Pas très militaire tout cela ! Possible. Les circonstances et les résultats ne m’ont pas contredit. Ni mes poilus, ni mes camarades ne m’ont blâmé » (p.186).

On retiendra enfin l’intéressant récit de sa captivité en Allemagne.

Dorothée Malfoy-Noël, novembre 2010

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Kahn, André (1888- ?)

1. Le témoin
Né le 26 septembre 1888, André Kahn est avocat avant la guerre. Intellectuel d’origine bourgeoise, il est défini dans la préface comme un poète et un peintre, politiquement fluctuant, moderniste et conservateur, fervent à la fois d’Anatole France et de Maurice Barrès. Il est juif, et a profondément été marqué par l’Affaire Dreyfus. En 1914, il est en rupture avec sa famille, du fait de sa liaison avec une femme divorcée, déjà mère, et bientôt enceinte.

2. Le témoignage

Ce témoignage a été publié par son petit-fils, Jean-François Kahn, en 1978 sous le titre, Journal de guerre d’un Juif patriote, (Editions Jean-Claude Simoën, Paris). Il s’agit des lettres écrites par André à sa future femme, d’août 1914 à novembre 1918. L’auteur les considère comme « l’embryon » d’un véritable journal, qu’il projetait de publier après la guerre. Prisonnier dès les premiers jours de combats, rapidement libéré, il participe, tantôt dans les tranchées, tantôt au quartier général, aux principales phases de l’affrontement (Marne, Verdun, Chemin des Dames).

3. Analyse

Le 28 août 1914, il note la distance entre la guerre imaginée et la guerre réelle : « Je deviens de plus en plus pacifiste. Quand on songe à l’éclat glorieux des victoires possibles, on est « chauvin », mais quand on respire l’atmosphère du champ de bataille un immense dégoût, joint à une immense pitié, vous remplit l’âme » (p. 17).

Confronté à la violence de la bataille, il note, le 11 octobre, dans le Pas-de-Calais : « Quel air de souffrance ont les mutilés! (…) Quelques instants auparavant, c’étaient de braves soldats obstinés sous la mitraille et dédaigneux de la vie. Ce ne sont plus que des loques humaines, un peu de chair qui souffre, un peu de cerveau qui implore grâce. J’ai senti en moi une grande pitié devant leur douleur et j’ai conclu une fois encore à l’horrible bêtise de la lutte présente » (p.29)

Le 3 novembre, il se plaint de l’incertitude du lendemain : « Contre-ordre. […] Tu ne peux t’imaginer, ma mie, dans quelle perpétuelle tension nerveuse nous devons vivre. On ne sait jamais sur quel pied danser. On ignore tout du lendemain. Quand une nouvelle à peu près sûre luit à l’horizon, aussitôt une nouvelle contradictoire vient nous confondre. C’est em…merdant » (p.51-52)

Le 21, il est pris sous le bombardement allemand à Ypres : « En repassant le pont du canal de Furnes à Ypres, nous avons subi le bombardement des batteries avancées Boches (…) Moment terrible à vivre! Dans la nuit noire et froide, attendre son tour de s’élancer (car on passe un par un), sur le pont sans parapet, déjà bien abîmé par les obus, tandis que la mitraille tombe autour de nous à l’improviste, et se dire soudain que l’on peut rester là, un bout de fer dans le corps, et mourir dans la neige ou dans la boue des Flandres, loin des siens, loin de la France! Ce sont des instants dont on se souvient toujours car on a vécu en quelques secondes, le passé, le présent et l’avenir en une formidable intensité » (p.62)

Dans ce contexte pénible, la fine blessure apparaît comme une aubaine, comme il le note le 8 décembre : « Sur la route, pendant une halte, Marmoiton, notre major, a été blessé cette nuit par une balle au genou. Le veinard! Il était à un mètre de moi. Que ne m’a-t-elle touché avant lui, cette balle bienfaisante! Dire que nous en sommes arrivés à désirer une blessure pour nous permettre de fuir cet infâme pays !»

Les embusqués sont également la cible de sa colère, comme le 15 février 1915 : « Je comprends, car je l’ai éprouvé moi-même, que des hommes énervés et affaiblis par quelques mois de campagne, se laissent aller à une lassitude passagère et à un pessimisme intermittent. Je comprends, à la rigueur, qu’un ancien combattant gardé au dépôt jusqu’à la consolidation d’une blessure, ait une opinion malsaine sur le résultat final de la guerre et quelque appréhension de retourner au feu. Mais je ne saurais admettre qu’un homme solide se vante de rester à l’arrière – il devrait être honteux – et se moque de ceux qui se font tuer pour lui… » (p.105)

Une question récurrente concerne la durée de la guerre. La guerre qu’il décrit insiste, le 16 octobre 1914, sur la fixité des fronts : « Nous restons ici, avec les mêmes ordres de défendre le terrain mètre par mètre. Les Allemands sont toujours là, devant nous, immobiles et muets. Cette guerre de taupes peut durer longtemps encore » (p.31) Le 30, il poursuit cette idée : « La vie d’attente continue (…) C’est une opération délicate pour prendre une tranchée, il faut l’effort de presque un bataillon… et encore, on laisse pas mal d’hommes sur le terrain. Il vaut bien mieux attendre. C’est au plus patient que sera la victoire. Nous n’avançons que sur deux ou trois mètres (je dis bien « mètres ») par jour, qu’importe! Si de cette quasi-immobilité dépend le triomphe définitif, nous ne sommes plus à l’époque de la furia francosa! » (p. 43) Dès lors, la longueur de la guerre est au cœur de ses réflexions, comme le 22 février 1915 : « Mon avis sur la guerre? Elle sera longue, elle ne durera ni cent ans, ni même sept, mais se prolongera au moins jusqu’en novembre. Je fixe cette date car les forces financières et matérielles de tous les belligérants le permettront et que plus personne ne voudra endurer une campagne d’hiver »

Pour déterminer l’issue de la guerre, il profite de ses nouvelles fonctions d’infirmier en mars 1915 pour lire attentivement les journaux, et en particulier suivre le cours de la bourse. Ainsi, le 31 mars il écrit : « Les nouvelles sont bonnes. La rente monte fiévreusement… L’Echo déclare que les Russes progressent contre les Autrichiens. D’autre part, un communiqué télégraphique du corps d’armée annonce une grande victoire russe dans les Carpates. Bravo! ». De même, le 12 avril : « Les communiqués sont toujours excellents sur les opérations de France et de Russie… Mais pourquoi la rente baisse-t-elle progressivement chaque jour depuis une semaine et pourquoi le silence s’appesantit-il sur l’action des flottes aux Dardanelles » (p.138) Trois jours plus tard : « Rien dans l’Echo, rien dans le Matin, rien dans le Journal. Si : la dégringolade de la rente et le silence obstiné sur les opérations aux Dardanelles. Ca ne marche donc pas là-bas? Pourtant un bel article de Barrès expose clairement nos raisons pour être certains de la victoire, malgré tout » (p.141)

On lui propose alors de devenir le secrétaire d’un lieutenant officier du détail, un poste privilégié : « on n’avance jamais à plus de dix kilomètres de la ligne de feu » (p.164). Il devient ainsi « officier de l’état civil ». Son rôle est de dresser les actes de décès des soldats morts au champ d’honneur et de répondre aux demandes d’informations des parents.

Pourtant, dans « le bureau de la mort », l’ennui est tel que le front apparaît comme un échappatoire : Le 7 octobre, il écrit : « Que cette vie est misérable! Ah! Être sous la mitraille, dans le bruit caressant et le fracas terrible des obus et du canon. Vivre au milieu du danger pour bien sentir la valeur de la vie! Mais ne pas rester dans cette solitude déprimante du demi-arrière, où l’on devient fou de mâchonner toujours les mêmes idées, d’être trop seul, de sentir la folie vous étreindre, alors que l’on est là, sans défense, l’œil braqué sur un idéal lointain. » (p.193) Le 10 novembre, il ajoute : « Tu vas me gronder mais je regrette l’existence aventurière de brancardier (…) Excuse-moi, mais mon engourdissement de rond-de-cuir me dégoûte… Je suis trop près de la belle lutte, de l’ardent combat pour ne pas aimer, envier sa passionnante âpreté et je suis trop loin de l’arrière – certes avantageux – pour ne pas déplorer la monotonie de mon existence semi-guerrière… Les extrêmes seuls sont intéressants, la tranchée ou le dépôt. Ici, où je n’ai pas les émotions et les satisfactions de la tranchée et où je n’ai pas non plus les avantages du dépôt, je m’emmerde, pour parler net » (p.200)

Il redevient infirmier et rallie Verdun. Arrive la bataille de la Somme. Le 7 août 1916, il écrit : « Tu te plains de la lenteur des opérations sur la Somme… Moi aussi, je jubilerais d’abattre 30 kilomètres par jour à la poursuite des Boches et j’irais volontiers jusqu’au Rhin et même ailleurs sans un jour de repos. Mais une telle chevauchée n’est permise qu’en imagination » (p.255)

Du 17 au 27 avril 1917, voici comment il rend compte de l’offensive Nivelle : « Que penses-tu de cette offensive? Ca barde et ça marche. Dix mille prisonniers pour le premier jour et ce n’est que le commencement » (17 avril, p.269) ; « je suis trop heureux de succès de nos poilus pour gronder plus longtemps ce soir. L’offensive marche, moins vite peut-être qu’on ne l’espérait tout d’abord, mais les résultats des trois jours sont loin d’être méprisables » (18 avril, p.270) ; « Nous continuons la bataille. Ca marche toujours. Je crois que nous tenons les petits Boches. Dès que ce sera propice, nous progresserons énergiquement. J’ai le ferme espoir de me retrouver sur les rives de la Meuse pour l’hiver prochain » (19 avril, p.270) ; « L’offensive se poursuit méthodiquement. Nous allons sans doute prendre part à deux ou trois coups de butoir encore, puis ce sera le repos avec tous ses avantages tant attendus » (20 avril, p.270) ; « Tu ne sais que penser de notre offensive, moi non plus. Mais je n’hésite pas sur un point : elle est franchement ratée jusqu’à présent. Elle était faite pour la percée (…) Mais n’en concluons pas qu’elle est ratée à jamais. Nous ne sommes qu’au début du printemps. Jusqu’à l’hiver nous avons tout le temps désirable pour repousser les Boches jusqu’à la Meuse » (27 avril, p.271).

A propos des mutineries, il note le 23 mai : « Je ne crois pas à une révolution dans l’armée. Ce que t’a dit Gus, c’est que les poilus, comme après toute offensive ratée et par conséquent meurtrière, en ont plein le dos et déclarent à qui veut les entendre, qu’à l’avenir, ils ne marcheront plus. Depuis trois ans, j’ai constaté cet état d’esprit. Mais un mois après, quand il faut y aller encore, tout le monde marche comme un seul homme » (p.274)

Il part à la mi-août en stage à l’arrière pour être nommé au grade d’officier d’administration au service de santé : « ici, c’est le service militaire dans toute son horreur » (p.279). Début mai, il entame des démarches pour se placer définitivement au sein des Conseils de guerre : « Je ferai une demande prochainement pour être nommé greffier (ce qui me permettrait de passer sergent au bout de cinq ou six mois). C’est un avantage. Et de défenseur, je deviendrai complice de l’accusation. Ah! les avocats! » (7 mai 1918, pp. 297-298)

Le 21 août 1918, à propos du retour de la guerre de mouvement : « J’envie et j’admire les camarades qui traversent les vallons et les plaines sous la mitraille. Je regrette le bon temps d’autrefois. Il se passe de grandes choses en ce moment. L’héroïque poilu fabrique la victoire de la France, c’est incontestable. Il va, dans le matin clair, insensible à la souffrance, joyeux d’aller simplement. Il voit le Boche fuir ou se rendre. Il fait un acte. Il vit la guerre. »

Marty Cédric, 18.03.2010

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Bonnamy Georges (? – ?)

1) Le témoin

Nous n’avons, à ce jour, pu recueillir aucun élément biographique sur ce témoin hormis ceux qui transparaissent dans sa narration. Il s’agit probablement d’un officier subalterne (ou d’un sous-officier ?) appartenant au 131e RI qui occupe un poste de chef de section comme le laissent clairement entendre deux passages du texte (pp 75 et 80). Le témoignage de Bonnamy ne permet pas d’établir clairement son appartenance à l’armée de métier ou à celle de conscription.

2) Le témoignage

La Saignée, E. Chiron, 1920, 157 p.

Un dessin signé de l’auteur en première de couverture.

Une dédicace : « A mes camarades du 131e R.I. »

Une courte préface, localisée et datée : « Juvincourt-Berry-au-Bac 1917 ».

3) Analyse

Le témoignage de Georges Bonnamy s’apparente à la catégorie des souvenirs de guerre non recensés par J.N. Cru, ni dans Témoins (1929) ni dans Du Témoignage (1930). Les premiers mots de la préface situent tout à fait cet écrit dans un genre testimonial particulier parce que critique : « En écrivant ces pages j’ai voulu surtout rendre hommage au soldat français de la guerre, qui, malgré les fautes de ses dirigeants entraînant pour lui tant de misères évitables, est demeuré contre l’adversité et a su lutter âprement jusqu’à son triomphe. » Souvenirs d’autant plus critiques que Bonnamy met en cause non seulement la conduite de cette offensive par le haut commandement militaire mais épingle également la responsabilité des politiques en évoquant notamment les polémiques « littéraires » qui se déclenchèrent autour de cette offensive avant même la fin du conflit.

Trois moments très différents caractérisent ce témoignage dont la construction est parfois assez déconcertante, alternant des  chapitres de narration événementielle aux chapitres d’analyse ou de remémoration.

La portée de ce témoignage est donc une combinaison complexe alternant à la fois une relation objective de faits guerriers (probablement écrite à partir de carnets) et un discours d’analyse construit a posteriori, déjà fortement empreint d’une forme de pensée représentative de celle de l’ancien combattant.

Les six premiers chapitres brossent un tableau général de la guerre. Les neuf chapitres suivants sont centrés exclusivement sur l’offensive du Chemin des Dames de 1917 mais mêlent deux approches différentes. La première offre un tableau précis de l’offensive du Chemin des Dames du 16 au 29 avril 1917 dans sa partie orientale. Elle fournit une chronologie et une topographie particulièrement précises de la période d’engagement de l’unité à laquelle appartient l’auteur. La seconde partie, originale, offre une analyse rétrospective des insuffisances militaires et politiques qui furent à l’origine de l’échec. L’auteur entend y exposer un point de vue critique sur ce qui a été écrit sur cette offensive au regard de sa propre expérience vécue. Cette partie est suivie d’un retour au narratif événementiel portant sur la période de l’après combat (fin avril et début mai), mêlée de passages plus analytiques évoquant les mutineries ou la justice militaire. Enfin, un dernier chapitre évoque un pèlerinage d’après guerre sur ce même lieu.

Chapitres 1 à 6 : la guerre au quotidien

Les six premiers chapitres de ces souvenirs, intitulés « Dans la Tranchée », « Les Travaux », « Les Corvées », « Les Gaz », « les Sapes » et « Un Enterrement », offrent un tableau somme toute classique de la littérature de témoignage, centrés sur la vie matérielle du soldat. Aucune indications temporelles n’y figurent mais quelques indications spatiales assez précises permettent de pallier cette lacune par la consultation des JMO ou de l’historique du 131e RI : Berry-au-Bac (boyau de Hazebrouck) au chapitre 2 et Argonne (boyaux de Bolante et de la Fille morte) aux chapitres 3 et 4. Aucune localisation fiable n’est envisageable pour les chapitres 5 et 6.

Ces six premiers chapitres offrent des considérations générales sur la guerre. Quelques thématiques particulières y sont évoquées :

– perception du temps de guerre et évocation de la camaraderie au front (chapitre 1).

– importance des travaux et corvées dans l’économie de la guerre au quotidien (chapitres 2 et 3).

– importantes pertes occasionnées par la guerre des mines en Argonne (chapitre 3).

– guerre des gaz (chapitre 4).

– qualité des fortifications allemandes et répugnance des troupes françaises aux travaux de fortification ; accidents dus à la manipulation des grenades ennemies (chapitre 5).

– enterrement d’un camarade (chapitre 6).

Chapitres 7 à 16 : le Chemin des Dames d’avril à mai 1917

L’engagement du 131e du 16 au 29 avril

L’intérêt majeur du témoignage de Bonnamy réside à n’en pas douter dans la description précise et complète de son implication dans l’offensive du 16 avril 1917 au sein de la Xe armée prévue initialement pour assurer l’exploitation de la percée qu’auraient dû produire les deux armées de rupture, les Ve et VIe armées. L’auteur évoque d’entrée les espoirs suscités par cette attaque qui devait mettre un terme au conflit : « Cette offensive ? Elle doit être le terme de nos souffrances, notre dernier effort ; elle doit être victorieuse impétueusement et conduire l’ennemi à la déroute. On en parle partout et partout on a confiance. » (p 55) La préparation sur le papier ne peut que renforcer cette confiance initiale : « Tout est scrupuleusement étudié et solutionné et même le commandement a poussé la prévoyance jusqu’à nous indiquer le lieu, l’heure et la durée des pauses que nous devons faire au cours de notre marche en avant ! C’est de la prévoyance qui va peut-être un peu trop loin… » (p 56)

Le 15 avril, le 131e quitte son cantonnement de Ventelay et se dirige vers Roucy. Les espoirs semblent confirmés par le spectacle de la préparation d’artillerie en cours : « Plus nous avançons et plus le grondement des canons devient assourdissant ; je suis littéralement ahuri. » (p 57) L’Aisne est franchie et le régiment s’installe dans des sapes du bois de Beaumarais, en attente d’ordres. L’auteur occupe une position de chef de section : il se met à la recherche d’abris capables de protéger ses hommes et se cherche une sape individuelle, déjà occupée par un cadavre… Cette présence inattendue l’oblige à rejoindre ses hommes.  L’arrivée d’un agent de liaison lui permet de connaître les derniers ordres : « (…) l’heure H est à 6 heures, notre régiment doit intervenir à H+4, c’est-à-dire 10 heures. » (p 60) Ce temps d’attente d’avant l’attaque est long et particulièrement difficile à gérer. On le meuble par des pratiques superstitieuses qui semblent vouloir conjurer le sort : « Pour nous divertir, quelqu’un propose de jouer à pile ou face nos existence précaires ! Je lance à mon tour le sou en l’air et le sort me donne pile… je dois être tué ; l’impression que je tire de ce jeu n’est évidemment pas bonne. » (p 60) Vers 6 heures, l’artillerie française ralentit ses cadences de tir, signe de l’imminence de l’attaque. Déjà les premiers blessés des armées de rupture refluent : « Un très jeune officier passe près de nous, très roide, avec une terrible plaie à la mâchoire que ne recouvre aucune compresse ; nous lui demandons si l’affaire se passe bien ; il nous fait signe que oui. Mais nous recueillons en peu d’instants tellement de renseignements contradictoires que nous ne savons que penser. » (pp 61-62). La déception des espoirs initiaux ne tarde pas à venir : « A 10 heures, l’ordre de nous mettre en route ne nous est pas donné, alors nous commençons à douter du succès de l’offensive. La journée entière s’écoule ainsi à regarder passer les blessés, refluer en désordre des convois de toutes sortes, des tanks, de la cavalerie. » (p 62)

La nuit venue, un ordre enjoint l’unité du témoin à se porter latéralement jusqu’au bois Clausade où elle passe la deuxième journée de l’offensive : « Nous sommes complètement isolés dans ce bois et peut-être même ignorés ! Aucune nouvelle du combat qui se livre devant nous n’arrive jusqu’ici ; seule la canonnade nous renseigne vaguement sur la marche des opérations et nous sommes bien forcés de reconnaître que le mouvement de rempli des Allemands ne ressemble guère à une déroute… Je regarde les plans d’attaque surannés avec amertume : aujourd’hui, nous devrions être à Sissonne ! » (p 63) L’officier est désorienté, aux sens propre et figuré du terme, par cette nouvelle mission d’où suinte l’improvisation consécutive à l’échec des armées de rupture : « (…) nous ne faisons plus face à nos objectifs primitifs et nous ne possédons aucun plan ni renseignement  du terrain qui s’étend devant nous. » (pp 63-64) S’ensuit une marche de nuit confuse qui amène le bataillon sur les rives de la Miette, « adorable ruisseau jadis, affreux bourbier de sang et de cadavres ce soir-là. » (p 64) Personne ne sait où aller. On pense être dans les lignes ennemies. On reflue pour savoir par la suite que les éléments de tête du bataillon ont simplement croisé une poignée de prisonniers allemands qui se repliaient vers les lignes françaises. Dans cette confusion qui règne jusqu’au petit jour, compagnies et sections se sont mêlées, les hommes se sont égarés et n’ont eu aucun ravitaillement depuis leur départ. Il faut attendre le milieu de la matinée pour qu’un guide envoyé par le commandement emmène le bataillon sur les anciennes positions du 4e RI, jonchées de cadavres. Il est maintenant acquis que l’armée d’exploitation va donc simplement servir à combler les pertes des armées de ruptures durement éprouvés : « Nous sommes tous affreusement pâles et ce qui nous fait le plus mal c’est de voir autant de Français étendus et si peu d’Allemands. » (p 70) Le 131e RI occupe la tranchée de la route 44 et s’y enterre, coincé entre les hauteurs de Craonne et Berry-au-Bac-cote 108, toujours tenues pas les Allemands.

Le troisième jour d’engagement est celui de tous les découragements : « Je sens que le moral de la troupe va constamment en s’affaiblissant. Pourtant il était solide, il y a trois jours, jamais je ne l’avais vu aussi beau. Ces hommes et leurs chefs étaient partis à l’attaque plein[s] d’enthousiasme, sûrs de leur force et de la défaite de l’ennemi. » (p 73) La lassitude s’installe d’autant mieux qu’ « après trois jours de marches désordonnées, en tous sens, pénibles et meurtrières, nous n’avons pas vu l’ennemi, nous ne savons pas même où il se trouve et nos pertes sont lourdes ! » (p 74) La liaison entre les unités voisines n’est même pas assurée : il existe des « trous » dans le dispositif français. Le chef de bataillon décide de partir en reconnaissance en avant avec ses officiers vers le boyau Belt où les Français n’ont jamais mis les pieds mais qui est jonché de cadavres allemands. De retour vers ses hommes, Bonnamy est chargé d’établir la liaison avec les unités voisines qu’il cherche durant une heure dans une parfaite obscurité. La liaison est enfin accomplie au niveau du boyau de la Somme occupé par des troupes du 76e RI. Les travaux de terrassement défensifs peuvent alors  commencer.

Le jour suivant, vers 8 heures, un feldwebel vient se rendre. Selon ses dires, la situation n’est guère meilleure dans les lignes allemandes où règnent également confusion et fatigue. La journée est calme car les Allemands qui occupent les hauteurs du Bois des Boches n’ont pas encore découvert les nouvelles positions françaises. Mais dès le 20 avril, l’efficacité des tirs allemands ne cesse de croître pour atteindre un parfait rendement. Les hommes du 131e RI sont désormais définitivement établis dans une nouvelle guerre d’usure où remuer la terre est un gage de vie. Bonnamy évoque rétrospectivement l’échec du 4e RI devant Juvincourt, position que son régiment occupe actuellement (Courtine de l’Ancien Moulin). Le 4e, sérieusement éprouvé par ses pertes le 16 avril et peu soutenu par son artillerie, n’a pu ni résister aux contre-attaques allemandes ni se maintenir dans cette localité. Les ordres actuels paraissent tout aussi incohérents : « Je m’étonne, en le parcourant, que ce système de tranchées ne soit la propriété de personne ; cette position dominante est incontestablement préférable à celle que nous occupons. Pourquoi ne nous en emparons-nous pas, il n’y a qu’à avancer ? » (p 83) Le commandement, absent des première ligne, semble parfaitement ignorer la position des troupes : « (…) mon opinion et celle des autres petits chefs d’infanterie qui m’environnaient était négligeable eu égard à nos grades ne pouvaient avoir d’écho. » (p 85) Le 131e est donc condamné à subir les bombardement allemands jusqu’à sa relève opérée le 29 avril par le 313e RI.

L’analyse de l’échec : « L’ère du témoin »

« Je me propose ici de faire connaître quelques vérités sur l’offensive menée par les troupes françaises au mois d’avril 1917. Je ne parlerai que du secteur que j’ai vu, mais j’en parlerai sûrement (…) » (p 89) On l’aura facilement compris, la position de témoin visuel, revendiquée avec force par l’auteur, l’autorise à entrer dans l’analyse des polémiques « littéraires » qui éclatèrent au sujet de cette offensive bien avant la fin de la guerre, pour y apporter sa propre contribution : « On dirait qu’une frénésie s’est emparée de tous ces gens qui répandent à profusion sans s’en rendre compte, des erreurs et des légendes. Ils veulent tous dire leur mot sur cette affaire et ils exposent les faits sous vingt jours différents (…) » (p 89) Le premier visé n’est autre que le ministre de la Guerre, Paul Painlevé, qui a fait paraître dès novembre 1919, La vérité sur l’offensive du 16 avril 1917 (cf. partie 4). « Non, Monsieur Painlevé, vous ne publierez pas toute la vérité : c’est impossible ! » (p 90), lui répond l’auteur de La Saignée. Selon lui, très péremptoire sur ce point, seul celui qui a de ses yeux vu a droit à la parole pour évoquer ce qu’on qualifierait sans doute aujourd’hui une forme de micro-histoire : «  Et vous, les historiens de la Grande Guerre, les critiques militaires ineffables, qui avez vu l’offensive d’avril 1917 de fort loin, dans votre bureau et dans vos chaussons, gardez-vous de porter des jugements téméraires basés sur des documents plus ou moins authentiques et, en tous cas, seulement sur des documents ; l’histoire en souffrirait. » (p 89) Craignant que les historiens ne pratiquent comme il le faudrait l’analyse critique des documents d’état-major, le témoin entend leur fournir ici sa version des faits à partir de ce qu’il a pu observer directement.

Constatant que « nulle part, nous n’avions avancé selon les prévisions du commandement », Bonnamy s’en prend d’abord à la défense de Nivelle qui a prétendu, dès sa comparution devant la commission Brugère, que si le pouvoir politique l’avait laissé mener son offensive jusqu’au terme, celle-ci ne se serait pas forcément soldée par un échec. Là où Nivelle avait toujours cherché à minimiser les pertes, Bonnamy entend lui répondre, là encore avec l’autorité de celui qui était : « Les pertes que nous avons subies pendant cette seconde phase de l’offensive, c’est-à-dire pendant la durée de l’organisation du terrain conquis, furent très sévères et quoi qu’il n’en soit fait mention dans les statistiques officielles relatives à l’offensive, je prétends qu’elles doivent s’y rattacher, elles en sont la conséquence. » (p 92) Poursuivant l’analyse des pertes, Bonnamy en soldat aguerri et expérimenté conclut : « Mais ce qui est anormal, c’est que nos gains furent hors de proportions avec nos pertes. » (p 94)

Revenant sur l’engagement de son unité, le témoin analyse la conduite de cette opération où « rien ne se passa selon [les] prévisions » : préparation d’artillerie irrégulière, non conquête des hauteurs tenues par les Allemands (Craonne, Bois des Buttes et des Boches, cote 108), défense obstinée de l’ennemi, présence de blockhaus garnis de mitrailleuses, tanks qui n’ont remplir leur mission, soutien insuffisant de l’artillerie. Quant aux secteurs où une progression a pu être accomplie, l’absence de directives coordonnées émanant du haut commandement, n’a pas permis de les conquérir facilement, comme il aurait été possible de le faire pour la trouée de Juvincourt. Les troupes durent s’enterrer sur place, quitte à subir l’écrasement par l’artillerie ennemie. Les modifications des plans initiaux n’ont pas été absentes mais elles ont été trop lentes, « entraînant avec elles la confusion inévitable. » (p 104) A la question de savoir pourquoi l’offensive fut mal montée, l’auteur répond en pointant les conditions météorologiques déplorables, la fatigue des combattants avant même leur engagement, le désordre ambiant, les mauvaises liaisons entre l’état-major et la troupe, l’insuffisance en nombre et l’impréparation des tanks. Mais Bonnamy ne se contente pas de remettre en cause les bévues du  haut commandement, il évoque également les défaillances des échelons inférieurs : au cours de l’affaire de Sapigneul, un commandant avait emmené les plans d’engagement d’une partie de la Ve armée qui fut pris par les Allemands. Le plan d’attaque général n’en fut pas pour autant modifié. Bonnamy ne donne toutefois pas raison au gouvernement de reprocher à l’ancien commandant en chef de lui avoir caché ce fait : « Or, je dis que le général en chef était seul juge de cette affaire et qu’il a bien fait de prendre une décision sous sa responsabilité, le Gouvernement étant incapable d’avoir une opinion personnelle à ce sujet. » (p. 108) Il semble ignorer ou, du moins, négliger, puisqu’il a lu les écrits de Painlevé, l’existence de la conférence de Compiègne du 6 avril où l’existence de ce fait aurait dû être porté à la connaissance des autorités gouvernementales, l’affaire de Sapigneul ayant eu lieu deux jours avant ladite conférence. Parfois défenseur de valeurs purement militaires, il ne peut que déplorer l’absence de décisions tranchées qui ont caractérisé du début à la fin cette offensive du côté des politiques : « Mon avis est que : ou bien le général Nivelle était reconnu incapable, et il fallait le remplacer ; ou bien on lui faisait confiance, et, dans tout ce cas, il fallait le laisser agir seul jusqu’au bout. Ces atermoiements et ces colloques n’ont pu que le gêner. » (p 114) Le témoin a-t-il lu les thèses défendues par les proches de Nivelle, dont celles du commandant De Civrieux ? Ce n’est pas impossible (cf. partie 4).

Evoquant sans jamais le citer explicitement la polémique née autour de la parution dans le Collier’s national Weekly – un hebdomadaire américain à fort tirage qui défendit les thèses de Nivelle contre celles de Painlevé – Bonnamy n’en  poursuit pas moins sa démonstration à charge, démonstration où chacun d’ailleurs en prend pour son grade… Dans cet article, Wythe Williams avait prétendu que la présence de parlementaires à l’observatoire de Roucy (et non Roncy, comme l’indique le texte) avait provoqué une intervention directe du ministre de la Guerre pour mettre fin à l’offensive. Nuançant les thèses des uns et des autres, Bonnamy n’en tranche pas moins la question en déclarant qu’ « il est prouvé que la présence de ces douze parlementaires au front [dont Clemenceau, Ferry, Doumer, Favre et Renaudel] n’a pas eu pour effet de provoquer une intervention politique. » (pp 117-118) Il n’en déplore pas moins « la présence de ces chefs de l’Etat constituaient une gêne pour les généraux dirigeant les opérations, et les attitudes qu’ils ont eues ont pu influer sur les décisions prises. » (p 117) Se mettant, parfois un peu naïvement, à la place du commandant du GAR, il poursuit en déclarant : « Mon avis est que ces parlementaires ont follement commis une grande faute en se rendant sur le front de l’attaque. Je ne sais si le général Micheler eut beaucoup de plaisir à les avoir auprès de lui, ou s’il les a subis par respect, mais ce que je sais bien, c’est que je n’aurais pas toléré leur présence une minute, que je les aurais renvoyé purement et simplement à leurs propres affaires, à leurs « chiffons de papier ». J’aurais évité d’être ainsi gêné par les mouches du coche ! » (p 117) Il semble toutefois ignorer combien le commandant du GAR cultivait à souhait les soutiens politiques dont le principal n’était autre qu’Antonin Dubost, le président du Sénat. Reprenant le flambeau de « celui qui y était », Bonnamy a alors beau jeu de dénoncer ce qu’il juge être la semi-couardise des parlementaires présents à Roucy : « Voulaient-ils plus simplement encourager les soldats de leur présence ? Oh ! la belle pensée ! Mon régiment, allant à l’attaque, est passé dans Roncy la veille du 16 avril ; il était nuit, et je n’ai pas aperçu les parlementaires, et, les aurais-je vus, que je n’en n’aurais pas eu plus de courage. » (pp 118-119) Nous sommes là au cœur d’un discours ancien combattant, construit après la guerre et empreint d’un anti-parlementarisme de circonstance…

L’après combat

Reprenant la narration événementielle, Bonnamy s’attache alors à décrire la période qui suit immédiatement l’engagement du 131e. Les hommes sont exténués de fatigue mais ne s’en chargent pas moins d’un précieux butin de guerre pris aux Allemands (p 121). Dans un passage qui ne va pas sans rappeler les souvenirs de Tézenas du Montcel pour un secteur voisin (L’Heure H. Etapes d’infanterie, Valmont, 1960), il décrit le soulagement de l’après combat et ce bonheur « de sortir vivant de la bagarre » (p 121). L’unité se rend nuitamment au Bois des Boches, récemment reconquis, s’y perd pour retrouver enfin la route de Pontavert.

Le repos se fera à Vantelay où le régiment doit entrer musique en tête sous l’œil du colonel qui « tient beaucoup à ce retour en fanfare. » (p 127) La fatigue des hommes provoque plutôt « un triste défilé. » Les lieux de cantonnement sont « des baraquements vermoulus et branlants, sans fenêtres souvent, et qui s’érigent au milieu d’un lac de boue. » (p 129) Les hommes sont « pour la majorité, peu enclins à bavarder ». On cherche avant tout le sommeil. Les troupes sont mécontentes de leurs chefs. Elles « doutent de la victoire », apprennent que les permissions sont suspendues et déplorent les piètres conditions matérielles qui leur sont réservées au repos. Elles sont également « mécontentes du gouvernement » car des rumeurs de paix avec l’Allemagne et de mauvais traitements à l’égard de leurs femmes et leurs enfants se répandent (probablement la rumeur des Annamites). Puisque les permissions sont suspendues et que les journaux n’arrivent plus, « les soldats les tiennent pour exactes. » (p 133) Reprenant à son compte « l’intrusion d’agents secrets, provocateurs de troubles » chère au commandement, l’auteur nuance son propos en disant « que leur action a été postérieure à la démoralisation de l’armée » (pp 133-134) Son récit est là encore contaminé par des résurgences mémorielles de l’après guerre, avec un éloge du commandement et de la méthode Pétain (p 134). Son témoignage direct sur les mutineries est plutôt concis voire réservé sur ce point particulier : « Au milieu de cette ambiance, mon régiment, malgré son désordre apparent, conserva son sang froid et se contenta de protester par des paroles. » (p 135) Le 131e, bien que n’ayant pas terminé sa période de repos, va être appelé à remonter en ligne. Ce qui provoque  « un surexcitation insolite » : des clameurs s’élèvent au moment où la musique régimentaire joue, l’arrivée du colonel est l’occasion de réclamer des permissions. Le lendemain, montant en ligne, les hommes entonnent la chanson de Craonne mais une fois arrivés aux tranchées « tout rentre dans l’ordre, les retardataires rejoignent peu à peu leur unité, bientôt la bonne volonté et la discipline renaît partout. » (p 136)

Dans un chapitre intitulé « Les conseils de guerre aux armées », Bonnamy renoue avec un récit analytique et généraliste. Selon le témoin à qui « il (…) a été donné d’assister plusieurs fois à de pareils jugements » (p 138), « cette justice (…) a été rendue souvent dans de mauvaises conditions de labeur, avec une précipitation outrageante et sans une conception de la grandeur de la tâche entreprise et de la responsabilité encourue. On a produit des jugements le plus souvent avec un minimum de temps, d’efforts et d’arguments ; on a jugé des faits, on n’a pas jugé l’homme. » (p 137) Bonnamy reproche à ces tribunaux militaires la piètre qualification des juges, une méconnaissance des dossiers, des manquements élémentaires au code de justice, des vices de formes et la présence  d’avocats commis d’office à qui on n’a pas laissé le temps de préparer une véritable défense. Illustrant son propos par deux exemples qu’il connut directement, Bonnamy en conclut que « les grands griefs que l’on peut retenir contre cette justice sont qu’elle ne s’entourait pas de toutes les compétences désirables et qu’elle était hâtivement rendue – au contraire de la justice civile ! » (p 142)

Evoquant ensuite la constitution des corps francs en réponse aux Stosstruppen allemands, le témoin constate qu’ « après avoir été très en vogue dans l’armée française, [ils] tombèrent dans le marasme et à peu près dans l’oubli. » Ce sont « en général d’assez mauvais sujets au caractère intraitable que la guerre n’avait pas contribué à rendre meilleur. » (p 143) La création des compagnies franches posa rapidement des problèmes au commandement : « En ligne ils accomplissaient avec entrain toute mission donnée, mais au repos ils estimaient avoir droit à la plus complète tranquillité. » (p 144) Souvent ivres, ils sont peu disciplinés et peu respectueux des hiérarchies en place. Leur rapide disparition correspondit à un réel soulagement pour le commandement.

Le chapitre « Une attaque » décrit un engagement qui s’est très probablement déroulé également sur le Chemin des Dames. Aucune indication temporelle ni topographique ne figurent dans ce récit de combat. Il pourrait s’agir de l’attaque du 21 novembre 1917 visant à la reconquête du saillant de Juvincourt, brièvement évoquée dans l’historique du 131e. Bonnamy qualifie cette attaque d’ « opération de détail comportant la réduction d’un saillant ennemi ». Elle est précédée d’une forte préparation d’artillerie. Il justifie son succès par le fait que « toutes les opérations de faible envergure ainsi conçues et exécutées ne peuvent que réussir, car la lutte est trop inégale pour qu’il en soit autrement. » (p 151)

Chapitre XVI : Pèlerinage

Le dernier chapitre du témoignage de Bonnamy laisse entièrement  la parole à l’ancien combattant. Les souvenirs qu’il est revenu quérir sur le Chemin des Dames sont tous empreints d’une amertume teintée d’une certaine forme de nostalgie. De retour sur les lieux où il combattit et où nombre de ses camarades reposent encore, il y dénonce le retour à la vie dans ce qui restera pour lui à jamais un ancien champ de bataille devenu un sanctuaire sacré : « Des étrangers y sont venus, profanateurs de nos misères et de nos souvenirs terribles ; ils y sont encore, ils grouillent en tout sens en s’appelant et en riant… et j’ai envie de leur crier de respecter ces lieux meurtris (…) Je les fui[s] et je cours dans le dédale des tranchées me réfugier au cœur de ce champ de bataille. Là, personne n’est venu, personne ne viendra, car c’est loin, inconnu et désert, car cela n’est rien pour « eux »… pour moi c’est tout un lambeau de ma vie, lambeau atroce ! » (p 154)

4) Autres informations

– Anonyme, Historique succinct du 131e RI (s.d., s.l., s.e.)

– De Civrieux (commandant), L’offensive de 1917 et le commandement du général Nivelle, Van Oest, 1919, 269 p.

– J.F. Jagielski et D. Rolland, « En terminer avec l’affaire du Chemin des Dames ? La commission Brugère (1917-1927) », Bulletin de la Fédération des Sociétés historiques et archéologiques de l’Aisne, à paraître (sur l’affaire des parlementaires présents à Roucy et sur les polémiques déclanchées par l’article du Collier’s national Weekly).

– P. Painlevé, La vérité sur l’offensive du 16 avril 1917, La Renaissance politique, littéraire, économique, novembre 1919, 107 p. et Comment j’ai nommé Foch et Pétain, Félix Alcan, 1923, 424 p.

 

J.F. Jagielski, 17/02/10

 

 

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Cocordan, Lucien (1893-1962)

1. Le témoin

Né le 6 octobre 1893 à Paris. Famille de religion protestante. Le père, Georges, était conducteur de bus hippomobile ; la mère, Louise Cottart, était passementière. Les parents seront plus tard épiciers à Fontainebleau. Avant la guerre, Lucien était apprenti chapelier. En mars 1913, il s’engage pour trois ans au 22e Dragons de Reims, ayant vraisemblablement l’intention de faire une carrière militaire (l’expérience de 14-18 va l’en dissuader). Il obtient le grade de brigadier. Il fait toute la guerre de 1914-1918 dans la cavalerie, combattant alternativement à cheval et à pied. Il se marie le 16 septembre 1919 à Viroflay, Seine-et-Oise, avec une infirmière qui l’a soigné en mars 1917 à l’hôpital d’Orléans. Deux enfants : Pierre, né en 1920 ; Monique, née en 1925. Il devient représentant de commerce en chapellerie et chemiserie à Paris, puis à Charleville. Il se réfugie en 1940 à Toulouse. Il meurt le 22 mai 1962 à Chaum, Haute-Garonne.

2. Le témoignage

La famille (qui a fourni les renseignements ci-dessus) a conservé six petits carnets ou agendas correspondant aux périodes suivantes : (1) du 25 juillet au 10 novembre 1914 ; (2) de novembre 1914 au 10 août 1915 (+ quelques pages détachées pour août-octobre de la même année) ; (3) d’octobre 1915 à décembre 1916 ; (4) 1917 ; (5) 1918 ; (6) 1919. Un cahier format écolier reprend le texte « au propre » du début de la guerre jusqu’au 31 janvier 1917.

3. Analyse

Dès le début, Lucien Cocordan exprime des sentiments d’amour pour la patrie pour laquelle le devoir est d’accepter de mourir. Il faut « fiche une bonne volée aux Boches ; tous on a hâte de marcher au feu pour en finir avec cette race et après l’on sera tranquille ».

Départ vers le nord. Entrée en Belgique le 6 août. « Vallée de la Semois. Sur tout le parcours, ce n’est que des drapeaux représentant les nations alliées. On nous chante La Marseillaise. Ovations monstres sur tout le parcours. L’on nous donne des tartines, tabac, boisson, œufs, médailles de sainteté, souvenirs en masse. Accueil touchant et inoubliable. L’on nous appelle leurs frères. Quels braves gens ! »

Les dragons font des reconnaissances, toujours en alerte (« nous dormons bride au bras »). Ils affrontent des tirailleurs allemands. Repli vers Paris, puis poursuite début septembre. Période confuse au cours de laquelle des Français tirent sur des Français, des Allemands sur des Allemands. Divers bobards présentés comme des faits : arrestation d’espions allemands « la plupart déguisés en prêtres » ; infirmières allemandes sur lesquelles on trouve « revolvers et poignards cachés dans leurs corsages ».

Le 25 septembre à Bouchavesnes, « l’escadron fait une charge stupide contre fantassins et mitrailleuses ennemis, qui crachent une véritable pluie de mitraille sur nous. Rebroussons sous une pluie de balles. » Le 11 octobre en Artois, c’est un combat à pied toute la journée. Vers la Belgique (17 octobre) : « Nous passons par Vieux-Berquin. Plus une seule maison est debout. Les habitants sont revenus, pleurent dans les rues. Pays complètement détruit, partout des cadavres de bestiaux, des maisons qui achèvent de se consumer. Quel spectacle inoubliable ! Quelles visions de barbarie, quels sauvages et quelle nation infecte que cette race porcine que l’on nomme la nation allemande ! Bailleul est également ravagé. Nous passons la frontière à 11 h 30. Loker, premier village belge. » Le 20 octobre, durs combats entre Staden et Langemark : « Quelle scène qu’un champ de bataille, on entend le râle des blessés. De voir ceux qui tombent à nos côtés en poussant un râle, l’on songe à quand notre tour, et lorsque l’on sort de cette fournaise l’on se demande comment l’on est sans blessure lorsque tant d’autres sont tombés ! »

Suivent une période de repos et un bref séjour à l’hôpital d’Abbeville. Sa demande pour passer dans l’aviation est refusée. Après une permission en août 1915 (« Joie indescriptible à se sentir sur le macadam après 13 mois passés dans des patelins plus ou moins vaseux »), le voici en Champagne à la veille de l’offensive de septembre. « 27 septembre. Arrivons le matin dans les bois de Suippes, bivouaquons en plein feuillage. Croyons être tranquille pour quelque temps mais départ à 11 heures. Le colonel nous rassemble et nous fait un discours concernant : offensive, heure venue, etc. Arrivons à 2 h de l’après-midi à Suippes en pleine bataille. Cela, paraît-il, marche très bien. Poussons plus loin et nous nous installons sans desseller près de Souain. La pluie tombe, nous sommes trempés. 28, 29, 30, 1er octobre. Que dire pendant ces jours sinon que nous avions tous fait le sacrifice de notre existence. A toute minute pendant ces jours nous nous attendions à charger, et charger dans quelles conditions ? sur quoi ? une ligne de mitrailleuses ou un fortin. Nous sommes restés pendant tous ces jours, les 22e et 16e, brigade d’avant-garde. Gare à la réputation que nous avons, et nous pouvions dire que nous étions sacrifiés. Nous nous sommes trouvés jusqu’à 300 à 400 mètres de la ligne. Si l’escadron n’a eu comme perte qu’un cheval, cela tient du miracle. Jamais je n’ai vu les marmites tomber si près en terrain découvert. Une est tombée à 3 pas, nous enterrant complètement, moi et un cycliste. Nous étions couverts de terre. Nous avons souffert non seulement de la fatigue, mais principalement de la faim. Cette offensive n’a pas réussi comme nous le voulions. Des compagnies entières restaient sur le terrain. Nos escadrons à pied partis à l’attaque, sur 220 sont revenus à 40, et tout cela pourquoi ? C’est du terrain payé bien cher. »

Période calme d’octobre 1915 à janvier 1916. Le 6 octobre, près de Cuperly, il note qu’il a 22 ans. Le 1er janvier : pas un coup de canon. Les choses se gâtent en février. Dès le 22 février : « Une offensive extraordinaire se fait du côté boche sur Verdun. » Cela a pour conséquence un retard pour les permissions. Il ne peut partir qu’en mai : « Cafard monstre à la fin. 20 mai. Le cafard me tient bien et ne me quitte pas. Vite la fin. J’en ai assez. » La fin approcherait-elle ? « 28 juin. Les Russes, en offensive depuis 8 jours, marchent merveilleusement. Offensive sur tous les fronts. Anglais dans le Nord,  Français à Verdun, Italiens et Russes à leur front respectif, attaquent avec avantage. Nous croyons très fermement à une fin avant l’hiver. Quelques pronostics nous annoncent la fin pour août ou septembre. Chic alors ! » Août en Lorraine, à Lunéville : « Nous nous installons dans un quartier de cavalerie. Quel cafard se revoir là-dedans après 2 ans de guerre. L’ancienne vie de quartier reprend, les corvées, l’appel, etc. Tout le monde est dégoûté. » Et en secteur calme : « C’est un vrai secteur de rentier. Pas un coup de fusil ni de canon. Nous couchons dehors, pas d’abris. Nous installons des couchettes sous une ancienne tuilerie presque écroulée. Nous restons 5 jours ici et 5 en réserve. »

Janvier 1917 : « En pleine chaîne des Vosges, région merveilleuse, mais quel froid ! et la neige ne cesse de tomber. Très bien reçus par les habitants. » Mais, de l’autre côté de la frontière, à Traubach : « L’heure est restée l’heure allemande. Ici l’on parle un javanais incompréhensible et qui n’est pas l’allemand mais un patois alsacien. L’on rencontre dans les maisons beaucoup de photos de soldats allemands. »

En permission en février 1917. Visite médicale pour mal à la gorge. Il est envoyé à l’hôpital d’Orléans : « 17 février. Très bien soigné. Georges vient me voir tous les jours. Infirmières charmantes. 6 mars. Je crois m’apercevoir que l’affection que je portais à ma petite infirmière, qui après avoir été ma marraine est maintenant ma grande amie, se change en amour. Elle m’en rend mon amour largement du reste. »

Avril 1917. Préparatifs de l’offensive : « 13 avril. Départ à 7 h 30. Après une étape de 45 km, faite plutôt lentement, nous arrivons à 4 h 30 dans un bois près de Fère-en-Tardenois. L’on pense rester ici deux ou trois jours. La région ici est remplie de troupes. Infanterie, cavalerie, etc. passent et repassent. Sur la ligne de chemin de fer de Fismes à côté de nous, les trains de troupes et de ravitaillement ne cessent pas de défiler. […] 15 avril, dimanche. Rien de nouveau. Nous partons le soir pour aller plus près du front. Passons une nuit inoubliable. Treize heures pour faire 12 km, c’est insensé. Nous avons mis à un moment trois heures pour faire 400 m. C’est pire qu’à Souain, et quel temps ! De l’eau, du vent et un froid glacial. 16 avril. Arrivons à 7 h du matin à 4 km des lignes. Un bombardement effroyable tape de Soissons à Reims. Quel carnage à une époque où le progrès et la civilisation nous gouvernent. C’est incroyable quand l’on pense à cette boucherie qui dure depuis plus de 2 ans ½. […] 18 avril. De la pluie, toujours de la pluie. Quel temps pour les malheureux fantassins ! 19 avril. Nous ne les percerons jamais dans de pareilles conditions. Pourquoi alors sacrifier tant de vies humaines si précieuses ? Quelle insouciance ! 20 avril. Quel changement dans mes idées politiques, et dans quel état d’esprit je me trouve ! J’en suis étonné moi-même, et pourtant je n’ai plus le cafard. 21 avril. Nous allons voir un camp de prisonniers tout près. Tous ont assez de la guerre et reconnaissent notre avantage et aussi que l’Allemagne ne peut plus tenir question alimentaire. »

Le pourcentage de permissionnaires est augmenté. Lucien pourra partir le 9 juin. En attendant, il a des nouvelles de Paris et il est confronté aux mutineries de l’infanterie : « 28 mai. A Paris, c’est un chambard du diable, ce n’est que grévistes, principalement chez les femmes, couturières, usines à munitions, alimentation, tout en grève. Où cela nous mènera-t-il ? 30 mai. A 4 h du matin, alerte. Il faut être prêt à partir dans une demi-heure. Quel chambard ! Rien n’est prêt et il manque un tas de choses. Nous partons à 6 h moins ¼ direction Attichy. A Breuil je reviens avec les chevaux de mains du régiment. Au retour, j’apprends que c’est deux régiments d’infanterie, qui venaient de passer 60 jours en ligne aux dernières attaques, et après 6 jours de repos remontaient en ligne. Ils ont refusé de marcher et marchent sur Compiègne. Nous devons les arrêter. Voilà où nous en sommes après presque 3 ans de guerre. S’ils résistent, nous devons tirer dessus, sur nos frères. Quelle honte ! Pour ma part, je suis heureux de me défiler d’un tel travail. Ils reviennent à 14 heures, sans avoir rien vu. 31 mai. Détails sur la journée d’hier. La révolte a commencé ainsi : un capitaine donnant un ordre à un caporal de monter aux tranchées avec son escouade, ayant refusé, le capitaine l’a tué d’un coup de revolver. Aussitôt les quelques hommes l’ont percé de coups de baïonnette et ont marché sur l’arrière, entraînant beaucoup d’officiers qui eux aussi en ont assez. Autre chose à remarquer : les officiers de chez nous, pendant l’instant où nous attendions les deux régiments, ont baissé pavillon et parlaient aux hommes avec une politesse à laquelle nous ne sommes pas habitués. Les mitrailleuses tenues par les officiers eux-mêmes nous tenaient en même temps sous leurs feux en même temps que le terrain devant nous. A ce sujet, aucun commentaire… Aujourd’hui, 2 h, présentation des gradés au colonel. 1er juin. A Paris, les grèves continuent ! Ce matin, alerte, ce n’est qu’un exercice car à l’alerte d’avant-hier beaucoup n’étaient pas prêts. 2 juin. Nous partons à 6 h 30 pour changer de cantonnement. Rassemblement à Breuil. Départ 7 h 30, allons à Blérancourt, même travail que mercredi dernier, et quel travail ! C’est honteux et il règne un état d’esprit déplorable et si les fantassins arrivent, beaucoup se mettront avec eux car nous leur donnons raison. Ils demandent un repos d’un mois et le tour de permission tous les 4 mois, ce qui est leur droit. Nous rentrons à Camelin pour cantonner. Le 360e y est. Cris à notre arrivée. Des imbéciles leur ont raconté que nous avions tiré sur un bataillon de chasseurs à pied. Altercation comique entre le colonel Retheny [?] et un fantassin. Finalement nous fraternisons avec tous et l’erreur est reconnue par eux-mêmes. »

La permission : « 9 juin. Je me couche à 9 h, à peine endormi l’on vient me prévenir que je pars en permission ce soir. 10 juin. Arrivons au lieu de départ à Vic-sur-Aisne à 5 h 30. Départ à 9 h. Arrivée à Creil à 12 h 30 où j’attends le train pour Montereau qui part à 4 h 45. Vraiment je commence à en avoir assez de ces changements de train et aussi des attentes de plusieurs heures dans les gares. Si ce n’était ma permission ! J’ai grande hâte à revoir tous ceux qui me sont chers et aussi ma chère petite fiancée. Que de bons jours heureux nous allons passer ! 11 juin. Arrivée à Montereau à 12 h 15, je vais chez Georges sans faire timbrer ma perm. […] 12 juin. Je repars à Montereau faire timbrer ma permission qui ne compte qu’à partir de demain. 22 juin. Je pars par le train civil avec le billet militaire pris par Georges […] Retour à Camelin […] temps affreux, cafard monstre, je deviens depuis quelque temps complètement anarchiste : une fin et le retour chez soi ! 30 juin. La relève se fait ce soir. Nous remplaçons le 11e cuir, l’on parle d’une division de cavalerie allant cantonner aux environs de Paris en cas de troubles dans la capitale. Ce serait notre tour, cela ne me déplairait pas car je pourrais aller à Paris et voir tous ceux qui me sont chers, mais malgré [tout] ce rôle de gendarme me répugne ! »

A partir de juillet, l’année 1917 compte plusieurs permissions, maladies, stages et séjours à Paris ou dans la région parisienne. Les notes de 1918 et 1919 sont très laconiques. Le 11 octobre 1918 : « Une autre grande offensive se prépare. Mais nous espérons qu’elle ne se fera pas. L’armistice viendra peut-être avant. Que de vies épargnées alors ! Attendons et espérons. » Le 28 décembre : « Quelle ironie : on demande des rengagés (et dire qu’ils en trouveront !) pour partir pour Salonique, mais je crois que c’est plutôt pour la Russie. » Le 24 juin : « Nous apprenons que les Boches ont signé le traité de Paix hier soir. A bientôt la démobilisation. A partir du 7 juillet, marqué 55, commence le compte à rebours, et le 22 août est marqué 0. Lucien part vers Paris. Il est démobilisé à Vincennes le 25 août : « Me voici enfin redevenu civil. »

Rémy Cazals, janvier 2009

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Debré, Robert (1882-1978)

1. Le témoin

Né à Sedan (Ardennes) le 7 décembre 1882, fils et petit-fils de rabbin, Robert Debré fit de la philosophie en Sorbonne après ses années de lycée à Jeanson-de-Sailly avant de se lancer dans des études de médecine, toujours à Paris. Engagé au moment de l’affaire Dreyfus, proche de Péguy dans les années d’avant-guerre, il était sensibilisé à la question sociale et manifestait une sensibilité socialiste. Sa carrière médicale et universitaire dès l’entre-deux-guerres, son activité dans les questions démographiques avant et après l’Occupation, son engagement au sein de la Résistance, son rôle dans les réformes de l’hôpital et de la formation médicale ont fait de ce pédiatre de renommé internationale un des intellectuels les plus en vue au cours du siècle. Voir sa notice biographique, par Lucien Mercier, in Jacques Julliard et Michel Winock, dir., Dictionnaire des intellectuels français, Paris, Seuil, 1996, p. 341-342.

2. Le témoignage

C’est dans les années 1970 que Robert Debré livre ce qu’il appelle « mon témoignage » et, dès la première phrase du préambule de L’Honneur de vivre. Mémoires, le situe dans la continuité de ses nombreuses publications, un peu comme un couronnement et un point final. D’autres ouvrages suivirent néanmoins, notamment Ce que je crois (Paris, Grasset et Fasquel, 1976) tant il lui était malaisé de ne pas écrire. Cette aisance de plume, loin d’être commune à l’ensemble du corps médical, est un élément important de ce texte qui raconte à la première personne une vie bien remplie. Un seul des 41 chapitres de l’ouvrage est consacré à la Première Guerre mondiale (« Chapitre 11 : La Grande Guerre », p. 117-126 de l’édition de 1996, Paris, Hermann). Le chapitre 12, « L’Alsace retrouvée », relate l’entrée des troupes françaises dans Strasbourg et le choix qu’il fit de poursuivre sa carrière à Paris. Dans la préface de 8 pages à la seconde édition, son petit-fils, le médecin Bernard Debré, ne mentionne que pour mémoire ce conflit : « Après la Grande Guerre de 1914-1918, celle de 1939-1945 ».

3. Analyse

Déjà docteur en médecine au moment de la guerre, ancien interne des hôpitaux de Paris, son implication dans ce conflit est liée à son métier. La relation n’en est pas moins, plus d’un demi-siècle plus tard, téléologique : « Voici qu’approche pour notre génération l’épreuve suprême : la guerre » (p. 117). Le ton est grandiloquent (« Les tempêtes sur l’Europe annoncent l’ouragan », p. 117) et assez attendu. Il raconte la guerre comme dans un livre d’histoire et y ajoute des anecdotes personnelles, comme cette invitation que lui avait faite le 31 juillet 1914 Abel Ferry, alors sous-secrétaire d’Etat (qui n’en dit mot dans ses Carnets secrets 1914-1918, texte revu et notes établies par André Loez, préface de Nicolas Offenstadt, Paris, Grasset, 2005, p. 51-53) et explique qu’il s’en souvint lorsque, des années plus tard, il retourna au Quai d’Orsay pour une visite à son fils Michel, nouveau ministre des Affaires étrangères. Un demi-siècle plus tard, il rédige son autobiographie en fonction de ce qu’elle devrait être : « Je n’ai le souvenir ni de cris, ni de manifestations, ni de défilés, ni de pillage des laiteries Maggi et autres boutiques » écrit-il à propos du 2 août 1914 (p. 119).

Ce n’est qu’à la quatrième des dix pages qu’il aborde véritablement sa guerre, en des termes peu prometteurs : « J’ai fait la guerre comme tout le monde et, comme la plupart, n’aime pas beaucoup en parler » (p. 120). Dès lors, il raconte la guerre de son frère, « un des tout premiers décorés de la Légion d’honneur sur le champ de bataille » (p. 120) et même celle de son ami Charles Péguy, lorsqu’il égrène la liste de ses compagnons qui n’en revinrent pas, dont Abel Ferry dont il ramena le corps à Paris (p. 125). Quant à la sienne, il la commence par des horreurs : « On marche sur des cadavres d’hommes restés sur place, ne sachant, lorsqu’un obus arrive, où se coucher pour éviter les éclats » (p. 121). Les descriptions de blessés ou l’évocation des souffrances sont nombreuses dans ces pages. L’auteur, quant à lui, se met souvent en scène dans des situations socialement valorisantes, en train de commander ou de se déplacer à cheval. Dans la Somme ou à Verdun, il a vécu nombre des moments cruciaux de la guerre. Mais, tout en ne cachant pas les moments où le danger fut grand, il les relativise et se considère comme « privilégié » : « Pour les médecins, la guerre était moins dangereuse et la survie due au retour à l’arrière et aux mois passés loin derrière les lignes. Je fus moi-même affecté au  centre médical de Tours et pus passer plusieurs mois au milieu de ma famille » (p. 125-126).

Au delà d’un récit convenu, mais l’auteur sait fort bien que là n’est pas l’essentiel de sa vie et sans doute pas ce que liront en premier des lecteurs qui attendent surtout les récits de la Résistance, de son action médicale ou de réformateur du système santé, certains passages sont significatifs du recul qu’il sait prendre : « Il me semble que je revois, sur ce chemin longeant la Meuse, tout un vol de vautours qui n’ont certainement jamais existé » (p. 121). Il insiste également sur l’importance de la poésie dans ce contexte, de ses lectures des vers de Paul Valery, de ses rencontres avec le frère de Marcel Proust et en profite pour citer l’étude qu’il publia plus tard, Marcel Proust, ses sommeils et ses réveils, et le commentaire que lui en fit le général de Gaulle. En relatant son rôle lors d’une bataille, lorsqu’il remplaça un officier d’artillerie, il a une phrase terrible (« C’est la seule fois que directement je fus associé aux meurtres de guerre ») avant de décrire sans émotion : « Grâce à ma jumelle -une jumelle Zeiss, excellente, recueillie sur le cadavre d’un officier allemand-, je voyais l’effet de nos obus sur la tranchée ennemie et, dans l’explosion, jetés en l’air comme des pantins désarticulés, les corps des fantassins allemands » (p. 124). Il évoque le temps des mutineries (« Affreux furent les mois de mai et juin 1917 ») en se distinguant bien des mutins (« Nous avons tremblé, car si les Allemands avaient été avertis, il est probable qu’ils remportaient alors la victoire ») mais sans les condamner : (« Quelle pitié pour ceux qui avaient tant souffert et dont l’endurance était à bout après les attaques souvent mal préparées et les coups de mains inutiles ! », p. 124-125), et est hostile aux exécutions : « Dès ce moment, je pensais qu’aucune condamnation à mort n’aurait dû être prononcée », position qu’il met en rapport avec le souvenir de la mort d’un fuyard condamné par le conseil de guerre, deux ans auparavant, dans la Somme : « Au milieu du massacre, j’étais devenu l’ennemi de la peine de mort » (p. 125).

Ecrit plus d’un demi-siècle après les combats, ce témoignage sur la Grande Guerre ne se révèle somme toute qu’un épisode de la vie et de la carrière d’un personnage important du monde médical français du XXe siècle, d’où les nombreuses références aux rencontres avec ses collègues, comme dans le reste de l’ouvrage, et avec des hommes célèbres (Foch, Pétain). Robert Debré a plus de trente ans lorsque commence le conflit, et l’expérience de la guerre n’a pas pour lui le caractère initiatique qu’elle a pu avoir pour ses cadets. Sa relation en est d’autant plus détachée.

Christian Chevandier, novembre 2008

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Pomiro, Arnaud (1880-1955)

1. Le témoin

Né le 5 juin 1880 à Bardos (Pyrénées Atlantiques) d’un couple d’agriculteurs. Brevet élémentaire en 1897. Entre à l’école normale de Dax cette même année. Devient instituteur en 1900. épouse Jeanne Lalanne en 1909. Deux filles. Décédé le 12 mars 1955 à Capbreton (Landes).

2. Le témoignage

Arnaud Pomiro, Les carnets de guerre d’Arnaud Pomiro, Des Dardanelles au Chemin des Dames, Toulouse, Privat, 2006, 392 pages.

La source est constituée de cinq cahiers manuscrits de petit format, dont le texte original n’a jamais été repris ou modifié par l’auteur.

Le texte s’accompagne de plusieurs croquis de certains lieux marquants observés par le témoin : abords du Vittoria College (Alexandrie) le 29 mars 1915, p. 66 ; secteur d’Harbonnière au 13 janvier 1917, p.204 ; secteur de Berny-en-Santerre au 27 janvier 1917, p. 223 et 224 ; secteur de Namur-Craonnelle au 25 avril 1917, p. 293 ; secteur de Craonnelle au 10 juin 1917, p. 344.

Le récit est continu et journalier, à l’exception des périodes de permission et de convalescence de l’auteur, ainsi que de la période couverte par le cinquième et dernier carnet (juillet 1917 – janvier 1919).

3. Analyse

Arnaud Pomiro est mobilisé le 23 février 1915, au 144e RI, en tant que sergent. Il sera ultérieurement nommé sous-lieutenant (juin 1915) puis lieutenant (mars 1918).

Le 25 février 1915, il est affecté au 175e RI (3e bataillon, 2e compagnie), nouvellement constitué en vue de l’offensive franco-britannique dans la région des Dardanelles.

L’unité d’Arnaud Pomiro est débarquée sur la côte des Dardanelles le 27 avril 1915, deux jours après le déclenchement de l’offensive.

L’auteur est présent sur ce front jusqu’au 12 juillet 1915, date à laquelle, victime d’un malaise, il est évacué vers un hôpital militaire avant d’être rapatrié en France.

Convalescent jusqu’au 22 décembre 1915, il est affecté au 49e RI le 3 janvier 1916. Il devient officier instructeur (base de Vorges, Aisne) jusqu’en septembre 1916 puis rejoint le dépôt divisionnaire du 49e RI le 1er octobre 1916.

Intégré à une unité combattante le 13 janvier 1917, il participe à l’offensive du Chemin des Dames (avril 1917).

Le 12 juillet 1917, le 49e RI est dirigé vers l’Alsace, où il demeure, occupant différents secteurs, jusqu’en mars 1918, avant d’être successivement déplacé vers l’Oise et la Meuse. Le régiment se trouve à nouveau dans l’Oise lorsque intervient l’annonce de l’armistice.

Arnaud Pomiro est rendu à la vie civile en janvier 1919.

Du fait de ses affectations à compter de son arrivée sur le front occidental (janvier 1916), Arnaud Pomiro n’est que peu exposé aux dangers du combat de façon directe. Il est d’ailleurs conscient de l’effet négatif produit sur ses camarades par ses affectations « protégées » (p.235). Il ne recherche cependant pas volontairement ces dernières, et se trouve activement engagé dans les combats des Dardanelles et du Chemin des Dames.

Comme nombre de ses compagnons d’armes, Arnaud Pomiro est un patriote. Il accueille avec fierté son intégration au régiment en partance pour le front des Dardanelles (p.47) et se montre sensible à certains aspects du cérémonial militaire (p.74). Il fait un usage régulier des qualificatifs « boche » (première occurrence p.45) et « bochie » (p.227).

La haine de l’ennemi au sens propre est cependant absente de ses écrits, et, de façon classique, le baptême du feu, reçu le 12 mai 1915, est pour lui l’occasion d’une prise de conscience et d’un rejet des horreurs de la guerre (p.118). Véritable archétype de l’instituteur de la IIIe République, il se montre sensible aux inégalités de traitement entre officiers et soldats (p.56), aux méthodes brutales employées par certains officiers (assaut lancé sous la contrainte d’une arme de poing, p.118) et condamne une influence conservatrice et cléricale qui lui semble par trop manifeste au sein du corps des officiers supérieurs (p.56, p.69, p.71, p.72). Il accueille favorablement la nouvelle de la première révolution russe (qu’il apprend le 17 mars 1917, p.254), qu’il salue comme la souhaitable substitution d’un régime parlementaire à une monarchie absolue.

Trois originalités majeures confèrent au témoignage d’Arnaud Pomiro une valeur particulière.

–          En premier lieu, l’auteur manifeste une curiosité naturelle et un sens de l’observation qui se concrétisent par des descriptions détaillées des différents lieux qu’il est appelé à traverser, en particulier au cours de l’expédition des Dardanelles : Marseille (p.43), Bizerte (p.44), la Baie de Bizerte (p.48), Malte (p.49), la Baie de Moudros (p.52), Moudros (p.59), Alexandrie (p.64), une école élémentaire égyptienne (p.71), les côtes de la Corse (p.193), le château de Mailly-Chalou (p.261). Sa curiosité s’étend également aux domaines techniques (la salle des machines d’un navire de transport, p. 45 ; le fonctionnement des « crapouillots », p.142 et p.144 ; les appareils du parc d’aviation d’Esquennoy, p.233).

–          Arnaud Pomiro se montre très attentif aux divers ragots, bruits et rumeurs qui sont colportées au sein de la troupe. Dès les premières pages de ses carnets (première occurrence 7 mars 1915, p.46), il prend en note ces informations et commente leur fiabilité. D’abord incluses dans le corps du texte, ces rumeurs font l’objet d’une rubrique spéciale au sein de ses écrits journaliers à compter du 18 avril 1915 (p.86). Cet aspect, tout à fait exceptionnel, du texte d’Arnaud Pomiro, permet de mieux cerner la nature, les modes de diffusion et le rythme de ces « informations » officieuses, souvent infondées, mais d’une grande importance pour des soldats privés de tout moyen d’appréhension globale de la situation de guerre. Les thèmes les plus fréquemment mentionnés sont l’entrée en guerre de nouvelles nations (la Grèce, par exemple, p.50, p.54 et p.154), les succès et les infortunes des opérations alliées et les prévisions quant à l’échéance du terme du conflit. Quelques jours après le déclenchement de la désastreuse offensive du Chemin des Dames, Arnaud Pomiro mentionne l’apparition de rumeurs (infondée, bien entendu) évoquant l’arrestation au titre de leur incompétence de plusieurs généraux français, dont certains auraient été exécutés (p.293 et p.295).

–          La participation d’Arnaud Pomiro aux opérations du Corps Expéditionnaire d’Orient dans les Dardanelles confère à son témoignage une valeur particulière, tant s’avèrent rares les textes décrivant cette zone de combat. À remarquer notamment sa description détaillée de la phase initiale de l’offensive (26 et 27 avril 195, p.94 et p.95), de son baptême du feu (2 mai 1915, pp.98-101) et des violents combats dans lesquels il se trouve impliqué (2 mai 1915, p.104 ; 4 mai 1915, p.106 ; 6 mai 1915, p.110 ; 8 mai 1915, p.113).

Enfin, le texte d’Arnaud Pomiro offre un éclairage supplémentaire sur l’offensive du Chemin des Dames (déclenchée le 16 avril 1917), qui vient compléter les nombreux témoignages publiés évoquant ces événements. Après avoir observé les préparatifs de l’opération – dont il tente de déduire l’ampleur en confrontant rumeurs et informations glanées dans les journaux – à compter de février 1917 (p.229 et suivantes), l’auteur décrit le premier jour de l’offensive (p.281) puis l’attaque du plateau de Californie, près de Craonne (pp.304 à 308). Les mutineries au sein de l’armée françaises, qui débutent en mai 1917, sont également mentionnées par Arnaud Pomiro, bien que son unité n’en fut jamais partie prenante. Il évoque plus particulièrement les événements qui secouent les 9e et 32e corps d’armée le 27 mai (p.318), le 18e RI le 28 mai (p.319), le 34e RI le 31 mai (p.323), le 174e RI le 18 juin 1917 (p.352). Il mentionne également le cas du mutin condamné à mort, évadé et engagé dans un long périple solitaire pour rejoindre l’Espagne Vincent Moulia, originaire comme lui du département des Landes (13 juin et 18 juin, p.347 et p.352).

Fabrice Pappola, le 25 août 2008.

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Adam, Frantz (1886-1968)

1. Le témoin

Né le 1er janvier 1886 à Bourg-en-Bresse (Ain) dans une famille catholique aisée, Frantz Adam est un psychiatre confirmé lors de l’entrée en guerre (il est médecin adjoint des asiles et présente les thèses estudiantines dans la revue critique médicale de la faculté de Lyon 1912-1913). Son frère André (Bourg, 7 janvier 1894 – Pont d’Ain, 15 mars 1978), également combattant, fait prisonnier le 22 juin 1915, deviendra après guerre curé puis aumônier à Bourg. Médecin aide-major au 23ème R.I. de Bourg à la mobilisation, Frantz Adam passe médecin-major en novembre 1917. « Type extrêmement brave et modeste » (voir infra, Saint-Pierre, page 1083), il est manifestement apprécié de ses hommes qui le surnomment « Papa Adam » (voir infra, Dana, page 20). Après-guerre, il entre à l’hôpital psychiatrique de Rouffach en Alsace, dans lequel il fait toute sa carrière, et devient un aliéniste réputé jusqu’à sa mort en 1968, ayant institué la doctrine « soigne et traite chaque malade comme si il était ton père, ton frère ou ton fils ». Après avoir édité ses souvenirs (1931), il continue de publier tant sur l’âme alsacienne (1932) que sur la médecine psychiatrique (1937, 1941) jusqu’à sa retraite prise le 1er janvier 1956. Retiré en région parisienne, il décède en 1968 à Villejuif (Val-de-Marne) et est enterré au cimetière de Vanves (92).

2. Le témoignage

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Adam, Frantz (dr), « Sentinelles… prenez garde à vous… ». Souvenirs et enseignements de quatre ans de guerre avec le 23ème R.I. Paris, Amédée Legrand, 1931, 193 pages. Deuxième édition (même éditeur, 206 pages) la même année augmentée d’une carte de son parcours de guerre et d’une lettre à Norton Cru (12 pages). Il a lu Norton Cru et avoue que ce dernier l’a obligé à l’exactitude du témoignage, ce qui semble indiquer que son ouvrage a été écrit entre 1929 et 1931. Aux datations ponctuelles mais à la toponymie respectée, ses souvenirs permettent de suivre le témoin dans une narration par tableaux enrichis d’analyses. L’ouvrage n’est pas illustré.

3. Analyse

Le docteur Frantz Adam, qui vit la mobilisation à Châlons-sur-Marne, intègre le 23e R.I. qui s’est stabilisé dans les Vosges au début de novembre 1914. Il est médecin aide-major de 2e classe de réserve du 1er bataillon (cdt Rosset). Il participe à l’organisation d’un secteur qui va devenir terrible, celui de la Fontenelle au Ban-de-Sapt. D’autres lieux vont suivre ; la Somme, Verdun, le Kemmel ou les Flandres dans lesquels l’officier fait son travail avant d’être promu médecin-major, en 1917. Ses souvenirs sont alors le prétexte à dissection de son environnement, afin d’en tirer des enseignements. Sa préface rappelle sa longue « carrière » de combattant au 23e R.I., qu’il intègre le 11 novembre 1914. Responsable d’ambulance dans la commune de Saint-Jean-d’Ormont, il assiste à la formidable organisation défensive de ce contrefort des Vosges, jusqu’au col d’Hermanpère. Quand, le 22 juin, les Allemands déclenchent sur la cote 627 de la Fontenelle une attaque qui décime 452 hommes du régiment en quelques heures, il est du nombre. Lui-même, alors qu’il soigne sous l’obus, est gravement blessé aux jambes par un 210. De son lit d’hôpital, à Bourg, il apprend que la Fontenelle a été reprise. De retour en secteur à l’entrée de l’hiver, il reprend sa tâche sur une cote 627 pacifiée mais toujours mortifère, quotidiennement. Le 20 décembre 1915, il participe avec son régiment au tragique Noël sur le Vieil Armand, qui coûtera encore 24 officiers et 907 hommes. Début juin, le 23ème quitte les Vosges pour entrer dans l’enfer de la Somme, en avant de Curlu : « pour la troisième fois en treize mois » le régiment est à terre, perdant 519 hommes. Viennent ensuite l’Argonne, secteur de la Harazée, la Champagne, devant Reims, puis Fère-en-Tardenois où il assiste aux pénibles « manifestations d’indiscipline ». C’est après Verdun, secteur Tahure, côte du Poivre, à partir de juin 1917 et le terrible Kemmel, secteur des Monts de Belgique, jusqu’à l’été 1918. Entre temps, il a été nommé, à sa grande surprise, médecin-major en novembre 1917 : « officier depuis un peu plus de trois ans seulement, n’ayant que dix-huit mois d’ancienneté dans le grade précédent, je crus à une erreur, voire à une plaisanterie… » (page 146). Le 17 juillet 1918, il est dans la forêt de Villers-Cotterêts où le régiment continue de souffrir. Les derniers mois de guerre sont mouvants et c’est non loin de l’Escaut, à Maereke-Kerkhem, aux côtés du 15-2, qu’il apprend l’armistice. La guerre n’est pas finie, il pénètre en Allemagne, à Aix-la-Chapelle en vainqueur, le 7 décembre, devant une « population (…) dans les rues (…) correcte, presque sympathique à notre entrée triomphale » (page 189). Frantz Adam entre, le 21 décembre 1918, comme médecin à l’asile de Rouffach en Alsace. Sa guerre est terminée.

Outre le témoignage d’un médecin du front, ce livre fournit à l’Historien le regard d’un témoin honnête et observateur dont la volonté est de tirer des enseignements du conflit qu’il a traversé. La large évocation du front vosgien, – où le régiment a passé deux années – moins évoqué dans la littérature de guerre, vient renforcer l’intérêt de ces souvenirs de guerre. Car Frantz Adam s’avère être un fin analyste et un narrateur attachant de son expérience de guerre. Il critique les situations générales comme particulières ainsi que les visions littéraires du front, n’hésitant pas à fustiger les mauvais témoins, allemands notamment (pages 82 et 83). Il a des avis, notamment sur les mutineries, longuement évoquées (page 123 à 127), est sincère et honnête dans sa démarche. Aussi, peu d’erreurs (sauf pages 87 et 101 sur la mort de l’abbé Roux et « ressuscité » sur la Somme) mais surtout de nombreux enrichissements bibliographiques et comparatifs, tant Adam veut étayer ses dires de sources et de chiffres, ponctuent cet excellent témoignage. Au final, cet ouvrage, trop court, est une pièce essentielle du témoignage combattant, tant pour le point de vue d’un médecin du front, que pour celui d’un poilu lucide et doué d’esprit critique et d’analyse. Il est de qualité nettement supérieure à son homologue Bussi-Taillefer (in Les campagnes de Mulhouse et les combats dans les Vosges) dont il est le complétif intéressant au niveau de la chronologie de la narration mais n’a pas toutefois la puissance descriptive d’un Voivenel ou la justesse d’écriture de Duhamel.

Nombre de descriptions, dont et pour cause la plupart médicales, certes sommaires sont éclairantes ; calme de la mobilisation à Châlons-sur-Marne et vue de déserteurs alsaciens (page 15), évocation de l’état sanitaire des hommes du 75e R.I. à Ban-de-Laveline (Vosges) le 20 août 1914, aux espadrilles remplaçant les godillots (page 18) et fatigue du soldat (page 39), il évoque également le combat par intermittence : il faut « détromper les jeunes générations se figurant volontiers qu’à la guerre on passe son temps à s’entr’égorger » (page 43). Il disserte aussi sur la peur (page 44), les lettres au front (page 47), l’alcool, avec une différence entre Français et Allemands (page 82), la défécation (page 82), l’odeur du soldat (page 111), le suicide et les accidents par noyade (page 116) ou grenades (page 118), les infections nosocomiales (page 162) illustrant les autres façons de mourir en guerre avant de s’étonner que « …ce 11 novembre 1918 ne différa pas sensiblement, au Front, d’un autre jour de guerre » (page 178).

Dans la seconde édition, sa lettre à Norton Cru, empreinte d’adhésion et de contestation, lui reproche ses analyses sur le pacifisme d’après-guerre, précisant que les enfants des poilus « ne savent pas grand-chose de la guerre » (page 200) et que le désarmement n’empêchera pas la prochaine guerre.

4. Autres informations

Bibliographie de l’auteur

Adam, Frantz (dr), « Voyons…, de quoi s’agit-il ? » (Foch). La question d’Alsace-Lorraine exposée aux anciens combattants ». Paris, Amédée Legrand, 1932, 145 pages où l’on retrouve la verve de l’auteur, dans une vivante analyse, de même présentation, sur la question d’Alsace.

Rapprochements bibliographiques

Saint-Pierre, Dominique, La Grande Guerre entre les lignes. Correspondances, journaux intimes et photographies de la famille Saint-Pierre réunis et annotés par Dominique Saint-Pierre. Tome I : 1er août 1914 – 30 septembre 1916. Tome II : 1er octobre 1916 – 31 décembre 1918. Bourg-en-Bresse, M&G éditions, 2006, 794 et 825 pages. Adam y est cité pages 434, 629, 1083 et 1084.

DANA, Jean-Yves, J’ai vécu la première guerre mondiale 1914-1918. Paris, Bayard Jeunesse, 2004, 96 pages. « Papa Adam » y est cité page 20 par Claude-Marie Boucaud, l’un des derniers anciens combattants, qui s’en souvenait encore en 2003.

Il est cité pages 83, 85, 87, 89, 91, 93, 95 et 97 dans l’organigramme d’unité de l’historique du 23ème régiment d’infanterie au cours de la guerre 1914-1918. Paris, Fournier, 1920, 140 pages.

A noter deux de ses citations in Les médecins aliénistes et la guerre, cité par http://.bium.univ-paris5.fr/

Yann Prouillet, juillet 2008

Complément : Frantz Adam, Ce que j’ai vu de la Grande Guerre, photographies présentées par André Loez, postface d’Alain Navarro, Paris, AFP & La Découverte, 2013.

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Christophe, Victor (1891- ?)

1.   Le témoin

Né en 1891 ; jeune paysan, mobilisé le 31 juillet 1914 au 150e R.I. en tant que musicien ; d’après ces carnets, Victor Christophe vécut l’essentiel de la guerre à proximité du front, c’est-à-dire suffisamment près pour subir la chute plus ou moins aléatoire d’obus ; un certain nombre de ses camarades sont d’ailleurs blessés ou tués près de lui ; mais son regard et ses commentaires sont ceux d’un soldat qui ne connut pas l’expérience directe des tranchées de premières lignes ; ses activités consistent à transporter des blessés, du matériel ; à participer aux défilés et diverses cérémonies qui à l’arrière du front (à plusieurs kilomètres) s’agrémentent de musique militaire. Chose étrange, nous ignorons même de quel instrument joue ce musicien…

Pendant toute la guerre, il ne rejoint son village de Bas-Lieu (canton d’Avesnes, Nord) alors en zone occupée, que pour une permission obtenue en janvier 1919 ; pendant l’occupation, il passe ses autres permissions à Paris (une visite au Havre et à Rouen) où se trouvent certains membres de sa famille ; il n’est démobilisé qu’en juillet 1919.

2.   Le témoignage :

Le texte des carnets de guerre de Victor Christophe a été établi par Paul Christophe, son fils, pour leur édition dans l’ouvrage : Journaux de combattants et de civils de la France du Nord, introduction et notes d’Annette Becker, Villeneuve d’Ascq, Presses universitaires du Septentrion, 1998, p. 17-105.

Le carnet couvre irrégulièrement les années de guerre : l’année 1914 n’est renseignée que du 30 juillet au 20 septembre ; l’année 1915 du 1er janvier au 25 mai (24 dates seulement sont renseignées); l’année 1916 est en revanche beaucoup mieux nourrie (142 dates renseignées); l’année 1917 (121 dates renseignées) ; l’année 1918 (54 dates renseignées) ;

Notons qu’un certain nombre de […] laissent à penser que certains passages n’ont pas été retenus pour la publication. Mais nous ne disposons d’aucune information plus précise à ce sujet.

3.   L’analyse

L’année 1914 se caractérise par une longue marche commencée avec l’offensive de Lorraine qui tourne court : 22-23 août 1914, bientôt suivie par la retraite sous une chaleur torride. Puis, à partir du 6 septembre, Christophe suit le nouveau mouvement vers l’avant. Il parvient le 20 septembre à Verdun, cantonné à la caserne Miribel. Pour l’année 1914, les carnets recèlent une longue liste des communes traversées et retraversées.

En tant que musicien, ce soldat est affecté à ce que l’on appelle une C.H.R., compagnie hors rang. Pendant que les soldats « dans le rang » de son régiment, le 150e R.I. participent à la douloureuse et mortelle guerre de tranchées, Victor Christophe connaît la vie de l’arrière-front qui, sans être exempte de tout danger (il y a parfois des pluies d’obus meurtriers Cf. 13 avril ; 30 septembre, 13 octobre 1916) est fort supportable, de l’aveu même de l’auteur des carnets, bien conscient de ses privilèges (13 avril 1916 : « […] ma foi, nous sommes mieux là encore qu’en première ligne » ; 3 octobre 1916 : « Par ce mauvais temps, nous sommes encore des heureux à côté de nos camarades qui sont en lignes). L’ennemi le plus redoutable est souvent le rat qui avec le bruit de la canonnade ou des avions bombardiers empêche les musiciens de dormir (15 février 1916) : « […] toute la nuit on pouvait entendre din, din, din, les rats venant mordre le bout de viande et faisant tinter la clochette Et voilà comment la guerre se passe le plus agréablement qu’il est possible de la rendre, bien que ce ne soit pas toujours possible »…

Moral

On sait que V. Christophe fréquente les églises, assiste aux messes lorsque son service lui en offre le loisir (par ex. 9 avril 1916) et peut-être a-t-il été marqué par un type de discours catholique fort présent à l’arrière-front et à l’arrière ; toujours est-il que le 1er mars 1916, il reprend à son compte l’idée que la guerre et ses souffrances sont une punition : « […] la privation aura aboli ces désirs luxueux qui nous faisaient nous plaindre dans l’abondance. Trop gâtés nous étions, pauvres Français ! »… Mais comme on va le voir, cette tournure d’esprit va considérablement évoluer. Et très rapidement.

En effet, le moral du jeune homme, paysan sensible au temps qu’il fait, aux changements de saison est très fluctuant ; la longueur de la guerre lui pèse ; le 14 mars 1916,  dans le secteur de Verdun, mais toujours à bonne distance de la ligne de feu, Christophe écrit : « […] Le canon donne un peu moins en ce moment : et dire qu’en ces journées de printemps on se sent si bien vivre et qu’à quelques kilomètres la mort se sème à flots ! » ; idem, le 16 mars 1916 ; à nouveau le 2 avril 1916 : « Encore du beau temps ! C’est malheureux de s’entretuer par du temps semblable… » ; et le 9 avril 1916 : « Dimanche de la Passion aujourd’hui. Profitant d’un court répit, je vais entendre la messe. Depuis le matin, retentit un formidable bombardement sur notre ancien secteur, le Mort-Homme. Allons, voilà que je ne sais plus quoi ! On devient un peu dingot dans ce métier, il n’y a pas à douter ! L’ancienne existence reviendra-t-elle ? On se le demande souvent, surtout en ces jours où l’on peut constater et apprécier les délices de la vie civile. Enfin, espérons toujours et ne perdons pas courage. » ; les carnets de Victor Christophe témoignent de ce que les soldats de l’arrière-front s’adaptent et s’accomodent relativement bien de la guerre qui fait rage à quelques kilomètres ; ils aménagent leurs nouvelles vies, comme ils aménagent leurs logements successifs : le 23 avril 1916 : « […] Après la soupe, en allant voir quelques musiciens cantonnés un peu plus loin, je rencontre Dindin qui m’invite à boire un quart de vin avec ses camarades. On boit un quart, deux quarts, trois quarts, une gnole, deux gnoles, trois gnoles si bien que je regagne le tas de couvertures qui me sert de « plume », un peu ému ! Enfin, c’est la guerre. »

La chute du moral des défenseurs de Verdun :

La distance vis-à-vis de la ligne de front proprement dite n’empêche pas Victor Christophe de prendre conscience de la chute du moral des troupes combattantes du secteur de Verdun descendues au repos (ici celles attachées à la 40e D.I.) et de livrer un certain nombre d’indices et de commentaires intéressants ; à nouveau il se montre conscient de l’écart séparant la ligne de feu de la zone arrière : 2 juillet 1916 ; 8 juillet 1916 : « Sommes toujours au ravin de Boncourt. Les correspondances sont terriblement retardées : 60% sont ouvertes […]. Pour ma part, ceci ne m’étonne qu’à demi : des troupes arrivant d’un pareil carnage ont forcément le moral un peu atteint. Je comprends très bien que des hommes occupant depuis 20 mois un secteur tranquille, cultivant des jardins, pouvant se ravitailler aux villes voisines conservent cette haute pensée de la victoire proche et facile. […] Mais quand ces mêmes hommes sont soumis pendant 3 périodes de 23, 21 et 16 jours à un bombardement infernal comme celui de Verdun, eh bien ! ceci bouleverse la cervelle (nombreuses désertions), explique un peu la conduite de ces hommes abandonnant leur poste. Il est certain que ces soldats soumis par la pensée à cette idée fixe de se retrouver au milieu d’un semblable enfer, auraient traversé un peloton d’exécution plutôt que de rejoindre avec leurs camarades. L’esprit reposé, les nerfs calmes, ces malheureux revenaient se rendre comme des écoliers en faute. Quelles terribles crises le cerveau de ces pauvres aura-t-il traversées ! Enfin ! nous nous devons toujours tout entiers à la patrie en danger. » ; 18 août 1916 : « […] A midi un sergent du 154 amène un homme déserteur de Verdun. Tous ces malheureux regrettent leur acte en pensant à leurs « vieux » comme ils disent. Pour la plupart au front depuis le début, une minute d’égarement et de non-réflexion sous Verdun leur vaut plusieurs années de travaux publics, quand ce n’est pas la mort. Celui-ci s’en tire avec 10 ans après les 21 jours de prévôté, touchant la demi-ration : 21 haricots ! dit-il d’un air mélancolique cuisinés par un maçon ou un terrassier. Et ni tabac, ni « pinard » ! Tous veulent racheter leur faute : 3 patrouilles, disent-ils, amenant une citation, plus 3 mois de conduite exemplaire donnent droit à la feuille de réhabilitation ».

Dans la Somme, le 26 septembre 1916, il est témoin d’une punition infligée à un soldat anglais : « […] il est attaché à la roue d’un caisson »

L’ennemi :

Victor Christophe plaint régulièrement ses camarades en ligne ; le 3 octobre 1916, il plaint aussi ceux d’en face : «  Les tranchées boches conquises sont entièrement bouleversées et nos troupes s’installent dans les trous d’obus. Quoi de plus terrible que la position de ces malheureux sous la pluie et la mitraille et sans aucun abri ! Quant aux boches, ils sont au moins aussi malheureux, avec ce que nous leur balançons. Des camarades du 73e nous disent : « Ces malheureux présentent un tel aspect d’effroi quand ils crient  « Kamarades » que le plus endurci d’entre nous, bien qu’exalté par la chaleur de l’action, est dans l’impossibilité de leur tirer dessus »…» ; de telles réflexions alternent avec d’autres plus hostiles (5 août 1917, 6 novembre 1918 ).

Emotion patriotique :

21 janvier 1917, lors d’un concert offert aux troupes au repos à Maffrécourt, la Marseillaise produit un grand effet sur l’assistance : « […] tous, officiers et soldats furent littéralement subjugués, hypnotisés ! rien ne pouvait arrêter ces paroles accompagnées de gestes émouvants ; pas même la baguette de notre chef dirigeant la musique. Et bissé et applaudi de tous, Goavec dut nous chanter le troisième couplet […]. En vérité, scène patriotique ne m’avait jamais produit semblable émotion. […] Vraiment dommage que le général soit parti si tôt. Voici deux bonnes journées passées qui font un peu oublier les misères de la guerre… ». A-t-on affaire à l’expression d’un patriotisme « exalté » ? Ou à une manifestation d’explosion nerveuse d’hommes ayant été soumis à une forte et longue tension ? difficile de trancher. Néanmoins, V. Christophe observe à quel point la guerre pèse sur les corps et sur les esprits : 22 septembre 1918 : « […] à la longue, après ces quatre années, l’abrutissement nous gagne. On sent cette fatigue nerveuse en remarquant les camarades s’énerver , s’emporter pour un rien : en s’étudiant bien, on constate que l’on fait exactement la même chose. Ô guerre ! » ; à l’inverse, le 12 novembre 1918 : « Aujourd’hui, premier jour de la paix, hier était le 1561e de la guerre ! On n’y croit pas encore ! Comme la vie de misères, celle de bien-être reviendra peu à peu. Mais la physionomie de tous se déride : on s’aborde le sourire aux lèvres »…

L’offensive Nivelle : Victor Christophe n’y prend pas part en première ligne mais un certain nombre de ses camarades musiciens participent à l’assaut ; ces carnets nous renseignent sur la rapidité avec laquelle les troupes stationnées à l’arrière-front ont perçu la catastrophe, notamment au travers de l’afflux des blessés (Cf. Antoine Prost, « Le désastre sanitaire du Chemin des Dames », in Nicolas Offenstadt (dir.),  Le Chemin des Dames. De l’événement à la mémoire, Paris, Stock, 2004, p. 137-151.): entrées du 16 avril, 17 avril ; 18 avril : « Dès le matin, nous apprenons que le régiment est relevé. Gurat, Albert et Achille arrivent vers 8 heures, nous confirmant malheureusement les pertes terribles de notre régiment et son échec en face des positions ennemies redoutables du Mont Sapigneul, non détruites par l’artillerie. Le 114e nous relève. Et la pluie tombe toujours ! Par-dessus tout, le canon tonne, terrible » ; 19 avril : « […] A partir de 15 heures un roulement de canonnade donne, terrible, sur l’ensemble du secteur. Quel carnage effroyable ce doit être. A 15 h 30 passe un important peloton de prisonniers : 500, dit-on. Les nouvelles concernant le 150e ne sont guère encourageantes malgré l’entrain des officiers et des hommes. Après être sortis et avancés un peu, les malheureux furent hachés par un terrible feu de mitrailleuses. […] La C.H.R., le fusil en mains, se préparait à repousser les boches : quelle mêlée et quel carnage ! »… 22 avril : « […] Et dire que cette hécatombe eut lieu en 2 heures et demie ! »

Russes et Russie sont évoqués à trois occasions : tout d’abord,  V. Christophe essaye d’entrer en contact avec des soldats russes présents au Chemin des Dames (20 avril 1917) mais : « Pas facile de se comprendre sinon au moyen d’un dictionnaire que l’un d’entre eux sort aussitôt ». Cf. Rémy Cazals, « Soldats russes en France. Entre guerre et révolution », in Nicolas Offenstadt (dir.),  Le Chemin des Dames. De l’événement à la mémoire, Paris, Stock, 2004, p. 217-225. Ensuite, comme de nombreux soldats, Christophe s’inquiète des événements révolutionnaires qui éclatent en Russie : 12 septembre 1917 : « La guerre civile éclate en Russie. Le généralissime marche contre le gouvernement : pauvre Russie ! ». Le 3 novembre 1917, l’échec italien de Caporetto est mis sur le compte de la « crise russe » ; le 18 décembre 1917, l’armistice signé par les Russes est ainsi commenté : « Que va-t-il donc sortir de tout ceci ? Un gros effort des Allemands va sûrement être donné sur notre front. J’espère que nos hauts dirigeants prévoient le fait de même qu’ils obvient pour pouvoir répondre à la formidable invasion aérienne ennemie qui aura lieu sans nul doute l’an prochain. Eux construisent, nous… jusque-là, avons causé ! » ; à nouveau, une critique à peine voilée à l’endroit des dirigeants français. Enfin, le 8 juillet 1919, Christophe s’installe au camp de Mailly. Le lendemain il évoque une dernière fois les troupes russes : (9 juillet) : « Aménagement du cantonnement. 8 000 Russes sont ici encore, prisonniers des allemands, libérés à l’armistice. Ils refusent de travailler et même de préparer leur nourriture. Une petite révolte de leur part a eu lieu ces jours derniers : quelques tanks chargèrent, paraît-il, des 75 prirent le réglage : au bilan 6 ou 7 tués ! C’est toujours la guerre ! »…

Après l’échec du Chemin des Dames, il est notable que le ton de V. Christophe devient volontiers sarcastique, ce qui peut témoigner de la baisse de son propre moral ; dès lors, il émet de plus en plus de doutes sur le degré de préparation des autorités françaises ; le 30 mai 1917, il assiste au mitraillage d’une saucisse par un avion allemand : « […] L’observateur du ballon, sans attendre une seconde, saute avec son parachute et quelques minutes après (délai que je n’arrive pas à expliquer) une flamme jaillit à l’un des bouts du « captif » qui, rapidement consumé, s’abat sur le sol. Encore quelque billets de mille volatilisés ! Heureusement que nous avons la maîtrise de l’air. Que serait-ce si nous ne l’avions pas ! Pendant ce temps, nos « as » se reposent sans doute ! » Comme s’il s’en voulait de cette remarque, il conclut par une forme d’auto-dénonciation : « (Esprit infâme !) » ; mais dès le lendemain, il récidive : (31 mai) « […] Ce soir, nos avions montent la garde autour des observateurs : ce n’est pas trop tôt ! » ; le 23 juillet (1917), le ton devient franchement acerbe pour ne pas dire subversif : (Verdun) « 22 juillet 1917. Plusieurs cimetières rappellent ici les hécatombes de l’année dernière. Que de deuils hélas ! accrus tous les jours pour satisfaire l’orgueil de quelques déséquilibrés ! ». Quelques semaines plus tard, la visite de cimetières militaires retrempe sa « haine » de l’ennemi : (5 août 1917): « […] Que de cocardes tricolores représentant hélas ! autant de morts. Et quand l’on voit ces malheureux étendus par milliers, ces ruines sur lesquelles ces barbares s’acharnèrent, la raison de l’homme le plus paisible commande de faire payer ces misérables » ; mais peu à peu, la lassitude de la guerre semble l’emporter sur toute autre considération : 1er décembre 1917 : « 40 mois de guerre ! Quand donc la fin de cette tuerie ?» ; 12 février 1918 : « […] De nouveau, voici la voix qui revient au canon. […] Que de barbarie en cette Europe civilisée !.. » ; 20 août 1918 : « Liberté, égalité, fraternité sont-ils un idéal atteint ou à atteindre… »

Mutineries : s’il a connaissance des « troubles », V. Christophe demeure fort discret dans ses considérations : « 7 juin (1917) : ce matin, les ordres sont changés et nous allons à Romigny. […] A l’arrivée, je comprends pourquoi nous ne sommes pas allés cantonner à Sarcy : tout simplement à cause de troubles de troupes cantonnées à Villers-en-Tardenois. Ces dernière ont, paraît-il, mitraillé ces jours derniers celles cantonnées à Romigny. Ça marche, la guerre ! Grève des midinettes à Paris : tout s’enchaîne à merveille ! » ; pour autant, même si ce soldat reste à distance de ces troubles, son esprit porte néanmoins la marque du « mauvais » état d’esprit ambiant au lendemain de l’échec du Chemin des Dames.

Cas de grippe espagnole (24 septembre 1918).

Enfants de l’ennemi : 12 novembre 1918 : « […] M. le médecin Marceau, de notre régiment, a hier, à Wadelincourt, accouché une jeune fille de 16 ans ½ , d’un petit allemand ! Nombreux sont les cas semblables ». Cf. Stéphane Audoin-Rouzeau, L’Enfant de l’ennemi, 1914-1918, Paris, Aubier, 1995.

Délitement de l’armée allemande : 16 décembre 1918 : « Séjour à Faulquemont. On trouve ici beaucoup de choses encore ; les magasins sont approvisionnés. Les prix varient avec ceux de la France suivant l’objet ou la marchandise sont plus ou moins rares. Une habitante nous raconte qu’à leur départ les soldats allemands malmenaient leurs officiers, les dégradant, etc. tous n’avaient qu’un but, rentrer chez eux. »

Au total, ce témoignage d’un soldat de l’arrière-front, malgré sa distance des tranchées, malgré son style discret et sans effet, s’avère utile en ce qu’il complète notre connaissance de l’expérience spécifique des soldats non combattants qui à leur place, fort différentes de celle des combattants véritables, ont également fait marcher la machine de guerre.

Frédéric Rousseau, avril 2008.

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