Staquet-Fourné, Roger (1886-1968)

1. Le témoin
Roger Staquet, ancien élève de l’Institut Catholique d’Arts et Métiers, est au moment de la mobilisation ingénieur à Loos (faubourg de Lille) dans la grande usine textile Thiriez. Maréchal des Logis au 29ème Régiment d’artillerie, il est promu sous-lieutenant en 1915 et lieutenant en 1917. Son unité combat dans différents secteurs du front pendant le conflit, notamment en Flandre en 1914, en Artois en 1915, dans l’Aisne et à Verdun en 1917. Il est muté au 235ème Régiment d’Artillerie en avril 1917 et l’année 1918 le voit davantage dans des missions de liaison avec l’Etat-Major de sa division, au sein de l’A.D. 165 (Artillerie divisionnaire de la 165ème D.I.). Démobilisé en Allemagne en avril 1919, il reprend immédiatement son travail à l’usine de Loos-lez-Lille.
2. Le témoignage
Le Carnet de route 1914-1918 de Roger Staquet-Fourné (Editions Boduonia, Marcq-en-Baroeul, 2011, 467 pages) a d’abord été mis en forme dactylographiée, à partir des carnets manuscrits, dans les années soixante-dix , par le fils de l’auteur, Roger Staquet-Tamisier; la version présentée ici est la publication, sous forme intégrale, de ce travail minutieux par son petit-fils Roger Staquet-Solheid, avec un accompagnement de clichés photographiques originaux et de documents divers (reproductions du carnet manuscrit, croquis, menus…). Les carnets courent du 2 août 1914 au 7 avril 1919.
3. Analyse
R. Staquet est un homme posé, qui s’exprime avec précision. Son propos est souvent géographique, météorologique, et ses notes décrivent son emploi du temps et sa sociabilité, au front comme dans ses relations avec l’arrière. Il insiste peu par contre sur sa vie intérieure, ou sur ses motivations politiques et patriotiques.
a. En opération
Le témoignage est d’abord utile pour décrire les opérations d’août à octobre 1914, dans le Pas-de-Calais et dans la Somme, dans une guerre très mobile qui ne se fige qu’au moment de la Course à la mer. Si la batterie de R. Staquet s’en sort, à ses dires, très honorablement, ce n’est pas le cas de toutes les troupes qu’il rencontre; il critique en septembre des territoriaux débraillés, ivres et pilleurs, accompagnés de leurs femmes (12ème R.I.T.), et signale le 9 octobre que des dragons repoussent d’autres territoriaux à coups de lance dans les tranchées, en les menaçant de leurs revolvers (Hannescamps). Les troupes indigènes ne trouvent pas davantage grâce à ses yeux (p. 55, 15 octobre 1914) « C’était un bon pays où nous étions bien installés et assez bien reçus, quoique les troupes marocaines l’aient complètement mis à sac et aient inondé de poux tous les cantonnements. De leur moralité, je n’en parle pas, c’était ignoble. Il logeait surtout ici des goumiers. » La description du front belge, tenu pendant 9 mois « à la côte », avec les batteries installées à Nieuport-Bains et à Coxyde, est une des parties les plus intéressantes du témoignage. Les positions sont installées dans les jardins des villas, souvent non encore pillées, avec piano et équipement de plage. Les batteries appuient l’infanterie qui mène des combats très durs, mais les positions installées dans des résidences estivales donnent une impression curieuse, où l’enfer serait tempéré d’un peu de paradis. L’ampleur des combats diminue en 1915, et en général le service laisse des loisirs qu’il faut occuper (p. 124, juillet 1915.) : « Quand on est de repos, promenade à l’échelon, à Coxyde et à La Panne, où l’on va chercher des livres, ayant beaucoup de temps à perdre. » Mais il trouve que ce sont les artilleurs belges qui manquent de sérieux, (p. 125, juillet 1915) : « J’ai vu des officiers venir de la Panne en auto vers cinq heures, tirer vingt coups et repartir dix minutes après en auto, achever l’apéritif. » Malgré la contre-batterie, réelle, le sort des artilleurs est donc ici moins dur, non seulement que celui des fusiliers-marins ou zouaves de l’Yser, mais aussi que celui des servants de batteries d’artillerie en Champagne ou en Argonne à la même époque.
En Artois, il évoque sa participation à l’offensive du 25 septembre 1915, étant à la droite des Anglais, qui attaquent Loos-en-Gohelle. De sa place d’observateur (secteur Bully-Grenay), il voit surtout du brouillard, des gaz et de la fumée et ne peut vérifier l’effet des tirs. Mis à part ces jours de combats violents, et les périodes meurtrières de contre-batterie, les jours de beau temps, lorsque l’aviation allemande d’observation travaille avec efficacité, la vie en secteur est supportable car les batteries tirent peu au quotidien (p. 156, octobre 1916 ) : « la vie continue assez calme. On tire peu. Comme on prend un jour de service sur deux à la batterie, on n’est pas malheureux. Je fais de bonnes balades à cheval avec Gontier dans les environs. ». Le 235ème R.A. où il a été muté appuie dans l’Aisne l’offensive du 16 avril 1917 vers Cormicy, mais (p. 319) « on apprend par la liaison que c’est un échec à peu près complet. Les fantassins ont été très éprouvés par des mitrailleuses restées dans le Mont Sapigneul et à la cote 108, et qui ont été démasquées à l’arrivée de l’infanterie. » R. Staquet participe aussi aux violents combats qui reprennent à Verdun à l’été 1917, et c’est l’occasion de l’une de ses rares mentions critiques, liée à un sentiment d’indignation devant des injustices répétées (p. 354, Verdun, Ravin de la Dame ) : « On a du reste l’impression qu’ici, comme pendant toutes les grandes attaques, les grands chefs, les premiers ou les derniers, se foutent totalement des poilus. (…) Qu’importe que Jacques Bonhomme se fasse tuer si les états-majors supérieurs sont à six ou sept mètres sous terre et confortablement installés. »
b. Communiquer avec les « pays envahis »
Les proches de R. Staquet sont restés en zone occupée, il n’a pas de nouvelles de sa femme Henriette et de sa mère, et il apprend la naissance de son fils juste avant l’interruption du courrier (octobre 1914). On le voit de manière récurrente se démener pour obtenir des nouvelles, jusqu’à la mesure générale permettant la correspondance avec la région occupée, (p. 220, 25 mai 1916) « On nous a avisé hier officiellement de la possibilité de correspondre avec les pays envahis. Une carte tous les deux mois : vingt mots à la fois. Quelle joie ! Je vais enfin pouvoir correspondre avec mes chers miens restés là-bas. » Ses relations, son « réseau », lui permettent toutefois d’avoir parfois des lettres plus complètes que les cartes officielles. Sa famille de Lille essaie sans succès de se faire rapatrier, puis finit par se réfugier en Belgique, dans un couvent près de Bruxelles. Les communications, un peu moins difficiles, peuvent avoir des effets pervers (22 juin 1918, p. 415) : « le 24 au soir, lettre d’E. Taquet avec une carte de maman où elle me réclame d’urgence de l’argent et me traite d’égoïste ( …) La carte de maman me porte un gros coup ; après 4 ans de bataille, de lutte et d’isolement, il est pénible de recevoir de tels messages !!! » Il en est durablement retourné, et toutes les tentatives pour faire passer de l’argent échouent. La situation s’apaise début juillet, ce qui montre que les relations épistolaires « détournées », avec la zone occupée, finissent par relativement bien fonctionner (15 jours seulement entre deux courriers), 8 juillet 1918 p. 418, « Reçu hier une lettre d’Aimé Taquet contenant deux photographies (…) Elles étaient accompagnées d’un mot écrit de la main d’Henriette, plus consolant et plus rassurant que la dernière carte de maman. ».
c. Un membre de la bourgeoisie catholique
R. Staquet a des relations suivies avec sa famille au sens large, des nordistes habitants ou réfugiés à Béthune, Montreuil (62) ou Tours, et il attache une grande importance à la sociabilité avec ses camarades, anciens de son école d’ingénieur, l’I.C.A.M. (Facultés catholiques). C’est aussi un catholique à la pratique assidue, et son journal est rythmé par la mention des nombreuses messes auxquelles il prend part, sans paradoxalement pour autant donner l’impression qu’il est particulièrement austère ou dévot (sociabilité militaire « normale », avec nombreux repas festifs). Il évoque peu son intimité spirituelle, sauf par exemple en Flandre, à propos d’un ami récemment tué (janvier 1915) : « La Sainte Vierge m’a protégé jusqu’ici, et j’espère qu’elle ne m’abandonnera pas. Je n’ai jamais oublié de la prier matin et soir depuis le début de la guerre (…).» L’auteur est un « pénitent fréquent » (Guillaume Cuchet), c’est-à-dire qu’il se confesse souvent, plusieurs fois par exemple en janvier 1916; il sert aussi la messe à l’arrière du front (p. 390, 25 décembre 1917) : « comme d’habitude, je sers la messe ». Sa piété n’est pas partagée par la troupe, dans un régiment à recrutement septentrional (9 avril 1915) : « Tous les officiers, commandant en tête, communient. Je me suis confessé et ai communié également. Par contre, on a beaucoup de mal à décider les sous-officiers et quelques hommes à venir assister à la messe ; Ils considèrent cela comme un service commandé par le commandant Leclerc. »
d. La libération
L’auteur obtient une permission dès le 13 novembre 1918 et se précipite à Lille, il est choqué par l’état des rares habitants encore présents, (p. 433, 14 novembre 1918) « Quel tableau que la figure des gens qui nous reçoivent ! Jaunis, émaciés ! On voit qu’ils ont souffert terriblement pendant quatre ans ! » Il réussit ensuite à gagner Bruxelles qui vient d’être évacuée par l’ennemi et où errent plus de trois mille évacués civils emmenés par les Allemands (p. 434) : « Manifestation en mon honneur sur la place de la gare du Midi. Plus de trois cents femmes veulent m’embrasser, de nombreux hommes viennent me serrer la main. Je suis le premier officier français arrivant à Bruxelles. » Il finit enfin par rejoindre les siens, sa femme et son fils de 4 ans qu’il n’a encore jamais vu (p. 435) : « Henriette a souffert mais se remet peu à peu, car les gens de Belgique sont moins privés que dans le Nord. (…) On parle longuement de tout le monde, de ces quatre années de misères et de souffrances. »
e Occupation de l’Allemagne en Rhénanie
L’auteur fait partie des troupes occupantes, et s’il apprécie les paysages, les villes et le vin local, il n’en est pas moins très critique à l’égard des Allemands:
7 décembre 1918: altercation avec le patron d’un établissement: « nous n’avons pas comme les vôtres l’habitude de piller et voler »
8 décembre : « les lits à l’Allemande sont réellement désagréables. »
9 décembre : « Les gens ne sont pas sympathiques »
13 décembre : « on rencontre peu de jolies femmes dans Mayence et les vêtements sont d’une tonalité bien viennoise. Les mobiliers aux étalages sont lourds et affreux. (…) Dans les magasins de chaussures, on ne voit rien, sauf des souliers à semelle de bois et des sandales. Au marché, quelques légumes. Sans avoir été aussi affamée qu’on l’a dit, la population a dû souffrir. »
R. Staquet, en voie de démobilisation, doit non sans émotion restituer sa jument aux échelons (p. 459) : « Je reverse cette pauvre Hélice au D.R.K. à Gonsenheim. Elle sera certainement bien moins heureuse là-bas qu’avec Gaudefroy. Pauvre bête, cela fait mal après deux ans de se quitter ainsi. Que va-t-elle devenir ? Surtout qu’elle est difficile, qu’elle mord… » Revenu à Lille, il clôt ses carnets en se tournant énergiquement vers l’avenir (7 avril 1919, p. 463) : « Je rentre à l’usine à six heures et demie et reprends mon ancien service. La guerre est terminée. Cela fait quatre ans et huit mois que je suis parti. Je termine ici mon journal de route. A l’usine, certaines parties remarchent ; il y a beaucoup de travail, il ne faut pas en promettre, mais en mettre. »
Vincent Suard, juin 2018

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Dondeyne, Alton (1886-1957)

1. Le témoin
Alton Dondeyne est né à Armentières (Nord). Il tient à la mobilisation un magasin de cycles à Billy-Montigny (Pas-de-Calais), et commence la guerre au 362e RI. Blessé lors de la bataille des frontières, il est renvoyé, en octobre 1914, en Belgique sur l’Yser, avec un bataillon du 162e RI. Evacué pour « dissempterie » fin décembre, il rejoint le front avec le 413e RI en mars 1915 et participe à l’offensive d’Artois de septembre 1915. A Verdun en avril 1916, il est fait prisonnier en août, et il termine la guerre en travaillant dans une usine en Allemagne. Rapatrié en décembre 1918, il est ensuite employé aux mines de Liévin et devient vice-président de l’Union Nationale des Combattants de Liévin (Pas-de-Calais).
2. Le témoignage
Les carnets de guerre d’Alton Dondeyne, communiqués par son petit-fils Gérard Dondeyne aux Archives Départementales du Pas-de-Calais, ont été numérisés, puis, grâce au protocole Wikisource – A.D.62, mis en ligne sur internet. Ce protocole (voir aussi A. Labbé pour les aspects techniques et juridiques) permet une retranscription satisfaisante (dactylographie) de l’original manuscrit, les deux documents restant consultables en regard, et donc comparables, par l’usager. Les 184 pages numérisées reproduisent un cahier manuscrit, à l’écriture suivie, ce qui fait penser à la reprise, réalisée dans les années trente, d’un ou plusieurs carnets d’origine ; le récit de guerre compte 130 pages, le reste étant constitué de citations, poèmes, chansons, puis de discours. Gérard Dondeyne a confié les mêmes documents pour numérisation au site Europeana 14 – 18.
3. Analyse
Le témoignage d’Alton Dondeyne, à l’orthographe approximative, est souvent plus « littéraire » que sobrement descriptif, l’évocation des combats vécus étant très marquée par l’émotion. L’emphase n’empêche pas un réel intérêt historique, d’abord parce que ce style, marqué par des points d’exclamation systématiques, n’est pas rare dans les retranscriptions des expériences vécues, et d’autre part parce que les apports factuels sont réels. Par exemple, il évoque pendant les combats de l’Yser, un obus qui tue quatre hommes au milieu d’un rassemblement lors de la relève (novembre 1914, p. 16) : [sic orthographe et suite] « nous ne restions plus que vingt-six et dans quel état, pâle, terreux, défaits, démoralisé, brisé de fatigue, des yeux ou une lueur de mort avait passé (…) Spontanément, nous nous embrassâmes a tour de rôle, c’était émotionnant et sublime ! Je ne puis en parler sans verser des pleurs. Ce sont des journées qu’on oublie pas !!… » .
Evacué en décembre 1914, il revient au front avec le 413e RI en avril 1915, et participe en septembre à l’offensive d’Artois à Souchez. Le récit est court et insiste surtout sur la tenue très meurtrière d’une position de crête visible de tous côtés par l’ennemi (Givenchy, cote 142), puis sur l’épisode de l’écroulement d’un abri qui emmure plus de 25 hommes (p. 30) « Une torpille tombe sur un abri, le démoli et bouche l’entrée, trente hommes sont là dedans impossible de les sauver, pour toute oraison funèbre, on met une croix à l’entrée et s’est fini. » Sur le site Europeana, on trouve un document disjoint du cahier principal et non visible sur Wikisource, c’est un brouillon de lettre destiné à Jacques Péricard ; A. Dondeyne pensait que l’auteur de « Verdun » préparait un ouvrage sur la bataille d’Artois, et il lui raconte en huit pages ce qu’il évoquait en 3 dans son journal (on ne sait pas si la lettre a été envoyée) ; si on reprend le même épisode dramatique, il est plus précis tout en restant fidèle: «un 210 bouche l’entrée de la 2ème cagna contenant 27 ou 28 hommes, les feux de barrage s’en mêle, et les maudits 77 autrichien qui vous frisent les cheveux en tirant a ras de terre, avec une rapidité déconcertante et une épreuve terrible pour les nerfs. Ce marmitage dura combien 1 H ½ 2 heures ? (…) et pendant ce temps, nos camarades de la 2ème cagnas sont enterrés vivants. Quel mort horrible toute tentative de dégagement ne pouvait que risquer des vies inutiles, et d’ailleurs, l’ordre fut donner de ne toucher a rien, ne pas se montrer le jour étant venu puisque je l’ai déjà dit plus haut nous étions vu de partout et pour toute oraison, il ne reste plus qu’à placer deux bout de bois en croix. »
La famille de l’auteur est restée dans les territoires envahis, il n’a aucune nouvelle et se ronge les sangs (p. 36, mars 1916) : « Voila donc ma permission terminée, et elle n’a pas était rose. Quel malheur ! de ne pouvoir voir les siens ! je suis navré, dégoutée, j’en arrive a souhaiter qu’une balle bien placée, me délivre de cette existence malheureuse, et d’autre part je me raccroche désespérément à la vie (…) » Il imagine ensuite, car il n’a toujours pas eu de nouvelles précises, que sa famille est déportée, probablement vers l’intérieur de l’Allemagne (p. 54, mai 1916) : « Voila : que j’apprends que les Allemands ont fait évacuer les habitants de mon pays, donc ma femme serait partis aussi , ! (…) voila donc ma petite famille errante, sans feu ni lieu, sans asile, et peut-être sans pain ! Triste, triste, ce sera donc toujours les mêmes qui souffre et qui pleure… !! »
Fait prisonnier à Verdun dans le secteur du Bois-Fumin le 1er août 1916, il est gardé d’abord à Landre (Moselle) puis rapidement mis au travail sur les arrières du front en Argonne. Il évoque un viol commis en 1914, sur la fille d’un couple d’instituteurs (p.86) : [la fille] « qui fut devant eux violenter par neuf de ces brûtes, leurs passions bestiales et criminelles assouvis les boches barricadèrent toutes les issues, et tentèrent de mettre le feu a la maison. C’est a force de soins que ces gens ont pu sauver leur enfant, qui fut malade 6 mois durant. Nous la voyons le matin, nous apportais soit du lait ou du café, ne se doutant pas que nous sommes au courant par sa mère du crime odieux qu’elle a subi. » Les faits cités sont peut-être exacts, mais il y a un sérieux doute sur le café, en zone allemande, à cette époque du conflit. L’auteur arrive au camp de Giessen fin novembre 1916 et dit que c’est la première fois depuis qu’il est prisonnier qu’il a pu manger à sa faim. Employé ensuite dans un kommando qui travaille dans une usine métallurgique, il décrit des femmes allemandes au travail (p. 105) au début 1918 « les femmes sont habillés en homme, ceux qui travaillent aux gares et aux usines portent tous le vêtement masculin complet avec casquettes, moletières, etc : Hum !… Si la situation ne serait pas si triste, on serait porté à rire, c’est plutot libertin, ça rappelle les maisons closes, et les « Claudine » de Willy ! Cela ne dit rien de bon pour la morale, de plus j’ai deja remarquer que beaucoup sont éthéromane (…).
Ce n’est qu’au début janvier 1917 qu’il reçoit des nouvelles de sa famille, il n’en avait pas eu depuis l’époque de la mobilisation en août 1914, soit 2 ans et 4 mois. Il apprend plus tard avec satisfaction, en mai 1918, que les siens ont pu passer en France non occupée. Dans le courant 1917, il signale aussi que la situation alimentaire devient de plus en plus difficile pour l’ennemi, les prisonniers bénéficiant eux d’une aide de la Croix-Rouge et parfois de colis venant des familles (p. 109, mars 1917) : « La misère devient de plus en plus grande, au point que les civils, en sont devenus a mendier aux prisonniers, c’est le renversement des rôles. »
La fin du cahier (pages 131 à 184) contient des discours prononcés par l’auteur, comme vice-président de la section de l’U. N. C. de Liévin, et les faits de politique intérieure et extérieure pèsent sur les thématiques évoquées : en 1937, l’orateur renouvelle son appel à l’unité devant l’axe Berlin-Rome et en 1938, il évoque les risques de guerre, cette « hideuse calamité qui s’acharne en Espagne et Extrême Orient ». Lors de ce discours du 11 novembre, il incrimine pêle-mêle le personnel politique de la IIIème République et les communistes, peut-être ici les anciens combattants de l’A.R.A.C. (p. 161) : « C’est nous qui avons sauvé le pays, et non les Politiciens de l’arrière, et de tout acabit, qui trouvent encore le moyen vingts après [sic], de nous laisser dans l’pétrin. Et l’on ne verrait pas comme dans certaine commune que vous connaissez bien, les combattants subir les manœuvres de la Dictature rouge, pour les faire défiler derrière les Drapeaux révolutionnaires ! » La péroraison mélange les thèmes guerriers et pacifiques : « formons le dernier carré ! et coude à coude, pour faire entendre notre voix, et celle de nos morts !
Arrière la Guerre ! Arrière la Guerre ! ce fléau de l’humanité
Pour qui les yeux des Mères Ne devraient plus jamais pleurer ».
Vincent Suard, juin 2018

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Faury, Joseph (1886-1969)

1. Le témoin
Joseph Faury, originaire d’Escoussens (Tarn), grandit dans une famille paysanne modeste. Il devient sergent (1908) au cours de son service militaire à Agde. Il fait toute la guerre, de la mobilisation à 1919, d’abord avec le 38e Régiment d’Infanterie Coloniale (Toulon) jusqu’à février 1917, puis avec le 88e RI. Il combat devant Saint-Mihiel, puis surtout en Champagne, et à Verdun fin 1917. Il est transféré au Mont Kemmel pour contrer l’offensive allemande de 1918, puis dans la Meuse ; après l’armistice, il est responsable de l’approvisionnement en vivres de camps de prisonniers allemands autour de Laon. Démobilisé le 24 avril 1919, il reprend son métier d’ouvrier forestier et sera un temps maire de sa commune.
2. Le témoignage
Les souvenirs de Joseph Faury Maudites soient les guerres (France Libris, 2017, 302 pages), portent comme sous-titre : « Mémoires de guerre du sergent Joseph Faury remises en forme par son petit-fils Paul Faury. ». A 73 ans, alité après une attaque, Joseph rédige ses mémoires de septembre 1960 à avril 1961. Il s’agit, nous dit son petit-fils dans la préface, d’un récit répété, par épisodes, des centaines de fois à l’oral, tout au long de sa vie, et il n’a pas de difficultés à rédiger d’une traite son propos. Les 163 pages doubles d’un grand cahier ont d’abord été présentées par extraits par M. Bouysset-Bordes dans la Revue du Tarn (n° 235). Le manuscrit, d’un style très oral, contient des maladresses (J. Faury n’a pas le certificat d’études) et Paul Faury, avec un principe de fidélité vis-à-vis du manuscrit original, a remis en forme l’intégralité du texte, et a tenté d’en faire « un livre facile et agréable à lire ». Il se considère comme le co-auteur de cette œuvre revendiquée comme littéraire, l’ouvrage est co-signé Joseph et Paul. Ce choix en fait d’abord un témoignage mémoriel, mais quelques sondages sur des expressions du livre (conversation téléphonique avec Paul Faury, juin 2018), ont montré qu’elles étaient identiques au manuscrit d’origine, et que les modifications sont surtout des adaptations syntactiques ou des suppressions de longueurs. Aussi, la grande proximité de la version publiée avec le manuscrit permet à l’historien d’utiliser avec profit ce témoignage.
3. Analyse
Le récit évoque d’abord l’enfance de l’auteur et la période qui va jusqu’à la mobilisation (p. 13 à p. 30). S’il a arrêté l’école à douze ans, J. Faury est un homme pratique, qui dispose d’une réelle autorité naturelle; repéré par ses supérieurs lors de son service militaire, il dit être apprécié au point qu’on souhaite le garder à l’expiration de son temps, ce qu’il refuse.
a. Le sergent
La guerre venue, l’auteur décrit la « courbe d’apprentissage » du métier de sergent, la conception qu’il a de la fonction et son refus de promotion à un grade supérieur : pour lui, il y a une responsabilité morale à mener des hommes devant l’ennemi. Il est souvent critique pour les officiers subalternes, « nous étions commandés par des instituteurs, des curés, des ambitieux, à qui les galons faisaient plaisir. (p. 131) », et si certains étaient à la hauteur de leur tâche, « beaucoup n’étaient bons qu’à faire les flambards quand nous étions hors de danger. (p. 174) ». Il détaille sa conception des responsabilités : «pour commander des hommes devant l’ennemi, il fallait un peu de savoir-faire et surtout beaucoup de jugement. Ce n’était pas du premier coup que l’on savait commander. » Il évoque ainsi un sous-lieutenant, sous-officier de cavalerie promu et versé dans l’infanterie, qui vient le voir en lui avouant qu’il n’y connaissait rien. Il prend les choses en main, met l’officier dans une sape et organise le secteur à sa place. Redescendant des tranchées, il déconseille à l’officier de faire travailler les hommes les deux premiers jours, pour leur donner un repos réel. Dans la section voisine, l’autre officier, novice également, « a voulu les faire astiquer dès le premier jour et les hommes l’ont envoyé promener. (p. 176)»
b. Le combat
L’auteur, enrôlé dans une troupe coloniale, est confronté à des combats très durs à l’automne 1914 (Saint-Mihiel, Bois-le-Prêtre) ; légèrement blessé, il refuse de se faire évacuer. Il fait ensuite partie d’une compagnie détachée de mitrailleuses, installée en Champagne, avec des pièces en arrière de la première ligne, ce qui lui permet un quotidien moins violent. Il est pris dans la grande attaque aux gaz du 31 janvier 1917 (phosgène et chlore), avec plusieurs centaines de morts français et russes uniquement du fait des gaz ; il attribue la survie de sa section au respect des consignes, point sur lequel il avait particulièrement insisté. : « Les brancardiers déposaient les morts à notre position dans la Sablière et le lendemain, quand nous sommes sortis de nos abris, nous avons découvert une centaine d’hommes morts. (p. 129)»
J. Faury est légèrement blessé et évacué lors des combats devant le Mont Kemmel dans les Flandres en 1918, mais pour lui la période la plus rude fut Verdun, dans un secteur exposé, dans le froid humide de novembre 1917. Sa compagnie n’avait que des trous d’obus glacés et boueux, et exposés, au sinistre ravin des Fosses, devant Douaumont : « chaque matin, trois ou quatre hommes avaient les pieds gelés et ne pouvaient plus marcher. Des brancardiers venaient les chercher et les emportaient sur le dos. Les Boches faisaient comme nous et, de temps en temps, on voyait des blessés ou des pieds gelés que l’on évacuait, mais nous ne leur tirions pas dessus. En fait, c’est l’artillerie qui nous décimait tous. Combien de souffrances physiques et morales avons-nous dû subir. J’ai vu des hommes qui pleuraient à chaudes larmes. (p. 193)»
c. La justice et l’honneur
L’auteur a une haute idée de sa tâche, et respecte la hiérarchie si elle est compétente, mais si on lui refuse ses droits, il est volontiers « raisonneur », et n’hésite pas à se plaindre à ses supérieurs: « si j’avais raison, je ne me laissais pas faire. (p. 55)» Il obtient en général gain de cause, car compétent et efficace, et de ce fait difficilement remplaçable, sa hiérarchie préfère céder. Dans son unité méridionale, l’honneur est aussi celui des gens du midi; il évoque l’anecdote (p. 113) d’un soldat de l’Allier, d’une unité voisine, qui vient souvent les voir, sans manquer à chaque fois d’évoquer le lâchage du 15ème Corps : « Un de mes hommes, nommé Combes, originaire du Tarn, me dit : « – Tu n’en as pas marre de ce moineau, qui tous les jours vient nous casser les oreilles avec les gens du Midi. » Lorsque l’homme revient et reprend le même discours, alors, mon Combes lui a administré un emplâtre avec ses grosses mains, à le faire presque tomber. (…) Il ne pouvait plus supporter, alors que nous avions souffert le martyre au début de la guerre, que l’on vienne dire que les gens du Midi étaient des lâcheurs. C’était plus fort que lui. » L’honneur intervient aussi dans le traitement de l’ennemi qui se rend, comme par exemple en septembre 1914 « j’ai couru vers lui pour le couvrir de mon corps car déjà, des hommes avec leur baïonnette allaient le larder. (p. 44)». A l’autre extrémité de la guerre, en septembre 1918 devant Ham, l’auteur intervient à nouveau et la victime a de la chance : « comme les hommes étaient énervés, ils l’auraient achevé. (…) Un homme blessé et désarmé, je ne pouvais pas le laisser massacrer, même si la veille au matin, pendant le combat de la passerelle, je ne m’y serais pas opposé, mais à ce moment, la haine m’avait passé. [ils ont vu distinctement un Allemand achever un isolé français désarmé]. (p. 247)» Chargé du ravitaillement d’un camp de prisonniers en 1919, il essaie de mettre de l’humanité dans ses relations avec les Allemands, qu’il ne peut nourrir suffisamment, faute de moyens : « dans le camp, ils la sautaient « à pied joint ». (p. 271) ». Lorsqu’il apprend que de nuit, des prisonniers rampent sous les barbelés pour aller piller à la gare de Laon des wagons de denrées, « il se garde bien d’en souffler mot à quiconque. (p. 291) ».
d. Les accommodements
Joseph Faury a un sens aigu de la justice, mais pour lui ce n’est pas contradictoire avec certains accommodements en matière de propriété, de règlement ou de relations avec la hiérarchie. Il décrit le pillage des caves d’un village (Bannoncourt, p. 63) par les coloniaux, et le chantage exercé sur le maire afin qu’il retire sa plainte, ou encore l’escamotage des réserves réglementaires de « gnôle » de son abri de mitrailleuses; en 1919, parmi les prisonniers qu’ils gardent, figurent des Alsaciens-Lorrains, qui comme détenus « amis » ont droit à une dotation quotidienne de vin : « La seule chose que nous nous permettions était de boire quelques bons coups de vin à la santé des Alsaciens-Lorrains en baptisant le leur. (p. 271)» Par contre il refuse d’être complice d’un vol par son capitaine de 10 kg de chocolat (p.278). Lorsqu’il estime qu’on l’envoie en patrouille dans un secteur dangereux, uniquement pour le confort des officiers (« patrouille de complaisance » p. 172), il n’hésite pas à rédiger un faux compte-rendu, avec la complicité de ses hommes, pour une mission qui n’a pas été faite.
e. Le quotidien
On boit beaucoup dans la tranchée et à l’arrière, les libations répétées sont très présentes dans le récit, et l’alcool est inséparable de la convivialité, des bons et des mauvais moments vécus ensembles; certains excès sont liés aux circonstances (p. 62, gnôle au petit poste) « je crois que si nous avions fait cela en temps de paix, nous en serions morts » ; l’auteur décrit les remontées en ligne qui débouchent sur des déclenchements de tirs nourris, désordonnés et finalement assez dangereux, « Quand nous remontions en ligne, le soir avant de partir, nous étions presque tous blindés, et je vous assure que nous n’avions pas peur. (p. 57)» La vertu principale du vin est d’entretenir le moral, d’éloigner le cafard, pour se remonter, dit l’auteur, « il fallait boire, être entre deux vins comme l’on disait. (p. 132) ». J. Faury consigne aussi toutes ses permissions, racontant les trajets et la joie des retrouvailles. Il note à plusieurs reprises l’émotion que sa présence déclenche au village, de la part de familles dont un des membres a été tué, ainsi par exemple (mai 1918) : « La mère Cathala qui était veuve, s’est mise à pleurer sitôt qu’elle m’a vu, car son fils Léopold avait été tué à la guerre et je l’ai consolée du mieux que j’ai pu. (p. 221)»
Ces souvenirs sont donc intéressants à plusieurs titres, mais l’aspect le plus précieux est que l’on dispose ici d’un récit fait par un homme du peuple, un paysan qui, avec son grade de sergent, a une position intermédiaire privilégiée, pour décrire la guerre et la société combattante à l’échelle de l’escouade et de la section. Beaucoup de poilus n’ont jamais parlé de leur guerre, au point qu’aujourd’hui (2018), ce cas de figure se transforme un peu en cliché. Il en remplace un autre, celui du « vieux» qui pouvait assommer son entourage dans les années cinquante-soixante, avec des récits archi-répétés de « Verdun », tout en captivant ses jeunes petits-enfants. « Calas-te, que la coneissen per cor la tua guerra ! » le reprenait sa femme à ces occasions (témoignage P. Faury, France Bleu Gascogne, novembre 2017, [« Tais-toi, ils la connaissent par cœur ta guerre ! »]). Joseph Faury appartenait à cette seconde catégorie, et c’est ce qui fait la qualité du livre: ce long témoignage oral, formé par des années de narration et mis d’une traite par écrit, trouve une fluidité, un rythme qui, comme le suggère avec pertinence Paul Faury, retrouve la manière des aèdes et des troubadours.
Vincent Suard, juin 2018

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Elie, Clément (1876-?)

Né le 3 octobre 1876 à Liniers (Vienne). Agriculteur moyen du Haut-Poitou. Catholique pratiquant. Titulaire du certificat d’études primaires. Marié en septembre 1907 ; deux fils en 1914.
Sergent à l’issue du service militaire, en décembre 1899. Il a 38 ans lors de la mobilisation et sert dans le 69e RIT. Baptême du feu le 11 février 1915. Sous-lieutenant en mai 1915, lieutenant en janvier 1918. Blessé en juin. Il fait 40 mois de guerre, mais échappe à Verdun.
Le témoignage comprend quelques lettres et cartes et un petit carnet rempli de façon très succincte et de plus en plus laconique, mais très juste pour la mention des dates et lieux. Le texte de Clément est précédé d’une très brève préface du général André Bach et d’une très longue analyse (73 pages) par Jean Elie, destinée à nous donner les clés de lecture, mais qui dispense finalement de lire le texte original.
Très respectueux de la hiérarchie, Clément ne livre pas d’opinion personnelle, sauf lorsque, après avoir noté deux fois que les soldats français pillent, ce mot est rayé. Peut-être faut-il ajouter la tendresse qu’expriment ses lettres à sa famille et sa fierté lorsqu’il obtient une citation.
Carnet de guerre de Clément Élie, Éditions Les Gorgones, Bonnes, 1998, 123 p.

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Allain, Pierre (1905-1991)

Né à Châteauroux (Indre) le 18 septembre 1905, fils aîné d’un couple de notables catholiques républicains, qui ironisent sur les tendances bigotes de certaines parentes. Son père, Maurice, dessinateur sur tissus, est le principal responsable des Établissements Balsan pendant la guerre. Il doit affronter les problèmes de main d’œuvre, de matières premières, de transport, et l’usine travaille 24 heures sur 24. C’est lui qui a mis au point le nouveau tissu « bleu horizon » (voir ci-dessous).
En 1978, Pierre Allain a retrouvé le cahier sur lequel il prenait des notes entre 1914 et 1918, et il l’a dactylographié en apportant des corrections sur la forme plus que sur le fond, d’après un de ses propos. Ses descendants, l’association ASPHARESD et les éditions Points d’Æncrage ont publié le texte : Le Journal de Pierre, Un enfant de l’Indre dans la Grande Guerre (Éguzon, 2015, 190 pages illustrées de photos de l’auteur, de ses parents, de l’usine, de la ville de Châteauroux).
Il s’agit d’abord du journal personnel d’un garçon âgé de 9 ans en 1914 et 13 ans en 1918. Il raconte ses maladies et leur traitement, cures et vacances, ses petites aventures et mésaventures, ses études et ses lectures (en particulier Danrit). Ses notes sur la guerre peuvent surprendre par leur maturité. Celle-ci s’explique par l’intérêt porté aux discussions d’adultes bien informés (son père et son oncle), par la correspondance d’amis qui sont marin, aviateur et conducteur de tank, par la présence dans la famille du Journal de Genève, bonne source documentaire. Isolé à la campagne en juin 1918, il se plaint de n’avoir à sa disposition que « la feuille de chou locale » (p. 163). Auparavant, il avait suivi de près la bataille de Verdun (p. 82) : « J’ai bien acheté comme tout le monde la carte de la région de Verdun. J’avance ou recule, selon les communiqués, des petits drapeaux. » Afin de comprendre l’importance du canal de Suez pour les Anglais, il se précipite sur un atlas (p. 100).
Il décrit l’arrivée à Châteauroux des blessés, des réfugiés, des prisonniers, puis des Annamites, des Russes et des Américains, et note des bagarres qui opposent les uns aux autres et, parmi les Américains, les blancs aux noirs. Il entend critiquer le grignotage de Joffre par un ami de la famille, combattant blessé venu en convalescence : une tactique consistant « à faire décimer sans gain appréciable des régiments entiers » (p. 54). Il s’intéresse particulièrement à l’expédition des Dardanelles et à l’armée d’Orient, mais aussi à la guerre sous-marine, à l’aviation et à son héros, Guynemer. Le 29 avril 1917, il évoque brièvement les mutineries dans l’armée française (p. 115 : « Ils en ont marre de se faire tuer pour rien. ») Il juge la situation en Russie préoccupante et confuse, ainsi le 4 décembre 1917 (p. 145) : « On dit que Lénine et Kerensky détiendraient le pouvoir. » Le Journal de Genève lui permet de suivre la situation critique en Allemagne (janvier 1918).
Le 11 novembre, le proviseur du lycée vient dans les classes annoncer l’armistice et la levée de toutes les punitions. Ainsi se rejoignent les deux dimensions de ce journal : celle de la description de la guerre mondiale et celle de la vie personnelle de Pierre Allain.
Rémy Cazals, juin 2018
Note : La même maison d’édition a publié la brochure de Louis Descols, La Genèse du drap Bleu Horizon (2014, 40 pages, nombreuses illustrations). Elle montre comment, pour remplacer l’ancien uniforme aux pantalons rouges teints à l’alizarine fournie avant la guerre par la Badische Anilin, on avait d’abord pensé à un drap « tricolore », mêlant du bleu sombre, du blanc et du rouge, puis la proposition de Maurice Allain avait été acceptée : 15% de laine bleu foncé, 50% de laine bleu clair et 35% de laine écrue.
Autre publication des éditions Points d’Æncrage : L’Indre à l’épreuve de la Grande Guerre, catalogue de l’exposition de mai à décembre 2014, publié en 2015, 144 pages très illustrées.
Pour tous renseignements sur les trois ouvrages : jeanpaul.thibaudeau@gmail.com

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Hustach, Jean (1891-1947)

1 – Le témoin
Né en 1891 dans une famille de paysans pauvres, Jean Hustach passe ses premières années à Abitain, dans les Basses-Pyrénées (Pyrénées-Atlantiques). De 1906 à 1909, il réside à Constantine, en Algérie française, pour suivre les cours de l’Ecole normale d’instituteurs, dont le concours d’entrée était réputé plus facile qu’en France. Il devient instituteur à Hippone, en Algérie, près de Bône (Annaba), et apprend l’arabe. En octobre 1913, il est appelé pour le service militaire au 58e RI. Il choisit l’exil, part en Allemagne et enseigne le français dans un lycée de Düsseldorf. En janvier 1914, il est déclaré déserteur.
Début juillet 1914, il revient en France et rejoint le 58e RI à Avignon. Jugé en Conseil de guerre, il est condamné à la prison, puis amnistié au début du conflit et intégré au 58e RI comme brancardier. En octobre 1915, il reçoit la Croix de guerre pour son dévouement. De juin à août 1916, il est à Verdun ; c’est là qu’il rédige son journal. Son dévouement lui vaut une deuxième citation. En décembre 1916, il épouse sa « marraine de guerre », une institutrice. En janvier 1917, il part avec le 58e RI sur le front d’Orient et débarque en Grèce. En juin 1918, il est rapatrié pour cause de paludisme.
Démobilisé en août 1919, il continue sa carrière d’instituteur en France, devient inspecteur du primaire, puis directeur d’Ecole normale, assumant cette fonction en France, en Afrique du Nord, en Martinique. En mai 1946, il est nommé directeur de l’Ecole normale de Pau, dans son département natal. Il meurt l’année suivante à 56 ans.

2 – Le témoignage
Le journal manuscrit de Jean Hustach est constitué de feuillets détachés d’un carnet et de feuilles volantes. Le 1er juillet 1916, il note : « Mon journal est parti, je suis bien content, j’ai joué un bon tour à la censure en le faisant partir par un permissionnaire. » Grâce à cet ami, il put expédier vers l’arrière, en toute sécurité, les pages écrites en juin.
En décembre 1918, le texte de son journal fut dactylographié. L’année suivante, Jean Hustach, qui militait pour la défense de l’occitan, fit paraître en langue béarnaise quelques extraits de son journal dans la revue Reclams de Biarn e Gascougne, aux numéros de janvier et juillet 1919.
En décembre 2015, Françoise Appel a transmis le témoignage de son père à Jean-Noël Jeanneney après avoir écouté à la radio l’une de ses émissions, Concordance des temps, sur France Culture. Convaincu de l’intérêt du document, Jean-Noël Jeanneney s’est chargé de le faire publier et de rédiger l’introduction. L’édition comprend un dossier historique réalisé par Arnaud Carobbi, deux plans cartographiques et plusieurs photographies, dont l’une reproduit une page du journal.

3 – Analyse
Pour Jean-Noël Jeanneney, Jean Hustach est l’un de ces nombreux instituteurs pacifistes et antimilitaristes d’avant-guerre. Il est également franc-maçon, comme le révèlent les trois points placés en triangle sur la dernière page de son journal.
Celui-ci commence le 8 juin 1916 et finit le 19 août suivant. Après un cantonnement dans les bois de Nixéville (près de Verdun) et un séjour à la citadelle de Verdun, Jean Hustach rejoint le bois d’Haudromont (près de Thiaumont et Douaumont), face au « Ravin de la mort », où il reste du 5 au 22 juillet. Il passe quelques jours de réserve dans la tranchée de Lens (au sud de Bras), puis remonte dans le bois de Nawé, du 31 juillet au 16 août.
En tant que brancardier, il doit aller chercher les blessés, souvent de nuit, et les transporter vers un poste de secours tout en risquant de se faire tuer. Il doit ramener des morts et les enterrer, creuser des tranchées ou des latrines. Bien que sa compagnie n’ait pas eu à livrer de combat, il lui faut supporter les bombardements incessants, la mort omniprésente, la faim, la soif, la crasse, l’épuisement physique et moral, et attendre l’heure de la relève.

Le 19 août 1916, après avoir lu le journal de Jean Hustach, un ami soldat lui reproche de s’être « trop attaché au détail et d’avoir fait un journal comme pourrait en faire le premier venu. » (p. 81). Il répond : « Mais, premièrement, pour moi, ce journal, compris de cette manière, a beaucoup plus de valeur comme souvenir. Deuxièmement j’aurais été incapable d’analyser pendant ces mois. J’ai très mal noté même, et très incomplètement ; il m’aurait aussi fallu un appareil photographique. » (p. 81).
Cent ans plus tard, ce qui ressort de ce bref journal, c’est l’expression d’une voix « originale et forte » (cf. J.-N. Jeanneney, p. 11), c’est le témoignage sobre et intense d’un pacifiste ayant vécu en Allemagne. Il faudrait citer de nombreux passages ; en voici quelques-uns.

– Le 24 juin : « Je n’écris plus de lettres, car tout est censuré. […] Je rage, jamais je m’étais senti une colère aussi forte ; et jamais je n’avais éprouvé une haine plus puissante contre la guerre, contre ceux qui la font faire et contre ceux qui l’acceptent. »

– Le 29 juin : « Les débris du 106e sont donc revenus, couverts de boue des pieds à la tête ; il reste encore de l’énergie dans certains regards ; la plupart, cependant, sont complètement abrutis ; ils étaient 1 300 ou 1 400 et sont revenus 3 ou 400, en comptant les embusqués (chasseurs alpins) […]. »

– Le 4 juillet : « Nous montons donc au bois d’Haudromont, près de Thiaumont ; ça barde par là ; on ne peut pas se rendre compte de ce que contient d’euphémisme « ça chauffe » ; c’est toute l’horreur de la guerre exprimée de façon à ne pas effrayer ces messieurs et ces dames qui sont bien décidés à nous faire aller jusqu’au bout. »

– Le 12 juillet : « Hier encore toute la ligne a été bombardée, on n’entendait parler que de morts, de blessés, de cagnas démolies. Et, depuis ce matin, les 305 nous pleuvent à côté ; nous n’avons pas encore pu sortir de la section. J’ai une soif qui me dévore ; Testu est à dix mètres, mais je ne peux pas y aller ; c’est une pluie continuelle de pierres, d’éclats ; les cadavres sont déterrés, le terrain bouleversé. Ma tête résonne douloureusement, mes oreilles tintent ; j’ai risqué un coup d’oeil en dehors du trou : j’ai vu un cadavre déterré. […] Pas de mots pour exprimer ces horreurs. »

– Le 15 juillet : Je viens de lire un article de fou signé général Percin ; c’est toute la théorie de Jaurès qu’il reprend et qu’il fait sienne. […] Non, il ne faut pas de nation armée, il ne faut pas d’armée, pas plus qu’il ne faut confier le pouvoir à un seul homme si on veut conserver la liberté individuelle. […] Il ne faut pas d’armée, si faible soit-elle, puisque nous ne voulons plus de guerre. »

– Le 26 juillet : « Félicitations du général de division à notre compagnie (je reste perplexe et me pose dix-huit points d’interrogation) ! On tâchera de dédommager les survivants de leurs émotions par une bonne distribution de médailles. Je n’y vois pas d’inconvénients, pourvu qu’on ne revienne pas, bon Dieu, pourvu qu’on s’en aille de cet enfer. L’opinion générale est que les divisions de Verdun doivent avoir perdu la moitié de leurs effectifs avant d’être relevées. Je ne l’ai pas entendu dire cent fois, mais mille fois, et d’ailleurs les faits sont là. Ne vaudrait-il pas mieux mourir dès lors une bonne fois que de souffrir un pareil martyre ? »

– Le 2 août : « Nous avons enterré les six morts sur place. Ce n’était qu’une bouillie informe de morceaux de chair, de vêtements, de terre et d’obus. Tous de braves gens, tous des paysans. »

– Le 12 août : « Une section du 48e est avec nous ; ils ont touché des vivres de réserve pour six jours ; six jours à crever de faim. Trente biscuits à cinq pour un jour ; ça et un peu d’eau, c’est merveilleux ! Ils sont là pour les attaques ; ils se forment ; c’est la troisième fois qu’ils viennent ici. Il y a de quoi perdre la tête ; s’ils s’en sauvent une fois, quand le régiment est reformé, ils vont de nouveau dans l’enfer. Bref, c’est le sacrifice devant lequel on ne peut reculer, auquel on n’échappe pas. […] Je me suis terré dans mon abri comme un chien malade à l’idée de voir partir ces pauvres gens de Bretagne et, si j’avais osé, je les aurais embrassés tous ; et j’avais une envie de pleurer ! […] Je comprends maintenant pourquoi on les a fait monter avec des vivres de réserve et sans sac. C’est trop ! Voilà des gars qui ont fait la Cote 304 et autres et qui vont claquer demain matin devant Fleury. […] Nous sommes menés par une bande d’assassins. […] Après-demain le communiqué dira : « Nous avons légèrement progressé en avant de Fleury » … Je ne sais pas ce qui me retient de passer chez les Boches, à cet instant même […]. »

Jean Hustach, Brancardier à Verdun. Journal inédit / juin-août 1916, Présenté et établi par Jean-Noël Jeanneney, Dossier Arnaud Carobbi, Editions Portaparole, Arles, Collection I venticinque, 2016, 115 pages.

Isabelle Jeger, mai 2018

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Frisch, Viktor (1876-1939)

Né à Vienne dans une famille aisée, Viktor Frisch est un dessinateur et sculpteur autrichien qui connaît la faveur du public comme des médias tout au long de son parcours intellectuel et artistique, tant en Autriche, qu’en France ou aux États-Unis. Ce cosmopolite adopte tôt l’orthographe française et anglaise de son prénom. Élève, assistant et ami d’Auguste Rodin, il signe l’une des premières biographies du sculpteur, qu’il rédige avec Joseph T. Shipley : Auguste Rodin, a Biography (New York, Frederick A. Stokes Company, 1939).
Au moment où éclate la Première Guerre mondiale, il est installé à Neuilly-sur-Seine, avec sa femme et leurs deux filles, toutes trois de nationalité française. La famille est conduite au camp d’internement civil de Garaison, où seul le sculpteur est retenu. Sa famille loge chez l’habitant à Lannemezan. Dès leur arrivée, en septembre 1914, les époux Frisch adressent au préfet des demandes de résidence à Tarbes, en insistant sur l’ascendance polonaise de l’artiste, sur ses liens d’amitié avec Rodin et sur la présence, dans son entourage proche, de valeureux combattants français. Les autorités de Garaison regardent le sculpteur, perçu comme francophile et délégué du comité de bienfaisance et de la section autrichienne du camp, avec une certaine bienveillance jusqu’à ce qu’il soit accusé, en juillet 1916, d’avoir été complice d’une évasion. Il est alors transféré au camp disciplinaire de Noirmoutier, dont il décrit l’enfer dans une lettre à l’Ambassade des États-Unis. Après son retour à Vienne, il participe à la fondation, sous l’égide de Karl Anton de Rohan, du Kulturbund (Union culturelle), afin d’œuvrer au rapprochement des élites nationales européennes. Il part vivre aux États-Unis en 1926. On lui doit différentes statues de Central Park.
Outre les informations tirées de la presse autrichienne entre 1916 et 1922, on peut consulter le dossier de Victor Frisch aux Archives départementales des Hautes-Pyrénées (dossier 9_R_105).
Une notice biographique est en cours de rédaction pour le dictionnaire-anthologie Le Sud-Ouest de la France et les Pyrénées dans la mémoire des pays de langue allemande au XXe siècle (Le Pérégrinateur, 2018).

Hilda Inderwildi, avril 2018

La presse germanophone mentionne le sculpteur à de nombreuses reprises tout au long de sa captivité et au-delà. À la date du 1er février 1918, le Neues Wiener Journal publie un article intitulé « Intimes von August Rodin. Aus den Erinnerungen seines Schülers Viktor Frisch » [« Dans l’intimité de Rodin. Souvenirs de son élève Viktor Frisch »], qui évoque un texte d’hommage paru initialement dans le Deutsche Internierten-Zeitung de Berne, lors du transit par la Suisse de Victor Frisch.

Dans l’intimité de Rodin
Souvenirs de son élève Viktor Frisch

Auguste Rodin, salué comme le sculpteur le plus important de notre époque, a certes trouvé, à la suite de son décès survenu récemment, d’innombrables nécrologues mais, s’ils ont rendu hommage au grand artiste, ils ne se sont guère souciés de l’homme remarquable et plein d’esprit qu’il était. Les souvenirs du Maître que vient de faire paraître l’un de ses élèves, le Viennois Viktor Frisch, dans le journal des internés « Internierten-Zeitung », qu’éditent à Berne les prisonniers de guerre allemands et autrichiens n’en sont que plus dignes d’attention. Le rédacteur, Monsieur Frisch, vivait à Paris quand débuta la guerre. Il fut interné dans un camp de prisonniers français puis plus tard libéré et rapatrié vers la Suisse. Il y goûte à l’instar de nombreux compagnons d’infortune l’hospitalité d’un pays neutre. Notons à cet égard que Frisch a conçu les plans d’un monument commémoratif qui doit être érigé à Berne en témoignage de la gratitude de ces prisonniers internationaux. Rodin n’était pas un Français de pure souche, comme l’observe Frisch, mais le fils de parents normands : quoique de plus petite taille, un authentique et pur descendant de l’ancienne tribu germanique, qui arrivant sur le littoral du nord de la France en passant par la Suède et la Norvège ne passa sous domination française qu’à la fin du règne de Charlemagne. Physiquement et intimement, c’était une figure germanique dont l’évolution fut toutefois formée et conditionnée par la grande culture romane.
Ses attentes envers la vie demeurèrent modestes, même au temps de la grande opulence qu’il connut dans les deux dernières décennies de son existence. Malgré tout, ses dépenses annuelles dépassaient le million de francs. La plus grande part de cette somme servait à l’acquisition de merveilleux trésors artistiques et à des actions charitables en faveur d’enfants et de jeunes élèves pauvres dont il avait auparavant pris la peine de sonder les cœurs et les reins, et surtout le cerveau.
Le mode de vie du Maître était très régulier et toujours pétri de travail. La simplicité de sa demeure contrastait avec les énormes rentrées d’argent de ses dernières années. Son seul luxe, c’était ses collections, mais il savait diminuer ces dépenses-là en réalisant de gros profits grâce à la vente de toutes les pièces qui ne lui paraissaient pas en accord avec l’esprit de sa collection d’art, et pour lesquelles on lui offrait des sommes exorbitantes. Ses élèves aussi, il les faisait bénéficier, en plus de la sagesse de ses enseignements artistiques, d’une formation commerciale au marché de l’art. En effet, selon Rodin, c’était le seul moyen pour qu’un jeune artiste inconnu puisse soustraire son art à la nécessité de gagner son pain. Et enfin, le négoce d’art n’était-il pas plus l’affaire de l’artiste que celle du marchand d’art qui n’avait en général rien fait d’autre auparavant que jouer en Bourse et vendu de la bonneterie ou de la saucisse. Pour illustrer la manière dont Rodin s’entendait à conjuguer la plus haute simplicité et un luxe royal, Frisch dépeint les impressions collectées à l’occasion d’une visite à la petite villa du Maître qui l’avait convié à sa table. L’aménagement de la salle à manger se réduisait à six maximum huit chaises de paille, dont le bois tendre n’était pas même peint, et à deux tabourets de maçon ou d’architecte. Puis dans la chambre à coucher : « Trois murs nus, dans un coin un lit de camp et une chaise en guise de table de nuit juste à côté et, suspendu en face du lit au quatrième mur, une gravure sur bois du XIVe siècle, la plus belle qu’il m’ait jamais été donné de voir. » Un Christ en croix plus grand que nature, dans ses couleurs originales. Comme l’œuvre était trop grande pour la hauteur du mur, il avait tout simplement fait percer un trou dans le plafond de sa chambre, à travers lequel l’extrémité de la croix montait au second étage. « Élaguer la croix en aurait ruiné la symétrie. » Voilà qu’il pensait sérieusement à faire démolir le mur où se trouvait son lit, et qui séparait sa chambre d’une autre chambre à coucher, pour pouvoir admirer la grande œuvre le matin au réveil avec un plus grand recul, le recul nécessaire. « Ce Christ, me confia-t-il plus tard, avait couté 38 000 francs. Le mobilier de la chambre avec matelas et accessoires 32 francs. »
Et voici un petit exemple de la manière dont il traitait les oisifs flatteurs et les importuns lèche-bottes. Un jour, au beau milieu d’un travail acharné, on annonça au Maître infatigable, travaillant autant qu’un « jeune », la visite d’un « grand critique d’art anglais », Mr. H.
Des raisons d’intérêt matériel forçaient alors Rodin à ne pas éconduire de but en blanc de tels messieurs, mais quand Mr. H. le salua d’un épouvantable flot ininterrompu de creuses flagorneries et de banals dithyrambes à n’en plus finir, l’artiste lui coupa soudain la parole en affichant son plus fin sourire de matois paysan et dit : « Vous me faites grand plaisir avec votre déluge de belles paroles mais vous me causeriez un plaisir encore bien plus considérable et authentique si vous repartiez sur-le-champ. » Ainsi parla-t-il, de nouveau absorbé par son travail, sans plus prêter la moindre attention au scribouillard anglais, planté-là, bouche bée.
Une autre fois, c’était une lady m’as-tu-vue qui avait eu l’étrange idée de se faire assister par son valet de chambre « en livrée » pour venir voir les œuvres de Rodin. Aussitôt apparut à la commissure des lèvres et au coin des yeux de l’artiste un sourire goguenard. Avec la mine la plus naïve du monde et le plus grand sérieux, il se fit un devoir d’expliquer au laquais anglais, les bras chargés de la fourrure de sa maîtresse, à la fois ses œuvres et les idées tantôt philosophiques tantôt poétiques qui s’exprimaient à travers elles. Et la lady de devoir suivre comme une bonniche.
Pour finir, Frisch raconte une petite histoire montrant bien la part de naïveté chez l’artiste qu’était Rodin.
Lorsque je le rencontrai tôt le matin au jardin, il me dit, le visage rayonnant de joie : « Descendez vite à l’étang aux cygnes. J’y ai placé une nouvelle statue merveilleuse que j’ai reçue hier de Grèce. » Je pus voir de loin la petite Vénus sur son socle de marbre à gauche de l’étang, mais une ceinture rouge vif qui la coupait à la taille me frappa également de loin, une ceinture qui, de près, se révéla être l’un de ces affreux grands mouchoirs rouges de Normandie. Puis Frisch dit au Maître : Splendide! Mais dites-moi, à quoi sert votre mouchoir rouge ? — Rodin de répondre : Le ventre de la statue n’est pas en proportion de son anatomie générale et il gâche tout ! Depuis lors, la statuette à la sangle se dresse près de l’étang aux cygnes de Meudon, la magnifique propriété de l’artiste.

Traduction inédite par Margot Blavit-Zitte, Julie Bouchet, Marie Deltheil, Alessia Garofalo, Clara Hesseler, Alizée Humeau, Claire-Marine Marouby, étudiantes à l’université Toulouse 2-Jean Jaurès

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Labbé, Albert (1893-?)

1. Le témoin
Albert Labbé est né à Pas-en-Artois (Pas-de-Calais) en 1893, ses parents tenaient avant 1914 un café-cinéma. Il est incorporé à vingt ans au 43e RI de Lille en octobre 1913. Engagé dans les combats sur la Meuse (Saint-Gérard) le 23 août 1914, il participe ensuite à la bataille de la Marne à Esternay. Il est blessé d’un éclat à la tête le premier jour de l’offensive de Champagne, à Beauséjour le 16 février 1915. Soigné à Arcachon jusqu’en avril, il est peut-être réformé ou classé auxiliaire après cette période.
2. Le témoignage
Le carnet d’Albert Labbé, qui va du 2 août 1914 au 17 mars 1915, est un récit succinct des événements qu’il vit, avec en général deux ou trois lignes par jour, et un peu plus lors des journées d’engagement, comme par exemple celle du 16 février 1915. Le document, entrecoupé de coupures de presse, se termine par une chanson recopiée et les adresses de quelques camarades. L’emploi du terme boche dès le 14 août 1914, et des erreurs de dates (jours de novembre datés d’octobre), font penser à la reprise d’un document original, peut-être réalisée lors de la convalescence.
Ce carnet, numérisé par les Archives départementales du Pas-de-Calais, est disponible sur Internet (« Albert Labbé Wikisource »). La mise à disposition du public de ce témoignage, résulte d’abord de la campagne de collecte de documents venant de particuliers, réalisée par les différentes Archives Départementales et par le programme Europeana 14-18. Dans une démarche « Open Data », un accord entre les Archives Départementales des Alpes-Maritimes (AD 06) et la bibliothèque numérique collaborative Wikisource, accord élargi ensuite aux AD 37 et AD 62, a permis de mettre à la disposition de volontaires transcripteurs des manuscrits numérisés, pour réalisation et mise en ligne d’une version typographiée. La version définitive doit être certifiée par deux contributeurs, mais surtout, pour chaque page, l’onglet « source » permet de vérifier avec l’archive originale. Si les AD ne garantissent pas le résultat final (en terme de fidélité absolue), le protocole permet un résultat assez satisfaisant, et surtout de porter à la connaissance du public des documents qui sinon dormiraient dans les rayonnages (conversation avec A. Lestiennes, Webmestre éditorial aux AD du Pas-de-Calais, janvier 2018).
3 Analyse
Albert Labbé mentionne, en date du 11 août 1914, sept morts du fait de la chaleur – ce qui fait beaucoup – et de nombreux malades, ce qui est plus plausible. L’auteur consacre une vingtaine de lignes au combat du 23 août entre Dinant et Givet, et c’est une impression de confusion qui domine: (23 août pdf 17 – 18) « on reçoit l’ordre de battre en retraite mais un obus tombe juste sur un caisson ; qui explose ; des officiers crient sauve-qui-peut, c’est la déroute; comme des maladroits au lieu de suivre le capitaine on traverse le champs de bataille d’un bout a [sic + suite pour orthographe – syntaxe] l’autre et après avoir couru 7 k dans les récoltes au milieu du feu des mitraillieuses et des obus un général nous fait déployer sur une crête ; ne voulant pas tirer devant nous ; puisque nos camarades arrivent ; j’ai laisser mon sac comme tout le monde pour reprendre ma course. » Mention est faite ensuite du combat d’arrêt du 30 août (bataille de Guise), A. Labbé en revendique la victoire, avec beaucoup de pertes pour les Allemands. La mention du 6 septembre (bataille de la Marne) signale l’impréparation des Allemands et l’avancée des Français. Le 7 septembre : (pdf 25-26) « A sept heures du matin après avoir fait le jus ont reprend ses positions. A 5 heures on avance et on arrive à Esternay. Les allemands ont allignés leurs tués dans les prairies, de tous côtés, ont fait une grande partie de la croix rouge bôche prisonnière et on soigne de nombreux blessés, qui n’ont pas arriver a se sauver. Dans ce pays un officier bôche, après avoir abuser d’une fillette, il lui a cassé le bras et sa mère demandait secours au major du 43e. Ils ont tué 2 civils dans les prairies.» La poursuite prend fin à Reims, où ils sont acclamés par la foule, « vin, bière, on nous donne chocolat, gateaux et même des portemonaies garnis. ». Les durs combats de septembre et octobre sont évoqués succinctement, devant les forts de Reims puis dans le secteur de Pontavert. Le 15 octobre, le carnet fait état d’un stratagème allemand, compliqué dans son application, si l’on suit la source en termes de véracité : «L’attaque [française] ratée, le soir, quelques blessés arrivent à repasser le pont, ceux qui demandaient des secours furent achever par les patrouilles allemandes qui venaient près de nous crier « feu par salves », ce qui nous obliger de tirer sur eux ; le lendemain, la crête était recouverte de nos cadavres français qui sont restés là durant deux mois devant nos yeux. » Mention est faite d’une parade d’exécution le 20 octobre, puis en novembre d’une prise de contact avec des Allemands (échange de journaux et d’une boîte de cigares), la fraternisation ayant été déclenchée par « le lieutenant Robert qui a chanté un air allemand que les bôches ont applaudi » (pdf 51). Le 5 décembre, avec l’arrivée de la classe 1914, la Saint-Nicolas est fêtée jusqu’à 2 heures du matin. Le 43e est en ligne en Champagne devant le fortin de Beauséjour dès décembre 1914, et, avec des conditions météorologiques difficiles, les combats sont âpres dès avant la grande offensive française du 16 février 1915.
Un passage intéressant du récit réside dans la description de l’attaque à l’occasion de laquelle il a été blessé : 16 février, 10 heures « Toute la compagnie franchit le parapet a la baïonette avec fanion rouge pour l’artillerie. Plus un piquet, plus de fil de fer, une panique chez les bôches qui se sauvent avec leurs mitraillieuses. Pas un de nous est blesser . Arriver dans la tranchée bôches, on s’empare d’un théléphone, le lieutenant Givet casse une mitrailleuse (avant de se replier). On voit des équipements bôches partout de Ceux qui ne se sont pas enfui sont prisonnier. On les pique avec la baïonette pour les faire regagner nos lignes. Ils se trainent a genoux, offrant leurs montres, boîtes d’allumettes, etc., etc. (…). On avance toujours en chantant, les bôches se sauvent, nous voici presque à la 3e tranchée, on se retourne, on aperçoit qu’il y a des bôches a gauche qui nous tirent dans le dos. On demande du renfort, rien ne vient. Le renfort bôche, la garde impériale arrive, on tire a bout portant, plusieurs tués dans notre côté. On économise nos cartouches. La poussée devient terrible, on revient sur ses pas, après avoir vider 2 équipements (celui de Martin tué à mon côté.). Les bôches lancent des grenades, c’est alors que j’en ai reçu un éclat sur la tête. A moitié assommer, je me suis réfugier dans une sappe. » A. Labbé réussit à regagner l’arrière vers 13 heures, et clôt son récit en signalant que les restes de sa compagnie, faute de renfort, ont dû aussi regagner le soir les lignes de départ. Evacué, il arrive à Arcachon le 20 février, mention qui termine son récit.

Vincent Suard, mars 2018

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Balique, Gabriel (1891-1980)

1. Le témoin
Gabriel Balique, né en 1891 à Solre-le-Château (Nord), est étudiant en droit à Paris au moment de la mobilisation. Incorporé à Avesnes au 84e RI, il fait ses classes en Dordogne et au camp de la Courtine (Creuse), puis assure l’instruction de la classe 15 ; promu aspirant en janvier 1915, il gagne le front avec le 417e RI. Passé sous-lieutenant en août 1915, il fréquente des secteurs de l’Oise et de l’Aisne, et est versé au 220e RI en avril 1916. Il combat à Verdun et, à la dissolution du 220e, il passe au 330e RI en décembre 1917 ; après une nouvelle dissolution en septembre 1918, il finit la guerre au 164e RI, avec le grade de lieutenant. Il décède en 1980 après une carrière de notaire à Martigues.
2. Le témoignage
Saisons de guerre, notes d’un combattant de la Grande Guerre, par Gabriel Balique, a paru aux éditions L’Harmattan en 2012 (197 pages). Les documents ont été réunis et présentés par son petit-fils Nicolas Balique. Il s’agissait à l’origine de huit petits carnets écrits au jour le jour, dont heureusement l’auteur avait rédigé une copie, car les originaux ont disparu dans les pillages de mai 1940. C’est un journal intime dans lequel l’auteur exprime ses sentiments, ses doutes et ses espoirs (décembre 1914, p. 22) : « ce carnet me suivra partout où je passerai, comme un ami fidèle (…) Pourrais-je plus tard en lire des extraits à mes enfants, au coin du feu, près d’une femme chérie ? » N. Balique estime que la reprise des notes d’origine a donné lieu à des filtrages, à quelques éléments d’autocensure (conversation téléphonique 02/2018).
3. Analyse
a. Le combat. G. Balique arrive sur le front seulement à la fin avril 1915, et il décrit d’abord son rôle de chef de section, dans un secteur relativement calme, si ce n’étaient les bombardements d’artillerie de tranchée (19 juillet 1915, p. 49) : « C’est lugubre d’entendre, du fond d’un abri, l’avertissement des sentinelles, répété de créneau en créneau dans la nuit, « attention, minen à droite » ou « minen à gauche ! », puis l’éclatement, formidable. Et ce cri « Rien, pas d’accident » transmis tout aussi régulièrement, quand ce n’est pas un autre. ». L’auteur combat à Verdun en septembre 1916, et l’entrée en matière, lorsque le bataillon est alerté, témoigne de la dureté de l’expérience (5 septembre 1916 Verdun p. 97): « Le capitaine Lagriffe revient, la face blême. Son discours est bref, et sa voix chargée d’émotion : « Mes amis, on nous envoie à une mort stupide et inutile. Nous attaquons sur un terrain inconnu, dans une direction vague, avec un objectif indéterminé. » Après s’être dit adieu, on fait contre mauvaise fortune bon cœur car les hommes sont là, qu’il ne faut pas décourager. » G. Balique, après avoir raconté les combats auxquels il participe, évoque les appels des mourants, le spectacle des cadavres (p. 100) : «Des masses informes gonflées, des bras, des jambes, des têtes et beaucoup de troncs sans tête, surtout chez les Boches car les nègres avaient attaqué la veille. » Pour lui, le plus dur de sa guerre réside dans l’expérience à Verdun des carrières du Bois Fumin, où s’entassent les combattants, cherchant un abri précaire au milieu des morts et des blessés (p. 98) : «Imaginez une carrière de petite dimension. Au milieu, une colline de macchabées avec en bas une centaine de blessés et d’agonisants. En voulant nous mettre à l’abri, nous sommes forcés de marcher sur les corps raidis. Des sentiers ont dû être tracés à travers cette colline humaine, cette Babel de cadavres arrosés de chaux et en décomposition d’où s’exhale une odeur épouvantable. » Avant et après Verdun, il occupe des secteurs plus calmes. Il participe aussi à un coup de main et en couche les préparatifs sur ses carnets, dans une forme testamentaire: il essaie ainsi de consoler ses parents par anticipation (p. 90 – 91) : « Je vous jure, et ainsi j’éviterai le plus petit reproche, que je n’ai pas été volontaire pour ce coup de main. J’ai tenu ma promesse fidèlement mais, aussitôt désigné, j’ai obéi comme un soldat doit le faire. » La fin de la guerre le voit engagé dans des combats violents (la Malmaison, 27 au 30 septembre 1918), et il n’est nullement enchanté de dépendre du général Mangin (p. 177) : « Je pus heureusement éviter pas mal de dégâts à la compagnie en sollicitant sa mise en réserve et en faisant des comptes rendus « un peu là » sur la situation. De la sorte, mes pertes furent beaucoup plus limitées que celles de la 6 et de la 7 qui se firent massacrer sans résultat et, à mon avis, un peu inconsidérément. Je suis, et resterai fier de ces pertes évitées, d’autant que je suis convaincu que cela a beaucoup tenu à moi. »
b. Le quotidien. En dehors de ces moments intenses, le quotidien reprend ses droits, interrompu par les permissions, à l’occasion desquelles G. Balique fait la découverte du cafard (p. 88) : « J’en étais à me croire malade. (….) Mais à présent cela va beaucoup mieux, le moral se retrempe, le cafard disparaît et bientôt « Y’aura bon bézef » ». Il reproche aux officiers de faire trop de politique, ce qui dans son sens signifie marchandage, favoritisme et recherche d’embuscage ; il s’indigne aussi de devoir rester deux ans dans son grade de sous-lieutenant (p. 138) : « J’espère qu’il y a encore des unités où l’attitude et l’aptitude au feu comptent plus que les salamalec, les courbettes, et la cour faite au colonel. »
L’auteur sert dans des régiments composés surtout de gens du Nord (84, 417 ou 330), ou de méridionaux (220) ; il apprécie ses compatriotes, souvent des mineurs, qu’il trouve très bons garçons et travailleurs, et il regrette qu’on les lui enlève pour les transférer dans le Génie. L’amalgame se fait aussi avec les Méridionaux et peut produire une ambiance fort joyeuse, qu’il décrit dans une lettre (p. 57), avec des « quolibets et apostrophes entre gens du Nord – Lille, Roubairio, Tourquennio – au parler gras, un peu lourd et chantant, si sympathiques à mes oreilles qui retrouvent un peu du pays perdu, et [des] gens du Midi, à la voix plus chantonnante encore, à l’accent si original, aux jurons si expressifs, « Milledious ! » et d’une saveur toute méridionale. » A la dissolution du 220, il retrouve au 330 beaucoup d’hommes des régions envahies et s’en réjouit (p. 157) : «Entendre le patois de chez nous m’a fait une belle émotion. Denain, Saint-Michel, Orchies, Maroilles: tous ces noms m’ont donné l’impression de revenir d’un long exil. Bref, je suis chez moi et non plus à Agen ou Toulouse comme au 220 où j’étais pourtant si bien avec mes hommes. »
c. Aviation. L’auteur est l’un de ces nombreux volontaires à avoir tenté de passer dans l’aviation, à avoir eu une formation au pilotage, et finalement à avoir été recalé pour insuffisance. Si les récits ne manquent pas pour les pilotes accomplis, les recalés ont été plus nombreux que les élus, et leurs témoignages sont plus rares. Détaché en formation de pilote d’avril à août 1918, il décrit au début les aviateurs de manière extrêmement laudative, de bons garçons, «les yeux droits et francs, des yeux qui n’ont jamais peur, sauf du mensonge. (…) Au fond, ce sont les meilleurs gars du monde, qui ne connaissent ni la méchanceté ni la rancune » (p. 165). Il ne parvient pas à apprendre à piloter convenablement, et finalement un supérieur le prend à part, lui conseillant de « laisser ça là » : il fait aussitôt une demande officielle de radiation. A la fois humilié et serein après cet échec, son jugement sur les aviateurs a radicalement changé, il décrit (p. 171) : «le milieu peu sympathique et surtout égoïste des aviateurs. Je m’étais bien trompé sur leur compte en en faisant un peu vite des chevaliers des temps modernes. »
d. Débats avec soi-même. G. Balique couche dans ses écrits des considérations intimes, des interrogations sur sa conduite morale et sur l’évolution de son caractère. Jeune bourgeois catholique, les questions religieuses reviennent souvent, comme par exemple l’éloignement de la pratique qu’il constate chez lui, et en même temps regrette. Il rate souvent l’office (p. 40, p. 69, p 73…) : «Quel païen je suis devenu avec la guerre » ; le jour de Noël 1915, il ne va pas à la messe de Minuit, dont il entend les cloches, et ce son joyeux lui fait honte (p. 73) : « Oh pardon petit Jésus de Noël, pardon Dieu de la crèche, ô vous que je semble oublier et que j’entends pourtant au fond de mon cœur. Je vous en prie, imposez-moi un peu de dévotion. Réchauffez cette foi qui s’endort, ranimez la flamme qui vacille mais qui ne veut pourtant pas s’éteindre. » En juin 1916, il note que la religion a déserté son âme, et il en est arrivé à penser que c’est «une chose à voir après la guerre. » C’est aussi un fait qu’il constate chez les autres (p.87) : « dans la troupe, l’idée religieuse est endormie, non pas morte, mais comme chloroformée. » Après deux ans de guerre, il se dit gai, mais dévergondé, et il s’inquiète d’une forme de régression intellectuelle. Il a le cœur dur comme de la pierre (p. 102) : «Beaucoup l’ont comme moi, et il faut les excuser, car tout aura été fait pour le leur endurcir. Seul l’amour et l’affection repétriront ces cœurs d’homme et en referont l’éducation. Plus tard. A présent : tout à la Patrie ! » Il évoque aussi, lors de permissions à Paris, la tentation sexuelle incarnée par la rencontre de prostituées. Il évoque sa victoire morale (p. 91) : «Je résiste aux tentations « Timor microbi » », mais ces notations sont ambigües car il dit ailleurs clairement que ses carnets sont destinés à sa famille: s’il avait succombé, l’aurait il inscrit dans ses notes ? Il reste aussi en contact épistolaire avec le père Plazenet, de la pension mariste du «104», le foyer de la rue de Vaugirard qui l’hébergeait avant-guerre. Celui-ci lui écrit pendant toute la guerre, et l’auteur attache de l’importance à cette correspondance (p. 158) : « Dans sa dernière lettre, le père Plazenet m’adressait un unique souhait, qui vaut aussi conseil : « Répondez chaque jour à la Grâce de chaque jour, en vous efforçant de donner à chacune de vos journées son maximum de valeur. Agir autrement, c’est gâcher son temps et voler Dieu. » C’est beau. »
e. La fin de la guerre. Son frère Francis est tué le 25 juillet 1918 dans l’Aisne, et la tristesse et la mélancolie envahissent dès lors les carnets. Il consigne les récits des habitants des régions libérées, raconte les dures conditions d’occupation, et un témoignage revient souvent (p. 182) : « le cri unanime, c’est que les boches crevaient de faim. ». Il évoque sa visite dans sa maison pillée à Solre, l’ambiance à Lille, sous administration anglaise, et la fin des carnets, après avoir décrit, à Béthune, le spectacle pitoyable de prisonniers allemands affamés lapant des restes, se termine par une note très sombre (p. 193) : « Quel triste spectacle, et faut-il être au 20ème siècle pour voir cela ! Mais au fond, n’est-ce pas eux, ces sales Boches, qui l’ont voulu ? N’est-ce pas eux qui m’ont tué Francis ? Si j’avais encore un peu de pitié pour eux avant, maintenant c’est fini (…) Et pourtant, ce sont des hommes comme nous, des pauvres types qui, pour la plupart, ont fait leur devoir sans avoir voulu la guerre. L’Evangile dit de rendre le bien pour le mal… Oui, mais pas aux Boches ! ».

Vincent Suard, mars 2018

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De Bock, Georgette (1901-?)

1. le témoin
Née en 1901 à Onnaing (Nord), Georgette De Bock est la fille d’un représentant-livreur d’une maison de gros en articles de ménage à Denain (Nord). En août 1914, à treize ans, elle fuit devant l’avance allemande; rattrapée à Denain, elle et sa famille vont ensuite à Lille, où ils assistent au bombardement d’octobre, puis ils reviennent à la campagne, dans le Hainaut occupé. Le père réussit à quitter la région avec des mobilisables. La mère et la fille sont rapatriées par la Suisse à la fin de 1915, et passent le reste de la guerre à Boulogne-sur-Mer auprès du père, mobilisé auprès des Anglais. Georgette a plus tard exercé les métiers de modiste, de commerçante, puis a travaillé dans le secteur de la blanchisserie.
2. le témoignage
Le Nord de mon enfance, récit auto-édité de Georgette De Bock, publié en 1977 (176 p.), contient les souvenirs de jeunesse de l’auteure, depuis sa petite enfance jusqu’au mois de décembre 1915, le récit s’arrêtant lorsque l’adolescente et sa mère sont rapatriées en France non-occupée. Elle indique qu’elle a commencé à écrire au début de 1916, alors qu’elle avait quatorze ans et demi, sur des cahiers d’écolière. Le récit de la guerre occupe les pages 85 à 176, Georgette a alors de douze à quatorze ans.
3. Analyse
Ce récit attachant, partagé entre la ville minière et industrielle de Denain et Onnaing, le village de ses grands-parents, évoque d’abord la petite enfance, avec par exemple le souvenir vivace des dragons, qu’elle observe de sa fenêtre, rangés sur la place lors des grèves de 1906. Dans une évocation vivante de ce que pouvait être la vie à la campagne entre Valenciennes-Denain et la Belgique du Borinage vers 1914, l’auteure cite par exemple ses tantes, pour qui « elle était la seule enfant de la famille », et pour qui, quittant rarement leur village «elle était la gaîté, les histoires de la ville, les nouvelles chansons et surtout l’enfant qui savait parler français et que l’on aimait présenter aux amies. » (p. 79). A partir du 20 août 1914, elle décrit l’exode des Belges et la panique qui s’empare de la famille à Onnaing, parce qu’une femme belge a raconté à la grand-mère que plusieurs jeunes filles avaient été enlevées et malmenées par des soldats. La famille fuit vers Denain, sur une charrette, avec les tantes qui ont revêtu leur lourd costume du dimanche (24 août…), et deux grands sacs de poules et de lapins vivants, qui mourront tous d’asphyxie pendant le trajet. Les Allemands les rattrapent à Denain le lendemain 25, et elle témoigne de sa fenêtre « Moi j’étais médusée : je me représentais les Allemands d’après les images du livre de « Hansi », c’est-à-dire ronds comme des barriques, et je les trouvais plutôt normaux. » (p. 98).
Son père, qui depuis début-août gardait une petite gare avec des territoriaux, a réussi à échapper aux Allemands qui l’ont dépassé (uhlans et compagnies cyclistes) ; il essaie de revenir à Denain, déguisé en ouvrier agricole. Sa fuite vire au calvaire à Douchy-les-Mines : il rencontre un groupe de cavaliers allemands qui, le prenant pour un domestique de ferme, le forcent à pomper à l’abreuvoir pour une file de chevaux toujours renouvelée. Avec la peur d’être découvert, la fatigue et la chaleur, il manque de s’évanouir ; il réussit à s’éclipser dans un bâtiment avec le fermier propriétaire, c’est-alors qu’ils entendent des cris dans la rue. Georgette retranscrit le récit de son père : «la femme de mon compagnon, qui était sur le seuil, crie quelque chose à son mari, mais en pleurant si fort que je n’ai rien compris… Son mari me prend par le bras en m’entraînant vers la cour et me crie « Sauve qui peut ! » » (p.104). Le père de l’auteure s’enfuit, finit par s’aplatir dans un champ de luzerne, au bout duquel il y a un chemin de terre qui conduit à un ancien four à chaux. « Les cris et les pleurs allaient en s’amplifiant, je me demandais ce que cela pouvait signifier quand, sur le chemin au bout de mon champ, je vis passer un groupe d’une douzaine de personnes dont beaucoup étaient de tout jeunes gens, presque des gamins, encadrés par des Allemands en armes. Je ne réalisais ce qui se passait qu’entendant la salve d’exécution suivie d’un grand silence…Prostré, je perdis la notion du temps et je ne repris conscience qu’en fin d’après-midi. » (p. 104). E. Carlier (1920), qui a une notice au CRID, et F. Rémy (2014), ont montré que ces civils sortis de leurs habitations (dix en fait, six ont 36 ans et plus, mais trois ont 17, 18 et 19 ans, ont été fusillés par les Allemands en représailles à un tir, sur leurs arrières, de territoriaux garde-voie en train de se replier.
Le père part vers l’ouest pour se faire réincorporer, et réfugiées à La Madeleine, un faubourg de Lille, Georgette et sa mère assistent au bombardement de la ville qui précède sa reddition (12 octobre ici daté par erreur 25 octobre). « Certains [des rares passants] disaient que c’était tout le centre commercial qui brûlait…. D’autres d’un grand geste disaient « tout brûle » et tante Maria se désolait en pensant à sa sœur Sidonie. La jeune dame disait son chapelet et Maman lui répondait. » (p. 123). Lorsque les Allemands occupent durablement le centre du département, la famille repart à Onnaing, et le récit se poursuit avec les difficultés de ravitaillement, et les désagréments liés au logement forcé de soldat allemands. Mention est faite de l’âpreté des occupants, qui contrôlent tous les aspects de l’économie agricole : « des réservistes d’origine paysanne, venus d’Allemagne, étaient nommés chefs de culture, et surveillaient tout… » (p. 141).
La fin du recueil de souvenirs évoque le rapatriement vers la France à travers la Suisse, et l’intérêt réside dans un récit documentaire, réalisé avec le souci du détail, pour une aventure vécue par de nombreuses femmes et enfants de la zone occupée. Sont évoqués d’abord le fait que les premiers évacués, souvent les plus misérables, sans ressources et donc des bouches inutiles pour les Allemands, appréhendaient beaucoup le déplacement, eux qui n’avaient jamais voyagé : « il serait superflu de raconter les drames que l’arrachement brutal de ces personnes tirées de leur milieu d’origine provoquèrent. » (p. 143). D’abord craint, le transfert devient peu à peu désiré, mais Georgette et sa mère sont plusieurs fois rayées des listes, n’étant ni de famille nombreuse, ni inscrites au bureau de bienfaisance. Elles finissent, contre dédommagement financier, par se faire inscrire à la place d’une famille pauvre et sont alors assaillies par des connaissances, qui leur donnent des adresses, pour transmettre de leurs nouvelles à des proches de l’autre côté : c’est évidement strictement interdit, et la fouille au corps dans la zone de quarantaine est particulièrement minutieuse (chignons particulièrement examinés). L’auteure met les adresses « dans sa tête »: « C’est de cette façon que j’ai appris 22 adresses par cœur, et chaque jour, Yvonne me faisait réciter ce que nous appelions « la litanie des Saints ». (p. 147). La quarantaine avant le transfert, vécue dans une école de Denain, dure une quinzaine de jours, et Georgette se lie avec une jeune femme: « A la déclaration de guerre, elle était jeune mariée, mais sachant que son mari, boiseur aux mines, était sapeur au front, elle voulait aller le retrouver pour ne pas qu’il l’oublie. » (p. 151). Vient ensuite un voyage pénible en train qui dure trois jours et l’accueil des infirmières suisses leur donne l’impression d’arriver dans un pays de cocagne : « là aussi, ce qui eut le plus de succès, ce fut le savon de toilette. Il était si rare dans le Nord. » (p. 161). Ayant eu ensuite l’autorisation de rejoindre Boulogne-sur-Mer, elles se retrouvent isolées toute une nuit à Paris, dehors dans le quartier de la gare du Nord, et se font voler par un faux-logeur, semble-t-il spécialisé dans l’escroquerie des réfugiés isolés. La réunion de la famille finit par avoir lieu et le père clôt le récit : « la guerre est une chose horrible, dit mon père, que Dieu fasse qu’il n’y en ait plus jamais. »
Vincent Suard mars 2018

Il existe un tome 2 pour le journal de guerre de Georgette De Bock, avec pour titre « Le Pays de ma jeunesse », il a été publié à compte d’auteur en 1979 (163 pages). Ce volume raconte la suite chronologique du « Nord de mon enfance », après que, par la Suisse, la famille ait rejoint le père qui avait un poste de régulateur à la gare de Boulogne-sur-Mer. Le récit, toujours agréable à lire, est moins intéressant en ce qui concerne le témoignage sur le conflit. Pour la période 1916 – 1918, il décrit la vie à Boulogne, l’école (cours complémentaire à quinze ans), les nombreux Anglais visibles dans la ville, et les bombardements aériens de plus en plus dangereux : elle a deux amies de sa classe qui sont tuées par une bombe en 1918. Elle évoque à la fin de cette année la visite de Denain, dans une maison sinistrée, et les retrouvailles avec la famille à Onnaing. Lorsqu’elle revient pour un temps à Boulogne (décembre 1918 – janvier 1919), elle évoque les prisonniers français rapatriés qui ont pris la place des Anglais dans les camps  (p. 119) : « Ils débarquent dans le port par pleins bateaux et ils doivent faire un stage sanitaire avant de regagner leur région d’origine, car affaiblis et malades, ils sont une proie facile pour une nouvelle épidémie appelée « grippe espagnole ».

V. S. octobre 2020

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