Ligonnès, Bernard de (1865-1936)

1.   Le témoin

Bernard de Ligonnès est né à Mende (Lozère) le 15 novembre 1865. Son père, Édouard, né à Aurillac en 1838, descend d’une famille noble du Vivarais venue s’établir en Gévaudan, les Dupont de Ligonnès. Famille de militaire ; un cousin évêque de Rodez. Édouard entre dans l’administration comme percepteur 2ème classe après une carrière militaire de laquelle il sort à l’âge de 25 ans. Il décède le 1er juin 1889 à Tergnier (Aisne).

Le 9 juin 1885, à 20 ans, Bernard de Ligonnès souscrit un engagement au 87e régiment d’infanterie. Commence alors une longue carrière militaire. Élève officier à Saint-Maixent le 23 avril 1890. 1er avril 1891 : sous-lieutenant au 78e R.I. Son jeune frère, Pierre, choisit également la carrière des armes et par la voie de Saint-Cyr, il devient officier de cavalerie (il décède prématurément suite à une mauvaise chute de cheval en 1906).

Alors qu’il est en garnison en Avignon, Bernard de Ligonnès, catholique et quelque peu réactionnaire, connaît quelques démêlés avec les francs-maçons locaux, en pleine affaire Dreyfus. Ce n’est que le 24 décembre 1904 qu’il est nommé capitaine au 75e R.I. stationné à Romans (Isère). Profondément traditionnel et conservateur, Bernard de Ligonnès éprouve de plus en plus de mal à supporter le « républicanisme » qui gagne le corps des officiers. Le 26 mai 1912, prétextant devoir s’occuper de ses deux propriétés, il demande un congé de trois ans sans solde. Il est libre le 17 juin.

Fin juillet 1914, il est rappelé ; il a 49 ans. Le 2 août, il rejoint le 275e R.I. en cours de formation à Romans. Du 9 au 19 août, entraînement des réservistes. À partir du 22 août, front de Lorraine. Le 20 décembre 1915, de Ligonnès passe au 157e où durant quatre mois, il parfait l’instruction d’un bataillon composé de jeunes gens de la classe 16 ; le 12 mai 1916, il rejoint le 227e R.I. dans lequel il devient chef de bataillon le 4 avril. Du 25 mai au 28 novembre, secteur des Vosges. Cette unité est transformée en unité alpine et part pour l’Orient ; combats autour de Monastir.

Après trois ans de guerre, le commandant est épuisé ; il a alors 52 ans, et, le 14 octobre 1917, général Sarrail le remet à la disposition du ministère de la guerre. Pour Bernard de Ligonnès la guerre est terminée ; il referme ses carnets sur la date du 13 août 1917.

Fin 1919, de Ligonnès devient conseiller municipal de Chanac (élu maire en 1925) et conseiller d’arrondissement. Le préfet le qualifie « d’homme fort distingué, mais réactionnaire militant » (cité par Y. Pourcher, p. 60.). Le 25 janvier 1936, meurt le commandant marquis de Ligonnès.

2. Le témoignage

Le témoignage a été mis au jour et présenté par Yves Pourcher  et publié sous le titre : Un commandant bleu horizon. Souvenirs de guerre de Bernard de Ligonnès, 1914-1917, Paris, Les Editions de Paris, 1998 ; il se compose de trois carnets pour trois années de guerre. Bernard de Ligonnès a composé ces carnets après la guerre à partir des notes prises durant la guerre. Comme l’indique Yves Pourcher, ces souvenirs sont le produit d’une réécriture, « l’écriture est mise en scène ». Ils sont découpés en trois parties : Mes souvenirs du 8 août 1914-février 1915 et de février 1915 au 1er janvier 1917 ; Campagne d’Orient du 1er janvier au 13 novembre 1917.

On peut noter la belle et riche présentation d’Yves Pourcher qui écrit : « Jour après jour, Bernard de Ligonnès reconstitue sa guerre. Dans son beau texte, il décrit les lieux et les événements, mais il ne dit rien sur les mutilations volontaires, rien sur les pieds gelés, sur l’horreur des blessures et sur la souffrance des hommes, comme il ne dira rien d’ailleurs, en 1917, sur les mutineries… » (p. 36)

Photographies de la collection personnelle du commandant.

3.   L’analyse

Ces cahiers qui sont des souvenirs reconstitués sont ceux d’un officier d’active et d’un chef ; ils ont la précision d’un rapport d’officier et permettent de suivre les pérégrinations de l’auteur ; rares sont les notations s’écartant de la relation de la mission et de son exécution ; peu d’état d’âme ; peu de descriptions, sauf peut-être, pendant la campagne d’Orient ; fort peu de commentaires ; assurément, ces cahiers témoignent d’un autre point de vue que les carnets d’un Barthas ou du texte d’un Barbusse ; dans ce document, on ne trouve ni déclamations patriotiques, ni dénonciations ; mais de la réserve, de la retenue ; un patriotisme, et une foi aussi qui s’expriment avec simplicité, non dans les mots mais dans la recension des actes et des engagements. Au total, ces cahiers ne nous renseignent pas seulement – un peu – sur la condition d’un officier en campagne. Ils témoignent de la mentalité singulière d’un officier d’active…

1er cahier : Lorraine

22 août 1914 : mise en défense d’une position de repli devant le château de Sandroviller (au loin Dombasle et Rosières-aux-Salines brûlent…).

26 août, bataille de la Mortagne. Attaque en direction du village de Xermaménil.

29 août, traversée de Nancy. Enthousiasme de la population civile (p. 74) ;

8 septembre, bataille du Grand Couronné.

26 septembre, attaque du village de Lahayville ;

Expression du sentiment religieux : 9 septembre 1914 : fait bénir l’ensemble de sa compagnie par un aumônier du 20e corps (p. 76) ; 24 décembre 1914, organisation d’une messe de Noël (p. 86)

Le chef à la manœuvre : en chef avisé, il organise un repli en bon ordre, en plein jour (29 septembre 1914, p. 80) ; 14 décembre, attaque en avant de Flirey. Echec. 18-22 décembre 1914, tranchées dans un charnier (p. 84). La vie dans les tranchées (p. 87-88)

Privilèges de l’officier : les serviteurs (sa « maison ») : le cuisinier, l’ordonnance, et Morette chargé de son cheval  (p. 88)

2e cahier : 1915-1916

Février 1915, de nouveau à Flirey ; description de l’église en ruine et saccagée (p. 91) : « la grande croix du cimetière dont le Christ, coupé en deux, à hauteur de la taille, par un obus, pend lamentablement, accroché encore à la croix par le seul bras qui lui reste… » (p. 91-92)

Relations avec l’ennemi : échanges de mots et de cigarettes, de vin, de tranchée à tranchée (p. 92 et p. 94)

« Un sergent parlant allemand cherche à persuader le Boche qu’il sera très bien chez nous, il ne peut le convaincre. Ce n’est pas l’envie qui lui en manque, mais c’est la peur d’être vu par un de ses supérieurs et la certitude qu’il a qu’il sera fusillé. On le leur dit » (p. 94)

Un prisonnier allemand qui demande grâce, expédié à l’arrière avec un camarade blessé à la jambe (p. 94)

Mars : Toujours le service de tranchée à Flirey en alternance avec le cantonnement à Noviant.

Avril 1915 : bataille de Flirey ; 29 avril-17 juillet 1915 : occupation de tranchées au nord de Seicheprey (bois de Remières) ; annonce aux Allemands, à l’aide d’une planche, de l’entrée en guerre de l’Italie (p. 96-97) ; 17 juillet-19 septembre : congé de repos et de convalescence.

Champagne : Octobre 1915 : secteur de Souain ; des territoriaux, les « pépères » nettoient le champ de bataille (p. 99) ; 10-14 octobre : 2ème bataille de Champagne ; « 400 mètres sud de la Ferme Navarin » ;

Messe dans les ruines de Souain, (p. 101)

30 octobre, relève ; départ pour Toul et Sanzey

Privilèges de l’officier :

24 novembre-4 décembre 1915 : sa femme peut le rejoindre dans un hôtel de Nancy (p. 102).

8 décembre 1915-10 avril 1916 : séjour de 4 mois à Maxey, entre Domrémy et Vaucouleurs (fait défiler son bataillon devant la statue et la maison de Jeanne d’Arc) au cours duquel il parfait l’instruction d’un bataillon du 157e R.I. ; sa femme peut le rejoindre durant cette période (p. 103).

Vosges : 25 mai-28 novembre 1916. Positions à la cote 607, près de Lesseux, rive gauche de la Fave (p. 104-108) ; Une femme de Wissembach, décorée de la Croix de guerre pour son attitude au début de la guerre (p. 107-108)

3e cahier : campagne d’Orient

1er janvier 1917-13 novembre 1917. Voyage en train : Modane, Turin, Gênes, Pise, Rome, jusqu’à Tarente ; et Salonique en bateau ; la croisière (p. 112-113) ; Salonique (p. 114-117): camp de Zeïtenlick (Cf. dans ce dictionnaire la notice de Constantin-Weyer)

24 janvier 1917 : départ pour Koritza (Albanie) ; traversée de la Macédoine, à pieds en compagnie de mulets ; quelques remarques sur la population locale et notamment sur les femmes musulmanes (p. 120) ; nombreuses ruines des guerres balkaniques.

14 février : attaque des hauteurs de Loumlas, du tékké (monastère) de Melkan occupé par les Autrichiens (p. 123); retrait autrichien ; 16 mars 1917 : attaque du « Petit Couronné », secteur de Leskovec, tenu par des forces austro-bulgares ; maintien sur la position conquise jusqu’au 25 mars ; nouvel engagement le 1er avril (p. 133) ; l’extrait suivant permet de se rendre compte de la nature de la description des combats menés : « Ce que je craignais s’est produit. Vers cinq heures, les turcs attaquent très vigoureusement ma compagnie déjà très éprouvée à l’attaque du Couronné. Je la fais renforcer par ma compagnie de réserve. Malgré cela, elle cède un peu de terrain et se replie. Je me porte de ce côté pour examiner la situation et je constate que les turcs occupent quelques éléments de mes tranchées. Après des dispositions prises, je fais contre-attaquer et vers quatorze heures, les Turcs étaient délogés et renvoyés chez eux ou restés sur le terrain ! Leurs pertes furent fortes et surtout dans leur repli… De mon côté, j’ai eu un officier tué, deux blessés et cinquante hommes hors de combat. Le butin laissé par les turcs sur le terrain était nombreux ».

Information par des déserteurs turcs : « C’est cette attaque à laquelle ils ne désiraient pas prendre part qu’ils donnent comme motif de leur désertion. Nous restons alertés pendant une semaine et prêts à recevoir cette attaque. Ces déserteurs se plaignent des mauvais traitements dont ils sont l’objet de la part des cadres boches qui les encadrent. Le moral ne paraît pas bon en face parmi les Turco-Austro-Bulgares et l’entente entre eux non plus… » (p. 134)

Hommages aux morts, avant d’être relevés par des Russes (2-3 août) : messe pour les morts des combats de mars-avril du bataillon ; scellement d’une plaque de cuivre commémorative ; érection d’une croix au cimetière du régiment (p. 135)

Comité de soldats chez les Russes : note 46 (p. 136) : « La relève devait, paraît-il se faire la veille, mais, sur l’avis du comité des soldats, qui existe dans les régiments russes depuis la Révolution, cette relève a été retardée d’un jour. »

Frédéric Rousseau, juillet 2008.

Share

Laffargue, André (1891-1994)

1. Le témoin

André Laffargue est né en 1891. Il est originaire de Ligardes, un village situé aux limites du Gers et du Lot et Garonne. Après des études au lycée d’Agen, il entre à St Cyr, et entame une carrière militaire de quarante ans. De fait, on se trouve avec André Laffargue devant une existence marquée par les grandes guerres européennes de l’époque moderne. Comme il l’écrit. Il effectue son année de service préalable à Aix en Provence, au 55e régiment d’infanterie. Il quitte St Cyr en décembre 1913, et rejoint en tant que sous-lieutenant le 153e régiment d’infanterie de Toul, au sein duquel il vit la mobilisation d’août 1914. Après une mission initiale de couverture en Lorraine, il prend part aux combats de Morhange à la fin du mois d’août. Puis, la « course à la mer » l’envoie combattre jusque dans les Flandres. En avril 1915, son régiment rejoint l’Artois. Il est blessé gravement à la jambe début mai 1915, lors d’une offensive. Il quitte définitivement les lignes de combat. Lors de sa convalescence, il rédige deux mémoires sur les conditions de réalisation de l’attaque dans la guerre moderne (ces deux études sont publiées chez Plon en 1916, sous les titres Etude sur l’attaque dans la période actuelle de la guerre. Impressions d’un commandant de compagnie, et Conseils aux fantassins pour la bataille). Sur la recommandation de Foch, il entre alors au Grand Quartier Général, où il est affecté au 3e bureau, celui des opérations. Il quitte le GQG début 1917, et rejoint l’Etat-major d’une division d’infanterie. Il vit l’annonce de l’armisitice du 11 novembre 1918 chez Maurice Barrès. Cette amitié révèle l’un des traits principaux de sa personnalité : Laffargue est profondément conservateur, très attaché notamment à la notion de légitimité, à l’idée d’une « terre des morts », garante d’un certain ordre social, à ses yeux disparu.

Après la guerre, Laffargue poursuit son avancée dans les les responsabiltés et les grades, jusqu’au généralat. De 1922 à 1924, il suit l’enseignement de l’Ecole Supérieure de Guerre, dans la même promotion que Charles de Gaulle. En 1926, il entre au cabinet militaire de Joffre, puis, après un séjour dans l’armée du Rhin, il intègre l’Etat major du général Weygand. Il s’attache notamment à la formation de l’infanterie, ce dont témoigne la publication d’un manuel, Les leçons du fantassin. Le livre du soldat, qui connut… 214 éditions jusqu’en 1951! Durant la Deuxième Guerre mondiale, il vit la défaite dans les Ardennes. Au milieu de la débâcle, il traverse les lignes pour rentrer dans le Gers. Weygand l’appelle à ses côtés, et lui confie la direction de l’infanterie. Après avoir assuré le commandement « clandestin » de l’armée des Alpes, il intègre à la fin de la guerre l’entourage de de Lattre de Tassigny, qui lui confie diverses missions au sein de la Ière armée.

Laffargue accepte de témoigner en faveur de Pétain lors de son procès. Mis en disponibilité peu après, il est finalement réintégré, avant de terminer sa carrière militaire en 1951. Il meurt centenaire, en 1994.

2. Le témoignage

Publié en 1962, chez Flammarion, sous le titre Fantassin de Gascogne. De mon jardin à la Marne et au Danube (317 pages). Entre souvenirs et réflexions, le témoignage d’André Laffargue ne laisse finalement qu’une place assez restreinte à son expérience de la Grande Guerre. Le récit de sa participation à la Première Guerre mondiale occupe trois chapitres de l’ouvrage : Ma capote bleu foncé à Morhange, qui couvre les premières semaines de la guerre, avec les opérations de couverture en Lorraine et la Bataille des frontières. Ma capote bleu horizon à l’assaut du 9 mai 1915 aborde l’offensive en Artois, jusqu’à sa blessure à la jambe. Enfin, la pelouse de Chantilly traite de son passage au Grand Quartier Général. La plus grande partie de l’ouvrage traite de l’entre-deux-guerres, et de son parcours durant et juste après la Seconde Guerre mondiale.

3. Analyse

Ce que propose l’auteur, c’est dans un premier temps le compte rendu d’un parcours de militaire durant le 20e siècle : sa vocation, ses études (et notamment son passage par St Cyr et l’école de guerre), ses relations à ses semblables à l’institution. En ce sens, la première moitié de l’ouvrage est assez intéressante, par ce qu’elle nous révèle des éléments qui composent l’imaginaire professionnel d’un soldat comme Laffargue. On soulignera sa critique de l’enseignement proposé à St Cyr, jugé trop morne et sclérosé, les nombreux passages qui témoignent de son admiration pour les chefs (Foch, Joffre, Weygand…), et ses remarques sur la difficulté de l’armée française à s’adapter aux conditions nouvelles de la guerre moderne. Ce qui invite à une lecture attentive de ses deux ouvrages publiés en 1916. Par contre, on comprend assez vite que l’auteur poursuit un autre but dans son livre : justifier sa défense de Pétain lors du procès de ce dernier, réhabiliter l’ « armée de Vichy » (avec de longs développements sur la fiction du « Pétain bouclier » qui préparait en secret la revanche), appuyer son rejet du gaullisme, de la résistance et du parlementarisme (avec notamment une haine prononcée contre Aristide Briand). Il ne faut donc pas se tromper : c’est aussi à un ouvrage politique que nous avons affaire, à travers un exposé de valeurs conservatrices (la légitimité, l’appel au chef…). Bref, le long plaidoyer d’un homme qui semble se refuser à abandonner ce en quoi il a toujours cru.

 

Share

Ligonnès, Bernard de (1865-1936)

1. Le témoin

Originaire de Lozère, Bernard de Ligonnès est né en 1865. A vingt ans, il embrasse la carrière militaire (comme son frère), et s’engage au 87e RI, où il est nommé caporal, puis sergent. En 1890, il entre comme élève officier à l’école de Saint-Maixent. En 1904, il devient capitaine au 75e RI, basé à Romans. On vante son sérieux et son professionnalisme. Ses supérieurs lui reprochent cependant de manquer d’ardeur et de passion militaire.

Ligonnès est un catholique réactionnaire peu porté sur la République. Avant-guerre, deux incidents témoignent d’une certaine intransigeance sur ses principes : en 1899, à Avignon, il indique publiquement qu’il ne veut plus que les livres de la bibliothèque des officiers soient achetés chez un libraire franc-maçon. Et en 1911, il se heurte à un officier qui reçoit Armée et démocratie. Mais il est désavoué par sa hiérarchie. En 1912, il demande alors un congé de trois ans sans solde, pour, officiellement, s’occuper de ses affaires, en fait parce qu’il ne veut plus servir une armée qui lui apparaît de plus en plus comme « républicaine et anticléricale ». La guerre le tire de sa retraite : il est rappelé en août 1914. Mobilisé à Romans, Ligonnès participe à ses premiers combats en Lorraine. En décembre 1915, le capitaine de Ligonnès passe au 157e RI. Il n’y reste que quelques mois, avant de rejoindre, en mai 1916, comme chef de bataillon, le 227e RI, qui va bientôt se transformer en unité alpine et partir se battre sur le front d’Orient.

Fin 1917, Bernard de Ligonnès, épuisé, est remis à disposition du ministère de la Guerre par le général Sarrail. La guerre, qui l’aura vu combattre en Lorraine, puis dans les Vosges et en Champagne, avant de terminer sa campagne en Orient, est finie pour lui. Après sa permission de convalescence, il est nommé adjoint du commandant du centre de réentraînement de Nolay, près de Beaune. En mai 1919, atteint par la limite d’âge, il est mis en congé illimité. Il a 54 ans, et partage désormais son temps entre son château de Ressouches et une carrière politique. Il est ainsi élu, sur une liste de la droite catholique, adjoint au maire de Chanac, puis conseiller d’arrondissement, avant de devenir maire de sa commune en 1925. Il participe également à la création et à l’animation de la Ligue des hommes catholiques dans le département de la Lozère.

Bernard de Ligonnès meurt en 1936, à l’âge de 70 ans.

2. Le témoignage

Publié en 1998 aux Editions de Paris, sous le titre : Un commandant bleu horizon. Souvenirs de guerre de Bernard de Ligonnès. 1914-1917, ce court témoignage (le livre ne contient que 143 pages) est précédé d’une longue présentation rédigée par l’historien et ethnologue Yves Pourcher. Il reprend les trois petits carnets rédigés semble-t-il juste après la guerre par Bernard de Ligonnès, conservés depuis dans une armoire du château familial. Les deux premiers sont intitulés « Mes souvenirs » et couvrent, pour le premier, la période 8 août 1914 – février 1915, pour le second, la période février 1915 – 1er janvier 1917. Avec pour titre « Campagne d’Orient », le troisième carnet couvre lui les mois de janvier à novembre 1917. Il n’y a pas de mention précise des raisons qui ont poussé Ligonnès à rédiger ses souvenirs. Le texte lui-même est une composition, réalisée à partir des notes qu’il a prises durant la guerre.

3. Analyse

Est-ce dû à sa formation? A sa position d’officier? À son caractère? Le témoignage de Bernard de Ligonnès présente, à première vue, un aspect aride. S’il est très précis sur les lieux fréquentés et les dates des différentes actions menées, il n’offre que peu de développements sur la manière dont l’auteur vit sa guerre. Sa perception de l’adversaire, ses rapports avec ses hommes, ses relations avec sa hiérarchie, les liens avec sa femme… tout ceci est présent dans son texte, mais de manière assez fugace, et il faut donc, pour le lecteur, saisir au vol les quelques commentaires plus personnels que Ligonnès s’autorise.

Le premier carnet, qui couvre les six premiers mois de la guerre, est cependant d’une lecture très profitable, pour qui s’intéresse par exemple à la transformation de la nature de la guerre au début du conflit, avec l’installation dans la guerre de tranchées. Le récit des premières attaques en Lorraine témoigne ainsi de deux éléments. D’abord, du professionnalisme de Ligonnès, officier très consciencieux qui cherche à mener jusqu’au bout les attaques qu’on lui demande d’effectuer. Mais sa volonté se heurte à la puissance du feu des armes modernes : «  Pris sous les feux de fusils et de mitrailleuses, le débouché du bois devant lequel se trouve un long glacis, battu et enfilé, ne peut se faire. Nous nous reportons un peu en arrière » (8.09.14, p.75). Ou encore : « Le déploiement se fait. Les bonds se font, mais sont souvent arrêtés par un feu nourri d’artillerie. Les balles et les obus font rage autour de nous. Mes blessés sont nombreux. La progression est lente et difficile. La nuit arrête notre mouvement, nous restons sur nos positions. J’ai 32 hommes ou gradés hors de combat » (28.09.14, p.78-79).  Dès la fin du mois de septembre, c’est l’installation dans les tranchées : « Chacun s’ingénie à se créer un abri et une chambre de repos dans un trou creusé sous le parapet. Pendant la nuit, tout le monde veille. On travaille ferme de la pelle et de la pioche. On pose des réseaux de fil de fer. L’échange de balles et d’obus se fait continuellement! ». « Pendant cette période, c’est l’alternance pendant quatre jours avec le 35e colonial pour l’occupation des mêmes tranchées. C’est énervant cette vie monotone dans ce large et profond fossé. Toujours le même horizon » (p.81). Le rythme d’écriture du carnet témoigne d’ailleurs de cette installation dans le temps monotone et répétitif de la tranchée : de quotidienne, l’écriture devient bimensuelle, voire mensuelle. Ainsi, pour février 1915, Ligonnès note : «  ce mois s’est écoulé de la même façon que le premier ».

Le deuxième carnet (1915-1916) traduit cette installation progressive dans le temps long de la guerre de tranchées. Quand le catholique Ligonnès décrit l’église du village de Flirey, détruite par les Allemands, il reconnaît : « On est tellement habitué à ces ruines et à ces actes de vandalisme que l’on passe indifférent au milieu de tout cela » (février 1915, p.91). Dans la tranchée, les hommes s’ennuient, tuent le temps en discutant, en jouant aux cartes, célèbrent le moment attendu entre tous, celui de l’arrivée du courrier. Ligonnès évoque aussi deux cas de fraternisations dans son secteur. Par exemple, ces échanges amicaux entre deux tranchées : «  On y fait la conversation, on échange vin et tabac, puis des coups de fusil lorsque le vin est bu et le tabac fumé » « Un sergent français parlant allemand cherche à persuader le Boche qu’il sera très bien chez nous : « Ce n’est pas l’envie qui lui en manque, mais c’est la peur d’être vu par un de ses supérieurs et la certitude qu’il a qu’il sera fusillé » (fin février 1915, p.93-94). Il est intéressant de noter que pour Ligonnès et ses hommes, l’installation dans un secteur « calme », comme leur premières tranchées lorraines, est vécue comme une manière acceptable de faire la guerre. Ainsi, entre avril et juillet 1915, ils occupent des tranchées au nord de Seicheprey : « Ce secteur moins agité que celui de Flirey nous semble être un paradis ». En effet : « Les Boches semblent animés d’un grand esprit pacifique, ce qui ne supprime pas cependant l’échange quotidien de balles et d’obus » (p.96). Et lorsqu’en septembre 1915, le régiment doit quitter la Lorraine pour la Champagne, Ligonnès évoque une forte déception. Ainsi, l’officier Ligonnès, catholique et réactionnaire, témoigne à sa façon de ses pratiques du « vivre et laisser-vivre » analysées, entre autres, par les historiens Tony Ashworth ou Rémy Cazals. On peut donc être un professionnel consciencieux et préférer faire « sa » guerre dans un secteur calme, où le risque de mort n’est pas omniprésent, et où des formes nouvelles de règles, tacites, s’installent de part et d’autre des lignes de tranchées.

Le troisième et dernier carnet est peut-être, paradoxalement, le moins riche. De son expédition en Orient, Ligonnès tire essentiellement un récit de voyage. Sans se délier d’une certaine forme d’exotisme, il note en détails tout ce qu’il rencontre d’inédit, les vêtements, les maisons, la nourriture, les pratiques religieuses… Les quelques actions de guerre de montagnes auxquelles il prend part dans le secteur de Leskovec, sur les bords du lac Prespa, sont vite évoquées. La fin de sa campagne, qui l’amène à Monastir, n’est d’ailleurs pas abordée, comme s’il avait fini sa guerre depuis un moment déjà… dès son arrivée en Orient?

Présenté de manière très complète par Yves Pourcher, le témoignage de Bernard de Ligonnès peut donc au final apparaître d’une lecture bien plus riche pour les parties qui concernent le front ouest, que le récit de sa participation à la campagne d’Orient.

Benoist Couliou. Septembre 2008

Share

Pomiro, Arnaud (1880-1955)

1. Le témoin

Né le 5 juin 1880 à Bardos (Pyrénées Atlantiques) d’un couple d’agriculteurs. Brevet élémentaire en 1897. Entre à l’école normale de Dax cette même année. Devient instituteur en 1900. épouse Jeanne Lalanne en 1909. Deux filles. Décédé le 12 mars 1955 à Capbreton (Landes).

2. Le témoignage

Arnaud Pomiro, Les carnets de guerre d’Arnaud Pomiro, Des Dardanelles au Chemin des Dames, Toulouse, Privat, 2006, 392 pages.

La source est constituée de cinq cahiers manuscrits de petit format, dont le texte original n’a jamais été repris ou modifié par l’auteur.

Le texte s’accompagne de plusieurs croquis de certains lieux marquants observés par le témoin : abords du Vittoria College (Alexandrie) le 29 mars 1915, p. 66 ; secteur d’Harbonnière au 13 janvier 1917, p.204 ; secteur de Berny-en-Santerre au 27 janvier 1917, p. 223 et 224 ; secteur de Namur-Craonnelle au 25 avril 1917, p. 293 ; secteur de Craonnelle au 10 juin 1917, p. 344.

Le récit est continu et journalier, à l’exception des périodes de permission et de convalescence de l’auteur, ainsi que de la période couverte par le cinquième et dernier carnet (juillet 1917 – janvier 1919).

3. Analyse

Arnaud Pomiro est mobilisé le 23 février 1915, au 144e RI, en tant que sergent. Il sera ultérieurement nommé sous-lieutenant (juin 1915) puis lieutenant (mars 1918).

Le 25 février 1915, il est affecté au 175e RI (3e bataillon, 2e compagnie), nouvellement constitué en vue de l’offensive franco-britannique dans la région des Dardanelles.

L’unité d’Arnaud Pomiro est débarquée sur la côte des Dardanelles le 27 avril 1915, deux jours après le déclenchement de l’offensive.

L’auteur est présent sur ce front jusqu’au 12 juillet 1915, date à laquelle, victime d’un malaise, il est évacué vers un hôpital militaire avant d’être rapatrié en France.

Convalescent jusqu’au 22 décembre 1915, il est affecté au 49e RI le 3 janvier 1916. Il devient officier instructeur (base de Vorges, Aisne) jusqu’en septembre 1916 puis rejoint le dépôt divisionnaire du 49e RI le 1er octobre 1916.

Intégré à une unité combattante le 13 janvier 1917, il participe à l’offensive du Chemin des Dames (avril 1917).

Le 12 juillet 1917, le 49e RI est dirigé vers l’Alsace, où il demeure, occupant différents secteurs, jusqu’en mars 1918, avant d’être successivement déplacé vers l’Oise et la Meuse. Le régiment se trouve à nouveau dans l’Oise lorsque intervient l’annonce de l’armistice.

Arnaud Pomiro est rendu à la vie civile en janvier 1919.

Du fait de ses affectations à compter de son arrivée sur le front occidental (janvier 1916), Arnaud Pomiro n’est que peu exposé aux dangers du combat de façon directe. Il est d’ailleurs conscient de l’effet négatif produit sur ses camarades par ses affectations « protégées » (p.235). Il ne recherche cependant pas volontairement ces dernières, et se trouve activement engagé dans les combats des Dardanelles et du Chemin des Dames.

Comme nombre de ses compagnons d’armes, Arnaud Pomiro est un patriote. Il accueille avec fierté son intégration au régiment en partance pour le front des Dardanelles (p.47) et se montre sensible à certains aspects du cérémonial militaire (p.74). Il fait un usage régulier des qualificatifs « boche » (première occurrence p.45) et « bochie » (p.227).

La haine de l’ennemi au sens propre est cependant absente de ses écrits, et, de façon classique, le baptême du feu, reçu le 12 mai 1915, est pour lui l’occasion d’une prise de conscience et d’un rejet des horreurs de la guerre (p.118). Véritable archétype de l’instituteur de la IIIe République, il se montre sensible aux inégalités de traitement entre officiers et soldats (p.56), aux méthodes brutales employées par certains officiers (assaut lancé sous la contrainte d’une arme de poing, p.118) et condamne une influence conservatrice et cléricale qui lui semble par trop manifeste au sein du corps des officiers supérieurs (p.56, p.69, p.71, p.72). Il accueille favorablement la nouvelle de la première révolution russe (qu’il apprend le 17 mars 1917, p.254), qu’il salue comme la souhaitable substitution d’un régime parlementaire à une monarchie absolue.

Trois originalités majeures confèrent au témoignage d’Arnaud Pomiro une valeur particulière.

–          En premier lieu, l’auteur manifeste une curiosité naturelle et un sens de l’observation qui se concrétisent par des descriptions détaillées des différents lieux qu’il est appelé à traverser, en particulier au cours de l’expédition des Dardanelles : Marseille (p.43), Bizerte (p.44), la Baie de Bizerte (p.48), Malte (p.49), la Baie de Moudros (p.52), Moudros (p.59), Alexandrie (p.64), une école élémentaire égyptienne (p.71), les côtes de la Corse (p.193), le château de Mailly-Chalou (p.261). Sa curiosité s’étend également aux domaines techniques (la salle des machines d’un navire de transport, p. 45 ; le fonctionnement des « crapouillots », p.142 et p.144 ; les appareils du parc d’aviation d’Esquennoy, p.233).

–          Arnaud Pomiro se montre très attentif aux divers ragots, bruits et rumeurs qui sont colportées au sein de la troupe. Dès les premières pages de ses carnets (première occurrence 7 mars 1915, p.46), il prend en note ces informations et commente leur fiabilité. D’abord incluses dans le corps du texte, ces rumeurs font l’objet d’une rubrique spéciale au sein de ses écrits journaliers à compter du 18 avril 1915 (p.86). Cet aspect, tout à fait exceptionnel, du texte d’Arnaud Pomiro, permet de mieux cerner la nature, les modes de diffusion et le rythme de ces « informations » officieuses, souvent infondées, mais d’une grande importance pour des soldats privés de tout moyen d’appréhension globale de la situation de guerre. Les thèmes les plus fréquemment mentionnés sont l’entrée en guerre de nouvelles nations (la Grèce, par exemple, p.50, p.54 et p.154), les succès et les infortunes des opérations alliées et les prévisions quant à l’échéance du terme du conflit. Quelques jours après le déclenchement de la désastreuse offensive du Chemin des Dames, Arnaud Pomiro mentionne l’apparition de rumeurs (infondée, bien entendu) évoquant l’arrestation au titre de leur incompétence de plusieurs généraux français, dont certains auraient été exécutés (p.293 et p.295).

–          La participation d’Arnaud Pomiro aux opérations du Corps Expéditionnaire d’Orient dans les Dardanelles confère à son témoignage une valeur particulière, tant s’avèrent rares les textes décrivant cette zone de combat. À remarquer notamment sa description détaillée de la phase initiale de l’offensive (26 et 27 avril 195, p.94 et p.95), de son baptême du feu (2 mai 1915, pp.98-101) et des violents combats dans lesquels il se trouve impliqué (2 mai 1915, p.104 ; 4 mai 1915, p.106 ; 6 mai 1915, p.110 ; 8 mai 1915, p.113).

Enfin, le texte d’Arnaud Pomiro offre un éclairage supplémentaire sur l’offensive du Chemin des Dames (déclenchée le 16 avril 1917), qui vient compléter les nombreux témoignages publiés évoquant ces événements. Après avoir observé les préparatifs de l’opération – dont il tente de déduire l’ampleur en confrontant rumeurs et informations glanées dans les journaux – à compter de février 1917 (p.229 et suivantes), l’auteur décrit le premier jour de l’offensive (p.281) puis l’attaque du plateau de Californie, près de Craonne (pp.304 à 308). Les mutineries au sein de l’armée françaises, qui débutent en mai 1917, sont également mentionnées par Arnaud Pomiro, bien que son unité n’en fut jamais partie prenante. Il évoque plus particulièrement les événements qui secouent les 9e et 32e corps d’armée le 27 mai (p.318), le 18e RI le 28 mai (p.319), le 34e RI le 31 mai (p.323), le 174e RI le 18 juin 1917 (p.352). Il mentionne également le cas du mutin condamné à mort, évadé et engagé dans un long périple solitaire pour rejoindre l’Espagne Vincent Moulia, originaire comme lui du département des Landes (13 juin et 18 juin, p.347 et p.352).

Fabrice Pappola, le 25 août 2008.

Share

Weber, Jean Julien (1888-1981)

1. Le témoin

weberportrait.JPG

Jean Julien Weber est né le 13 février 1888 à Lutterbach (Alsace) dans une famille d’origine alsacienne mais ayant opté pour la nationalité française. Albert Weber, son père, ancien combattant, gueule cassée de 1870, est militaire de carrière. La profession de sa mère, Marie Hürler est inconnue. Jean Julien reçoit « une éducation secondaire française et catholique » (page 15) non dénuée d’un patriotisme à la Déroulède. Destiné à l’ecclesia, il entre au séminaire en octobre 1905 mais doit effectuer son service militaire au 35e R.I. le 7 octobre 1909. Entré au peloton des officiers de réserve le 1er octobre 1910 comme caporal, il quitte le 21e R.I. le 1er octobre 1911 avec le grade de sous-lieutenant pour achever ses études. Il est ordonné prêtre le 29 juin 1912. Rappelé le 2 août 1914, Jean-Julien Weber entre en guerre comme lieutenant de réserve de la 4e compagnie du 21e RI de Langres (il sera nommé lieutenant à titre temporaire le 3 novembre 1914), il débute la guerre dans les Vosges puis en Alsace – il légèrement blessé à la jambe au combat de Muckenbach – pour la bataille des frontières. Il participe ensuite à la défense sur la Marne avant l’enlisement d’Artois, à Notre Dame de Lorette où il subit sa deuxième blessure, au visage. Absent presque une année du front (de mai 1915 à avril 1916), il est de retour en Champagne et nommé capitaine. Puis viennent la Somme et la seconde bataille de la Marne, prélude à l’effondrement allemand et l’armistice, vécu dans les Ardennes. Survivant, l’officier-prêtre retourne enfin dans son Alsace libérée. Entre-deux-guerres, il est nommé directeur du séminaire Saint-Sulpice d’Issy puis réendosse l’uniforme en septembre 1939 et démobilisé sans combat le 23 juillet 1940. Il reprend ses fonctions religieuses pour être nommé évêque de Strasbourg le 29 août 1945. Il jouera un rôle fondamental dans l’Eglise alsacienne d’après-guerre, parallèlement à une carrière active dans la réserve dans laquelle il restera excellemment bien noté par ses supérieurs. Après avoir beaucoup écrit sur l’armée et la religion, il décède le 13 février 1981 à Strasbourg et est inhumé à Ribeauvillé (Haut-Rhin).

2. Le témoignage

weber.JPG

Weber, Jean-Julien, Sur les pentes du Golgotha. Un prêtre dans les tranchées. Strasbourg, la Nuée Bleue, 2001 319 pages.

Jean-Noël Grandhomme nous affranchit sur la démarche d’écriture : « Mgr Weber est resté toute sa vie marqué par son expérience de la Grande Guerre » (page 23). Ses cinq cahiers ont été écrits entre 1916 et 1919 sur la base de carnets tenus au jour le jour (disparus à la rédaction du présent ouvrage) complétant son récit sur la base de documents contemporains tels l’Illustration. Ils composent selon le présentateur non des « mémoires de guerre à proprement parler, mais bien plutôt d’un carnet de route à peine rédigé, (…) pas un miroir de l’âme de l’abbé Weber, mais le journal quotidien d’un officier consciencieux, en même temps que prêtre toujours » (page 24). Si l’officier-prêtre n’avait destiné ses carnets « qu’à un public familial », il avait fait part peu avant sa mort « de son désir de les faire publier un jour, « mais remaniés » (page 24). Jean-Noël Grandhomme se charge de cette édition et en précise sa méthode, ayant conservé l’architecture de l’ouvrage par chapitres chronologiques, décidés par l’auteur lui-même (la bataille des frontières, la bataille de la Marne, la Course à la mer et les combats de 1915, la Champagne après la grande offensive, la bataille de la Somme, l’année terrible, reprise de la guerre de mouvement, la seconde bataille de la Marne, et la poursuite finale et les dernières convulsions). Jean-Noël Grandhomme les a resitués dans leur contexte et a ajouté des annexes analytique (« chrétien dans la guerre ») et documentaire, un glossaire des lieux sacrés cités, d’opportunes notices biographiques, les sources, le bibliographie et les notes, le tout formant un modèle de présentation de biographie militaire.

3. Analyse

Jean-Noël Grandhomme et les éditions de la Nuée Bleue ont livré une nouvelle fois (depuis les carnets de guerre de Dominique Richert) un témoignage exceptionnel de cet officier alsacien engagé dans l’armée française. Précis, complets et formidablement enrichis, ces souvenirs fourmillent d’anecdotes et brossent un tableau d’un intérêt unique. Ainsi en est-il de sa vision des mutineries, rehaussée par sa participation au conseil de guerre. La présentation effectuée est un – voire le – modèle du genre. Précis, enrichis, non contingentés à l’homme lui-même mais à ses origines et à son environnement historique, ces carnets de guerre représentent l’archétype de ce que devrait être la présentation d’un carnet de guerre. Outre l’intérêt du témoignage de Weber, on s’imprègne des lieux, des hommes et des évènements dans cette richesse multiforme. L’écriture est irréprochable, de lecture claire et synthétique et de présentation idéale, le livre est agrémenté d’un cahier photographique central de 8 pages représentant le témoin au fil des âges.

Ainsi, l’ouvrage fourmille d’éléments utiles, d’impression et de tableaux (tel ces réservistes rappelés, « enthousiastes et ivres » (page 36), (autres vues d’alcool pages 29, 114 et 119) qui concerne également l’Allemand (page 95, 125), de pillage (pages 29, 46 et 65, 121, 178, également allemand pages 178 et 180), d’automutilation (page 54) ou le 1er alcool donné aux troupes le 15 août 1914 au col du Hantz (Vosges) (page 45), sur l’exemple (…par le sang, de l’attaque suicide voulue par un général (page 86), le tout alimentant de manière référentielle l’ethnographie du poilu. Weber nous montre la boue (page 112), les fraternisations (pages 113, 114 et 137, voir également la note 35 page 302 sur les fraternisations de Noël citées par Eugène Pic dans Norton-Cru), l’horreur des morts piétinés dans la boue des tranchées, du pillage et de la mutilation de cadavre allemand (page 121), les espions (page 122), la folie (française tel ce caporal rendu fou par les bombardements page 128 ou allemande tels ceux, rendus fous par un bombardement et assassinés par les Français qui les avaient fait prisonniers (ont-ils été tués du fait de leur folie ?) page 183), les mutineries, notamment du 370e R.I. (de la page 168 à 172) et son rôle dans un conseil de guerre (voir aussi le jugement et la condamnation pages 173 à 176). Il décrit le comportement charitable du soldat français envers les prisonniers et blessés allemands (page 195). Le témoin nous donne également une explication du silence du permissionnaire (« Une permission n’a pas d’histoire », non-dit récurrent chez le soldat, page 184), son sentiment sur la décoration : « Les récompenses gagnent à être immédiates » dit-il page 194. Sans oublier la foultitude de renseignements de technique militaire, d‘armement et de liaisons interarmes. Ainsi par exemple il évoque la compagnie franche La Vosgienne (voir par ailleurs la notice consacrée à cet ouvrage par Jean-François Jagielski) (pages 200 et 203) ou les sections spéciales de discipline (page 220). Enfin pour lui l’Armistice est « subit, étonnant, incroyable » (page 237). Dès lors, entrant au Luxembourg – ce qui est peu rencontré par ailleurs dans les témoignages – il nous renseigne sur le traitement des pays envahis (page 238).

Sur la base des réflexions de Weber, Jean-Noël Grandhomme nous renseigne également très opportunément sur l’aumônerie et le statut militaire des prêtres de 1870 à 1914 (sur la théorie voir note 7 page 315 et sur la pratique, page 241) et la loi de 1889 portant sur le service armé des prêtres (page 253), le choix du prêtre sous l’uniforme : aumônier, auxiliaire de santé ou combattant (page 254), le concept théologique de la « guerre juste » (page 248), le néopaganisme du culte de l’armée après 1870 (page 253), la « rumeur infâme » qui voulait que les prêtres avaient déclenché le conflit après entente avec les Allemands, puis, embusqués, pratiquaient des conversions forcées et laissaient mourir les incroyants (page 255). Grandhomme rappelle (page 256) que 4 500 à 5 000 prêtres sont morts pendant la Grande Guerre (voir note 31 page 318) soit 14 % des prêtres mobilisés. Enfin Weber fait le bilan de cette guerre, résumant les peurs du soldat (page 265) et pourquoi les soldats ont tenu (page 266).

4. Autres informations

Sur sa biographie et sa bibliographie sommaires, outre la page 291, voir http://fr.wikipedia.org/wiki/Jean-Julien_Weber

Yann Prouillet, août 2008

Share

Lerouge, Marcelle (1901-1974)

1. Le témoin

lerougeportrait.JPG

Née le 15 février 1901 à Bois-Colombe (Hauts-de-Seine) dans une famille d’origine lorraine, Marcelle Lerouge est fille unique de Jules Eugène, chef de bureau d’assurances et de Marguerite Huard, semble-t-il sans profession. Elève au lycée Jean-Racine de Paris, elle a 13 ans lorsque qu’éclate la Grande Guerre et c’est dès le 1er août 1914 qu’elle débute un journal. Après avoir suivi sa famille en exode de Bois-Colombe à Paris puis à Caen pour rentrer le 28 septembre 1914, elle décrit la guerre dans l’ouest parisien mais également à Ancerville (Meuse), où demeure sa grand-mère, et où elle vient en vacances. Là elle côtoie plus intimement la guerre, devenant même en février 1917, marraine de soldat (Albert Sainte-Croix, Meurthe-et-Mosellan de la classe 16). Marcelle Lerouge décède le 24 février 1974.

2. Le témoignage

lerouge1.JPG

Lerouge, Marcelle, Journal d’une adolescente dans la guerre 1914-1918. Paris, Hachette, 2004, 495 pages.

Jean-Yves le Naour, qui présente l’ouvrage dans une longue préface, indique que Marcelle n’a pas tenu de journal en dehors de la période de guerre. Son écriture évolue toutefois avec le temps : « dans les premiers mois, mis à part quelques rares défaillances en octobre et novembre 1914, Marcelle est extrêmement régulière et rédige quotidiennement ses cahiers, le soir, après ses cours au lycée Jean-Racine. Mais le 1er janvier 1916, elle décide de ne plus tenir son journal qu’une fois par semaine, le dimanche. (…) En 1917 et 1918, enfin, les entrées du journal ne sont plus que bimensuelles mais toujours à date fixe, avec cette régularité de bonne élève qui la caractérise » (page 9). Le préfacier complète sur la justification d’écriture et son support : « Marcelle y fait le choix de raconter la guerre plus que de se raconter elle-même, mais les quelque vingt-deux cahiers qui forment son journal constituent indéniablement un témoignage de valeur sur la vie quotidienne d’une jeune fille issue d’un milieu bourgeois et patriote durant les quatre années du conflit, et plus encore sur la représentation de la guerre à l’arrière, à travers la lecture de la presse d’information. De fait, il ne s’agit pas d’un véritable journal intime » (page 9). En effet, Marcelle Lerouge « ne se confie pas », « ne considère pas son journal comme le lieu d’expression libre de ses sentiments personnels » (page 10).

3. Analyse

Quasi uniquement constitué de la reproduction d’une presse entre désinformation et bourrage de crâne, la place réservée au journal personnel de Marcelle Lerouge se révèle étique. En effet, peu d’informations sur sa vision et ses impressions du conflit transpirent de ses pages formatées à l’esprit de la propagande d’Etat dans un journal qui se veut consigner tant les évènements généraux que connaît le monde que les micro évènements familiaux qui ponctuent son quotidien. Dès lors, elle se fait l’écho des idées et des évolutions de son temps, reflet d’une opinion sociale uniquement forgée par la presse, et s’érige en chroniqueuse des évènements parisiens du temps de guerre, surtout marqués par les bombardements et les privations. Son écriture est celle d’une spectatrice de la guerre par procuration. La période écrite s’étend ainsi du 1er août 1914 au 11 novembre 1918. Jean-Yves Le Naour justifie toutefois l’édition de cet ouvrage comme complétif dans l’absence éditoriale des journaux d’adolescents. Certes l’auteure est en guerre mais elle est tant vécue par la procuration médiatique, si peu directement éprouvée au gré des raids d’aéronefs sur Paris, qu’elle apparaît tragiquement éloignée. Et Jean-Yves Le Naour, conscient de cette faiblesse, de rappeler que « Le journal de Marcelle, loin d’être intime, est presque entièrement consacré aux évènements politiques, militaires et diplomatiques » (page 19). Dès lors, l’analyse politique est inintéressante et d’une naïveté là aussi relevée. Car l’enfant croît en tout, ne comprend pas tout et sombre dans la lassitude dès 1916, regroupant les dates et ne donnant plus pour l’année 1918 que 34 pages. Même si on peut analyser, dans le conformisme certain de ces pages, l’écriture adolescente, la pression médiatique sur la psychologie civile, la perception des hommes politiques, les conditions de vie filigranées de la bourgeoisie parisienne patriotique, bref, l’apport à la « culture de guerre », ces questions sont toutefois à extraire de cet étalage paraphrasé de la guerre de mauvaise presse. Peu annoté, quelques erreurs de transcription ne sont pas commentées (tels Carton de Wiarf page 105 ou La Razée page 249) et le livre n’est pas illustré outre la reproduction d’une page manuscrite et d’un portrait de l’auteure en première de couverture.

4. Autres informations

Rapprochements bibliographiques – journaux d’enfants ou d’adolescents

Congar, Yves, Journal de la guerre 1914-1918 de l’enfant Yves Congar. Paris, Cerf , 1998, 287 pages.

Cremnitz (Mme), Journal d’une petite alsacienne. Paris, Boivin, 1915, 315 pages.

Genestoux, M. du, Noémie Hollemechette. Journal d’une petite réfugiée belge. Paris, Hachette, 1918, 184 pages.

Nin, Anaïs, Journal d’enfance. 1914-1919. Tome I. Paris, Stock, 2001, 418 pages.

Prache, Gaston, Dans mon pays envahi. (Journal d’un adolescent). (Deux tomes). Paris, Hélène Humeau, 1968 et 1969.

Yann Prouillet, août 2008

Share

Adam, Frantz (1886-1968)

1. Le témoin

Né le 1er janvier 1886 à Bourg-en-Bresse (Ain) dans une famille catholique aisée, Frantz Adam est un psychiatre confirmé lors de l’entrée en guerre (il est médecin adjoint des asiles et présente les thèses estudiantines dans la revue critique médicale de la faculté de Lyon 1912-1913). Son frère André (Bourg, 7 janvier 1894 – Pont d’Ain, 15 mars 1978), également combattant, fait prisonnier le 22 juin 1915, deviendra après guerre curé puis aumônier à Bourg. Médecin aide-major au 23ème R.I. de Bourg à la mobilisation, Frantz Adam passe médecin-major en novembre 1917. « Type extrêmement brave et modeste » (voir infra, Saint-Pierre, page 1083), il est manifestement apprécié de ses hommes qui le surnomment « Papa Adam » (voir infra, Dana, page 20). Après-guerre, il entre à l’hôpital psychiatrique de Rouffach en Alsace, dans lequel il fait toute sa carrière, et devient un aliéniste réputé jusqu’à sa mort en 1968, ayant institué la doctrine « soigne et traite chaque malade comme si il était ton père, ton frère ou ton fils ». Après avoir édité ses souvenirs (1931), il continue de publier tant sur l’âme alsacienne (1932) que sur la médecine psychiatrique (1937, 1941) jusqu’à sa retraite prise le 1er janvier 1956. Retiré en région parisienne, il décède en 1968 à Villejuif (Val-de-Marne) et est enterré au cimetière de Vanves (92).

2. Le témoignage

adam1.JPG adam2.JPG

Adam, Frantz (dr), « Sentinelles… prenez garde à vous… ». Souvenirs et enseignements de quatre ans de guerre avec le 23ème R.I. Paris, Amédée Legrand, 1931, 193 pages. Deuxième édition (même éditeur, 206 pages) la même année augmentée d’une carte de son parcours de guerre et d’une lettre à Norton Cru (12 pages). Il a lu Norton Cru et avoue que ce dernier l’a obligé à l’exactitude du témoignage, ce qui semble indiquer que son ouvrage a été écrit entre 1929 et 1931. Aux datations ponctuelles mais à la toponymie respectée, ses souvenirs permettent de suivre le témoin dans une narration par tableaux enrichis d’analyses. L’ouvrage n’est pas illustré.

3. Analyse

Le docteur Frantz Adam, qui vit la mobilisation à Châlons-sur-Marne, intègre le 23e R.I. qui s’est stabilisé dans les Vosges au début de novembre 1914. Il est médecin aide-major de 2e classe de réserve du 1er bataillon (cdt Rosset). Il participe à l’organisation d’un secteur qui va devenir terrible, celui de la Fontenelle au Ban-de-Sapt. D’autres lieux vont suivre ; la Somme, Verdun, le Kemmel ou les Flandres dans lesquels l’officier fait son travail avant d’être promu médecin-major, en 1917. Ses souvenirs sont alors le prétexte à dissection de son environnement, afin d’en tirer des enseignements. Sa préface rappelle sa longue « carrière » de combattant au 23e R.I., qu’il intègre le 11 novembre 1914. Responsable d’ambulance dans la commune de Saint-Jean-d’Ormont, il assiste à la formidable organisation défensive de ce contrefort des Vosges, jusqu’au col d’Hermanpère. Quand, le 22 juin, les Allemands déclenchent sur la cote 627 de la Fontenelle une attaque qui décime 452 hommes du régiment en quelques heures, il est du nombre. Lui-même, alors qu’il soigne sous l’obus, est gravement blessé aux jambes par un 210. De son lit d’hôpital, à Bourg, il apprend que la Fontenelle a été reprise. De retour en secteur à l’entrée de l’hiver, il reprend sa tâche sur une cote 627 pacifiée mais toujours mortifère, quotidiennement. Le 20 décembre 1915, il participe avec son régiment au tragique Noël sur le Vieil Armand, qui coûtera encore 24 officiers et 907 hommes. Début juin, le 23ème quitte les Vosges pour entrer dans l’enfer de la Somme, en avant de Curlu : « pour la troisième fois en treize mois » le régiment est à terre, perdant 519 hommes. Viennent ensuite l’Argonne, secteur de la Harazée, la Champagne, devant Reims, puis Fère-en-Tardenois où il assiste aux pénibles « manifestations d’indiscipline ». C’est après Verdun, secteur Tahure, côte du Poivre, à partir de juin 1917 et le terrible Kemmel, secteur des Monts de Belgique, jusqu’à l’été 1918. Entre temps, il a été nommé, à sa grande surprise, médecin-major en novembre 1917 : « officier depuis un peu plus de trois ans seulement, n’ayant que dix-huit mois d’ancienneté dans le grade précédent, je crus à une erreur, voire à une plaisanterie… » (page 146). Le 17 juillet 1918, il est dans la forêt de Villers-Cotterêts où le régiment continue de souffrir. Les derniers mois de guerre sont mouvants et c’est non loin de l’Escaut, à Maereke-Kerkhem, aux côtés du 15-2, qu’il apprend l’armistice. La guerre n’est pas finie, il pénètre en Allemagne, à Aix-la-Chapelle en vainqueur, le 7 décembre, devant une « population (…) dans les rues (…) correcte, presque sympathique à notre entrée triomphale » (page 189). Frantz Adam entre, le 21 décembre 1918, comme médecin à l’asile de Rouffach en Alsace. Sa guerre est terminée.

Outre le témoignage d’un médecin du front, ce livre fournit à l’Historien le regard d’un témoin honnête et observateur dont la volonté est de tirer des enseignements du conflit qu’il a traversé. La large évocation du front vosgien, – où le régiment a passé deux années – moins évoqué dans la littérature de guerre, vient renforcer l’intérêt de ces souvenirs de guerre. Car Frantz Adam s’avère être un fin analyste et un narrateur attachant de son expérience de guerre. Il critique les situations générales comme particulières ainsi que les visions littéraires du front, n’hésitant pas à fustiger les mauvais témoins, allemands notamment (pages 82 et 83). Il a des avis, notamment sur les mutineries, longuement évoquées (page 123 à 127), est sincère et honnête dans sa démarche. Aussi, peu d’erreurs (sauf pages 87 et 101 sur la mort de l’abbé Roux et « ressuscité » sur la Somme) mais surtout de nombreux enrichissements bibliographiques et comparatifs, tant Adam veut étayer ses dires de sources et de chiffres, ponctuent cet excellent témoignage. Au final, cet ouvrage, trop court, est une pièce essentielle du témoignage combattant, tant pour le point de vue d’un médecin du front, que pour celui d’un poilu lucide et doué d’esprit critique et d’analyse. Il est de qualité nettement supérieure à son homologue Bussi-Taillefer (in Les campagnes de Mulhouse et les combats dans les Vosges) dont il est le complétif intéressant au niveau de la chronologie de la narration mais n’a pas toutefois la puissance descriptive d’un Voivenel ou la justesse d’écriture de Duhamel.

Nombre de descriptions, dont et pour cause la plupart médicales, certes sommaires sont éclairantes ; calme de la mobilisation à Châlons-sur-Marne et vue de déserteurs alsaciens (page 15), évocation de l’état sanitaire des hommes du 75e R.I. à Ban-de-Laveline (Vosges) le 20 août 1914, aux espadrilles remplaçant les godillots (page 18) et fatigue du soldat (page 39), il évoque également le combat par intermittence : il faut « détromper les jeunes générations se figurant volontiers qu’à la guerre on passe son temps à s’entr’égorger » (page 43). Il disserte aussi sur la peur (page 44), les lettres au front (page 47), l’alcool, avec une différence entre Français et Allemands (page 82), la défécation (page 82), l’odeur du soldat (page 111), le suicide et les accidents par noyade (page 116) ou grenades (page 118), les infections nosocomiales (page 162) illustrant les autres façons de mourir en guerre avant de s’étonner que « …ce 11 novembre 1918 ne différa pas sensiblement, au Front, d’un autre jour de guerre » (page 178).

Dans la seconde édition, sa lettre à Norton Cru, empreinte d’adhésion et de contestation, lui reproche ses analyses sur le pacifisme d’après-guerre, précisant que les enfants des poilus « ne savent pas grand-chose de la guerre » (page 200) et que le désarmement n’empêchera pas la prochaine guerre.

4. Autres informations

Bibliographie de l’auteur

Adam, Frantz (dr), « Voyons…, de quoi s’agit-il ? » (Foch). La question d’Alsace-Lorraine exposée aux anciens combattants ». Paris, Amédée Legrand, 1932, 145 pages où l’on retrouve la verve de l’auteur, dans une vivante analyse, de même présentation, sur la question d’Alsace.

Rapprochements bibliographiques

Saint-Pierre, Dominique, La Grande Guerre entre les lignes. Correspondances, journaux intimes et photographies de la famille Saint-Pierre réunis et annotés par Dominique Saint-Pierre. Tome I : 1er août 1914 – 30 septembre 1916. Tome II : 1er octobre 1916 – 31 décembre 1918. Bourg-en-Bresse, M&G éditions, 2006, 794 et 825 pages. Adam y est cité pages 434, 629, 1083 et 1084.

DANA, Jean-Yves, J’ai vécu la première guerre mondiale 1914-1918. Paris, Bayard Jeunesse, 2004, 96 pages. « Papa Adam » y est cité page 20 par Claude-Marie Boucaud, l’un des derniers anciens combattants, qui s’en souvenait encore en 2003.

Il est cité pages 83, 85, 87, 89, 91, 93, 95 et 97 dans l’organigramme d’unité de l’historique du 23ème régiment d’infanterie au cours de la guerre 1914-1918. Paris, Fournier, 1920, 140 pages.

A noter deux de ses citations in Les médecins aliénistes et la guerre, cité par http://.bium.univ-paris5.fr/

Yann Prouillet, juillet 2008

Complément : Frantz Adam, Ce que j’ai vu de la Grande Guerre, photographies présentées par André Loez, postface d’Alain Navarro, Paris, AFP & La Découverte, 2013.

Share

Goudareau, Emile (1880-1961)

1. Le témoin

Né à Avignon le 4 juillet 1880 dans une famille de notables catholiques légitimistes. Son grand-oncle Albin Goudareau (1800-1889) avait correspondu avec Montalembert. Son père, Jules, était compositeur et critique musical. Emile fit son noviciat à Aix-en-Provence, puis poursuivit ses études en Angleterre pour devenir jésuite. Il fut ordonné prêtre à Hastings en 1913. A la mobilisation, il était brancardier au 58e RI d’Avignon. Il se blessa en février 1915 en allant ramasser des blessés (voir plus bas). En juillet, il passa mitrailleur au 111e RI, puis à nouveau au service de santé (voir plus bas), et fut fait prisonnier avec une partie du régiment près d’Avocourt, à l’ouest de Verdun, en mars 1916. Interné dans divers camps, dont celui de Darmstadt. Rapatrié en mars 1918, démobilisé en mars 1919. Après la guerre, il passa près de trente ans au Caire, notamment comme professeur de philosophie et de théologie au collège de la Sainte-Trinité. Il mourut à Bastia le 20 janvier 1961.

2. Le témoignage

La base du témoignage est constituée par les lettres adressées à sa famille ; elle est complétée par d’autres lettres adressées à des jésuites, conservées aux Archives de la Compagnie de Jésus à Vanves. Son petit-neveu Jacques Félix les a éditées et commentées dans un mémoire de Master 2 soutenu à l’université de Toulouse Le Mirail en 2006 : Edition critique de la correspondance de la Grande Guerre d’Emile Goudareau s. j. à sa famille et à d’autres pères jésuites entre 1914 et 1917, tome 1 Mémoire et corpus, 183 p., tome 2 Annexes. La transcription des 60 lettres de guerre (du 19 septembre 1914 au 18 mars 1916) occupe les pages 35 à 82 du tome 1 ; celle des 33 lettres de prisonnier (du 10 avril 1916 au 5 septembre 1917), les pages 87 à 105. L’index des noms propres figure dans ce même tome 1, p. 177-178.

3. Analyse

– Une longue lettre, adressée à son frère Joseph le 17 novembre 1915, est riche d’enseignements divers. Il décrit d’abord ce qu’il appelle « le milieu » : « Il est médiocre : recrutement du Var ou de Corse. Beaucoup de Corses. Classes jeunes, très bruyantes, et qui ne valent pas comme rapports les bons pères de famille ardéchois de l’an dernier. Esprit religieux nul ou à peu près ; esprit de sacrifice à l’avenant. Poincaré est un bandit, et vivement la paix ! Car Poincaré, je ne sais pourquoi, est tenu pour l’auteur responsable de la guerre. Pour le reste, pas trop mauvais garçons. J’ai fait connaissance avec un avocat de Grenoble, très religieux, très bien élevé, et qui est venu à moi comme s’il me connaissait depuis longtemps. Il m’a introduit chez une famille de braves paysans du cru [à Montzéville, près de Verdun] qui m’ont dit et répété que j’étais chez moi chez eux, et que j’y pouvais venir écrire, me chauffer, causer, etc., prendre une tasse de café, car ils font comme tous les gens du pays le petit commerce. » Il décrit ensuite la tranchée, à l’aune d’une propriété familiale dans le Gard : « Imagine-toi une vraie petite ville, avec ruelles et maisons, et une ligne continue de remparts crénelés. Dans chaque créneau, un fusil. Suppose que le village souterrain soit bâti dans les marronniers de Trois-Fontaines. Les Boches sont à Bagatelle, Bagatelle étant ici une hauteur boisée. Seulement ils ont jeté en avant dans le plantier, en l’espèce dans le terrain herbeux en pente douce qui descend jusqu’à nous, un grand boyau perpendiculaire qui aboutit à une tranchée recourbée aux deux bouts. De sorte qu’à 100 m environ de mon blockhaus, sur ma droite, nos poilus sont nez à nez avec eux, à moins de 10 m : suppose que tu sois au mur des marronniers regardant vers Jonquières, et que les Boches soient au jardin de Pierre ou même plus près. » Il évoque ensuite les torpilles qui font beaucoup de bruit et de mauvaises blessures. « Mais dans ce dédale de boyaux et d’abris, c’est assez difficile de toucher, et il ne peut y avoir de mal sérieux qu’avec un bombardement prolongé. » « La majeure partie du temps se passe en corvées », ajoute-t-il.

– En effet, une grande partie de la correspondance évoque les divers travaux : transport de matériaux, construction et réparation des boyaux et des abris, corvées de soupe… « La guerre que l’on fait ici n’est plus qu’un service de caserne, à 2 ou 300 m de l’ennemi, avec de temps en temps quelques épisodes sanglants, et chaque jour quelques petits risques. Ce qui absorbe le temps et les forces, ce sont les corvées, les revues, les appels, au cantonnement des exercices avec maniement d’armes et pas de gymnastique. » Décembre 1915 : « Nous menons en ce moment une vie éreintante, et qui nous laisse à peine le soir une heure ou deux. Les pluies effrayantes qui tombent depuis six jours ont bouleversé et à demi détruit le travail de six mois : les abris s’effondrent, les boyaux sont remplis d’eau et de boue, les tranchées s’éboulent. Il faut réparer tout cela et nos réparations s’effritent sous la pluie de la journée. Nous en avons pour longtemps. On fait main basse sur tout homme disponible. De sorte que mon nouveau travail est un travail de terrassier. Nous nous levons à 4 h, nous partons à 5 h et nous ne revenons le soir que vers 6 h. Sauf le temps de dîner, tout le reste du temps se passe la pelle à la main. Ces jours-ci, j’ai vraiment passé les jours les plus durs que j’ai encore eus. Pluie torrentielle ininterrompue ; nous étions dans des fossés, les pieds dans l’eau, avec une terre à creuser argileuse et visqueuse qui collait à la pelle ; pour qui ne regarderait que l’extérieur des choses, c’est un bagne, il n’y manque pas même l’accompagnement obligé du blasphème à jet continu. A certains moments, la détresse morale est grande. Si la pensée de Dieu pour qui on souffre, et qui nous en tiendra compte, n’était pas loin on se laisserait aller au découragement. Mais heureusement il est là, et on tiendra bien le temps qu’il faudra avec son aide. »

– En fait, il avait connu pareils travaux et pareille lassitude dans son premier régiment, ainsi que le montre la lettre du 3 janvier 1915 adressée à son frère Albin : « Depuis quelques jours nous avons pluie continuelle ; nous pataugeons avec résignation dans une boue liquide : nos souliers sont durs comme du fer, et nos chaussettes toujours mouillées. Quand cela finira-t-il ? » Albin étant mobilisé malgré une santé fragile, Emile lui souhaite de trouver une place dans un bureau, évoquant même l’éventualité d’un piston par un homme influent de la famille (1er septembre 1915). Lui-même, car « on a besoin ici de se remonter le moral », a recours à ce qu’il nomme « belle littérature », les journaux, avec notamment « les articles de Barrès, Bazin et autres du même genre ». C’était le 3 janvier 1915 ; les deux auteurs cités appartiennent à la même ligne de pensée que celle de la tradition familiale ; on ne sait pas si Emile Goudareau a évolué sur ce point. La lettre du 12 janvier 1916 (voir plus bas) laisse apercevoir un certain éloignement des positions de la « belle littérature ».

– De l’hôpital d’Agen, le 21 mars 1915, à un autre père jésuite, à propos de sa blessure : « Vous savez peut-être qu’il y a aujourd’hui juste un mois, je me suis troué la moins noble partie de ma personne à une baïonnette en rampant sur le terrain pour ramasser des blessés. Blessure inélégante. On m’a donné la médaille militaire pour ça. Je suis ainsi entre deux excès d’ignominie et d’honneur. Je souffre beaucoup ; il s’est formé une série d’abcès qu’on a largement ouverts, et on a placé un drain dans la plaie. Voilà un mois que cela dure. Je ne sais guère souffrir en douceur, et j’ai bien besoin de vos prières. »

– On a remarqué l’importance des allusions à Dieu, aux prières. Emile Goudareau est un prêtre sur le front ; il pense et il agit comme tel. Il relate des conversations avec des protestants, avec des incroyants. Un de ceux-ci, sous-lieutenant, sort bravement de la tranchée au moment de l’attaque : « Je lui avais promis d’aller le chercher dès qu’il tomberait. J’y allai, en effet, en rampant ; je me couchai près de lui, espérant qu’à ce moment-là la confession ne serait pas refusée. Mais il était déjà si certainement mort que je ne pus même essayer l’absolution sous condition. Je vous assure qu’en ramenant son corps j’avais envie de pleurer. Cet incroyant avait été magnifique. L’était-il bien, il est vrai, incroyant ? Et que s’est-il passé entre Dieu et lui à ces derniers moments ? » (lettre au père Dauchez, 24 avril 1915). Emile Goudareau confesse les croyants avant l’attaque. Il dit la messe, regrettant que l’assistance comprenne plus d’officiers que d’hommes de troupe (19 octobre 1915). Un paragraphe d’une lettre à son père, le 29 novembre 1915, contient une intéressante remarque sur l’autorité que donne à la parole du prêtre sa proximité du danger : « Je suis retombé dans le service de santé ; voilà pour répondre à Albin qui m’écrivait : « Un prêtre mitrailleur, quel renversement des choses ! » Il faut croire que la providence a été de son avis, car cette nomination de brancardier m’est arrivée sans la moindre démarche de ma part, uniquement sur le désir de l’aumônier divisionnaire qui est allé demander pour moi un peu de temps afin que je puisse m’occuper un peu plus activement du service de la chapelle. On lui a répondu par cette nomination. Je ne pouvais pas refuser ; c’eût été être vraiment dans l’erreur que de vouloir faire le soldat alors qu’on nous demandait de rester dans le rôle que l’Eglise désire pour nous, et qui est de faire le prêtre auprès des soldats. Pourtant, je regrette la vie plus dangereuse du blockhaus qui me donnait le droit de parler avec plus d’autorité aux poilus, mes auditeurs du soir dans mon grenier. »

– Une évolution ? Peut-être apparait-elle dans cet extrait de la lettre du 12 janvier 1916 à son père : « Vous me dites que Paul avait à Avignon la nostalgie du front. C’est qu’il est un peu de ceux que la guerre a campés et établis dans la vie, avec ordonnance, solde, et sport de grand seigneur [l’aviation]. Pour le pauvre diable qui fait métier de corvéable, et bien souvent de domestique, la guerre apparaît de plus en plus ce qu’elle est en réalité, le fléau des fléaux. Peut-être ne se doute-t-on pas assez de la jalousie et de la haine qui s’accumule dans le cœur du plus grand nombre, et Dieu veuille qu’après la guerre il n’y ait pas à se régler de terribles comptes. »

Rémy Cazals, juillet 2008

Share

Martin, Albert (1866-1948)

1. Le témoin

Albert Martin, qui avait des grands-parents originaires de Beaurieux (Aisne), était chirurgien à Rouen lors de la déclaration de guerre. A 48 ans, il fut d’abord mobilisé à l’Hôtel Dieu de cette ville, avant de devenir le médecin chef de l’ambulance 9/3, détachée auprès du 1er CA. Il eut comme adjoint Georges Duhamel qui, dans ses livres, fit passer les choses vues à l’ambulance « au miroir de l’art ». Albert Martin quitta l’Avant en avril 1917. Il fut ensuite, en Normandie, un chirurgien actif, créateur de la clinique Saint-Hilaire à Rouen, et un agriculteur moderne, président de diverses institutions.

2. Le témoignage

Pendant la guerre, il écrivait régulièrement à sa femme. Cette correspondance constitue la base du livre Un énergique et enthousiaste ‘Homme de cœur’ rouennais : Albert Martin (1866-1948). Souvenirs d’un chirurgien de la Grande Guerre, présentés par le Docteur Pierre-Albert Martin [son petit-fils], avec une préface de Mme le Professeur Arlette Lafay, et une postface de M. Le Professeur Bernard Tardif, Luneray, Editions Bertout, « La mémoire normande », 1996, 239 p., illustrations. La correspondance originale y occupe les p. 19 à 168, suivie d’un « Rapport d’Albert Martin sur le fonctionnement intensif de l’ambulance 9/3 sous Verdun », p. 201-230. Quelques documents, parmi lesquels des lettres de ou à Georges Duhamel, complètent l’ouvrage.

3. Analyse

– S’il y eut des médecins culpabilisés de ne pas participer aux combats, et d’autres « accrochés à l’arrière », beaucoup, comme Albert Martin [et Prosper Viguier, voir cette notice] étaient fiers de servir comme médecins, malgré le sentiment d’impuissance devant les problèmes insolubles. Albert Martin savait qu’il devait effectuer une « chirurgie de guerre brutale », « ingrate, décevante et pénible » (p. 92). Au début de la guerre, il en rendait responsable « l’ignoble Kaiser », pour qui il se sentait pris d’une « haine féroce », ainsi que pour « la majorité de la race allemande qui le suit, qui s’imagine être d’essence supérieure, faite pour dominer et domestiquer le reste du monde » (p. 53). Quoi qu’il en soit, les Allemands seront soignés comme les Français. L’un d’eux, Théodore, s’est fait des amis français à l’ambulance, anciens ennemis qu’il appelle « Camarades » et qui le considèrent comme tel (p. 146). Il rend tellement de services que, quoique guéri, le médecin chef tient à le garder.

– Les rythmes du travail sont très irréguliers. « Ou bien c’est le désœuvrement ou bien c’est le surmenage ! Il n’y a pas de milieu ; il est de fait qu’il ne peut guère en être différemment. C’est la même chose pour le combattant » (p. 109). Dans les phases de surmenage : « Ce qui est terriblement pénible c’est l’esprit de décision qu’il faut toujours tenir en éveil ; sacrifier un membre, souvent deux, quelquefois trois pour sauver une existence, c’est une situation qui rend soucieux ceux à qui en incombe le devoir » (p. 167).

– La phase la plus difficile fut celle de Verdun, du 28 février au 8 avril 1916. En trois semaines, l’ambulance pratiqua plus de mille opérations graves. Le rapport sur Verdun donne des précisions sur les armes ayant causé les blessures (sur 1045 blessés, 1004 par éclats d’obus et 41 par balles), sur les types d’opérations, la mortalité, l’importance du travail en équipe et de la qualité des installations [comme Prosper Viguier, Albert Martin a un sens poussé de l’organisation]. Il montre comment le casque limite les dégâts, comment il faudrait réduire le temps de transfert des blessés vers les ambulances. Il critique les modes et la recherche du sensationnel en installant des postes chirurgicaux dans les lignes ou en cherchant la guérison extraordinaire. Il indique aussi le temps nécessaire pour creuser les tombes et confectionner les cercueils (p. 225).

– Diverses remarques :

. Une accalmie sur le front : « On croirait vraiment que, par une sorte de convention tacite, les artilleurs se taisent. Ils semblent dire : si tu ne tires pas, je ne tirerai pas non plus » (p. 62).

. Un suspect de mutilation volontaire passant en conseil de guerre (p. 70). On n’a pas de certitude ; il ne faut pas risquer de faire condamner un innocent.

. Un blessé français survivant après avoir été attaqué par surprise, au couteau, par trois Allemands. Lardé sur tout le corps, il n’est pas mort (p. 74).

. L’ordre de mettre à l’abri à l’ambulance les pères de famille nombreuse (p. 120). Mais il reste beaucoup de curés : 8, le 1er septembre 1916 ; 11, le 27 novembre. « Je trouve, écrit Albert Martin, que onze curés sur trente-huit hommes, c’est tout de même exagéré » (p. 138).

. Sur la fin, le chirurgien se montre sensible à l’existence du bourrage de crâne, côté allemand par La Gazette des Ardennes (p. 144), côté français par Le Petit Parisien, par exemple (p. 143).

. En janvier 1917, sept à huit blessés sur dix sont cultivateurs (p. 147).

. Quelques jours plus tard (p. 149), il note que dire qu’il faut se battre jusqu’au bout pour que la génération suivante ne connaisse pas la guerre, « c’est le raisonnement qu’on fait pour se donner du cœur et pour tenir ».

Rémy Cazals, juillet 2008

Share

Lamothe, Louis (1887-1962) et Dalis

1. Le témoin

Né le 10 février 1887 à Mayrinhac-Lentour (Lot) dans une famille d’agriculteurs. Titulaire du certificat d’études. Catholique pratiquant par habitude, il épouse une femme pieuse, Dalis, le 21 novembre 1911. Le couple exploite avec les parents de Louis la ferme familiale de 25 ha au hameau de Sarrouil, commune de Loubressac, dans la partie Nord du département du Lot. Un enfant, né en 1912, mort en 1920. Deux autres enfants après la guerre.

Mobilisé le 2 août au 339e RI. A Gap, du 9 au 19 août ; en Lorraine, d’août 1914 à septembre 1915 ; en Champagne d’octobre 1915 à avril 1916 ; secteur de Verdun d’avril à août 1916 ; en Lorraine, de septembre 1916 à octobre 1917 ; en Italie, d’octobre 1917 à avril 1918 ; puis dans la Somme.

2. Le témoignage

Le corpus comprend 159 lettres de Louis à Dalis, 11 lettres de Dalis à Louis, et un petit carnet de 82 pages intitulé « Mes mémoires sur la guerre de 1914-1919 », écrit visiblement d’après des notes quotidiennes souvent reproduites telles quelles, mais qui s’arrête brusquement au 1er juillet 1915. Une arrière-petite-fille du couple, Edith Montil, a retrouvé les documents et les a utilisés pour un mémoire de maîtrise soutenu à l’université de Toulouse Le Mirail en septembre 2003 : De la ferme du Causse aux tranchées de la Grande Guerre : itinéraires d’un couple de paysans quercynois, Dalis et Louis Lamothe, 233 p. + Annexes. Un deuxième tome de 110 pages contient la retranscription intégrale des lettres et du carnet. Le premier tome contient des index correspondant aux lettres et au carnet : index thématique (p. 225-230) ; index des noms de lieux (p. 231-233). Egalement les photos de Louis et de Dalis.

3. Analyse

Quelques thèmes relevés dans la correspondance :

– Dès le départ, c’est le paysan qui parle (19 septembre 1914) : « Enfin, vous devez être bien gênés de mon absence, mais faites ce que vous pourrez et le reste attendra. Vous n’êtes pas les seuls car il doit manquer beaucoup d’hommes au pays. »

– Très vite, il est marqué par les pertes énormes. 19 septembre 1914 : « la plus grande partie des classes rentrées après nous [sont] allées remplacer les morts et les blessés de l’active ». 30 juin 1915 : « Tu me dis que le fils de Vernay et le fils de la couturière se sont engagés à partir de suite dans l’artillerie. Ils ont peut-être eu raison, quelqu’un leur a bien conseillé, l’artillerie est bien moins au danger que l’infanterie. » 1er septembre 1915 : « C’est bien malheureux, je pense que si ça dure tout le monde y restera. […] J’ai vu beaucoup de morts à mon régiment et presque tous étaient mariés et pères de famille. C’est terrible de voir des choses pareilles et que rien ne puisse arrêter cette boucherie. » 22 septembre : « Tu me demandes ce que je pense de cette guerre, je te dirai que je n’y connais pas grand-chose. Les Russes reculent toujours, et nous, nous sommes toujours à la même place depuis un an. Ce n’est pas sans doute par les armes qu’elle se terminera. Il s’agirait de savoir quel est celui qui tiendra le plus longtemps question d’argent, de vivres et de munitions. On ne peut guère se reporter sur les journaux car ils ne disent guère que des mensonges. »

– Dès le 25 septembre 1915, on trouve dans une lettre de Louis ce thème présent dans quelques autres témoignages : « Je comprends bien que vous n’avez pas beaucoup de grains, mais pourvu que vous en ayez presque pour vous suffire c’est le principal. Je voudrais bien que personne n’en ait que pour eux, la guerre finirait peut-être plus tôt. » Il y revient le 6 février 1916 : « Je vois bien que vous n’avez pas de goût au travail et vous avez bien un peu raison. Je voudrais que personne ne travaille que pour vivre que pour eux, et comme ça la misère viendrait peut-être dans les villes, ce qui contribuerait à accentuer la fin de la guerre. » Et le 18 septembre 1916, comme une obsession : « Je vois que les oies se vendent un bon prix. Mais ce n’est pas encore assez : il faudrait que ce soit hors de prix, que personne ne puisse rien acheter. La guerre finirait peut-être plus tôt. »

– La guerre a ses rythmes. Bombardements et attaques font de nombreuses victimes. Mais, écrit Louis le 27 août 1915 alors qu’il est au repos, « nous avons des moments qu’on ne se dirait pas à la guerre ». En ligne aussi, parfois : « Les Boches nous laissent tranquilles, et nous aussi » (17 mars 1916).

– La nourriture envoyée du « pays » est toujours la bienvenue. « Ici, écrit Louis le 19 octobre 1916, on peut bien se procurer de quoi manger mais à des prix exorbitants. Je préfère que tu m’envoies des colis de temps en temps, surtout du jambon. Si tu trouvais du saucisson, je le recevrais avec plaisir, c’est les deux choses que j’aime le plus. Pour le vin, nous le payons ici vingt sous le litre, mais aujourd’hui il est venu une coopérative militaire qui nous donne le vin à seize sous. J’en ai profité pour en prendre cinq litres pour moi. » 8 novembre 1916 : « Je t’avais annoncé que hier nous passions une revue de Président de la République. La revue n’a pas eu lieu, le Président n’est pas passé chez nous et nous avons bien fait sans lui. Tu me dis que dans le pays on ne voit pas de figures fraîches, que tout le monde est dans la tristesse, je le crois bien. Pour le front, ici, ce n’est pas tout à fait pareil, les gens sont assez joyeux. Il y en a beaucoup qui gagnent de l’argent en faisant du commerce, les femmes lavent le linge pour les soldats, tout cela leur fait de l’argent. » 23 mars 1917 : « Les riches doivent la trouver mauvaise de manger le pain national car il paraît que dans les villes il n’est pas beau, enfin ça leur apprendrait à vivre puisqu’ils sont si patriotes. Tu me parlais aussi hier que tu avais appris que la révolution était en Russie, c’est bien vrai, le tsar a été obligé d’abandonner le trône mais le nouveau gouvernement est aussi pour la guerre à outrance, ce n’est pas ce qui va lui faire finir. »

Les mémoires en disent davantage sur le plan des descriptions et on peut mieux suivre la chronologie de la guerre, jusqu’en juillet 1915 :

– Serrement de cœur à l’annonce de la mobilisation, heure angoissante du départ, mais « je pars tout de même sans verser trop de larmes, car ce n’est pas le moment de pleurer ce qui n’aurait fait qu’augmenter la douleur de ceux avec qui vous devez vous séparer ».

– Creusement des premières tranchées pour se mettre à l’abri de la mitraille dès le 23 août 1914.

– Les horreurs du champ de bataille, un officier allemand décapité par les éclats d’obus, les plaintes des blessés que l’on ne peut aller ramasser, l’enterrement de toutes les victimes de l’imbécillité humaine (11 septembre 1914).

– Vie de rapine, pillage, pour se venger d’une région infestée de traîtres et d’espions.

– L’attaque du 13 décembre 1914. Les survivants de la compagnie arrivent à la tranchée ennemie, mais le champ reste couvert de morts et de blessés. « Scènes poignantes que je n’oserai décrire ici ». L’ennemi préparant une contre-attaque, il faut abandonner le terrain gagné. La pluie s’en mêle, « aussi c’était presque difficile de reconnaître si nous étions des hommes ou de la boue qui marchait ».

4. Autres informations

MONTIL Edith, « Lettres et mémoires d’un couple de paysans quercynois sur la Grande Guerre », dans Quercy Recherche, la revue du patrimoine du Lot, n° 116, avril-juin 2004, p. 49-56.

Rémy Cazals, juillet 2008

Share