Cuny, née Boucher, Marie (1884-1960) et Cuny, Georges (1873-1946)

1. Les témoins


Marie Cuny née Boucher

Georges Cuny naît le 23 novembre 1873 à Gérardmer (Vosges). Marie Valérie, dite Mimi, Boucher est née quant à elle le 19 février 1884 à Docelles (Vosges). Tous deux sont issus de grandes familles d’industriels tisserands et papetiers possédant plusieurs usines en Lorraine et en France. Ainsi, par mariage et cousinages, ils sont connectés au milieu des industries papetières et des tissages dans tout le département des Vosges et au-delà (citons ainsi les Laroche-Joubert, Schwindenhammer, Mangin, Gény, Perrin ou Michaut). Mariés le 26 avril 1906, trois enfants naissent de leur union : André (1907), Noëlle (1909) et Robert (1910). En août 1914, Georges est mobilisé comme capitaine au 5e régiment d’artillerie de Campagne. Maurice Boucher, lieutenant au 349e RI et Georges Boucher, adjudant dans un régiment de chasseurs à cheval, frères de Marie, sont également mobilisés. Dès lors, Célina Boucher accueille chez elle Marie, sa fille et ses trois enfants ainsi que sa belle-fille Thérèse Boucher, elle-même mère de 2 enfants. Ce resserrement familial pour endurer la guerre est démonstratif de cet esprit de famille qui va teinter l’échange d’une correspondance assidue entre les époux Cuny, reproduite du 4 août 1914 au 29 juin 1918. Frères et beaux-frères reviennent sains et saufs de la Grande Guerre et Georges Cuny est démobilisé le 14 janvier 1919. Il poursuit sa carrière d’industriel et, en 1928 acquiert les Tissages Mécaniques d’Orchamps (Jura) qu’il dirige, puis la Société Française de Pâte de Bois. Il décède le 8 septembre 1946 à Cornimont (Vosges). Marie meurt à Cornimont (Vosges) le 24 février 1960.

2. Le témoignage :

Favre, Marie, Reviens vite. La vie quotidienne d’une famille française pendant la guerre de 14, chez l’auteur, 2012, 556 pages.

Marie Favre, 21e des 28 petits-enfants de Georges et Mimie, publie une partie de la correspondance échangée et reçue par les époux (540 lettres de Marie, 350 lettres de Georges, complétée d’un millier de lettres reçues de la famille) dans une édition familiale, replacée dans un contexte historique et sommairement annotée.

Le 2 août 1914, Georges Cuny est mobilisé comme capitaine au 5e régiment d’artillerie de Campagne dont le dépôt est à Besançon. Au commandement de la 45ème batterie, il participe aux divers combats de ce régiment. Il est blessé le 31 octobre 1914 alors qu’il est en batterie dans le secteur de Braine (Aisne) et est proposé pour la Légion d’Honneur avec la citation suivante : « A dans l’attaque de nuit du 31 octobre au 1er novembre énergiquement soutenu et excité le moral et l’ardeur de ses hommes continuant à tirer sous le feu repéré d’une batterie allemande. Gravement blessé à la fin de l’action par un projectile mettant hors de combat tous les canonniers d’une même pièce, a demandé avec instance qu’on s’occupa d’abord des blessés de sa batterie ». Hospitalisé à Fleury-Meudon, il revient à sa batterie le 6 décembre dans le secteur de Soissons. Le 7 mars 1917, il écrit à Marie : « Pour te faire plaisir, je me suis laissé proposer pour le grade de chef d’escadron », grade qu’il atteint effectivement le 10 mai 1917. Il est alors affecté au 1er groupe (puis au 2e) du 260e RAC qui stationne à Vieil-Arcy, au sud du Chemin des Dames. En juin 1917, il part dans les secteurs de Pont-à-Mousson et de Toul, qu’il qualifie de calmes. Le 4 janvier 1918, le 2e groupe quitte Bicqueley (Meurthe-et-Moselle) pour Verdun, secteur de Douaumont. Le 12 mars 1918, alors qu’il se trouve à son PC, il est victime d’un bombardement à gaz et légèrement touché aux yeux, ce qui l’éloigne un temps du front, du fait d’une courte hospitalisation à Bordeaux, où sa femme vient le rejoindre. Il rejoint son groupe de batteries le 20 avril 1918 et fait plusieurs mouvements pour contrer l’offensive allemande du printemps 1918 (secteur de Senlis-Villers-Côtterets) puis reviens sur l’Aisne en juin. La dernière lettre de lui reproduite est datée du 29, alors que son groupe appuie une attaque dans le secteur du ravin de Cutry, au sud d’Ambleny (Aisne). Le reste de son parcours est alors évoqué par le biais du JMO de son régiment et des grands évènements de l’époque, collectés par la presse.

Marie Cuny quant à elle témoigne de Docelles dans les Vosges, à quelques kilomètres d’Epinal où elle a resserré les liens familiaux. Argentée et libre de ses mouvements – conductrice acharnée de sa propre voiture – elle parcourt le département mais prend également des vacances à Angoulême ou fait quelques visites parisiennes ou nancéennes, ce qui lui permet de donner des nouvelles de la grande famille industrielle.

3. Analyse

Pour plusieurs raisons liées à une correspondance incomplète (du 15 septembre 1915 au 29 juin 1918) et censurée (même si Georges parvient à tromper la censure en écrivant certains toponymes à l’envers), mais aussi par un regard industriel distancié du fait de son statut militaire, l’analyse des courriers de Georges Cuny n’atteint pas l’intérêt contenu dans les lettres de son épouse Marie. En effet, au fil des 540 lettres reproduites, la vie, l’activité économique et les devenirs des militaires mobilisés dans la grande famille industrielle des Cuny-Boucher sont évoqués dans une correspondance de Marie d’une grande liberté de ton et une censure très relative. Dès lors, ce témoignage, en forme de journal d’une civile au statut très particulier, à l’intérieur d’un département concerné par la ligne de front, devient un formidable miroir de l’intimité d’une famille d’industriels vosgiens dans la Grande Guerre. En effet, dans la littérature testimoniale de ce département, jamais la parole d’une femme d’industrielle n’avait été publiée [si l’on excepte les 43 jours de guerre (août et septembre 1914) à Saint-Dié de la comtesse Bazelaire de Lesseux publiés dans le bulletin de la Société Philomatique Vosgienne de 1964. Dans ce département, le corpus publié des témoins civils est encore lacunaire. Aussi, la publication des lettres de Marie Cuny permet d’obvier à cette sous-représentation testimoniale mais aussi sociale. Si la publication du journal de guerre de Clémence Martin-Froment avait permis d’illustrer le témoignage d’une civile plébéienne dans la zone occupée du département des Vosges (voir dans ce dictionnaire sa notice in http://www.crid1418.org/temoins/2011/09/26/martin-froment-clemence-1885-1960/), la publication des lettres de Marie Cuny permet d’appréhender la vie d’une industrielle de l’arrière dans ce même département. Alors est illustré le témoignage d’une femme en avance sur la génération de la Belle Epoque, fortunée (elle a trois bonnes à son service), libre et moderne, d’une strate sociale qui n’avait pas témoigné jusqu’alors. Marie nous éclaire ainsi sur une quantité de questionnements traitant à l’échelle sociale, la vie quotidienne, l’économie industrielle et les affres de l’occupation militaire française de l’arrière-front des Vosges. La famille, possédant plusieurs usines dans les secteurs de la papeterie et du tissage, mamelles économiques du département, tente de limiter les dégâts dans une économie industrielle gravement obérée par la guerre. La mobilisation des ouvriers, le gel des marchés puis leur nécessaire réorientation vers une économie de guerre, les restrictions, les réquisitions multiples (décrites page 58), l’appauvrissement des matières premières et la dévolution des énergies aux usines travaillant directement pour la défense (expliquée page 198 et car le classement en usine de guerre donne des avantages sur les approvisionnements (page 424)) font de la gestion des entreprises une préoccupation quotidienne. Georges, du front, ne peut gérer correctement ses avoirs, et les échanges épistolaires ne sont pas satisfaisant pour la marche des affaires. Il s’en ouvre dans un courrier du 5 octobre 1916 : « Tu serais bien gentille, ma chérie, de m’accuser réception, au fur et à mesure des lettres que tu reçois de moi. Je t’y demande quelquefois des renseignements que tu oublies de me donner et je crains qu’elles ne te parviennent pas toutes. S’il en était ainsi, j’aimerais bien en être prévenu, afin de ne pas t’écrire des choses relatives aux affaires, il est inutile que l’Etat mette le nez là-dedans. C’est comme PM, il aurait pu se dispenser de m’envoyer tout l’inventaire. Cela peut être excessivement dangereux par ce temps de guerre où on ouvre beaucoup de correspondance. En tous cas, je ne le lui renverrai pas. Un paquet de cette importance serait certainement ouvert, car on se demande quels documents si importants peut avoir à envoyer un officier du front » (page 313). Car la guerre n’est pas propice à la confidentialité qui sied à toute gestion d’entreprise : les déclarations de la nouvelle imposition sur le revenu mise en place en novembre 1916 en est un révélateur : « J’ai reçu la feuille d’avertissement pour l’acquit de l’impôt sur le revenu, nous avons 160 francs à payer, ce n’est donc pas cela qui nous appauvrira beaucoup. Je vais dire au bureau de Cornimont de payer le percepteur. Mais tu vois comme la loi est bêtement faite, on fait soi-disant une déclaration sous enveloppe fermée qu’on adresse au directeur des contributions pour que personne du pays ne la connaisse, mais le percepteur vous envoie un avertissement où tout est nettement indiqué, de sorte que les petits commis que les percepteurs ont souvent chez eux et qui sont du pays pourront répandre dans le village tout ce qu’ils savent » se plaint Marie (page 333). D’autant que les Cuny, possédant une usine en Russie, à Dedovo, la situation du grand allié préoccupe comme leur Révolution. Le 1er mai 1918, Marie dit à Georges : « Là-bas en plus de la guerre et des Boches, il y a la révolution qui continuera à bouillir pendant quelque 10 ans. Peut-être arriverons-nous à l’éviter ici ? » (page 476). En 1919, les cartes auront d’ailleurs été particulièrement remaniées tant en terme de production que de propriétés industrielles. Ainsi, Marie Cuny n’a aucune complaisance pour un jeune capitaine d’industrie appelé Marcel Boussac qui monte un empire et qui rachète des usines qui vont, pour elle, immanquablement devenir des « nids à grèves » (page 358). Elle déplore le gâchis (page 178), les saccages, et les pillages de ses usines par la troupe française, notamment en septembre 1914 (pages 37 et 41) mais aussi en novembre 1915 (page 169) et se plait aussi du comportement « des troupes du midi » (pages 37, 42 et 129). Parfois démoralisée par la guerre, elle en craint les conséquences sociales : « Grand Dieu ! Si tous les soldats reviennent aussi flemmards et buveurs après la guerre, ce sera terrible. Il y aura une révolution après la guerre, car tous ces hommes (sauf ceux du vrai front, de la ligne de feu) (…) depuis un an n’ayant rien fait ou si peu, bien nourris, vont trouver étrange en rentrant d’être  obligés de travailler pour gagner leur pain et celui de leurs femmes et enfants et les 8, dix ou douze heures de travail qu’ils seront obligés de fournir leur sembleront bien dures et amères » (page 120). Ce sentiment est partagé par Georges qui confirme l’intérêt de faire réaliser par le commandement « toutes sortes de travaux de terrassement, je pense pour occuper nos hommes, qui sans cela deviendraient de fameux paresseux. C’est une très bonne chose et c’est essentiel car enfin la plupart de ces braves gens seront obligés de travailler en revenant chez eux et il ne faut pas qu’ils en perdent l’habitude » (page 164). Marie ne déclare-t-elle pas à Georges le 17 avril 1916 : « Sois tranquille, se sera encore nous qui seront forcés de payer les frais de la guerre » ? (page 235). Plus loin, « mais c’est inévitable que des petits jeunes gens qui ont été laissés seuls maîtres un grand moment n’acceptent plus de réprimandes et deviennent de petits coqs. On aura bien du mal à reprendre la direction. C’est la même chose avec les bonnes » (page 289). Marie estime que la guerre est teintée de lutte sociale ; le 11 février 1916, elle note que « les civils n’ont qu’à se taire pour le moment et je crois que certains militaires sont heureux en ce moment de prendre leur revanche sur les industriels qui les écrasaient parfois de leur luxe en temps de paix » (page 210). La guerre modifie la société et les comportements : « Quand tu reparles du jour de notre mariage [1906 ndr] et de ta naïve petite femme, mon Géogi, c’est vrai que j’étais bien loin d’être aussi savante que toutes les jeunes filles de maintenant, toutes nos cousines élevées à l’américaine » (page 292), méthode qu’elle va appliquer à sa propre fille Noëlle. Mais avec une réserve toutefois : « car je veux une fille soumise, non pas comme les jeunes personnes modernes. J’en ai vu encore à Angoulême, gamine de 18 ans, qui avait si bien l’air de mépriser sa mère, dédaigner ses idées et conseils et j’ai entendu un ménage (…) dire de leur fille âgée de 9 ans, qu’elle commande dans la maison, Mademoiselle invite ses amies pour tel jour et en avertit ensuite sa mère, et d’autres petits détails de ce genre. Il faut de l’initiative aux garçons, mais je déteste l’indépendance chez les jeunes filles et, avec l’intelligence de Noëlle, ce serait désastreux » (page 333). Cette difficulté à élever les enfants semble générale ; Pauline Ringenbach écrit à Marie, sa patronne, le 19 juillet 1917 ; « Il y a passablement des mariages, qu’on ne dirait pas que l’on est en guerre, quoique cela devient plutôt ennuyeux de vivre depuis trois ans toujours la même chose, les femmes en sont bien lasses, car elle ont vraiment du mal avec les enfants sans pères depuis si longtemps » (page 422). Un peu avant en 1916, « dans toutes les banques en ce moment il faut faire joliment attention, ils n’ont que des galopins de 16 ans, qui n’ont pas la tête à ce qu’ils font » (page 299). Elle-même se prend à dire : « si j’étais pauvre, je serais rudement socialiste » ! (page 315).

La guerre lui pèse pourtant. Une femme n’est-elle pas morte « dans un accès de neurasthénie due à la séparation » d’avec son mari (page 324) ? Aussi les artifices pour faire revenir son mari, au moins pour un temps, sont multiples. Elle écrit à Georges en 1916 : « Tu sais qu’on a aussi des permissions supplémentaires dites du berceau pour les naissances d’enfants. Quel dommage que je ne sois pas assez forte, on aurait peut-être encore eu le temps d’avoir une permission de berceau avant la fin de la guerre, mon pauvre Géogi » (page 259). Car la durée de la guerre est une préoccupation récurrente et les pronostics, finalement fantaisistes, sont sans fin, jusqu’aux derniers mois du conflit (pages 58, 96, 142, 165, 278, 288, 289, 302, 390 (quand la fin de la guerre est garantie pour 1917 !) ou 424). Le 1er août 1916, Georges dit à Marie, « il y aura demain deux ans que je suis parti pour Besançon. Nous ne prévoyions certes pas à ce moment-là que nous resterions si longtemps séparés et je crois d’ailleurs que, si les Français avaient pu prévoir la longueur de la guerre, ils seraient partis avec moins d’enthousiasme » (page 288). Elle-même revient en 1916 sur son comportement le 2 août 1914, non détachable de son rang social : « Voir moi mari partir m’oppressait à un tel point que je n’ai pas eu le courage, tu te rappelles, de t’accompagner à la gare. Ce n’était vraiment pas chic et depuis je me le suis tant reproché mais je n’aurais pas pu arrêter mes larmes et il valait peut-être mieux ne pas te montrer cette faiblesse, ni la faire voir au public » (page 289).

Georges quant à lui, officier du rang, fait écho à une réflexion reçue de Maurice Boucher, son beau-frère, qui estime en 1915 qu’ « il y a autant de différence entre un officier de troupe et un officier d’E.-M. qu’entre un ouvrier et un comptable » (page 143) et se plaint d’« une maladie aigüe qui sévit même sur le front, et bien entendu pour les officiers de l’active, c’est l’avancite, et cette maladie-là fait beaucoup de mal (page 171) ».

Plusieurs autres thématiques pouvant être dégagées de cette lecture, Reviens vite concourt donc à l’analyse de l’histoire économique et sociale du département des Vosges pendant la Grande Guerre, et au-delà de la vie quotidienne d’une famille industrielle à l’arrière du front, et érige Marie Cuny en témoin de référence.

La généalogie de la famille Cuny-Boucher est consultable sur http://jh-as.favre.pagesperso-orange.fr/site%20cuny-boucher/genealogie%20cuny-boucher.htm

Yann Prouillet – décembre 2012

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Suberviolle, Pierre (1896-1964),

Les 300 lettres du soldat puis combattant Pierre Suberviolle, publiées en grande partie dans une belle publication de La Louve éditions à Cahors en 2011, témoignent, s’il le faut encore, de la variété des parcours de guerre qui ne se résument pas à la seule expérience combattante, et encore moins à une seule expérience qui serait valable pour un homme et pour tout le conflit.

L’auteur de cette correspondance, âgé de moins de 18 ans en août 1914 et issu d’une famille bourgeoise de Montauban,  est titulaire du permis de conduire depuis 1913. Il s’engage alors dans l’armée comme chauffeur-mécanicien affecté au 20e escadron du Train. S’il brûle de servir la Patrie au combat, Pierre Suberviolle vit d’abord la guerre dans le va-et-vient du transport de matériel entre les différents secteurs de l’arrière-front. Il y rencontre certes parfois les éclatements de gros calibres, une activité intense entre conduite de tracteurs et ravitaillement, mais sans vivre, comme les fantassins qu’il croise parfois, le feu des premières lignes. Il n’en reste pas moins qu’il expérimente la camaraderie avec des hommes de tous âges et de toutes conditions qui se trouvent comme lui sous l’uniforme: avocat, sous-préfet, secrétaire ministériel dans le civil ou garagiste. Derrière le patriotisme cocardier affiché dans des courriers où le ton est au récit d’une guerre en dentelle, le « gosse de la bande » exprime aussi son « cafard » de ne pouvoir être avec les siens et attend la permission salvatrice. D’abord dans la Meuse puis vers la mer du Nord, le jeune homme part pour l’Armée d’Orient en mars 1916 jusqu’en septembre 1917 toujours comme chauffeur, avant de revenir en France dans les Vosges pour  intégrer l’école d’officier de réserve. Comme brigadier puis maréchal des logis, il choisit finalement l’artillerie d’assaut en février 1918. Il est finalement engagé dans les combats à partir de juillet de la même année pour finalement perdre l’œil gauche alors qu’il se trouve dans son char en octobre. Ainsi, Pierre termine sa guerre comme grand invalide à l’âge de 21 ans, alors même qu’il l’avait commencée comme il le dit lui-même en « embusqué », assez loin des réalités du combat.

Ce corpus épistolaire met en fait davantage en lumière le dialogue à distance d’un « grand enfant » avec la figure omniprésente de la mère, tantôt possessive, tantôt figure de grande sœur, que de la guerre qui se déroule. Et Pierre raconte à travers son odyssée l’apprentissage de l’autonomie et de la virilité : fumer, partager les colis, s’intégrer à la camaraderie militaire, multiplier les conquêtes féminines parfois tarifées dans les villes de l’arrière. Il écrit ainsi le 26 mars 1916 avant de s’embarquer pour Salonique : «  C’est mon éducation que je fais en ce moment et je suis heureux que la guerre m’ait fourni cette occasion » (p.110). Il s’adonne ensuite dans les Balkans à une pratique photographie quasi ethnographique et demande toujours plus de matériel, d’argent (un thème récurrent dans sa correspondance), de nourriture de la France afin de combler l’ennui et le dépaysement. La mort de son père lui aussi mobilisé à l’arrière, et la perspective d’un mariage d’amour autant que de raison l’obligent à se projeter peu-à-peu, au-delà de la guerre, dans un futur construit.

En cela, cette correspondance agrémentée de quelques clichés pris par l’auteur (avec quelques erreurs de datation) et de quelques annexes montre qu’il s’est joué souvent dans la guerre autre chose que la seule confrontation des hommes au feu et à la violence du combat.

Source : LABAUME-HOWARD Catherine, Lettres de la « der des der ». Les lettres à Mérotte : correspondance de Pierre Suberviolle (1914-1918), Cahors, La Louve éditions, 2011, 271 p.

Alexandre Lafon, novembre 2012

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Banquet, Emile (1879-1944)

1. Le témoin
Emile, Léon, Philippe Banquet est né à Albi le 22 septembre 1879 dans une vieille famille de petits entrepreneurs briquetiers, sur la rive droite du Tarn, avenue de Carmaux, exploitant également quelques terres. Lorsque la guerre éclate, il est marié et a deux fils nés en 1913 et 1914. La famille est catholique. Sa femme prie pour son retour ; lui-même n’est pas dévot : il attribue la brimade d’un départ retardé en permission au fait qu’il a manqué une messe. Sa mère lui a fait faire le service militaire dans l’artillerie. En novembre 1915, il l’en remercie : sans cela, il serait dans la boue des tranchées comme les « pauvres malheureux de fantassins » qui subissent un « carnage », une « boucherie ». Il est maréchal des logis au 56e RAC, et précisément à la section des munitions dont le rôle est de ravitailler les échelons qui se trouvent eux-mêmes à 8 km derrière les batteries. Cette vie cesse en juillet 1917 lorsque la section est dissoute. On l’envoie à Carcassonne, au dépôt du 3e RAC jusqu’en janvier 1918. Il se considère alors comme un embusqué : « Aujourd’hui je suis planton de service à la gare, travail assez amusant, d’abord je n’ai rien à faire si ce n’est me trouver là, au départ et à l’arrivée des trains. […] Hier soir je suis allé voir la Cité, c’est curieux, et il y en a qui viennent de loin pour l’admirer. Enfin je me promène ! Ici on ne risque rien des obus et c’est déjà beaucoup… » (11 juillet 1917). En janvier 1918, il remonte vers le front avec le 10e RAC, « au milieu de Bretons ou Normands », « un tas d’ivrognes, ce n’est pas un c’est TOUS !! Ils sont pleins du matin au soir. Si je dois rester là je suis fichu ! » Son souhait de tomber malade se réalise et, entre permissions et stages, il arrive au 11 novembre, puis à la démobilisation le 18 janvier 1919 : « Fini le cauchemar, on dirait un beau rêve. » Pendant la guerre, sa femme et son père ont fait marcher tant bien que mal la briqueterie. « Je t’assure que si on a la joie du retour, écrivait-il le 16 novembre 1916, on saura mieux goûter la vie dont on jouissait avant sans crainte et sans arrière-pensées. » L’après-guerre est cependant assombri par la mort de son fils aîné âgé de 10 ans en 1923 et par la cessation d’activité de la briqueterie vers 1929. Emile Banquet meurt accidentellement le 17 juin 1944.
2. Le témoignage
Il a écrit régulièrement à sa femme, du 3 août 1914 au 18 janvier 1919, comme une « conversation » à laquelle Angèle répondait. Le 2 mars 1915, il annonce qu’il a dû brûler 190 lettres de sa femme car il n’avait plus la possibilité de les transporter avec lui. On apprend aussi, le 16 juillet 1915, qu’Angèle lui a envoyé le journal qu’elle tenait au début de la guerre. Mais il n’a pas été conservé. Par contre, les lettres d’Emile figurent encore dans les archives familiales de son petit-fils Dominique qui en a transcrit une large sélection qui forme un volume de 272 p. de format A4.
3. Analyse
La principale préoccupation : la fin de la guerre
Dès les premiers jours, Emile Banquet note son manque d’enthousiasme : « Je me remets peu à peu au courant de toutes ces conneries et je t’assure que je me fais des cheveux blancs en songeant à tout le travail que je vous laisse. […] Surtout ne vous inquiétez pas, je ferai mon devoir, sans plus […] Certains souhaitent aller en Allemagne ; moi je souhaite revenir parmi vous et qu’ils me fichent la paix » (8 août 1914). Il voudrait que la victoire arrive avant les grands froids. Mais « combien cela va-t-il encore durer ? » demande-t-il le 1er septembre en décrivant le champ de bataille (« des Allemands, des Français, des chevaux, viande abandonnée, tout empeste l’air »), les maisons détruites par les obus, les récoltes piétinées. Le 11 septembre, les nouvelles sont excellentes et il espère être de retour « pour le vin nouveau ». Mais, deux semaines plus tard, il craint que la guerre dure jusqu’à Noël. De nombreux événements sont perçus comme annonçant peut-être la fin. Lors de l’offensive de mars 1915, il note : « nous sommes contents de nous fatiguer, et que ça finisse », mais c’est un échec : « l’effort que l’on a fait n’a abouti qu’à faire tuer des hommes ». « Je vous assure que si on me laissait filer, je m’en irais à pied » dit-il en avril. L’entrée en guerre de l’Italie hâtera-t-elle la fin ? Dès le printemps 1915, il est effrayé par la perspective de « passer un autre hiver en guerre » et ajoute : « Je crois que vous, les femmes, serez obligées de vous révolter pour faire finir la guerre. » Ou bien, tout pourrait finir faute d’argent (6 juillet). Le 9 juillet encore : « Je crois que nous finirons tous par perdre la tête ; les généraux et le gouvernement sont unanimes à dire que la campagne durera encore un an. La paix ne serait donc signée que l’été prochain, cela nous désespère ! Surtout ces malheureux fantassins. Je crois que d’ici là quelqu’un se lassera, tout aussi bien le peuple allemand que le peuple français, ou bien il manquera de l’argent, car les dépenses sont fabuleuses. » Et le 1er décembre : « Ce que je désire, c’est la FIN, mon retour définitif, mon chez moi tranquille, vivre de mon labeur. » Le 25 février 1916 : « D’après le journal d’aujourd’hui, les Allemands ont attaqué fortement du côté de Verdun. Serait-ce le prélude d’heureux événements si l’on peut dire ? Que cela finisse enfin pour le bien de l’humanité tout entière. » Le 26 mars : « Combien de fois ai-je souhait être blessé pour pouvoir me tirer de leurs mains et courir auprès de vous. » Le 17 septembre : « Que l’on fasse la paix d’une manière ou d’une autre. Nous sommes tous des sauvages : Français, Anglais, Allemands, on devrait trouver une solution pour le bien de tous, pour l’état d’esprit général et conclure la paix. La leçon devrait nous être salutaire. Pareil fait ne devrait jamais plus se reproduire. Nous ne sommes pas des bêtes féroces et il me semble qu’en rabattant un peu d’orgueil on pourrait parvenir à s’entendre. Plus nous irons, plus nous y perdrons tous. » Le 27 janvier 1917 : « Ah ! je t’assure que si ceux qui ne veulent pas de paix sans victoire y étaient, ils en auraient bientôt soupé. » Le 30 mars : « Si on demandait son avis à chacun, tout le monde serait prêt à rentrer chez soi. » Le 11 avril, peu avant l’offensive Nivelle : « Depuis hier au soir nous entendons le bruit sourd du canon sur notre gauche et assez loin, sans doute en Champagne ; ce doivent être les préludes d’opérations ; que ça craque enfin d’un côté ou de l’autre ce ne serait pas trop tôt. Cette vie commence à peser quand on est près de la quarantaine, ce n’est plus un amusement de gosse. Celui qui n’a que vingt ans dit : « ce n’est rien à condition que je revienne », mais nous, notre vie sera à moitié flambée. » Peu après, à propos des Russes : « Du jour que la Révolution a éclaté chez eux, j’ai bien compris qu’ils allaient se retirer, que c’était pour en finir et qu’ils en avaient assez de servir de cible à canons. Quand je pense à papa qui s’en va tout seul à la terre, à son âge, je ne peux m’empêcher de pleurer ; jamais nous ne serons capables de faire ce qu’ils [les Russes] ont fait. Dire que nous sommes ici à ne rien faire et penser à eux là-bas, qui sont vieux et qui travaillent pour nous à la limite de leurs forces, je finis par ne plus pouvoir le supporter. Qu’ils en finissent bon dieu ! Qu’ils traitent d’une façon ou d’une autre. C’est toujours du monde qu’on fait tuer. » Comme beaucoup d’autres poilus, il se demande si l’on va revivre la guerre de cent ans (25 avril 1917), et il note : « Les nouvelles de la guerre ne m’intéressent que médiocrement, je ne demande qu’une seule chose, assez de guerre, LA PAIX. » Le 10 mai : « Les attaques sont à peu près arrêtées et les résultats obtenus sont minces. Nous en sommes toujours au même point, il n’y a pas de raison que cela ne dure dix ans de plus. Les journaux reparlent de paix, le congrès socialiste de Stockholm revient sur le tapis. Peut-être finira-t-on par reconnaître qu’on ne pourra rien obtenir par les armes et se décidera-t-on à de mutuelles concessions. Assez, assez de morts, assez d’infirmes et de blessés. » Le 16 mai : « Tu me dis que tout est cher. C’est naturel, personne ne cultive la terre, en temps de paix on suffisait à peine à la consommation. Dans peu de temps on manquera de tout, si seulement ça pouvait faire finir la guerre, j’en serais très heureux car il y a de quoi en avoir soupé de ce métier. […] On change nos chefs tous les jours. Si seulement on finissait par en trouver un bon, un qui soit assez fort pour en finir. Hier c’était NIVELLE, aujourd’hui c’est PÉTAIN, et demain ? »
L’ennui loin du pays
Une des caractéristiques de ce témoignage c’est la fréquente expression de l’ennui, et cela dès le début : « Je m’embête. Si au moins on était utile, qu’on nous fasse travailler ! » (14 octobre 1914). « C’est dimanche, c’est ce qu’on m’a dit, nous avons de la peine à distinguer un jour de l’autre » (27 juin 1915). « On ne fait rien, on ne voit rien, on ne sait RIEN ! » (27 juillet). Alors il demande à sa femme de lui raconter « tout ce qui se passe à la maison ». Car la guerre est l’occasion de (re)découvrir l’amour et l’affection : « Ma femme, mes enfants, mes parents, voilà ma vie, mon existence ». « Comme j’aimerais être là-bas et rentrer le soir de mon travail, prendre les enfants sur mes genoux, jouer avec eux au milieu de ceux que j’aime » : les phrases contredisant la théorie de la « brutalisation », c’est-à-dire de la transformation des soldats en brutes, sont ici fort nombreuses. La rencontre de quelques Albigeois est comme un rayon de soleil dans ces pays du Nord et de l’Est, en Lorraine où la population est hostile, en Flandre où « on a de la peine à se faire comprendre ». « Dans ma vie, précise-t-il en janvier 1916, je n’avais guère voyagé, mais je vais connaître le Nord de la France mieux que nos régions. » Mais la conclusion est nette : « Je t’assure qu’aucun des pays où je suis passé ne vaut le nôtre. »
Des ennemis variés
Les Allemands sont, au début, considérés comme les auteurs d’atrocités, « une race de sauvages », et les expressions de « cochons » et de « brutes immondes » reviennent au vu des destructions opérées lors de leur repli de mars 1917. Entre temps, n’étant pas en contact avec eux, il en avait peu parlé, mais il avait éprouvé des sentiments de compassion devant des rangées de tombes (en janvier 1916) : « une simple croix et comme mention : allemand, français, tous de pauvres malheureux dont personne ne s’occupera ». La condamnation des « responsables de la guerre » est totale et fréquente, mais sans préciser leur nationalité. Le gouvernement français est critiqué, ainsi que les officiers au comportement personnel honteux et qui « embêtent » les hommes en leur faisant faire des « conneries » absurdes : « Même si c’est plus fatigant, ce serait plus lucratif de faire des briques ou des tuiles à treize francs le cent, cela me ferait en tout cas plus plaisir que de faire le pitre par ici. » Les embusqués, « pleins de vie et de santé », forment une autre catégorie d’ennemis : ils font la noce à Paris en criant « jusqu’au bout ! », mais « qu’ils y viennent un peu, patauger dans la boue jusqu’au ventre », « et l’infanterie, le génie, ceux qui sont aux premières lignes, à la veille de claquer à tout moment… c’est affreux ». « Il ne reste que les couillons… Les ouvriers métallurgistes sont à l’usine, les mineurs à la mine. Que reste-t-il ? le petit propriétaire, l’agriculteur, les enseignants laïques. » Le bourrage de crâne, enfin, est dénoncé dès juillet 1915 : « On nous tient le bec hors de l’eau par des mensonges. » Et le 8 décembre : « Nous ne croyons plus un mot de ce que racontent les journaux. »
Photo d’Emile Banquet et de sa femme dans 500 Témoins de la Grande Guerre, p. 47.

RC

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Allain-Launay, Edmond (1878-1924)

1. Le témoin
Quelques-uns de ses ancêtres étaient saint-simoniens. Le passage par Polytechnique était une tradition dans la famille. Lors de la naissance d’Edmond, à Paris, le 12 décembre 1878, son père exerçait de hautes responsabilités dans la comptabilité de l’Exposition universelle. Edmond entre à Polytechnique en 1898 et se révèle un défenseur de l’innocence de Dreyfus. Il se spécialise en électricité et devient ingénieur à la Compagnie d’Orléans puis à la Compagnie générale du gaz. De 1907 à 1914, il participe à la création de centrales électriques en Roumanie, en Grèce et en Belgique. Lors de la mobilisation, marié, il a quatre enfants. Très catholique, il accorde beaucoup de place dans ses carnets à la retraite pascale, à l’action de la Providence, à la présence d’un crucifix sur sa table de travail. Officier de réserve (lieutenant puis capitaine) dans une unité d’artillerie, il trouve qu’on a trop compté sur le 75. Son frère Yves, aviateur, trouve la mort en 1916. Edmond survit et reprend ses activités d’ingénieur. Il meurt à Paris en 1924 d’une crise cardiaque.
2. Le témoignage
La famille a conservé seulement deux de ses carnets, l’un du 1er décembre 1915 au 9 mars 1916, l’autre du 10 mars au 8 avril 1916, ainsi que quelques feuilles volantes (jusqu’au 16 juillet 1916) confiées à sa femme venue le voir près du front. Une copie a été déposée au Service historique de la Défense (cote 2011PA60-32). La bataille qui occupe le plus de place est celle de Verdun.
3. Analyse
Le contraste est fort, dans ses notes, entre les périodes de combat où il réagit comme un technicien, comptant le nombre de coups tirés, annonçant les types de tirs, attitude fréquente chez les artilleurs, et les repos où on retrouve les mesquineries de la vie de garnison qu’il ne supporte pas, et où il s’accroche avec d’autres officiers, surtout de l’active. Il écrit ainsi, le 27 mars 1916 : « Mon moral est assez mauvais. Je suis las de cette guerre. Vingt mois de suite c’est vraiment beaucoup d’autant qu’après avoir été très soutenu par quelques compliments et avoir fourni un effort considérable nous sentons maintenant très nettement que nous autres officiers de réserve ne serons jamais que des officiers de complément et que tous les honneurs doivent revenir aux officiers d’active. » Il décrit aussi (1er juillet 1916) un commandant qui installe son PC le plus loin possible des batteries parce qu’il « a réellement la phobie du coup de canon ». Mais, le 12 juillet : « Je veux noter que le général Humbert, au cours de sa visite, m’a chaleureusement félicité du petit nombre de pertes qu’a subies ma batterie depuis que je la commande, et m’en a attribué le mérite. Je vous félicite, m’a-t-il dit, d’avoir su ménager votre personnel et d’avoir su l’abriter et le protéger. Signe des temps. Autrefois, et pour beaucoup maintenant encore, toutes les récompenses, les honneurs et les décorations allaient à ceux qui avaient eu le plus de pertes, qu’ils aient ou non bien rempli leur mission. On commence à comprendre – et des encouragements comme celui du général Humbert sont précieux – que le devoir consiste à remplir sa mission avec le minimum de pertes possible. Nous sommes comptables de la vie de nos hommes et nous ne devons pas acheter une gloire vaine au prix du sacrifice de leurs vies. Un directeur d’usine qui ferait inutilement massacrer son personnel et ses machines ne trouverait rapidement plus d’employeur, et est réputé mauvais ouvrier celui qui casse tous ses outils. »
En pleine bataille de Verdun, au moment où les unités fondent dans la fournaise, le capitaine Allain-Launay conclut : « Cette guerre est abominable. »
Rémy Cazals

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Julien, Romain (1898-1984)

1. Le témoin
Il est né le 28 décembre 1898 à Murat (sur Vèbre), Tarn, dans une famille de cultivateurs. Lui-même poursuivra sur l’exploitation familiale. De la classe 18, célibataire, il est mobilisé au 3e RAC à Carcassonne en 1917. La période d’instruction lui paraît « un des plus heureux temps » de sa vie. Il arrive sur le front en janvier 1918 à Arras, dans la boue. Il passe au 208e RAC et considère que les servants de la pièce forment « une véritable famille ». Il combat lors des attaques allemandes du printemps, puis lors de la contre-offensive, jusqu’au 24 octobre 1918, jour de son départ en permission. Le 11 novembre, en route pour un retour au front, il note sa satisfaction de n’avoir plus à « tirer la ficelle ». Il fait alors un séjour en Belgique puis à Aix-la-Chapelle avant d’être envoyé en Orient. De retour chez lui en juin 1920, il constate : « J’étais civil et pour de bon. »
2. Le témoignage
C’est alors, et jusqu’au 24 février 1921, qu’il a rédigé ses souvenirs, conservés par la famille, retranscrits dans Cahiers de Rieumontagné, n° 42, août 1999.
3. Analyse
Lors des combats de 1918, fin juin, l’artilleur écrit : « On n’arrêta pas de tirer pendant deux heures trente, les pièces étaient rouges, on refroidissait les tubes avec de l’eau qui en sortait bouillante. Dans la matinée, on avait tiré 600 obus par pièce, ce qui commençait à compter. » En août, il voit les chars Renault à l’attaque. En septembre, au moment de la prise de Noyon, les prisonniers allemands disent « qu’il ne faisait pas bon être face à notre artillerie ». En octobre, sa pièce explose, tuant deux hommes et en blessant deux autres : « Voir tomber mes meilleurs amis, je ne pus accepter cette vision, et je restais comme fou un moment. »
La suite est intitulée « Deuxième phase de mes campagnes, ou Campagne d’Orient et du Levant ». Passant à Naples, Romain Julien constate : « Sur la droite, dominant la ville, le Vésuve jetait, de temps en temps, une fumée noire ressemblant à l’éclatement d’un obus de gros calibre. » Dans les Dardanelles, le bateau avance lentement « avec la crainte de rencontrer quelque mine à la dérive ». À Constantinople, il visite « une bonne partie de Stamboul, Sainte-Sophie, d’autres mosquées et tout un tas de choses intéressantes, ainsi que le pont de Galata et le quartier environnant. On se payait quelques bonnes parties de rire avec leur religion musulmane et les femmes voilées. » Devant Odessa, des navires de guerre de toutes les puissances alliées ont leurs canons braqués sur la ville ; on débarque et : « Les civils miséreux nous regardaient défiler d’un œil éteint. »
Il faut cependant évacuer, à l’approche de l’Armée rouge. Les bolchevistes accordent 48 heures. Les Français obtempèrent après avoir défoncé des tonneaux de gnole « à coups de hache ». « Aussi, dans cette belle armée, ce jour-là, ce n’étaient pas les hommes qui conduisaient les mulets mais tout le contraire, sans compter ceux qu’on avait montés ivres morts dans les voitures ! » Les soldats en ont assez ; des sentiments de révolte apparaissent. Des quantités de matériel militaire sont abandonnées. Le retour se fait par la Bessarabie et la Bulgarie, puis a lieu un transfert vers la Syrie où il faut lutter contre les Turcs. Le groupe, qui aspire à « la classe », est enfin rapatrié, de Beyrouth à Marseille.
Rémy Cazals

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Holtz, Bernard (1893-1956)

Ses grands-parents sont venus sur le versant occidental des Vosges depuis Muhlbach-sur-Bruche (Alsace) après 1871. Ses parents sont ouvriers du textile (le père manœuvre, la mère tisserande) dans la vallée du Rabodeau. Il naît à Moyenmoutier le 27 mars 1893. Lui-même deviendra ouvrier ajusteur. En 1914, il est en train d’effectuer son service militaire au 62e RAC. Ses notes de guerre, conservées et transcrites par son petit-fils, débutent au 30 juillet 1914 et cessent au 5 mai 1916. Il est possible que la suite ait été perdue. Dans tous les cas, il survit à la guerre, trouve un travail d’ajusteur à Épinal, se marie en 1920 et devient chef de chauffe à la Société de Production et de Distribution d’Électricité à Reims.

Le « métier » d’artilleur

En août 1914, le régiment reste d’abord dans les Vosges, puis participe à la bataille de la Marne, passe en Champagne et se trouve en Artois en novembre 14 et en mai 15, dans les mêmes secteurs que le fantassin Louis Barthas, à Barlin, Mazingarbe, Vermelles, puis Carency et Notre-Dame de Lorette où les combats sont acharnés. Bernard Holtz écrit des notes brèves et exprime rarement ses sentiments. Il signale les tirs effectués en mentionnant le nombre de coups, les bombardements subis, et les phases de tranquillité avec parties de cartes et occasions de boire : il note aussi scrupuleusement ses « cuites » que ses tirs. Il fournit des informations sur la position, le rôle de l’artillerie et ses dangers spécifiques. Si beaucoup de « duels d’artillerie » des communiqués consistaient pour les canons français à tirer sur les fantassins allemands, et pour les canons allemands à tirer sur les fantassins français, avec les risques d’erreurs bien connus, Holtz décrit de vrais duels entre batteries de 75 et de 77, ainsi le 19 juin 1915 : « On nous a changé de pièce : la nôtre est esquintée ; c’est un plaisir de tirer avec celle-là ; les 77 viennent déjà nous trouver. » Il montre aussi le 75 pris à partie par les 105 et 150 allemands. Les obus de 120 et 220 français passent au-dessus des batteries de 75 parce que ces dernières sont positionnées plus près des lignes. Les 75 doivent aussi protéger les attaques de l’infanterie, et d’abord ouvrir des brèches dans les réseaux de fil de fer. Il arrive que les pièces éclatent, et cela fait du dégât.

Notre artilleur fait « son métier » sans se poser de questions, du moins dans ses notes. Il se réjouit de faire « du si bon boulot » sur une tranchée ennemie (24 juillet 1915). « Qu’est-ce qu’on leur balance ! », écrit-il le 18 août, ajoutant : « J’aime mieux pour eux que pour moi. » Il faut tirer sur les Allemands, d’abord pour se protéger soi-même. Ensuite, c’est un peu comme un travail, et les notes de l’artilleur qui compte les coups de canon ont quelque chose du bilan d’une journée d’usine quand on va recevoir un salaire à la tâche. Dans l’artillerie, on peut avoir l’impression de faire un métier, de travailler en équipe, chacun avec sa compétence technique et sa responsabilité précise, chef de pièce, maître-pointeur, tireur, chargeur, déboucheur… Holtz en arrive à admirer le travail de l’artillerie ennemie : « C’est un coup de maître », dit-il d’une marmite tombée en plein sur les avant-trains de sa batterie et qui fait de nombreuses victimes (12 mars 1916). Et, le 17 mars, notant que la hauteur d’éclatement des obus allemands est mal réglée : « Probablement qu’ils ne sont pas encore bien réveillés. » Il était alors à Verdun, notant : « Plus j’y pense, plus je me demande comment je vis encore. Si je ramène ma viande, je m’en rappellerai ! »

RC

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Viard, Albert (1887-1964)

1. Le témoin

Né en 1887 à Gruey dans les Vosges, Albert Viard est issu d’une famille de commerçants. On ne connaît pas exactement son niveau d’études, mais la teneur de ses lettres et son parcours militaires témoignent d’une solide formation secondaire. Il est en juillet 1914, maréchal des logis de carrière au 62e RAC. Après avoir fait la campagne en Alsace-Lorraine, participé à l’offensive de la Marne, avoir été en Artois en 1915 et être passé par le front de Verdun en 1916, il termine cette même année à l’Ecole d’Application de l’Artillerie et du Génie d’où il sort officier. Incorporé au 213e RAL et réengagé à partir du mois d’avril 1917 sur le front, il participe à l’offensive de juillet 1918 dans l’Aisne où il reçoit la blessure qui l’éloignera définitivement du champ de bataille. Il reste mobilisé jusqu’en juin 1919 et la signature des traités de paix.

2. Le témoignage

Publié en 2010 sous le titre Lettres à Léa aux éditions l’Aube, le témoignage d’Albert Viard se compose de la correspondance échangée avec sa femme s’étalant du 31 juillet 1914 au 26 juin 1919, sans qu’elle ne couvre l’ensemble de ses « jours de guerre ». Il manque en particulier toutes les lettres de 1916. quant aux lettres de sa femme, aucune n’a été conservée. Un « journal de marche », adressé lui aussi à Léa témoigne des trois premiers mois de la guerre pour s’arrêter le 14 octobre 1914 avec la mention : « Il est inutile que je détaille la suite car mes lettres ont dû te renseigner suffisamment. »

VIARD Albert, Lettres à Léa 1914-1919, La Tour d’Aigues, Éditions de l’Aube, 2010, 222 pages.

3. Analyse

Albert Viard, artilleur militaire de carrière, engagé à l’arrière de la première ligne des fantassins, écrit dès qu’il le peut à sa femme, Léa, restée dans les Vosges. Très croyant, il pense la guerre comme une épreuve de rédemption et tente en invoquant Dieu de soulager l’angoisse de son épouse. L’autocensure est omniprésente notamment dans les premières lettres où la guerre paraît (presque) une partie de plaisir. Le vocabulaire utilisé comme les scènes retranscrites veulent témoigner de l’univers particulier de la guerre de siège. Mais s’il essaye de minimiser le danger tout en mettant en avant son activité combattante, cette autocensure se fissure dès 1915, et l’émotion jusque là retenue prend davantage d’importance, d’autant qu’il perd deux de ses « meilleurs camarades ». L’homme se transforme : « Sans doute qu’à force d’être ici, on devient un peu sauvage et on a des idées à part » (26 novembre 1915). Peu à peu, les extraits de lettres proposés se concentrent sur le lien avec l’épouse, autour de leur première fille, de la naissance d’une seconde en 1917 et de la perspective d’agrandir encore le foyer. Devenu officier dans la lourde, les informations sur la guerre deviennent rares : « (…) La guerre, quand c’est intéressant, on n’a pas le temps d’écrire, et quand on a le temps d’écrire, on a rien à dire » (23 avril 1918). Les réflexions se multiplient sur ce conflit qui dure et qui laisse mourir les bleus de la classe 1918 (26 mai 1918). Il faut attendre le printemps de la même année pour retrouver une certaine assurance : « Je crois qu’ils n’iront pas plus loin » (2 juin 1918). Les lettres témoignent alors de la reprise de ce que Viard appelle la « vraie guerre ». Sa colère contre les « boches », ces « sauvages », elle, ne semble pas faiblir. Les liens de camaraderie et l’amitié transparaissent aussi lorsqu’il raconte le quotidien du front. C’est pendant cette période, le 31 juillet 1918 qu’il est blessé de plusieurs éclats d’obus et rapatrié dans un hôpital militaire, inquiet de ne pas avoir de nouvelles de son épouse. Le retour à la paix sans réelle démobilisation, est source d’ennuis et d’attente de retrouver le foyer tant aimé, quitté depuis 5 ans : « Pendant la guerre, les jours passaient plus vite que maintenant » (28 avril 1919). En creux se dessinent les grèves à Paris, et déjà, la demande de reconnaissance des droits des « poilus » sur ceux de l’arrière.

Dans son court « journal de marche », la guerre est racontée comme elle a été vécue : marches en avant, vie sur le pays, la retraite, la peur, le combat avec son lot de morts et de blessés hurlants, l’aide apportée lorsque cela est possible, même aux Allemands, le temps du retranchement en septembre 1914. Son journal fourmille ainsi de détails qui donnent à lire la guerre « au ras du sol » et qui viennent contrebalancer les propos souvent très atténués des lettres.

Alexandre Lafon – octobre 2011

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Lechner, Jean (1893-1955)

1. Le témoin

Jean Lechner naît à Strasbourg le 14 juin 1893, d’un père alsacien et d’une mère allemande originaire de Düsseldorf. Cet exemple d’union mixte n’est pas inhabituel à cette époque en Alsace-Lorraine, surtout dans les grandes villes du Reichsland qui ont accueilli le plus grand nombre de migrants allemands au cours de l’Annexion. Né allemand, il poursuit sa scolarité jusqu’à l’obtention de l’Abitur, équivalent du Baccalauréat. Contrairement à la plupart des jeunes de son âge, il parle couramment français. Dès août 1914, à l’âge de 21 ans, il est mobilisé dans un régiment d’artillerie de l’armée allemande. Durant ses premiers mois de formation d’artilleur, il tire tous les bénéfices de sa bonne condition physique liée à une pratique régulière de la natation avant la guerre. Il rejoint le front de Champagne en février 1915 et y demeure jusqu’en avril, avant d’être transféré vers le front oriental en Pologne. En août, il est affecté aux équipes de téléphonistes. A sa grande satisfaction, sa campagne russe prend fin en septembre de la même année, quand il est redirigé vers la Champagne. Après avoir connu des combats très meurtriers dont il sort indemne, il est promu caporal le 20 octobre 1915. Un mois plus tard, il change de secteur pour celui de Verdun où il participe au début de la grande bataille en février 1916, avant d’obtenir sa première permission à Strasbourg le 1er avril. Là, il est affecté auprès d’une batterie de réserve à Schiltigheim afin de former les jeunes recrues. Il est par ailleurs cité à l’ordre de l’armée et décoré de la croix de fer 2e classe. Il repart au front à Verdun le 24 juin 1916. Ensuite, les permissions dans sa famille sont plus fréquentes et il connaît des promotions successives : le 1er janvier 1917 il est promu maréchal des logis, puis le 3 juillet lieutenant de réserve. Parallèlement, il intègre une formation d’officier d’artillerie qui  lui permet de quitter le front régulièrement pour des périodes variables. A chaque fois, ces périodes sont accueillies avec beaucoup de soulagement, comme autant de jours de répit loin du front (p.115). Après une dernière formation sur la logique de guerre entre le 25 juillet et le 8 septembre 1918, il rejoint le front dans les Ardennes. Bien que la guerre ne laisse plus aucun espoir de victoire du côté allemand, cet Alsacien est encore décoré de la croix de fer 1ère classe le 5 novembre. Malgré quelques difficultés rencontrées au passage du Rhin avec les troupes françaises, il peut enfin retrouver sa famille au début du mois de décembre 1918. Réintégré dans la nationalité française, il se marie en 1922 puis s’installe avec sa femme à Colmar, où il obtient un poste de fonctionnaire à la préfecture. Son passé militaire sous l’uniforme allemand le rattrape en 1940 quand l’Alsace est annexée de fait par l’Allemagne nazie. Les nouvelles autorités en place tentent alors de se rallier cet ancien officier de l’armée impériale, mais en vain car malgré les pressions et les menaces d’expulsion, celui-ci demeure hostile au IIIe Reich. Redevenu français en 1945, il s’éteint 10 ans plus tard, en décembre 1955.

2. Le témoignage

« Journal de la guerre 14/18 du soldat Jean Lechner », in Catherine Lechner, Alsace-Lorraine. Histoires d’une tragédie oubliée, Séguier, Paris, 2004, p.13-176.

Jean Lechner a rédigé son journal de guerre en allemand et semble avoir mis un point d’honneur à le tenir le plus régulièrement possible, depuis sa mobilisation jusqu’à son retour des armées. Ce n’est cependant pas la forme originale de ce journal qui a été éditée ici, mais la version traduite en français par les propres soins de son auteur. En effet, une fois la guerre terminée Jean Lechner entreprend de traduire son journal. Cela lui semble être un « bon exercice » linguistique au moment où le français redevient la langue officielle dans sa région natale (p.167). Il décide ensuite de brûler le journal original en allemand, comme pour effacer un peu d’un passé devenu controversé dans le contexte d’effervescence tricolore qui suit la réintégration de l’Alsace-Lorraine à la France. Cela rend donc impossible toute confrontation entre la source originale et sa traduction. Catherine Lechner, qui est à l’origine de sa publication, n’y a apporté aucune modification.

3. Analyse

Le premier intérêt d’un journal de guerre est d’offrir à l’historien une multitude de détails sur la vie quotidienne des soldats. Outre les qualités littéraires de Jean Lechner, la longueur de son service (52 mois) et la variété des théâtres d’opération sur lesquels il a été engagé font de son témoignage un outil remarquable pour appréhender les difficiles conditions de vie au front. Le froid (p.133), la boue (p.33, 39), les poux et plus généralement la mauvaise hygiène (p.34, 39, 52) sont des thèmes omniprésents, tout comme les préoccupations quotidiennes du soldat en dehors des combats : la faim, la soif et l’alimentation (voir notamment p.54, 102) occupent une place importante, de même que l’épuisement, la fatigue (p.85, 102), l’attente du courrier et la joie lors de son arrivée (p.45, 58, 78), ou encore la participation aux offices religieux (p.39, 110, 113, 127, 131, 139).

Ce témoignage permet également de suivre le parcours d’un soldat qui commence comme artilleur et finit la guerre comme officier. Les spécificités de la condition d’artilleur apparaissent au fil des pages, avec les changements réguliers de position, les longues marches, les travaux pour l’installation et le camouflage des pièces d’artillerie, puis les bombardements (l’auteur s’applique souvent à noter le nombre d’obus tirés), le bruit assourdissant qui occasionne des maux de tête, des vertiges, ou des saignements du nez et des oreilles (p.40). Pour Jean Lechner, à force de répéter sans cesse les mêmes gestes, la « guerre devient un métier » (p.63). Bien que moins soumis aux assauts de l’infanterie ennemie, l’artilleur craint des bombardements souvent meurtriers. Par ailleurs, Lechner est parfois désigné pour faire le guet en première ligne, ce qui constitue pour lui des moments où « la tension est à son comble » (p.57). Il connaît également l’épreuve du feu en première ligne en tant que téléphoniste, une fonction qui nécessite d’assurer les réparations des lignes lors des assauts. Cependant, malgré les risques encourus, il effectue son travail consciencieusement. Cela lui vaut de monter en grade et d’obtenir ainsi de meilleures conditions de vie, avec des heures de repos régulières, le confort d’un lit, une meilleure nourriture, une meilleure solde, et plus de temps libre qu’il peut mettre à profit pour ses loisirs (promenades à cheval, natation, théâtre, concerts ou casino).

Le style assez personnel d’un journal de guerre permet de pouvoir suivre l’évolution du moral de son auteur. Ici, le « cafard » et l’angoisse de la mort sont deux sentiments qui reviennent sans cesse. Dès août 1914, Jean Lechner fait part de ses réticences face à la guerre : « nous sommes jeunes et ne demandons qu’à vivre, à faire du sport, à poursuivre nos études et fonder une famille » (p.24). Puis, à partir de son baptême du feu en février 1915, il transcrit régulièrement et sans pudeur dans son journal la peur qui l’agite (p.34). Cette angoisse de la mort est très étroitement liée à sa profonde envie de vivre et/ou survivre à cette épreuve  (« je ne veux pas mourir » est une formule qui revient souvent). Tandis qu’à certains moments il veut croire à la bonne étoile qui l’a maintenu en vie quand ses camarades tombaient à ses côtés (p.74, 79), à d’autres sa désillusion est si grande qu’il se résigne à attendre une mort qui lui semble aussi certaine que prochaine (« J’ai un fort pressentiment. Cette fois je ne reviendrai pas », p.69. Voir aussi p.87-88). Ainsi, après la mort de ses plus proches camarades en septembre 1915, il n’attache plus aucune importance à sa vie et se porte volontaire pour des missions hautement dangereuses, qu’il s’agisse de faire le guet dans des postes d’observation pris pour cible par l’ennemi, ou bien d’aller réparer des lignes téléphoniques sous le feu de la mitraille. Il en sort pourtant à chaque fois indemne, et ses actes désespérés sont perçus par sa hiérarchie comme autant de preuves de courage et de bravoure qui lui valent une promotion au grade de caporal (p.89). Cependant, même avec les améliorations successives de sa condition, son fatalisme reprend régulièrement, notamment à partir de son arrivée à Verdun (« je vais mourir (…)  je ne reviendrai jamais de là », p.99). De la même manière, le cafard ne le quitte jamais longtemps et, même en permission auprès des siens, il a du mal à retrouver le calme intérieur auquel il aspire (p.58, 106, 150). Une forte lassitude se développe chez lui au cours de l’année 1918 devant une guerre qui ne se termine pas, accompagnée d’une amertume profonde envers les décideurs (« je hais ceux qui ont fait cette guerre » p.149, à nouveau p.162).

Enfin, l’intérêt principal de ce journal est de nous offrir un bon exemple de la complexité du cas des Alsaciens-Lorrains au cours de la Grande Guerre. Même s’il ne porte pas un grand intérêt aux affaires politiques de sa région natale, Jean Lechner semble être de tendance autonomiste, dans une famille dont le père et le frère sont francophiles et la mère allemande de naissance. Aussi, il est très vite confronté à un questionnement identitaire et s’interroge souvent sur le sens à donner à cette guerre. A la veille de son départ au front, il note : « Je n’ai pas de haine pour l’ennemi. Qui est l’ennemi, au juste ? Les Français aux côtés desquels certains de mes amis sont allés se battre ou les Allemands, les fils du pays de ma mère ? » (p.31). Cependant, les combats meurtriers auxquels il participe l’éloignent temporairement de ces réflexions, et il semble alors exercer son « travail » de soldat sérieusement et loyalement, sans jamais penser à déserter pour rejoindre les lignes françaises, ni hésiter à les combattre. Le 25 mars 1915, sur le front français, il écrit : « nous prenons des centaines d’obus sur la tête, j’en ferai prendre autant à mes ennemis (…) il faut tuer pour vivre » (p.41). Arriver à finir la guerre en vie et sans mutilation le préoccupe davantage que l’avenir politique de l’Alsace-Lorraine, qui fait pourtant l’objet de grands débats à l’arrière (p.107-108, et p.125 : « nous, Alsaciens, sommes les soldats oubliés de cette guerre (…) si plus tard je devais rester allemand ou devenir français, que m’importe »). Pourtant, les victoires alliées de l’été 1918 réactivent les questions d’identités et de sentiment d’appartenance : « beaucoup d’Alsaciens voudraient redevenir Français. Je le voudrais bien aussi » (p.159). Grâce à l’Armistice et à la démobilisation rapide de l’armée allemande, Jean Lechner arrive en gare de Kehl (première ville à l’est de Strasbourg, de l’autre côté du Rhin) le 4 décembre 1918. Impatient de retrouver les siens, il se heurte cependant aux contrôles des troupes françaises stationnées à la frontière. Ce n’est qu’après de longues heures d’interrogatoire qu’il peut enfin retrouver ses proches. Comme beaucoup d’Alsaciens-Lorrains rentrés de l’armée allemande défaite, il vit mal la méfiance dont il fait l’objet à son retour dans la région natale, autant celle des nouvelles autorités françaises en place que celle d’une population devenue hostile à tout ce qui rappelle l’Allemagne (« nous rentrons chez nous où notre population maudit les soldats allemands » p.166). Son malaise se poursuit les journées suivantes, quand toute la ville est plongée dans une euphorie tricolore à laquelle il se sent étranger : « je me sens très fatigué devant cette effervescence, ce déploiement d’enthousiasme. (…) Les cafés sont bondés de gens qui crient leur haine de l’Allemagne. Je ne crois pas qu’aucun soldat alsacien revenant du front puisse s’exclamer de la sorte. Nous sommes avant tout heureux d’être vivants. Des voisins à mes parents s’interrogent sur mon indifférence devant la victoire des Français et me soupçonnent presque d’être germanophile » (p.167). Trouver une place dans la nation du vainqueur après avoir combattu dans les rangs du vaincu : ce passage exprime très bien la difficulté que ces soldats rencontrent à partir de leur retour pour se réintégrer dans une société alsacienne-lorraine qui a radicalement changé depuis leur départ.

Raphaël GEORGES, août 2011.

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Grison, Pierre (1889-1977)

1. Le témoin

Fils d’un ingénieur de compagnie de chemin de fer, Pierre Grison est né à Paris le 15 mai 1889. Il est l’aîné de quatre garçons dont trois feront la guerre de 14, l’un étant tué dans la Somme en novembre 1916. Son enfance se déroule en Touraine et dans l’Orléanais. Brillantes études classiques au collège Saint Grégoire de Tours : il va parsemer ses carnets de citations latines et grecques ; au front, il va lire Aristophane « pour passer le temps ». Famille très pieuse et patriote. Il souhaitera la victoire totale et non une paix de compromis (mais ces questions occupent peu de place dans le témoignage). Il prépare Polytechnique à l’école Sainte Geneviève de la rue des Postes à Paris, mais échoue. Il s’engage en 1910 dans l’artillerie. Il est nommé sous-lieutenant le 2 août 1914 (au 20e RAC de Poitiers), lieutenant le 4 avril 1916. Après la guerre, il poursuit sa carrière dans l’armée. Décédé en 1977, il avait demandé pour ses obsèques la même simplicité que celle du temps de guerre, avec une messe exclusivement en latin.

2. Le témoignage

Pierre Grison a rempli au jour le jour 6 petits carnets, au crayon, qu’il a ensuite recopiés et complétés à la plume. L’édition a été préparée par son fils Marc : Pierre Grison, La Grande Guerre d’un lieutenant d’artillerie, Carnets de guerre de 1914 à 1919, préface de Guy Pédroncini, Paris, L’Harmattan, 1999, 294 p., croquis, cahier photo, index des noms de personnes. Les notes quotidiennes sont très brèves, sans développement, par exemple : « Je reste à la batterie. Beau temps. » ou « Je vais à l’observatoire. Le téléphone ne marche pas. » L’ouvrage se prête mal à une lecture suivie, mais l’historien peut y glaner des informations.

3. Analyse

D’abord dans l’ordre chronologique :

Le départ se fait dans l’enthousiasme et les illusions. Un officier d’état-major affirme que « l’artillerie allemande n’existe pas devant nos 75 ». En août et septembre, ce ne sont que marches dans tous les sens, on s’empêtre, on se dépêtre ; les hommes sont éreintés ; les chevaux, exténués, « crèvent comme des mouches ». Les services sont en débandade, on se perd. Le 12 septembre, Pierre Grison note : « Je n’ai encore rien vu de plus démoralisant que cette marche. » Le 5 octobre, il signale de nombreux cas de typhoïde. Durant l’hiver, son régiment se trouve près d’Ypres et des Anglais. Le 23 décembre, trois officiers d’artillerie passent la journée dans les tranchées. L’un « siffle des airs allemands dans un poste d’écoute. Les Boches lui répondent. » En Artois, au printemps, le 20e occupe le secteur bien connu de Louis Barthas : Ablain, Barlin, La Bassée, le Fond de Buval… Puis Pierre Grison croit mourir d’ennui au cours d’une « période de tir sur avions invisibles ». En octobre 1915, il obtient déjà sa deuxième permission. En décembre, toujours en Artois, il signale les fortes pluies mais ne dit rien des fraternisations ; soit il n’a pas vu ce que faisaient les fantassins des deux camps, contraints de sortir des tranchées pour ne pas se noyer, soit il n’a pas voulu en parler. Le régiment est à la cote 304 et au Mort-Homme (mars-mai 1916), en Champagne (mai-septembre), dans la Somme (fin 1916). De mars à novembre 1917, P. Grison se considère comme « embusqué », instructeur à l’école de Fontainebleau, puis stagiaire à Arcis-sur-Aube. Au 118e régiment d’artillerie lourde, le voici en Belgique, dans la Somme en avril 1918 au moment où la retraite s’accompagne de beaucoup de désorganisation, puis à Verdun, et dans l’Aisne où la pression ennemie oblige à tirer d’une façon que les professeurs d’Arcis ne trouveraient guère orthodoxe (p. 234). Du côté de Laffaux, Grison parcourt les paysages photographiés par Berthelé : Fruty, Vauxrains, Allemant. Puis c’est le 11 novembre. Il trouve que « les conditions de l’armistice sont terribles pour les Boches » ; les journaux parlent de la rive gauche du Rhin : « L’appétit vient en mangeant » ; la paix de Wilson recèle des « nuées » (p. 256), et P. Grison ne croit guère en la Société des Nations.

Le livre renseigne aussi sur la guerre des artilleurs :

Il est clair qu’ils ne connaissent pas les souffrances des fantassins. Si Grison tombe dans un trou d’obus plein d’eau, c’est un accident (p. 131). Certes, les risques existent. Des camarades sont blessés ou tués. Il est lui-même enterré par un obus, mais il s’en sort sans mal. Un grave danger, signalé à plusieurs reprises est l’éclatement du canon (p. 70, 75, 163). Les fantassins parlent souvent des pertes occasionnées par des tirs trop courts de l’artillerie amie. Ici, ils sont reconnus par un artilleur (p. 53, 116). On apprend ce qu’est un tir de superposition (tir de plusieurs unités concentré sur un même objectif, p. 120) ; le rôle des plaquettes (pour donner à l’obus une trajectoire plus courbe, p. 43) ; le calcul de « la hausse du jour » qui doit tenir compte du vent, de la température, de l’humidité, p. 121). Les lignes téléphoniques sont souvent coupées ; on utilise le canon contre les réseaux de fil de fer (le 10 juillet 1916, 300 coups dans la matinée pour faire une brèche, puis 200 coups l’après-midi, p. 116). On apprend aussi que le nouveau canon Pd7 « ne vaut rien », surtout comparé au bon vieux 75.

Rémy Cazals, juin 2011

 

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Verly, Félicien (1893-1980) et Henri et Léon Verly

1. Les témoins

Les Verly, originaires de Flandre belge, se sont fixés à Herlies, département du Nord, où le père de six enfants exerce la profession de tailleur d’habits, ayant, par un travail intense, acquis suffisamment d’aisance pour envoyer ses fils au collège. Le principal témoin est l’aîné des fils, Félicien (1893-1980). Ajourné pour faiblesse en 1913, il décide en 1915, avec son frère Henri, de devancer l’appel de la classe 15 et des ajournés des classes précédentes afin de pouvoir choisir l’artillerie. Le 11 novembre 1915, au dépôt du 15e RAC, les deux frères écrivent (p. 154) : « Je remarque que bientôt nous aurons 6 mois de service ! Je crois n’avoir pas eu tort en poussant à la roue pour nous engager dans l’artillerie. Je parie que nous sommes encore au dépôt pour à peu près autant de temps. Tandis que ceux qui sont dans la Bif… » Léon, classe 18, qui a commencé une carrière d’enseignant dans un collège catholique, ne parvient pas à suivre ses aînés. Mobilisé dans l’infanterie, il recevra les conseils donnés à un bleu : jouer sur les horaires des trains ; respecter les anciens, mais surveiller son porte-monnaie ; éviter les piliers de bistrot ; résister au découragement ; faire de son mieux et se laisser engueuler par les gradés sans protester (p. 449-458). Quant à la famille, le père et les deux filles ont dû fuir devant l’avance allemande. La mère est restée et n’a pu rejoindre la France, via la Suisse, qu’en décembre 1915. On ne dispose pas de récit de sa part, seulement d’allusions indirectes dans la correspondance : elle aurait subi beaucoup de tracasseries administratives en France même.

Félicien, brigadier en novembre 1916, maréchal des logis en août 1917, resta jusqu’à la fin de la guerre dans l’artillerie. Il se maria ensuite, et eut trois enfants. En 1941, il dirigeait l’agence du Crédit du Nord dans un village ; on nous dit qu’il admirait le maréchal Pétain. Henri, blessé le 4 septembre 1916, se débrouilla pour se faire réformer. Il deviendra photographe à Strasbourg et participera à la Résistance.

2. Le témoignage

Le corpus comprend un millier de lettres de divers membres de la famille et de proches ; 558, numérotées, sont données dans le livre qui s’appuie aussi sur les souvenirs rédigés par Léon à l’âge de 76 ans, et sur quelques notes de celui-ci portées sur des livres qu’il a lus. Marc Verly, petit-fils de Félicien, qui a préparé le livre, fait une intéressante remarque. Il a lui-même 36 ans lorsqu’il découvre ces phrases de son grand-père (30 mars 1916) : « Nous jouons matin et soir à la balle… C’est amusant. On passe le temps. Sache que des vieux de 36 ans jouent avec nous. » Les éditions Anovi ont publié en 2006 le livre de 656 pages avec un cahier de photos : Félicien, Henri et Léon Verly, C’est là que j’ai vu la guerre vraie, Correspondance et souvenirs des années de guerre 1914-1918. Les lettres sont données sans retouches, mais on a procédé à une sélection et à des coupures. On trouve en annexe l’inventaire mobilier de la famille en vue de l’indemnisation d’après-guerre (p. 635) et la description d’une batterie d’artillerie de campagne (p. 645). Marc Verly a rédigé les pages d’accompagnement qui replacent les lettres dans le contexte de la guerre. Il montre assez bien comment la lassitude et les aspirations à la paix coexistent avec le loyalisme et la docilité, mais parler de patriotisme « résolu » paraît un peu forcé (p. 479). La conclusion s’achève sur la fameuse citation d’un ancien combattant sur le plaisir de tuer, publiée par Antoine Prost, reprise par nombre de manuels scolaires pour illustrer le thème non moins fameux de la violence consentie et pratiquée avec jouissance. Or, d’une part, on ne voit pas le rapport entre ce récit de coup de main de fantassins rampant vers la tranchée ennemie et la guerre des artilleurs qui est le sujet du présent livre ; d’autre part, Antoine Prost a montré plus tard le caractère suspect de ladite citation (dans son article : « Les limites de la brutalisation : tuer sur le front occidental, 1914-1918 », Vingtième siècle, Revue d’histoire, n° 81, janvier-mars 2004).

3. Analyse

Dès leur arrivée au régiment, les frères Verly recherchent les « pays », plus tard, ils découvriront leurs tombes ; ils mentionnent le coup de grisou de Barlin du 16 avril 1917 et s’étonnent qu’on n’en parle pas dans les journaux (p. 459). Le système D règne à la caserne où ils sont mal nourris, « juste un peu mieux que les cochons » (p. 108). Comme André Aribaud (voir notice), ils décrivent les terribles chevaux qui mordent, ruent et ne se laissent pas monter (p. 120). Ils utilisent des codes très simples pour indiquer où ils se trouvent. Ils ont la chance d’échapper à Verdun puisqu’ils ne rejoignent leur unité sur le front qu’après qu’elle y ait été très éprouvée et qu’on l’ait envoyée au repos dans la partie d’Alsace conquise en 1914, le pays de Dominik Richert (voir notice). Ils espèrent ensuite que l’offensive de la Somme sera décisive ; ils y découvrent la boue et le manque d’eau potable, et bientôt « la guerre vraie dans toute son horreur » (p. 286). Voyant ce que coûte une avance de quelques kilomètres, Henri estime qu’on ne gagnera pas la guerre de cette façon (p. 294). Félicien souhaite la fine blessure, « un petit éclat dans un bras ou une cuisse » (p. 296), mais c’est Henri qui est touché lorsque les deux frères, détachés pour suivre l’avance de l’infanterie et dérouler une ligne téléphonique, sont sortis de la tranchée. « Félicien qui était avec moi m’a fait le premier pansement, puis je l’ai quitté », écrit Henri à ses parents depuis l’ambulance. Soigné à l’hôpital du Grand Palais, à Paris, il se plaint de la nourriture et des infirmiers, mais estime que c’est « une grande chose » d’échapper à la campagne d’hiver. Plusieurs lettres évoquent l’espoir de devenir le filleul de guerre d’une dame de la Haute, mais cela n’aboutit pas. Par contre, sa ténacité lui fait obtenir d’être réformé.

Resté dans la Somme, Félicien en a marre (30/09/16). Plus tard, le calme front de Champagne lui fait écrire : « Ici on ne se croirait pas à la guerre, il fait bon, pas d’obus qui tombent, enfin c’est le rêve, la guerre de cette façon, c’est chic ! » (4/12/16). En ce mois de décembre, les soldats entendent parler des propositions de paix allemandes : « Ici les poilus sont tous d’accord, ils demandent la paix à grands cris. » Désormais, Félicien parle sans arrêt de la paix ; il demande à sa famille si les civils s’en préoccupent. La guerre est qualifiée de « calamité », « terrible fléau » ; elle est « horrible », « maudite ». « Que la guerre finisse d’une façon ou d’une autre c’est tout notre désir, et que cela aille vite » (17/03/17). « Il est grand temps que tout cela finisse et que la paix vienne nous remettre dans le calme de la vie d’avant guerre » (3/04/17). « Quand finira cette guerre, je l’ignore, mais je voudrais que cela finisse de suite » (10/07/17). « Que la guerre finisse, on n’y pensera plus et adieu au métier des idioties » (7/01/18). Il lui faudra cependant subir encore, avec le 215e RAC, les durs combats de 1918 sur lesquels la documentation épistolaire est plus réduite.

De son côté, le jeune Léon, en caserne en Limousin, assiste à la « victoire » du camp de La Courtine sur les troupes russes mutinées. Il ne prend aucun parti. Dans une lettre, Félicien traite ces Russes de « saligauds », mais il ne faut pas sur-interpréter cette expression : il qualifie aussi son capitaine de « salaud ».

Rémy Cazals, juillet 2011

 

 

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