Jouhaud, Léon (1874-1950)

1. Le témoin
Il est né le 21 décembre 1874 à Limoges dans une famille de la bourgeoisie aisée, commerçants en tissus du côté de son père, en bijouterie du côté de sa mère. La forte empreinte catholique s’estompera et, en temps de guerre, il écrira à sa femme qu’il est allé « voir la messe » le jour de Pentecôte en 1915. Il étudie dans le privé, passe son bac en 1892 et entreprend des études de médecine à Limoges, puis à Paris, marquant un vif intérêt pour la bactériologie. Il exerce dans sa ville natale de 1903 à 1906, puis se lance dans une carrière artistique dans le domaine de l’émail, vieille tradition locale. Pascale Nourrisson, auteur de l’introduction à son témoignage, a déjà publié le livre Léon Jouhaud (1874-1950), Le magicien de l’émail, Limoges, éd. Lucien Souny, 2003. Il se marie en 1908 ; il a un fils en 1910. Pendant la guerre, il reprend son activité de médecin, d’abord à l’hôpital mixte de Limoges, puis sur le front dans une ambulance, de février 1915 à mars 1917, et enfin à l’hôpital complémentaire d’Eymoutiers jusqu’en janvier 1919.
2. Le témoignage
Léon Jouhaud a toujours tenu un journal personnel et réalisé de nombreux dessins. Le récit repris dans Souvenirs de la Grande Guerre (Presses universitaires de Limoges, 2005, 233 p., illustrations) a été rédigé en 1919. Il couvre la période de juillet 1914 à mai 1915. L’auteur lui-même nous dit qu’il « consigne des souvenirs encore dans leur fraîcheur » et « plus tard, lorsque je voulus poursuivre, je m’aperçus que ma mémoire me trahissait ». La suite serait représentée par les 520 lettres écrites à sa femme, masse trop considérable pour être donnée dans le livre autrement que sous la forme de rares extraits.
3. Analyse
Les premières pages nous transportent au moment de la mobilisation. Elles décrivent le tocsin, la croyance en une guerre courte, l’excitation d’un « notaire patriote que l’âge mettait à l’abri de toute obligation militaire ». Plus originale, cette notation sur l’attitude à adopter sous le regard des autres : « On n’avait pas de précédent pour se guider ; il ne s’agissait pas de faire d’impair, les yeux des commères vous guettaient ; il ne s’agissait pas de se faire remarquer par une attitude déplacée, mais il s’agissait de trouver l’attitude adéquate à cette heure anormale. » Finalement, les pleurs des femmes, la dignité et la résolution des hommes s’imposent.
Le séjour comme médecin militaire à Limoges est l’occasion de descriptions apocalyptiques des conditions de soins : crasse omniprésence ; instruments inadéquats et mal stérilisés ; chirurgien incompétent. S’il y a des infirmières dévouées, beaucoup de bénévoles viennent par curiosité et pour porter le costume. Les dames de la bonne société refusent de soigner les vénériens ; elles demandent des blessés de Mars et non de Vénus, des blessés « bien élevés ». Certaines profitent de la situation pour faire de la propagande religieuse ; d’autres tissent des liens illégitimes, et notre médecin de condamner une « crise de moralité », les « dévergondages les plus abusifs », « la déroute de la vertu féminine ».
L’arrivée des premiers prisonniers allemands à Limoges ressemble à celle que Louis Barthas a décrite à Narbonne : ils sont hués, menacés, bousculés. Mais le médecin soigne leurs blessés avec compassion. Certes il considère qu’ils sont, encore plus que les Français, victimes du bourrage de crâne et d’une organisation en castes hiérarchiques qui supprime toute liberté, mais il se refuse à croire les accusations des journaux selon lesquelles ils auraient coupé les mains des petits enfants. Et même, de bonnes relations s’établissent entre les prisonniers et les soldats qui les gardent. On croirait encore lire Barthas : « Ces hommes, si haineusement dressés les uns contre les autres par leurs nationalités respectives, furent surpris de voir entre leurs vies autant de ressemblance. »
Sur le front, la première remarque du docteur Jouhaud, bien qu’il n’ait pas connu les premières lignes, concerne la boue, « cette ignominie » dont il existe plusieurs types, tous contribuant à recouvrir les soldats d’une « carapace ». Le 30 octobre 1916, il écrit à sa femme : « Dehors, c’est la boue, partout, pas un brin d’herbe, pas une pierre, pas un arbre, la boue : la boue en nappe, la boue en tas, la boue liquide comblant les trous. Le ciel est gris, il pleut, il a plu, il va pleuvoir ; parfois en outre, le froid et le vent, désagréables dehors, intolérables dedans car ils se faufilent par les trous, toutes les fentes innombrables qui s’intercalent entre les planches des cloisons. » Il note l’animosité entre fantassins et cavaliers arrogants ; il critique le bourrage de crâne des journaux ; il apprécie de rencontrer des gens du « pays » ; il signale la recherche des fusées d’obus pour toutes sortes de bricolages. Il est capable de comprendre la stupidité de ces attaques mal préparées qui n’aboutissent qu’à des massacres ou au refus des combattants « de sortir de la tranchée, ayant constaté l’intégrité des fils de fer ».
Quant au métier qu’il exerce, après avoir critiqué la doctrine de l’abstention chirurgicale qui a fait tant de mal, il exalte le rôle pacifique des médecins et des infirmiers qui est « de réparer dans la mesure du possible les dégâts causés par la méchanceté infernale des hommes de guerre », et il est parfois navré de leur impuissance devant des « blessures horribles ». Une fois de plus, il n’est pas question de vouloir assumer un rôle « viril » en allant tuer des ennemis (voir aussi les notices Martin, Viguier). Un passage original sur les « cervellières », ces calottes métalliques destinées à protéger le crâne avant l’apparition du casque Adrian, montre que les soldats les méprisent mais qu’elles ont sauvé des vies : depuis leur apparition, le nombre des blessures du crâne a augmenté ; sans elles ces blessés-là seraient morts. Enfin, comme beaucoup d’autres médecins, Léon Jouhaud note l’alternance entre les périodes d’arrivée de « flots » de blessés (29 septembre 1915) et les mornes longues journées d’inactivité.
Rémy Cazals

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Le Petit, Jacques (1887-après 1966)

1. Le témoin
Quatrième enfant d’une famille de propriétaires fonciers possédant manoir des champs et maison de ville, Jacques Le Petit est né à Bayeux (Calvados), le 20 juillet 1887. Après le collège Sainte-Croix d’Orléans (qu’il désigne comme sa prison), il mène ses études de médecine jusqu’au doctorat obtenu en 1913. Installé au Mans, il est bientôt mobilisé comme médecin auxiliaire. Avec le 11e RAC, il fait la retraite d’août et la marche en avant de septembre 1914. Médecin aide-major, il passe au 5e RI puis au 129e en décembre. Blessé en juillet 1916, il est ensuite affecté à l’ambulance 4/54, puis à la 14/5, puis à l’arrière, à Caen. Il revient sur le front en juillet 1917 au 267e RAC. Une grave blessure, le 3 octobre 1918 met fin à sa guerre, après laquelle il revient au Mans et se marie en 1919.

2. Le témoignage
Jacques Le Petit s’est appuyé sur ses notes et les lettres à sa famille pour une rédaction qui date de 1966 ; il avoue parfois ne pas se souvenir de certains faits (p. 94, 109 par exemple). Sous le titre Journal de guerre de Jacques Le Petit, 1914-1919, Un médecin à l’épreuve de la Grande Guerre, des extraits de son texte ont été publiés en 2009 par les éditions Anovi (127 p.), ses héritiers proposant à qui le souhaite de consulter l’ensemble. Les chapitres suivent l’ordre chronologique. Chacun est précédé d’un résumé général des événements de la période. Croquis et photos viennent en complément.

3. Analyse
Ce médecin a vraiment vécu au milieu des hommes des tranchées. Il en a connu les conditions de vie (voir p. 53 : les mouches ; p. 59 : la boue « fantastique » de la Somme) et il en a partagé les sentiments contre les profiteurs (p. 82), les embusqués (p. 83) et même contre les civils sans distinction (p. 58 : ils sont ignobles ; p. 90 : « les civils restant l’ennemi héréditaire »). Il critique à plusieurs reprises le bourrage de crâne (p. 46, 49, 50) et annonce qu’il va essayer de s’abonner à La Tribune de Genève (p. 90) « pour savoir la vérité si possible ». Hostilité aussi envers les artilleurs (p. 44, janvier 1915) : « Les artilleurs ont beaucoup de munitions maintenant, et ils se font même eng… quand ils n’ont pas tiré dans la journée le nombre de coups imposés. Ils ne savent d’ailleurs pas toujours sur quoi ils tirent ; leur coup tiré, ils se cachent et c’est nous qui recevons la réponse. »
Proche des soldats, il les voit se livrer à des jeux étranges avec les Allemands d’en face (p. 44, secteur de Pontavert, janvier 1915) : « D’une tranchée à l’autre, on met parfois des cibles, souvent des marmites ou de vieilles ferrailles, et on signale consciencieusement à l’ennemi les « rigodons », c’est-à-dire les coups au but. » Et encore (p. 46, secteur de Concevreux, février 1915) : « Les Boches nous envoient des patates et nous demandent des journaux ; ils mettent des écriteaux annonçant un nombre kolossal de prisonniers russes et nous ripostons par des chansons sur Guillaume. Nous mettons des écriteaux disant : « Il ne vient pas souvent vous voir, votre empereur, le nôtre vient ce soir. » À la fin de l’après-midi, on promène en première ligne, au bout d’un bâton, un chapeau haut-de-forme que les Boches canardent de leur mieux. »
Les épisodes particulièrement décrits sont le départ en août 14 avec un « moral splendide », en route pour Berlin, d’autant que les nouvelles sont excellentes. C’est ensuite la retraite (p. 25) : « Retraite dans l’ignorance de tout, au milieu des incendies dont on donne diverses explications, des mugissements de bestiaux abandonnés qui nous suivent, ainsi que le son du canon toujours derrière nous, au milieu des convois de fuyards dirigés tant bien que mal par les gendarmes, et des vaches qui gémissent de ne plus être traites (et que nous trayons au passage pour boire un peu), échappées de leurs prés, leurs clôtures étant hachées par l’artillerie. » En septembre 1915, c’est l’offensive en Artois, vers Neuville-Saint-Vaast. En avril 1916, Verdun : la soif, la poussière, l’air irrespirable, l’insomnie (p. 74). « Les hommes sont éreintés, les seules ébauches de boyaux qui existent les obligent, en dehors des attaques fréquentes, à rester tout le jour aplatis par terre sous le bombardement meurtrier sans aucun mouvement ; la nuit, ils manient la pelle et la pioche pour s’enterrer. »
Si la blessure est une aubaine, et si beaucoup de blessés ont évoqué l’hôpital comme un petit paradis, ce n’est pas le cas de Jacques, dirigé vers Lodève, oublié à la gare, transporté ensuite dans une charrette à fumier vers « une vieille bâtisse lépreuse, immonde et puante » sous la coupe d’une « vieille bonne sœur grincheuse », et négligé par le médecin, un embusqué.
Autres remarques :
– La découverte que les nuits peuvent être d’une noirceur absolue, mais que les soldats venus de la campagne « arrivaient à distinguer quelque chose » (p. 22).
– Entre Villenauxe et Montmirail, lors de la bataille de la Marne (p. 29) : la situation décrite (« Blessés et morts le long des routes ; ferme avec morts et blessés boches avec leurs infirmiers ») évoque celle de Hans Rodewald, exactement à la même date dans le même secteur (voir la notice Rodewald).
– Plus on lit de témoignages, plus on découvre de mentions d’exécutions. Ici p. 54 (9 août 1915, sans préciser le régiment ; il s’agit peut-être du 129e) et p. 77 (30 avril 1916, au 129e RI).
– Il faut signaler aussi les contacts, en été 1918, avec la 93e Division d’infanterie américaine, « coloured », illustrés par quelques photos.

Rémy Cazals, juin 2011

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Azéma, François (1877-1968)

1. Le témoin
François Azéma, fils d’autre François, cultivateur à Saint-André de Roquelongue (Aude), est né à Auragne (Haute-Garonne) le 26 mars 1877. Il n’avait que 14 ans à la mort de son père, et les religieux de l’abbaye de Fontfroide auraient achevé son éducation (ses carnets révèlent une assez bonne orthographe). Après le service militaire effectué au 100e RI à Narbonne (on a une photo), il s’est marié en février 1905 et a eu un fils en novembre. Il exerçait la profession de cordonnier à Saint-André lors de la mobilisation. Appartenant à la territoriale, il n’est monté en renfort au 280e RI que le 16 mai 1915 (plus jeune que lui de deux ans, Louis Barthas était parti début novembre 1914 pour le même régiment). Lorsque le 280e est dissous, Azéma passe au 256e, et son chemin se sépare de celui de Barthas. En juillet 1917, âgé de 40 ans, il devient cordonnier au dépôt divisionnaire, puis il passe dans l’artillerie de campagne et enfin au 77e régiment d’artillerie lourde à grande puissance. Il est démobilisé le 28 janvier 1919 à Carcassonne, et écrit : « le 29 je rentre chez moi à St André ». Il est mort dans son village le 22 août 1968.

2. Le témoignage
est représenté par deux petits carnets de 44 et 32 pages conservés par la famille. Les notes sont prises au jour le jour, depuis le 16 mai 1915 jusqu’au 29 janvier 1919, au crayon ou à l’encre selon les possibilités. Sur la dernière page du premier carnet, l’auteur a ajouté, après la guerre, la mention suivante : « Le présent livret a été écrit en entier dans les tranchées jour par jour au fur et à mesure que ma triste vie de tranchées s’écoulait. » Les notes sont très brèves, surtout au début, par exemple en juin 1915 : « 22 marche 8 k, soir revue, 23 exercice, 24 matin marche, soir revue, 25 marche et pluie ». Par la suite, elles forment des phrases, sans développements, mais qui réussissent à montrer le caractère exténuant des marches et des travaux, et les dangers affrontés. Pour la première partie, jusqu’à la fin de 1915, on pourra s’appuyer sur les longues descriptions de Louis Barthas pour développer les propos laconiques de François Azéma, par exemple lors des inondations suivies de fraternisations de décembre 1915 en Artois.

3. Analyse
De juin à décembre 1915, le 280e est en Artois, et on retrouve dans les carnets les noms du Fond de Buval, de la tranchée de Calonne, La Targette, Neuville-Saint-Vaast, etc. Comme Barthas, il fait des corvées de rondins, des marches sous la pluie battante, il subit les journées de bombardements qui alternent avec des périodes plus calmes. Le 26 septembre, il note : « Nous avons passé la nuit bien froide couchés sur la terre » ; le 4 octobre, un obus de 77 tombe sur la cagna « d’où on a pu sortir sans blessure » ; le 11 octobre : « J’ai failli être tué par un 105 tombé à 4 m et qui a tué 2 camarades » ; le 75 fait aussi des victimes, tués et blessés.
Il y avait de la boue avant décembre 1915, mais ce mois-là est particulièrement pluvieux : « Nous sommes allés travailler à déblayer les boyaux où la boue nous arrivait jusqu’aux genoux ; il fallait se donner la main les uns les autres pour s’arracher ; plusieurs ont dû abandonner sac, fusil et équipement pour pouvoir se dégager. […] Puis nous sommes montés en 1ère ligne où nous avons eu de la pluie tout le temps et de la boue jusqu’aux genoux ; il fallait travailler tout le temps à la réfection des tranchées : nous avons souffert atrocement pendant ces jours de 1ère ligne, nos pieds gelaient dans la boue ; pendant ces jours-là les Allemands sont montés sur la tranchée, nous de notre côté on en a fait autant et pendant 5 jours tout le monde était en terrain découvert ; les Allemands nous offraient des cigarettes, puis du rhum. Le 15 décembre nous avons été relevés des 1ères lignes. » Louis Barthas, Léopold Noé et d’autres ont évoqué ces scènes.
François part en permission le 1er janvier 1916. Il rejoint son régiment à Dunkerque, pour aller en Belgique. Le 3 mars 1916 est ainsi décrit : « Monté en 1ère ligne par une nuit noire où on ne voyait pas à un pas, il pleuvait à verse, nous sommes arrivés trempés jusqu’aux os ; du fait de l’obscurité nous tombions dans des trous d’obus où nous avions de l’eau jusqu’à la ceinture ; en résumé, relève très pénible où nous avons souffert atrocement. Le lendemain 4 mars nous avons eu de la neige en abondance nous couvrant ainsi que la terre de son manteau blanc. Cette journée a été très rude car étant mouillés et un vent glacial nous avons gelé ; en somme, journée mémorable par la souffrance que nous avons endurée ; dans la soirée les Allemands nous ont lancé quelques crapouillots sans résultat car personne n’a été blessé ni tué. »
En juin 1916, cet artisan rural, proche des choses de la terre, remarque avec tristesse : « Pendant tout notre séjour à Hardivilliers, nous avons de la manœuvre dans les cultures, soit blé, luzerne, seigle, etc. où nous brisons tout sur notre passage. » Dans la Somme, à la fin de 1916, ce sont encore de très durs moments dans la boue et sous les obus. En Alsace en 1917, cela va mieux, et il va passer dans l’artillerie (sans donner d’explication sur ce changement de statut).
En novembre 1918, un long passage écrit au crayon se termine par la remarque que les prisonniers boches (mot rarement employé) ont été très heureux d’apprendre la nouvelle de l’armistice. Il trouve alors une plume et de l’encre pour écrire, en soulignant la première ligne : « L’armistice a été signé le 11 9bre à 5 heures matin et le feu a cessé à 11 h m. sur tous les fronts. Guillaume II abdique et s’enfuit en Hollande. Son fils le kroumpritz renonce au trône, il en pleure comme un gosse. »
Photo de François Azéma dans 500 Témoins de la Grande Guerre, p. 42.

Rémy Cazals, mai 2011

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Harel, Ambroise (1895-1936)

1. Le témoin
La présentation de l’ouvrage d’Ambroise Harel, réédité en 2009, ne nous renseigne guère sur l’auteur : un Breton, un « homme simple », de la classe 1914. La lecture du témoignage permet de rectifier : il est de la classe 1915. Grâce à l’amabilité de Claude Jeay, directeur des Archives départementales d’Ille-et-Vilaine, je peux préciser ici qu’Ambroise Harel est né le 5 février 1895 à Langon. Son père était laboureur, et sa mère ménagère. Ambroise nous dit qu’il a quitté la charrue en 1914 « pour prendre le fusil et défendre [sa] terre menacée ». On ne sait rien de son niveau d’études, mais on peut dire qu’il écrit un très bon français. Curieux, il visite à Domrémy la maison de Jeanne d’Arc (p. 84) et, à Brie, il remarque la maison de Daguerre (p. 112).
Il est incorporé le 18 décembre 1914 au 117e RI comprenant des Bretons, d’autres hommes de l’ouest et du nord-ouest, ainsi que des Parisiens qui se font remarquer au milieu des « naïfs campagnards ». Il passe ensuite au 243e RI et il connaît successivement la guerre en Artois, dans la Somme, en Champagne après l’offensive du 25 septembre 1915, aux Éparges. Il est évacué le 5 février 1916 pour entorse et, lorsqu’il revient, il assiste au retour de Verdun de son régiment décimé. Celui-ci étant dissous, il passe au 233e. Lors de l’offensive de la Somme, il est blessé à la main (5 septembre). En novembre 1916, il est en Champagne ; en mars 1917 dans l’Aisne où il est nommé sergent ; en été en Flandres. Il est gazé et à nouveau évacué. En 1918, lors de l’attaque allemande sur le Chemin des Dames, il est fait prisonnier avec un camarade, le 29 mai, alors que les Allemands auraient pu les tuer (p. 213). Il ne fait que passer au camp de Giessen ; il est interné au camp de Langensalza en Thuringe, qu’il décrit (p. 229-236) ; il expose également trois situations différentes en kommando de travail (p. 238, 245, 247). Après l’armistice, les soldats allemands de retour au pays sont acclamés (p. 250), alors que les prisonniers français sont mal accueillis à Dunkerque (p. 254).
Ambroise Harel est mort à Redon, le 26 janvier 1936. Tout renseignement complémentaire apporté par nos lecteurs sera le bienvenu.

2. Le témoignage
Ambroise Harel a publié son témoignage à compte d’auteur en 1921. Avait-il pris des notes au jour le jour ? Le texte contient peu de dates, mais on a l’impression qu’il résulte du « lissage » d’un carnet personnel. Il contient aussi peu de prises de position, bien qu’il ait annoncé en introduction vouloir faire connaître les vrais sentiments intimes des simples, que les ouvrages des « gens cultivés qui ont écrit des livres sur la Grande Guerre » ne peuvent restituer. Il est étonnant qu’un témoignage de fantassin ne fasse pas de critique du haut commandement ou du bourrage de crânes. Il est étonnant de lire, après avoir été soigné à l’arrière pour une blessure à la main : « joyeux tout de même, je repris le chemin du front ». L’ensemble du texte laisse l’impression de quelque chose de lissé, comme si l’auteur avait choisi ce qu’il convenait de conserver pour une publication. Le présentateur de 2009, François Bertin, dit qu’il a eu la chance de trouver une édition originale sur laquelle l’auteur avait ajouté quelques notations manuscrites. Peu nombreuses, elles sont reprises dans le livre : Mémoires d’un poilu breton, Rennes, Ouest-France, 2009, 255 p., sans illustrations. Les références aux pages données ici sont d’après ce livre.

3. Analyse
Les descriptions étant peu détaillées, et les sentiments peu exprimés, on ne trouvera pas ici les meilleures pages sur le pinard (p. 18), les totos (p. 20), la marche et les marmites (p. 23), les cantonnements dégoûtants et pleins de rats (p. 27), sur la fabrication de bagues (p. 31), la mort, les corps déchiquetés (p. 48), la supériorité des abris allemands (p. 103), les douches tenues par des soldats russes (p. 121), le pain et le vin gelés (p. 127), les corvées de transport de tôles pour camouflage (p. 141), la boue qui rend les fusils inutilisables (p. 172), etc.
On découvre un peu plus d’originalité dans quelques passages : au dépôt, les gradés qui cherchent à se rendre indispensables à l’instruction des bleus pour ne pas partir au front, et le blessé désolé au moment d’y revenir, disant « Je sais ce que c’est, le front » (p. 14) ; comment Ambroise devint l’ami inséparable d’un type du Nord de la classe 1895 qui l’appelle « Min fiston » (p. 35) ; le coup au but d’une marmite sur un abri (p. 70) ; le spectacle affreux de l’exécution de trois soldats condamnés à mort, et la honte d’une jeune veuve de fusillé, mère de trois petits enfants (p. 85) ; de « maudits gaziers » victimes, avec les fantassins des alentours, d’un changement de direction du vent (p. 96-97) ; l’attaque du 16 avril 1917 (p. 146) et un combat à la grenade (p. 155) ; un officier allemand qui fait enterrer « tous les cadavres avec le même respect, et de la façon suivante : un Allemand, un Français, un Allemand, un Français, et ainsi de suite tant qu’il y en eut » (p. 218). En octobre 1915, après une attaque, il écrit (p. 57) : « Les débris d’un bataillon étaient rassemblés là. Il ne faisait pas encore jour mais assez froid, nous fîmes du feu autour duquel furent servis la soupe et le rata, ensuite la gniole. Tout le monde fumait, riait, se sentait riche d’avoir sauvé sa peau ! »
S’il ne dit rien des mutineries de 1917, il signale cependant des épisodes d’indiscipline collective : à une date imprécise (février 1915 ?), la révolte d’un groupe de permissionnaires oubliés et non nourris à la gare de Langres, surveillés ensuite par un bataillon de chasseurs à pied (p. 78-79) ; les vitres systématiquement brisées d’un train de permissionnaires, fin 1916 (p. 124). Enfin, une remarque faite à Pâques de 1916 à Montreux, village alsacien proche de Dannemarie, dans le bout de territoire du Reichsland occupé par les Français (p. 86) : « Je regardais dans ce village une bande de jeunes gens des classes 1914-15-16 et au-dessous qui jouaient au palet. Tous ces jeunes gens qui n’étaient point mobilisés du fait de notre occupation, nous regardaient l’air goguenard. » Une enquête serrée sur la mortalité de ces classes dans la petite portion d’Alsace occupée par les Français et dans le plus vaste territoire français occupé par les Allemands livrerait des chiffres tout à fait intéressants, à comparer avec la mortalité des mêmes classes des autres régions, touchées par les mobilisations.
Rémy Cazals, 25 mai 2011

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Garnung, Raymond (1897-1975)

1. Le témoin

Né en 1897, Raymond Garnung est originaire de Mios en Gironde. Son père est directeur d’une scierie. On le dit passionné de littérature et brillant élève. A 18 ans, il est détenteur du baccalauréat ; c’est alors qu’il décide de s’engager, nous sommes le 15 juillet 1915. Deux ans plus tard, il quitte le front suite à une blessure. Il est démobilisé en 1919, promu lieutenant et décoré de la légion d’honneur. Je vous écris depuis les tranchées reste à ce jour son seul ouvrage publié. Il meurt d’une hydrocution dans la Volga au cours d’une croisière en 1975 (information fournie par le petit-fils de Raymond Garnung, que nous remercions).

2. Le témoignage

Raymond GARNUNG, Je vous écris depuis les tranchées, Lettres d’un engagé volontaire (1915-1918), l’Harmattan, collection Mémoires du XXème siècle, 187 p., 2003.

Ce témoignage se présente sous la forme d’un recueil de 373 lettres, illustré d’une soixantaine de photographies prises par l’auteur. Il a été publié par la descendance de l’auteur et plus précisément conçu et réalisé par Jean-Claude Garnung. Ce dernier laisse quelques commentaires sur le déroulement général de la guerre et apporte certaines précisions sur le parcours de Raymond Garnung.

Du 24 juillet 1915 au 11 novembre 1918, le sous-lieutenant Garnung fait partager sa vie de soldat à sa famille, principalement à sa sœur, Yvonne, adolescente de 15 ans. Il a manifestement dès le début une volonté testimoniale voire ethnographique : « Sitôt arrivé, je vous donnerai des détails sur la vie de camp, sur les puces et punaises qui peuvent loger dans nos gourbis, sur la qualité de la soupe etc. ».

Engagé volontaire le 15 juillet 1915, il intègre le 37e R.A.C. à Bourges mais sert rapidement au 60e d’artillerie à Arvord du 26 juillet 1915 au 8 février 1916, à Fontainebleau du 8 février au 20 mai, à La Valbonne au moins du 2 au 6 juin. Nommé aspirant le 12 juin, il monte enfin au front après de longs mois d’une vie de caserne et d’instruction monotone ;  il transite alors par Thiviers et Paris, et arrive à Fismes, en Champagne, le 29 juin. Il est ensuite envoyé en Picardie où il sert à Salouel, du 7 au 19 août, Hardecourt-Moulin de Fargny du 21 au 23 août, Maurepas du 25 août au 26 septembre, Combles du 29 septembre au 18 octobre, Valmy du 22 octobre 1916 au 27 février 1917 et enfin Craonne du 24 mars au 13 avril. Ce 13 avril 1917, il est gravement blessé aux jambes par des éclats d’obus. Il quitte ainsi définitivement le front pour une longue convalescence. Il est soigné à Montigny-sur-Aisne du 15 au 20 avril, puis à Rambervillers du 21 au 28 avril et enfin à Lyon du 28 avril au 20 août. Sa période de convalescence terminée, on lui remet le commandement de 1 200 hommes au camp de Souges en Gironde, du 6 novembre 1917 au 11 février 1918. Il passe ensuite par Thiviers, du 18 février au 29 mars et Mailly du 1er au 15 avril avant d’être chargé, à partir du 18 avril de l’accueil de bateaux rapatriant des prisonniers français à Cherbourg. C’est à ce poste qu’il met fin à sa correspondance, le 11 novembre 1918.

3. Résumé et analyse

Dénuées de la qualité descriptive et littéraire de témoins plus illustres de la Grande Guerre, les lettres de Raymond Garnung sont courtes, sommaires et très personnelles. Destinées pour beaucoup à une adolescente, sa sœur âgée de 15 ans, leur contenu est déformé par le miroir édulcorant et anecdotique d’une guerre rassurante, presque fraîche et joyeuse dans laquelle l’épistolier se pose plus souvent en témoin qu’en acteur. Ces lettres sont le reflet de la correspondance habituelle, quasi-protocolaire entre le soldat et sa famille.

C’est donc dans le parcours de leur auteur qu’il faut y rechercher l’intérêt du témoignage. En effet, Raymond Garnung, bien qu’il s’engage à l’été 1915 (mais dans l’artillerie), ne monte au front pour une unité active que près d’un an plus tard. Il vit avant cette date une longue période de caserne et d’instruction d’artilleries dont il nous brosse un tableau d’intérêt, montrant à l’historien la vie quotidienne méconnue car délaissée de la littérature de guerre de la vie militaire du temps de paix en temps de guerre. Mesquineries et monotonie de la caserne alternent avec une liberté et un confort singuliers alors que les conditions de vie au front sont dramatiques. Il nous fait part pendant cette période de quelques événements remarquables tels que deux accidents, un à l’infirmerie dû à un obus illégalement détenu par un soldat et par mégarde mis à feu, un autre au champ de tir provoquant la mort de deux personnes (page 51). Il évoque aussi le tournage d’une scène d’artillerie au polygone censée reproduire la bataille du fort de Douaumont de février 1916 et destinée à être diffusée dans les cinémas français (sous le nom de « La Flambée ») (page 61).

Avant qu’il ne soit envoyé au front, il est intéressant de remarquer qu’il met en place avec sa famille un système de code pour se préserver de la censure (page 67).

On l’envoie en Champagne. Il parle de sa guerre, de sa chasse au boche et des petits tracas de la vie du front. Il fait, page 12, notamment la description d’un lit de fortune dans une « cagna » . Page 76, on apprend l’existence de « géophones » : « des appareils placés dans les tranchées et qui permettent d’entendre toutes les conversations des boches en première ligne ». Il insiste aussi sur l’utilité de sa montre car « tout se fait en se basant sur l’heure officielle » page 88. Enfin, il évoque le rôle des mulets dans le ravitaillement (page 92). Là-dessus, il rapporte quelques anecdotes telle la possibilité d’allumer sa pipe grâce aux obus ou encore un mauvais accueil des habitants du village de Saint-U… (en fait Saint-Utin) dans la Marne qui « préféraient avoir les boches » (page 114). Plus que de simples descriptions, il nous fait également part de ses ressentis. Page 78, on trouve une vue critique de la cérémonie de la « revue », une « comédie », écrit-il. Plus loin, il décrit la boue comme « [faisant] honneur à ceux qui la portent » en comparaison à ceux qui n’ont pas le courage de combattre ; il insiste sur son statut d’engagé volontaire (page 86). Il imagine également ce que deviendra le soldat redevenu civil après-guerre. D’après lui, il se sera endurci et profitera de son nouveau statut pour prétendre à des postes avantageux au sein de la société (page 112). Enfin, il observe que les soldats perdent la notion de saison au front du fait des forêts détruites et de la disparition du feuillage (page 98). Il se pose de plus en observateur de ses camarades de tranchées. Il se permet ainsi un commentaire sur les hommes du Nord « pas si froids qu’on veut bien le dire […] très gentils dans l’intimité », ou sur les Anglais (page 88) : il les dit toujours sereins, même devant la mort. A propos des rapports des soldats entre eux, il prétend qu’un esprit de famille règne du simple poilu jusqu’au colonel et que les fantassins admirent leurs camarades artilleurs (page 118). Quant à l’exercice de son poste d’officier, il relate le cas exceptionnel d’une ordonnance pour deux officiers en décembre 1916 dû à un manque d’hommes.

Le 14 avril 1917 « près de Craonne », il annonce être « légèrement blessé […] de petits éclats d’obus à la cuisse droite ». Pourtant il ne reviendra jamais au front, nouvel exemple de la distorsion de la souffrance du soldat devant sa famille. Dès lors, il nous raconte sa vie de grand blessé entre soins et rétablissement. Il assiste à un traitement par drain (page 139), se plaint de la nourriture qu’il dit pire qu’au front et nous apprend être soigné d’après les recommandations du célèbre docteur Carrel à l’origine de la solution « Dakin » (page 139). Guéri, il est affecté à un « emploi sédentaire » au camp de Souges avant celui de Mailly puis à Cherbourg où la guerre se termine sans lui au front. Pendant cette période, il a en charge plusieurs unités dont la classe 18 et une autre formée d’Annamites qu’il décrit toutes deux comme étant « fort mal dressée[s] ». Il est également témoins lorsqu’il se trouve à Cherbourg du rapatriement de prisonniers français en très mauvais état de santé.

L’ouvrage produit donc une sorte de triptyque de visages de guerre différents, montrant tout à tour sur des périodes sensiblement égales la caserne, le front et l’hôpital suivi de la convalescence dans un emploi réservé.

Opportunément présentées, ces lettres de guerres forment un ouvrage dense et d’intérêt. Les lieux ont été restitués quand cela fut possible même si plusieurs hypothèses eurent pu être confirmées par une recherche idoine. Ainsi, de nombreux renseignements peuvent être puisés de ces portraits singuliers d’une courte guerre d’un artilleur. L’ouvrage est très largement iconographié des photos de guerre du héros.

Yann Prouillet – Marie Bouchereau. Septembre 2010.

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Tuffrau, Paul (1887-1973)

1. Le témoin

Paul Tuffrau est né le 1er mai 1887 dans une famille de propriétaires vignerons bordelais. Après des études secondaires brillantes, il arrive à Paris et prépare au lycée Louis-le-Grand le concours de l’Ecole normale supérieure, où il entre en 1908. Agrégé de lettres en 1911, il commence à enseigner et fréquente un milieu de jeunes intellectuels parmi lesquels Romain Rolland. En août 1912, à l’issue de son service militaire, il épouse Andrée Lavieille, artiste peintre. Il est mobilisé en 1914 comme sous-lieutenant à la tête d’une section de mitrailleuses du 246e régiment d’infanterie de Réserve de Fontainebleau. En avril 1916, il passe capitaine, puis chef de bataillon au 208e RI en octobre. Plusieurs fois blessé, il fit en tout 52 mois de campagne dans l’infanterie comme officier de troupe. Après la guerre, il redevient professeur de lettres, est nommé au lycée de Chartres, puis au lycée Louis-le-Grand à Paris comme professeur de khâgne, enfin à l’École polytechnique où il sera titulaire de la chaire d’histoire et de littérature jusqu’en 1958. Il publie de nombreux ouvrages. Citons entre autres La légende de Guillaume d’Orange (1920), Les lais de Marie de France (1922), Raoul de Cambrai (1924), Le merveilleux voyage de Saint Brandan (1926), le Manuel illustré d’histoire de la littérature française (avec Gustave Lanson) (1929), le Roman de Renart (1942). En 1999 ont été publiés à la fois ses écrits de jeunesse – Anatcho -, Garin le Lorrain et ses notes durant la Deuxième Guerre mondiale dans De la « drôle de guerre » à la Libération de Paris (1939-1944). Il est mort le 16 mai 1973 à Paris.

2. Le témoignage

Paul Tuffrau est un homme de lettres. Il écrit beaucoup : des lettres, chaque jour à son épouse ; des articles qu’il envoie, dès 1916, au quotidien le Journal, sous le pseudonyme de Lieutenant E.R., doublés à partir de 1917 d’une série de « Billet du poilu » signé A.L., au ton plus rude envers la hiérarchie. Ses articles donnent à lire des scènes du front nettement plus justes que celles dont la presse regorgeait alors. Le succès de ces articles pousse un éditeur à publier en 1917 un recueil de 32 d’entre eux sous le titre Carnets d’un combattant (Payot, 1917). Son véritable nom est ajouté entre parenthèses dans le courant de l’année. Ce premier témoignage fait l’objet d’une analyse dans Témoins de Jean Norton Cru (pp. 405-406). Ce dernier, tout en saluant la qualité de cette oeuvre, soulignait néanmoins les limites de ce témoignage : « Tandis que Tuffrau voulait remettre la presse en bonne voie, ses successeurs veulent témoigner sur la guerre ce qui est plus. […] Tel fait de guerre a eu lieu à telle date exacte, à tel point précis et il est raconté par un tel, de tel grade, à une unité bien définie. » L’imprécision des articles de Tuffrau (lieux, dates, etc.) n’est pas de mise avec son journal de guerre, publié en 1998 sous le titre 1914 – 1918. Quatre années sur le front. Carnets d’un combattant (Paris, Éditions IMAGO, 245 p.). La richesse de ces vingt carnets de notes, prises au jour le jour, nous pousse à regretter l’amputation de près de la moitié de l’œuvre au moment de la publication.

3. Analyse

Tuffrau passe près de 5 ans sous l’uniforme. Revenons d’abord sur son parcours et son ascension dans la hiérarchie et les responsabilités : il combat comme jeune sous-lieutenant, du 14 au 25 août 1914 dans le secteur de Saint-Mihiel/Pont-à-Mousson ; du 28 août au 2 septembre de la même année, il bat en retraite, de la Lorraine à la Somme, puis de la Somme à Creil. Début septembre, il est promu lieutenant. Jusqu’au 10 septembre, il participe à la bataille de la Marne, avant d’être engagé dans le secteur de Soissons jusqu’en mai 1915. De mai à novembre en Artois, de novembre 1915 à juin 1916 près de Reims, sur l’Aisne, Paul Tuffrau – devenu capitaine en avril – est ensuite envoyé en Argonne et à Verdun jusqu’en avril 1917. En avril-juin 1917, il revient dans le secteur de Saint-Mihiel, puis, durant plus de deux mois, dans celui de Mourmelon-le-Petit/Reims. On le retrouve de septembre à novembre 1917 dans le secteur de Craonnelle/Craonne, où il reviendra après un passage, en décembre 1917-janvier 1918, dans la région de Coulommiers/Meaux. Depuis l’automne 1917, il est employé comme officier mitrailleur de sa division, la 55e DI, commandée par Mangin. Il reçoit, pendant l’offensive allemande de mars, l’ordre de tenir le hameau de Dampcourt, à Marest. En mai, il est nommé adjoint du commandant de bataillon (soit le grade de capitaine-adjudant-major). Le front ne craque pas et au mois de juillet s’inverse la tendance. Tuffrau obtient une mutation au 208e Régiment d’Infanterie. Il est envoyé en Alsace, à Massevaux. Il apprend à Neuviller-sur-Moselle au sud de Nancy, sa nomination au grade de chef de bataillon. Il entre en Moselle libérée le 18 novembre 1918 à Bechy, accueilli comme un sauveur. Le 4 décembre 1918, il est nommé administrateur de Sarrelouis et sera démobilisé le 28 mars 1919.

Du début à la fin de la guerre, Paul Tuffrau tient ses carnets. Ces derniers nous révèlent la personnalité réellement exceptionnelle d’un officier au parcours littéraire, personnel et militaire hors du commun. Le gommage de tout élément biographique ou topographique dans les articles envoyés au Journal n’empêchaient déjà pas de sentir, dans des textes comme « Avant l’assaut » ou « La boue des tranchées », que la sensibilité et l’acuité du regard de Paul Tuffrau étaient appuyées à une solide expérience de guerre. On retrouve les mêmes qualités littéraires dans les carnets de guerre. On note également le souci de donner à l’arrière une image plus juste de la guerre, tout en ménageant le moral des combattants au front : « Lu Le Feu de Barbusse. Un livre très fort, très juste, systématiquement tragique : je l’ai lu, la gorge serrée, et tout le cafard de l’Artois m’est revenu. Un livre dangereux pour l’avant – très utile pour l’arrière qui ne sait pas ce qu’est la guerre. Toute l’attaque de la côte 119 est superbe. J’aurais voulu moins d’apocalypse à la fin. La vérité de cette poignante misère humaine suffisait. » (p.140) Par bien des aspects, le carnet de guerre de Paul Tuffrau nous offre un regard plus intime et plus personnel de la guerre : le carnet sert ainsi souvent d’exutoire à ses émotions et à ses colères. Par ailleurs,

Si les articles publiés anonymement dans Le Journal visaient à rendre compte du vécu-type des combattants de la Grande Guerre, les notes prises au jour le jour par Tuffrau donnent à lire la singularité de son expérience, de son vécu, de ses sentiments. Le carnet permet ainsi d’inscrire le témoignage de Paul Tuffrau dans le temps et dans l’espace. L’évolution du moral peut être contextualisée : le 28-29 novembre 1914, dans le secteur de Soissons, il écrit : « La bonne humeur des hommes ne faiblit pas – et cela me plaît. Tout le monde est confiant, surtout depuis les victoires russes, et le journal, qui nous parvient chaque matin, est lu avec passion. » De même, sa confiance dans la nécessité d’aller jusqu’au bout, qui apparaît constamment dans les articles, est réaffirmée dans ses carnets, mais il note le 30 mai 1916 que ce sentiment n’est pas partagé par la troupe  : « de tous côtés ici, bruits de paix ; c’est le même vœu de tous ; […] j’étais le seul à défendre la continuation de la guerre, au point de vue de la dignité nationale, que tout le monde taxait (peut-être avec raison) « d’amour propre stupide » : pays voué à la ruine disaient-ils, parce que saigné d’hommes, écrasé de dettes, diminué dans sa productivité et dans son activité commerciale ; épuisement financier, inutilité des massacres. »

Le témoignage de Paul Tuffrau est celui d’un officier de troupe, attentif à ses hommes, comme en témoigne ces mots, le 16 octobre 1916 : « Le travail de nuit sous les obus devient scabreux. Il faut faire vite, piocher dans des cadavres. […] Les hommes sont fatigués, ils n’ont pas un beau moral. Un qui avait pioché, disait cette nuit : « Ils [les chefs] n’ont pas pu nous faire crever par les balles et les obus, ils nous auront par l’usure. » » Le 26 novembre 1916, près de Reims, il témoigne du calvaire des hommes glissant et tombant dans la boue : « c’est une satisfaction morale de se sentir plus près des hommes dans cette commune misère et de les soutenir un peu en leur montrant qu’on souffre autant qu’eux. » En donnant l’exemple, il suscite le respect chez ses hommes. Le ton est paternaliste mais l’affection sincère : « Comme il est dur de les perdre maintenant ! En septembre, on se connaissait à peine, chacun était encore engagé dan,s la famille qu’il venait de quitter… Mais, à présent, tout est fondu, et cinq mois de souffrances et de dangers lient fortement. » (p. 67). Paul Tuffrau souligne bien la difficulté de sa position hiérarchique et de ses responsabilités. Il est le premier à critiquer dans son carnet, les conceptions tactiques du haut commandement, comme le 5 janvier 1915 : « Voilà la grande misère : c’est que beaucoup d’officiers d’active voient le galon plutôt que le résultat. Et ce qui est monstrueux, c’est qu’ils se servent pour cela des  vies humaines. Les deux colonels ont chuchoté quelque chose que j’ai mal compris, une petite attaque partielle qui « permettrait de donner à S. son étoile » ! ». Mais il jouit d’un autre côté d’une marge de manœuvre très limitée lorsqu’il reçoit un ordre (voir les notes du 17 mars 1917).

Ses observations témoignent d’une grande sensibilité. Citons, le 4 janvier 1915, ces quelques mots sur la perception du temps, découpé pour mieux être supporté : « usure nerveuse produite par une tension trop prolongée, – ennui de cette vie monotone dont on ne voit pas la fin, – peut-être aussi une vague appréhension devant tant de périls qu’on a appris à connaître. […] Il ne faut pas non plus regarder l’énorme tâche qui nous reste à remplir, mais la diviser, et n’envisager que la besogne immédiate, s’en bien acquitter, pour être en paix avec soi, ne pas songer à l’avenir, ni au passé : bref faire la guerre à l’imagination, sous toutes ses formes. » (p.73).

Il serait illusoire de prétendre résumer ici la richesse de ce carnet, mais par son parcours, sa finesse d’analyse, son sens aigu de l’observation et ses qualités littéraires, ce témoignage apparaît bel et bien comme un document incontournable pour comprendre la Grande Guerre. Cette dernière a constitué pour Tuffrau comme pour nombre de combattants, une expérience marquante, comme en témoigne les derniers mots de son carnet, le 28 mars 1919 : démobilisé, il arpente les rues de la capitale : « Il fait très beau. J’ai revu avec une joie intime les paysages familiers, la petite ville un peu vide… La vie reprend, les choses sont les mêmes, nous seuls avons changé… »

08/03/2009

Marty Cédric.

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Tucoo-Chala, Ernest (1893- ?)

1. Le témoin

Né à Pau en 1893, Ernest Tucoo-Chala est fils d’un cordonnier et d’une marchande des 4 saisons. Après des études primaires solides, il obtient le certificat d’études et entre en apprentissage chez un menuisier. Il se spécialise dans la carrosserie automobile et réalise un tour de France en tant que compagnon. Embauché à Paris chez Binder comme ouvrier très spécialisé, il est très bien payé. En 1912, il fait son service militaire à Tarbes, dans un régiment d’artillerie, où il est initié à la technique du 75. Il passe directement du service militaire à la guerre, toujours dans l’artillerie. En tout, il vivra près de huit ans sous les drapeaux, sans grosse blessure.

A Paris, il a adhère au parti socialiste, partageant l’idéal pacifiste de Jaurès. Mais il n’y a chez lui aucune trace d’antimilitarisme. Après la guerre, il refuse l’offre d’embrasser la carrière militaire. Il redevient menuisier, à Bordeaux, mais dans des conditions bien moins bonnes qu’à Paris avant la guerre. Il s’inscrit à nouveau à la SFIO.

2. Le témoignage

Après guerre, Ernest Tucoo-Chala a, semble-t-il, peu parlé de la guerre, n’était inscrit à aucune association d’anciens combattants, et ne se rendait pas aux cérémonies du 11 novembre. Il laisse en revanche un très intéressant carnet de notes prises au jour le jour et publié par ses enfants en 1996 sous le titre 1914-1919. Carnets de route d’un artilleur (Biarritz, J. et D.  Deucalion, 1996, 116 p.) Il commence à la fin du mois de juillet 1914 et ne s’achève qu’en août 1919. Son écriture est succincte, mais précise et essentielle. A noter également la grande liberté de ton de cet artilleur dans son carnet.

3. Analyse

Ce carnet de guerre est très intéressant : ce qui frappe d’emblée à la lecture des carnets de ce combattant d’origine populaire, c’est la liberté de ton. Ainsi lit-on par exemple, le 27 avril 1916 : « Je suis vanné après ces trois jours de route (200 km) et, par surcroît, des manœuvres maintenant! Que le diable les emporte avec leurs âneries de manœuvres » (p.31).

A mesure que la guerre se prolonge, son carnet devient ainsi le réceptacle de toutes ses colères : contre l’inanité des offensives, début octobre 1915 : « Le cafard, le cafard est revenu, on devait tout bouffer, on a dépensé des milliers d’obus et pour quoi ? Pour nous regarder à nouveau en chiens de faïence » ; contre le prétendu repos derrière les lignes, le 8 mai 1916 : « manoeuvre sur un grand plateau […] Vraiment ils se foutent de nous; nous faire casser la gueule, passe encore, c’est la guerre! Mais nous emmerder comme ils le font avant, ça passe les bornes » ; contre le terme mis par un officier à une trêve tacite (26 juin 1916).

La guerre qui se dessine au fil des pages est celle d’un artilleur. Conscient par ailleurs de la différence de conditions de vie entre fantassins et artilleurs (pp. 43-44), il décrit avec justesse les difficultés de la vie matérielle et la dureté des combats, notamment à Verdun, le 28 mai 1916 : « il y a de quoi perdre la tête dans ce chaos […] c’est une véritable fournaise […]. Nous tirons sans cesse […] les blessés qui passent près de nous nous engueulent, nous leur tirons dessus à ce qu’il paraît ; alors j’aime mieux [régler le tir] 50 mètres plus long. Je ne suis plus comme les copains qu’un paquet de boue gluante. On ne vit plus, on est en sursis, des morts vivants et l’énergie ne peut rien contre la fatigue et la soif. ». Les gaz l’ont beaucoup marqué. Ces conditions de vie pénibles l’incitent à s’y soustraire, par un mariage, synonyme de permission (septembre-octobre 1916) ou encore par un départ volontaire pour le front d’Orient perçu comme moins dangereux (octobre-novembre 1917).

Au total, un carnet d’une grande richesse par un combattant d’origine populaire.

08/03/2009

Marty Cédric.

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Tremblay, Thomas-Louis (1886-1951)

1.   Le témoin

Thomas-Louis Tremblay est né le 16 mai 1886 à Chicoutimi (Québec) ; père capitaine de navire ; pendant ses études secondaires, Thomas-Louis Tremblay  est simple soldat dans la milice de Lévis. En 1904, choix plutôt rare de la part des Canadiens français, il s’inscrit au Collège militaire royal de Kingston (Ontario), dont la fonction est de fournir à la fois des officiers et des ingénieurs ; après trois ans d’études, il obtient en 1907 le diplôme d’ingénieur civil. Il devient alors employé par le chemin de fer Transcontinental ; en 1913, il est arpenteur-géomètre auprès de la province de Québec. Pendant toutes ces années, il demeure très actif dans la milice.

Au moment où débute la guerre, Tremblay rejoint l’active ; d’abord adjudant de la 1ère Colonne de munitions divisionnaire, il rejoint en mars 1915 le 22e bataillon (canadien français) en tant que commandant en second, avec le grade de lieutenant-colonel. Après plusieurs mois d’entraînement, départ du Canada pour l’Angleterre en mai 1915 où se prolonge la préparation ; le 15 septembre 1915, départ de Folkestone pour Boulogne. Arrivée en secteur de tranchées le 20 septembre, près de Kemmel, dans le saillant d’Ypres. Secteur de Flandres jusqu’à la fin août 1916 ; puis transfert dans la Somme et préparation d’attaque à partir du 10 septembre 1916 entre Albert et Bouzincourt ; 15 septembre, attaque de Courcelette grand succès des Canadiens français (p. 151) ; évacué pour maladie (hémorroïdes) et subir une opération, le 22 septembre 1916 ; après 4 mois d’absence, il retrouve son bataillon le 14 février 1917 en secteur  à Neuville-Saint-Vaast. 1er juillet 1917, secteur de Liévin. 15 août 1917, attaque de la cote 70 qui domine Lens. 18 octobre, transfert sur Ypres et Randhoeck, secteur qu’a déjà occupé le bataillon lors de son arrivée en France. 6 novembre 1917, force d’appui et de réserve durant l’attaque de Passchendaele dans un océan de boue ; 17 novembre 1917 retour sur Neuville-saint-Vaast ; durant l’offensive allemande d’avril 1918, le bataillon est déplacé pour boucher des brèches dans le dispositif anglais ; nouvelle évacuation de Tremblay pour raisons médicales du 15 avril au 31 mai et du 3 juin au 25 juillet 1918. Dans le secteur d’Amiens, préparation avec l’appui de chars (31 juillet-début août 1918) et participation à l’offensive générale ; entrée dans Cambrai le 9 octobre 1918 ; etc.

Il devient Brigadier-général à la 5e Brigade d’infanterie du 10 août 1918 au 9 mai 1919,  à la veille de l’embarquement pour le voyage de retour ; les hommes du bataillon sont démobilisés dix jours plus tard.

Après la guerre (1922), Tremblay retourne à la vie civile et occupe le poste d’ingénieur en chef et de directeur du Port de Québec jusqu’en 1936. Depuis 1931 jusqu’à sa mort en 1951, il est colonel honoraire de son régiment. Il reprend du service actif pendant la Seconde Guerre mondiale en tant qu’inspecteur-général pour l’est du Canada. Il décède à l’âge de 64 ans.

2.   Le témoignage

Thomas-Louis Tremblay commence son journal au moment de son affectation au 22e bataillon, le 11 mars 1915 et le clôt à la date du 20 décembre 1918 alors que son unité est stationnée à Bonn, en Allemagne.

Le document original est constitué d’une double série de carnets écrits en parallèle, sans doute pour des raisons de sécurité ; pour l’essentiel, les deux versions coïncident et, lorsqu’elles diffèrent, l’éditrice identifie le texte supplémentaire par un astérisque.

Conservé aux archives du Musée du Royal 22e Régiment, ce journal était resté inédit jusqu’à sa publication par Marcelle Cinq Mars, archiviste au Musée du 22e Royal Régiment, sous le titre : Thomas-Louis Tremblay, Journal de guerre (1915-1918), texte établi et annoté par Marcelle Cinq Mars, Outremont (Québec), Athéna éditions, 2006. L’éditrice précise que ce Journal n’a pas été rédigé pour être publié : « il le fait pour se remémorer et non pour expliquer » (p. 11). Cette caractéristique explique pourquoi un certain nombre d’annotations sembleront au lecteur un peu laconiques. D’autres silences sont en revanche un peu plus surprenants. Fort heureusement, l’édition de ce témoignage d’officier canadien est enrichie par le croisement d’éléments du Journal avec des extraits d’autres témoignages provenant de combattants ayant appartenu à la même unité, ainsi que par une mise en contexte à l’aide d’extraits d’ouvrages d’historiens.

Par ailleurs, le lecteur français s’étonnera peut-être du grand nombre de termes ou d’expressions anglais dans le texte ; cela témoigne de la prédominance de la langue anglaise dans l’armée canadienne.

3.   Analyse

Jusqu’à l’arrivée sur le sol français en septembre 1915, le Journal relate les préparatifs des Canadiens. L’arrivée de ces « Britanniques » parlant et chantant français à Boulogne suscite l’étonnement puis l’enthousiasme de la population. Ce débarquement « épatait les gens » dit sobrement Tremblay… « Le 22e bataillon fait sensation » écrit un autre acteur-témoin, Joseph Chaballe (p. 61). Les relations avec les civils sont globalement excellentes.

Au fil des mois les liens noués avec les civils dans les cantonnements sont forts : « Le pays où nous sommes est très familier aux anciens du bataillon ; nous renouvelons de vieilles connaissances parmi la population civile. […] Ces endroits nous rappellent de vieux souvenirs ; il reste un bien petit nombre des anciens. La population civile, surtout des femmes, est anxieuse de savoir où est un tel… tel autre… ces pauvres personnes pleurent en apprenant qu’au cours des deux dernières années, leurs vieux amis se sont fait tuer les uns après les autres en défendant leur liberté » (3 novembre 1917, p. 245).

L’honneur des Canadiens francophones : un enjeu spécifique du chef du 22e bataillon (et au-delà du premier ministre canadien, Cf. p. 283) ; un but de guerre…

L’un des premiers soucis de Tremblay, outre la bonne santé de ses hommes, consiste dans la « bonne tenue » de son unité ; faire honneur au Canada francophone ici placé sous le regard des Britanniques et des Canadiens anglophones est un des principaux buts de guerre des volontaires québécois : 20-21 septembre 1915 ; nommé officiellement Lieutenant-colonel le 26 février 1916, Tremblay est fier du comportement de son bataillon : « Mon bataillon représente toute une race [N.B. « race » est ici employé au sens de nation], la tâche est lourde » (p. 100)

Quelles que soient les situations, tout vaut mieux que de paraître flancher : à la veille de l’attaque de Courcelette Tremblay note dans son Journal : « Nous comprenons très bien que nous allons à la boucherie, la tâche paraît presque impossible avec si peu de préparation dans un pays que nous ne connaissons pas du tout. Cependant le moral est extraordinaire, et nous sommes déterminés de prouver que les « Canayens » ne sont pas des « slackers » [paresseux]. […] C’est notre première grande attaque, il faut qu’elle soit un succès pour l’honneur de tous les Canadiens français que nous représentons en France. Je peux facilement voir sur la figure de mes hommes ce qu’ils ne peuvent dire : leur enthousiasme, leur détermination. Tous mes officiers sont remplis d’ardeur, et il y a parmi eux des entraîneurs [meneurs] d’hommes parfaits » (15 septembre 1916, p. 153) ; voir également sur ce thème notes du 18 septembre 1916, p. 166 ; celles du 27 septembre 1916, du 12 octobre 1916, 27 novembre 1917 ; le 1er de l’an 1918 il écrit encore : « comme l’année dernière et l’année précédente, je leur souhaite de passer le nouvel an dans leur famille ; les anciens ont un sourire d’incrédulité ; ils se rappellent mes souhaits des années passées. Ces vieux soldats sont encore parmi les plus solides, ils sentent que l’honneur du bataillon repose surtout sur leurs épaules. Bah ! ils ont tellement sacrifié pour le bataillon, que le sacrifice est devenu une seconde nature chez eux. Leurs compatriotes comprendront-ils jamais la tâche pénible, dangereuse qu’ils se sont imposée afin que leur race ne soit pas considérée par les peuples au niveau ignominieux prêché par Lord Beaverbrook » (1er janvier 1918, p. 259) ; au moment où se joue la phase ultime de la guerre, Tremblay se plaint du rôle assigné à son bataillon : « Notre bataillon ne fait que suivre l’attaque, il est en réserve. Alors que nous devions être à l’attaque. […] La situation pratique au pays est peut-être la cause de ce désappointement ! ! » (5 août 1918, p. 281) Tremblay fait ici allusion à l’opposition violente des Québécois envers la loi instituant la conscription en mars 1918 (Cf. p. 283)

Autre facteur important dans la conduite des hommes, le sens de l’honneur viril : deux éclaireurs du bataillon ont placé des explosifs sous les barbelés allemands : « deux canayens (canadiens) avec du poil aux pattes » (1er mars 1916) ; l’un d’eux est ensuite décoré par un général français ; après avoir été félicité par Tremblay, il se serait écrié : « Colonel y a pu rien à faire, y faut que je me fasse casser la gueule », une phrase que le colonel considère digne d’être consignée dans son carnet.

Tremblay est un chef respecté et admiré ; sa bravoure n’est pas mise ne doute par ses hommes ; de fait, il est très attentif à leurs conditions de vie et à leur moral : Tremblay visite régulièrement les tranchées ; il organise les travaux de mise en état de défense des tranchées ; il alterne visites des tranchées et travaux de bureau. Il proteste par exemple contre la mise en mouvement de ses troupes qui, venant d’être vaccinées contre la paratyphoïde, sont malades et pour beaucoup en proie à la fièvre ; il fait observer qu’ « il n’est pas humain de demander aux hommes une marche semblable. Ces démarches de ma part n’ont pas de succès…. » (2 avril 1916) ; il fait alors en sorte que des autobus et des ambulances suivent le bataillon durant sa marche ; il montre constamment l’exemple : « j’ai marché moi-même en tête du bataillon suivi de mon cheval… » (3 avril 1916) ; lors de l’attaque de Courcelette, il guide ses hommes jusqu’à leurs positions de départ sous le barrage allemand (15 septembre 1916, p. 152). Visite plusieurs fois par jour ses hommes qui tiennent les tranchées sous une avalanche d’obus asphyxiant (29 avril 1917, p. 208)

Cependant en tant que chef, d’autres préoccupations sont présentes : l’esprit de compétition et la course à la gloire règne parmi les commandants, Cf. notes du 27 mars 1917, p. 199 ; celles du 1er juillet 1917, p. 219 ; les soucis de promotion sont également exprimés : « Je crois que la raison pour laquelle Ross me passe par-dessus est qu’il y a trois bataillons anglais dans la brigade contre un seul bataillon de Canadiens français. La Franc-maçonnerie a aussi dû jouer une grande influence… » (23 juillet 1917, p. 225)

Alliés : frictions entre Anglais et Canadiens : des rixes fréquentes opposent des soldats des deux nations, Cf. notes du 24 octobre 1915 ; idem, 17 juillet 1916.

Au Havre, du 24 janvier au 11 février 1917, Tremblay voit arriver le contingent portugais : « j’ai vu un grand nombre de ces Portugais, et ils ne m’inspirent pas confiance : ce sont généralement de tous petits hommes chétifs ; sales, hautains ; qui se réclament beaucoup de leur histoire militaire, et qui sont destinés à gagner la guerre. Je me demande quelle tenue ils auront sous une avalanche de Bertha Krupp. Pauvres diables ils ne savent pas encore ce que c’est que la guerre ! ! » (p. 189)

L’absence de remarques et de commentaires concernant les autres secteurs du front, à l’exception de celui tenu par les Britanniques est notable. Ainsi, alors que la prise de Vimy le 9 avril 1917 est décrite et saluée comme un grand succès canadien, on ne trouve aucun écho de l’offensive Nivelle sur le Chemin des Dames.

La lutte contre l’eau et la boue qui envahissent les tranchées et les rend intenables (novembre 1915) ; boue jusqu’au ventre (12 mars 1917) ; début novembre 1917, attaque de Passchendaele dans une mer de boue ;

Premier Noël sur le front : « Après cette messe, les hommes ont leur réveillon dans leurs quartiers respectifs, et les officiers au couvent de Locre » (24 décembre 1915) ; « Les hommes ont reçu aujourd’hui leurs cadeaux de Noël, et tous sont heureux comme des princes » (25 décembre) ; troisième Noël : « […] Les nouveaux hommes sont bruyants, les anciens plus ou moins moroses ; ils commencent à croire que cette maudite guerre ne finira jamais. Comme l’année dernière et l’année précédente, je leur souhaite de passer le nouvel an dans leur famille ; les anciens ont un sourire d’incrédulité… » (1er janvier 1917) ; la lassitude est perceptible et perçue chez les volontaires des premiers jours.

Les différences pouvant exister entre les secteurs sont parfois importantes : « Le bataillon que nous avons visité (des Ecossais) perd en moyenne 80 hommes par tour de tranchée : nous sommes habitués à n’en perdre que cinq ou six. L’avenir ne s’avère pas brillant… » (19 mars 1916)

Description du secteur de Saint-Eloi durant la bataille des cratères : tranchées quasi inexistantes ; plus de végétation ; « air saturé d’une odeur qui prend  à la gorge, en raison de tous ces morts que l’on voit partout, et qui sont déjà en décomposition… » (10 avril 1916)

L’effet des informations sur le moral des troupes : « […] les Russes ont remporté une grande victoire en Galicie […]. La joie est dans le camp, toutes nos fatigues sont oubliées. » (12 juin 1916) ; à noter que la bataille de la Somme engagée le 1er juillet n’est pas mentionnée avant le 25 août 1916 : « nous nous préparons maintenant à notre départ prochain pour la Somme où les hommes se font tuer par milliers ». (p. 143)

Pratique sportive : matchs de base-ball entre officiers de plusieurs bataillons (22 juin 1916).

Gaz : à cause des vents fort changeants, Tremblay doit renoncer à lancer les gaz accumulés dans sa tranchée : « […] avec regret, car elle promettait bien. Tous les soirs il y a une centaine d’Allemands qui travaillent à « Picadilly Farm » : nous aurions gazé tous ces gens-là et aurions dû faire un bon nombre de prisonniers » (14 juillet 1916) ; mais le port prolongé du masque « aigrit les hommes » (p. 208)…

Combinaisons infanterie-aviation (16 août 1916) grâce à des chandelles allumées dans des trous de la tranchée (p. 140)

Violence et sur-violence

Plusieurs cas de shell-shock (8-10 juin 1916) ; 19 septembre 1916 ; 1er mai 1917 ; 24 septembre 1917 ;

Combat rapproché ; patrouille dans le no man’s land : « La patrouille du Sgt. Pouliot a rencontré une patrouille allemande de la même force dans le No Man’s Land en face du cratère N°1. Sans hésitation nos hommes ont attaqué les Allemands à coups de grenades et de revolvers, leur prenant deux prisonniers et en blessant une couple d’autres qui ont réussi à se sauver » (4 juillet 1916) ; décorations et primes pour les hommes de la patrouille (p. 132, note 74) ; attaque de Courcelette : « Nous avons presque immédiatement rencontré des Boches, qui n’ont pas souffert longtemps. [un autre témoin relate que les Allemands qui se rendent sont systématiquement massacrés, Cf. note 100, p. 155] Les hommes ont la rage au cœur et pour cause. N’avons-nous pas vu hacher le tiers du bataillon, nos camarades, au cours de la dernière demi-heure… » (15 septembre 1916, p. 155) ; il faut relever le lien établi entre un taux de pertes extrêmement élevé subi par cette unité durant son approche sous le barrage allemand et la fureur destructrice qui suit immédiatement la prise de contact ; ce combat est la première véritable attaque des hommes de Tremblay ; la terreur emmagasinée durant une approche particulièrement meurtrière se libère et conduit de nombreux hommes à massacrer des hommes désireux de se rendre ; cependant, ce moment de paroxysme dépassé, on fait à nouveau des prisonniers (Cf. p. 156-157, 159 et photographie p. 159) ; voir aussi p. 232. À noter que lors de la libération de Valenciennes : « la population civile est tellement montée contre les Boches qu’elle bat les prisonniers au passage » (5 novembre 1918, p. 303)

Prisonniers allemands bombardés par leur artillerie alors qu’ils transportent des blessés canadiens : « Afin de protéger nos blessés, j’ai donné [précise Tremblay] un pavillon de la Croix-Rouge à un sergent-major allemand avec instruction de le porter haut afin qu’il soit bien vu. Comme escorte, il y a deux messagers à la tête de la colonne et deux hommes fermant la marche. Ils n’étaient pas plutôt partis qu’ils ont été aperçus par les Allemands, qui ont raccourci leur barrage d’artillerie tuant ou blessant une trentaine de prisonniers et finissant plusieurs de nos blessés… » (bataille de Courcelette, 16 septembre 1916); que penser de cette action ? Les tirs sur les blessés et les antennes de la Croix Rouge sont souvent avancés pour attester de l’hyperviolence de la guerre structurée autour d’une haine profonde de l’ennemi. Dans le cas ici rapporté, il est peu probable que les artilleurs allemands aient déclenché ce tir en toute connaissance de cause, c’est-à-dire en sachant qu’ils tiraient sur leurs propres hommes. Plus en arrière, à l’hôpital de campagne, « le Sgt. Casgrain est en charge de l’hôpital où il y a plus de 200 blessés, il dirige très intelligemment ses subordonnés qui sont les deux docteurs allemands et dix brancardiers allemands que nous avons gardés avec nous… » (p. 160) ; Tremblay « fraternise » avec ces deux médecins (17 septembre 1916, p. 163).

Comme beaucoup d’autres témoins, il arrive à Tremblay de plaindre l’ennemi : « […] je plains presque les Boches qui se font massacrer, comme nous un jour… Ce trouble n’a cependant pas été de longue durée et nous avons suivi cette opération avec le plus grand intérêt… » (28 avril 1917, p. 207).

Autres contacts furtifs avec l’ennemi :

Saint-Sylvestre 1915 : « À minuit ce soir nous entendons chanter dans les lignes allemandes, et certains instruments de musique. Les Boches fêtent la nouvelle année, mais du moment qu’ils se montrent la tête pardessus le parapet, nous les saluons par une volée et avec nos mitrailleuses ».

1er janvier 1916 : « L’artillerie a été assez active, cependant l’infanterie n’a pas tiré un seul coup de feu. Le soldat Brunelle qui fait de l’observation pour la brigade a traversé le No Man’s Land froidement en plein jour. Il a causé pendant quelques instants avec les Boches, il nous est revenu chargé de boutons, badges, etc. ce qui identifie l’ennemi en face de nous. Son but était de reconnaître un endroit dans la tranchée ennemie que nous soupçonnons près du Petit Bois. Il rapporte l’entrée d’un puits à  cet endroit probablement une mine. Brunelle a été très hardi, il l’a fait dans un bon but ; cependant, il est sous arrêt ce soir. Il lui fallait une autorisation… »

Un propos désabusé sur la guerre : « On me rapporte que la brigade compte à peine la valeur d’un bataillon. Enfin une ère de folie règne en Europe : il est impossible de raisonner les causes de tels sacrifices. On se fiche tout simplement de la logique, on ne raisonne pas. » (26 octobre 1916, p. 178) ; d’autres notations contredisent ce je m’en foutisme.

Révolte contre les attaques « criminelles » : ce matin, nous avons été témoins d’une scène terrible, criminelle… Il y a des centaines de morts, et de blessés dans la No Man’s Land et jusque dans les fils barbelés allemands. Les survivants de ce massacre nous racontent qu’ils ont subi un bombardement terrible avant l’attaque, et que pendant l’attaque, ils ont marché sous un feu intense de mitrailleuses. Ceux qui ont réussi à se rendre aux tranchées allemandes les ont trouvées remplies de Boches prêts à les recevoir au bout de la baïonnette. Vers les 10 heures du matin, un colonel Bavarois a offert un armistice de quelques heures qui a été accepté afin de permettre l’évacuation des blessés. Les Allemands transportent nos blessés jusqu’au milieu du No Man’s Land où nos hommes vont les chercher… » (28 février 1917, p. 194)

La discipline : après Courcelette, et pendant son congé de maladie, Tremblay ne cesse de prendre des nouvelles de son bataillon ; il s’inquiète à plusieurs reprises d’un relâchement de la discipline attribué aux renforts venus combler les pertes causées au bataillon et à la présence de « femmes légères » (14 novembre 1916, p. 179) : « Le nouveau bataillon a dans ses cadres un trop grand nombre d’hommes plutôt dégénérés, qui n’ont pas l’esprit de corps que nous avions développé chez nos hommes jusqu’à Courcelette » ; le bataillon est alors à Bully-Grenay à quelques milles au nord de Lens. Ce secteur est très tranquille et les pertes sont légères. Fosse 10 où le bataillon va cantonner quand il est en réserve a trop d’attraction et cause toujours beaucoup d’ennui » (20-31 décembre 1916, p. 185)

« Le 9 janvier [1917] j’ai passé mon deuxième examen médical et me suis fait déclarer « fit » [apte au service] quoique je ne sois pas complètement guéri, étant encore sous traitement. Il y a beaucoup d’absences sans permission au 22e et le général Turner est anxieux que je retourne en France au plus vite » (p 187). Une lettre qui valut à son auteur 4 mois de travaux forcés apporte d’autres éléments d’explication : le soldat exprime le sentiment d’abandon ressenti par les hommes quand des chefs comme Tremblay s’absentent durablement du bataillon ; les nouveaux chefs n’ont pas l’aura ni la réputation de compétence de leurs prédécesseurs ; enfin, la colère contre les Anglais est toujours là ; les Canadiens ont le sentiment d’être systématiquement sacrifiés aux missions les plus meurtrières par le commandement britannique (Cf. extrait de lettre, p. 192).

Reprise en mains du bataillon : « inspection minutieuse du bataillon, qui n’est pas du tout satisfaisante, suivie d’instructions sévères sur la tenue, la discipline, l’équipement, les absences sans permissions. L’esprit de corps si remarquable au 22e avant la Somme n’existe pas, il faut de toute nécessité le ressusciter » (2 mars 1917) ; « Exercices toute la journée en vue de raidir la discipline. Inspection… […] Réunion spéciale des officiers […] Instructions sévères rappelant aux officiers le devoir de chacun, attirant leur attention sur l’état pitoyable du bataillon, leur indiquant les moyens à prendre pour remédier à cet état de choses et les avertissant que des mesures sévères seront prises contre les officiers ne remplissant pas leurs fonctions pleinement » (3 mars 1917) ; deux soldats exécutés le 3 juillet 1917 (on peut noter le silence de Tremblay sur ce point) ; la reprise en mains continue : « Messe à 11 hrs ce matin sur la lisière du bois de Riaumont. Le sermon est fait par le major Fortier qui, sur ma demande, traite des absences sans permission qui sont encore nombreuses. Après la messe, je parle au bataillon moi-même sur ce sujet indiquant aux hommes la gravité de cette offense, et les peines terribles encourues par ceux qui s’absentent sans permission. À l’avenir tous les absents sans permission seront traduits devant une cour martiale pour la première offense. Trop de braves gens ont sacrifié leur vie pour l’honneur de leur bataillon pour qu’aujourd’hui on permette à quelques insoumis de le déshonorer. Le sermon du père Fortier a créé une forte impression sur tous les membres du bataillon. Un grand nombre de femmes de mœurs très légères sont la cause du mal : la grande majorité du bataillon se comporte très bien. C’est le petit nombre qui nous cause tous ces ennuis » (15 juillet 1917, p. 222-223). Autres silences sur l’exécution de deux soldats le 3 juillet 1917, jugés coupables de désertion ; et sur celle d’un autre (exécuté le 15 mars 1918) ;

En permission à Paris : « Nous n’avons pas tous le même sort. Quel contraste entre la vue d’ici et celle du front. Même en temps de paix, je ne désirerais rien de mieux que de passer ma vie ici au grand Opéra ce soir. » (26 mai 1916) ; Tremblay passera plusieurs permissions à Paris, ville qu’il affectionne particulièrement. Tremblay assiste aux funérailles de Galliéni (1er juin 1916) ; nouvelles notes sur les Parisiens, le 24 novembre 1916 : « J’avoue que j’ai été grandement surpris, et que je n’aurais jamais cru que les Français aient pu devenir si froids… » (p. 182). Apprenant le succès de Verdun : « Le peuple lisait les placards sur les boulevards, et tout naturellement, sans la moindre émotion visible, témoignait froidement de son contentement. « On les aura », était le dicton populaire… « Un corps d’armée de moins », disaient d’autres… et ainsi de suite Réellement j’aime bien les Français » (p. 182)

Tremblay poursuit ce qu’il appelle son analyse du moral des Parisiens qu’il assimile aux Français : « Les Français suivent la guerre de très près, ce qui est bien naturel car chaque jour des centaines des leurs se font hacher par la mitraille. Ils réalisent [comprennent] qu’ils leur faut gagner cette guerre ou devenir les esclaves des Allemands. Les Français préfèrent la mort, si […] la ruine totale de leur pays, à l’esclavage… » ; on se gardera de tirer des conclusions générales de ces affirmations ; comme de nombreuses autres du même type, cette analyse ne vaut que pour l’étroit milieu fréquenté par Tremblay durant sa convalescence et nous renseigne assez peu sur le moral et les sentiments des Français ; dans quelques mois, de nombreux Français vont d’ailleurs apporter un cinglant démenti à l’affirmation selon laquelle ils « préfèrent la mort ».

Femmes : « Les hommes sont cantonnés la majorité dans des granges couchant sur la paille. Les officiers sont dans des maisons couchant dans des lits. Quel luxe ! ! On sent que tout le monde est heureux et il fait tellement beau ; nous sommes dans la pleine campagne, et jouissons de la plus grande tranquillité sans responsabilité etc., etc. Les jeunes femmes et les jeunes filles sont très recherchées. Elles sont presque toutes très laides, cependant nous sommes aveuglés, nous les trouvons très bien ! ! Elles nous rappellent de si bon souvenirs… ne reverra-t-on jamais le pays ! ! ! ! C’est très amusant de voir l’empressement de tous ces hommes à vouloir rendre service, se rendre utiles à nos cousins de France ; attraper un regard, un sourire… Enfin ils sont comme le chien fidèle qui regarde son maître prêt à tout faire pour lui procurer son attachement. Ces sentiments sont bien compréhensibles ; car ces hommes ont vécu une vie qui n’est pas humaine et le contraste est tellement grand… » (2 juin 1917, p. 213)

Maladies vénériennes (9 août 1917, p. 227) ;

Femmes fantasmées : « […] presque toutes nos tranchées portent le nom des actrices les plus populaires en Angleterre. J’ai visité aujourd’hui Piggy-Gaby-Gladdys-Doris-Dorothy-Doris […] Les dug-outs sont remplis de photos, de ces fameuses artistes, dans leurs poses les plus populaires ; ce sont des reines muettes qui se font faire la cour par les centaines d’hommes qui se succèdent sans interruption jour et nuit… » (21 septembre 1917, p.240)

Début novembre 1917, attaque de Passchendaele dans une mer de boue ; de nombreuses pertes mais le 22e bataillon ne prend pas part à l’attaque; Tremblay visite un hôpital : « Plusieurs officiers [blessés] me souhaitent la chance qu’ils ont eue « un beau blighty » [équivalent de la fine blessure, suffisante pour être évacué, mais à la gravité modérée] » (6 novembre 1917, p. 247)

Tir « ami » de l’artillerie (p. 265)

Angoisse perceptible lorsque se déclenche l’offensive allemande : « l’avance allemande est phénoménal » (23 mars) ; « leur offensive a été formidable, elle a pratiquement annihilé la 5e Armée anglaise. La situation est grave ; nous nous attendons de partir d’un moment à l’autre pour le théâtre où se joue probablement la partie décisive » (25 mars 1918)

Propagande : prises de vues scénographiées pour les actualités cinématographiques (2 juin 1918, p. 278).

Frédéric Rousseau, octobre 2008.

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Goudareau, Emile (1880-1961)

1. Le témoin

Né à Avignon le 4 juillet 1880 dans une famille de notables catholiques légitimistes. Son grand-oncle Albin Goudareau (1800-1889) avait correspondu avec Montalembert. Son père, Jules, était compositeur et critique musical. Emile fit son noviciat à Aix-en-Provence, puis poursuivit ses études en Angleterre pour devenir jésuite. Il fut ordonné prêtre à Hastings en 1913. A la mobilisation, il était brancardier au 58e RI d’Avignon. Il se blessa en février 1915 en allant ramasser des blessés (voir plus bas). En juillet, il passa mitrailleur au 111e RI, puis à nouveau au service de santé (voir plus bas), et fut fait prisonnier avec une partie du régiment près d’Avocourt, à l’ouest de Verdun, en mars 1916. Interné dans divers camps, dont celui de Darmstadt. Rapatrié en mars 1918, démobilisé en mars 1919. Après la guerre, il passa près de trente ans au Caire, notamment comme professeur de philosophie et de théologie au collège de la Sainte-Trinité. Il mourut à Bastia le 20 janvier 1961.

2. Le témoignage

La base du témoignage est constituée par les lettres adressées à sa famille ; elle est complétée par d’autres lettres adressées à des jésuites, conservées aux Archives de la Compagnie de Jésus à Vanves. Son petit-neveu Jacques Félix les a éditées et commentées dans un mémoire de Master 2 soutenu à l’université de Toulouse Le Mirail en 2006 : Edition critique de la correspondance de la Grande Guerre d’Emile Goudareau s. j. à sa famille et à d’autres pères jésuites entre 1914 et 1917, tome 1 Mémoire et corpus, 183 p., tome 2 Annexes. La transcription des 60 lettres de guerre (du 19 septembre 1914 au 18 mars 1916) occupe les pages 35 à 82 du tome 1 ; celle des 33 lettres de prisonnier (du 10 avril 1916 au 5 septembre 1917), les pages 87 à 105. L’index des noms propres figure dans ce même tome 1, p. 177-178.

3. Analyse

– Une longue lettre, adressée à son frère Joseph le 17 novembre 1915, est riche d’enseignements divers. Il décrit d’abord ce qu’il appelle « le milieu » : « Il est médiocre : recrutement du Var ou de Corse. Beaucoup de Corses. Classes jeunes, très bruyantes, et qui ne valent pas comme rapports les bons pères de famille ardéchois de l’an dernier. Esprit religieux nul ou à peu près ; esprit de sacrifice à l’avenant. Poincaré est un bandit, et vivement la paix ! Car Poincaré, je ne sais pourquoi, est tenu pour l’auteur responsable de la guerre. Pour le reste, pas trop mauvais garçons. J’ai fait connaissance avec un avocat de Grenoble, très religieux, très bien élevé, et qui est venu à moi comme s’il me connaissait depuis longtemps. Il m’a introduit chez une famille de braves paysans du cru [à Montzéville, près de Verdun] qui m’ont dit et répété que j’étais chez moi chez eux, et que j’y pouvais venir écrire, me chauffer, causer, etc., prendre une tasse de café, car ils font comme tous les gens du pays le petit commerce. » Il décrit ensuite la tranchée, à l’aune d’une propriété familiale dans le Gard : « Imagine-toi une vraie petite ville, avec ruelles et maisons, et une ligne continue de remparts crénelés. Dans chaque créneau, un fusil. Suppose que le village souterrain soit bâti dans les marronniers de Trois-Fontaines. Les Boches sont à Bagatelle, Bagatelle étant ici une hauteur boisée. Seulement ils ont jeté en avant dans le plantier, en l’espèce dans le terrain herbeux en pente douce qui descend jusqu’à nous, un grand boyau perpendiculaire qui aboutit à une tranchée recourbée aux deux bouts. De sorte qu’à 100 m environ de mon blockhaus, sur ma droite, nos poilus sont nez à nez avec eux, à moins de 10 m : suppose que tu sois au mur des marronniers regardant vers Jonquières, et que les Boches soient au jardin de Pierre ou même plus près. » Il évoque ensuite les torpilles qui font beaucoup de bruit et de mauvaises blessures. « Mais dans ce dédale de boyaux et d’abris, c’est assez difficile de toucher, et il ne peut y avoir de mal sérieux qu’avec un bombardement prolongé. » « La majeure partie du temps se passe en corvées », ajoute-t-il.

– En effet, une grande partie de la correspondance évoque les divers travaux : transport de matériaux, construction et réparation des boyaux et des abris, corvées de soupe… « La guerre que l’on fait ici n’est plus qu’un service de caserne, à 2 ou 300 m de l’ennemi, avec de temps en temps quelques épisodes sanglants, et chaque jour quelques petits risques. Ce qui absorbe le temps et les forces, ce sont les corvées, les revues, les appels, au cantonnement des exercices avec maniement d’armes et pas de gymnastique. » Décembre 1915 : « Nous menons en ce moment une vie éreintante, et qui nous laisse à peine le soir une heure ou deux. Les pluies effrayantes qui tombent depuis six jours ont bouleversé et à demi détruit le travail de six mois : les abris s’effondrent, les boyaux sont remplis d’eau et de boue, les tranchées s’éboulent. Il faut réparer tout cela et nos réparations s’effritent sous la pluie de la journée. Nous en avons pour longtemps. On fait main basse sur tout homme disponible. De sorte que mon nouveau travail est un travail de terrassier. Nous nous levons à 4 h, nous partons à 5 h et nous ne revenons le soir que vers 6 h. Sauf le temps de dîner, tout le reste du temps se passe la pelle à la main. Ces jours-ci, j’ai vraiment passé les jours les plus durs que j’ai encore eus. Pluie torrentielle ininterrompue ; nous étions dans des fossés, les pieds dans l’eau, avec une terre à creuser argileuse et visqueuse qui collait à la pelle ; pour qui ne regarderait que l’extérieur des choses, c’est un bagne, il n’y manque pas même l’accompagnement obligé du blasphème à jet continu. A certains moments, la détresse morale est grande. Si la pensée de Dieu pour qui on souffre, et qui nous en tiendra compte, n’était pas loin on se laisserait aller au découragement. Mais heureusement il est là, et on tiendra bien le temps qu’il faudra avec son aide. »

– En fait, il avait connu pareils travaux et pareille lassitude dans son premier régiment, ainsi que le montre la lettre du 3 janvier 1915 adressée à son frère Albin : « Depuis quelques jours nous avons pluie continuelle ; nous pataugeons avec résignation dans une boue liquide : nos souliers sont durs comme du fer, et nos chaussettes toujours mouillées. Quand cela finira-t-il ? » Albin étant mobilisé malgré une santé fragile, Emile lui souhaite de trouver une place dans un bureau, évoquant même l’éventualité d’un piston par un homme influent de la famille (1er septembre 1915). Lui-même, car « on a besoin ici de se remonter le moral », a recours à ce qu’il nomme « belle littérature », les journaux, avec notamment « les articles de Barrès, Bazin et autres du même genre ». C’était le 3 janvier 1915 ; les deux auteurs cités appartiennent à la même ligne de pensée que celle de la tradition familiale ; on ne sait pas si Emile Goudareau a évolué sur ce point. La lettre du 12 janvier 1916 (voir plus bas) laisse apercevoir un certain éloignement des positions de la « belle littérature ».

– De l’hôpital d’Agen, le 21 mars 1915, à un autre père jésuite, à propos de sa blessure : « Vous savez peut-être qu’il y a aujourd’hui juste un mois, je me suis troué la moins noble partie de ma personne à une baïonnette en rampant sur le terrain pour ramasser des blessés. Blessure inélégante. On m’a donné la médaille militaire pour ça. Je suis ainsi entre deux excès d’ignominie et d’honneur. Je souffre beaucoup ; il s’est formé une série d’abcès qu’on a largement ouverts, et on a placé un drain dans la plaie. Voilà un mois que cela dure. Je ne sais guère souffrir en douceur, et j’ai bien besoin de vos prières. »

– On a remarqué l’importance des allusions à Dieu, aux prières. Emile Goudareau est un prêtre sur le front ; il pense et il agit comme tel. Il relate des conversations avec des protestants, avec des incroyants. Un de ceux-ci, sous-lieutenant, sort bravement de la tranchée au moment de l’attaque : « Je lui avais promis d’aller le chercher dès qu’il tomberait. J’y allai, en effet, en rampant ; je me couchai près de lui, espérant qu’à ce moment-là la confession ne serait pas refusée. Mais il était déjà si certainement mort que je ne pus même essayer l’absolution sous condition. Je vous assure qu’en ramenant son corps j’avais envie de pleurer. Cet incroyant avait été magnifique. L’était-il bien, il est vrai, incroyant ? Et que s’est-il passé entre Dieu et lui à ces derniers moments ? » (lettre au père Dauchez, 24 avril 1915). Emile Goudareau confesse les croyants avant l’attaque. Il dit la messe, regrettant que l’assistance comprenne plus d’officiers que d’hommes de troupe (19 octobre 1915). Un paragraphe d’une lettre à son père, le 29 novembre 1915, contient une intéressante remarque sur l’autorité que donne à la parole du prêtre sa proximité du danger : « Je suis retombé dans le service de santé ; voilà pour répondre à Albin qui m’écrivait : « Un prêtre mitrailleur, quel renversement des choses ! » Il faut croire que la providence a été de son avis, car cette nomination de brancardier m’est arrivée sans la moindre démarche de ma part, uniquement sur le désir de l’aumônier divisionnaire qui est allé demander pour moi un peu de temps afin que je puisse m’occuper un peu plus activement du service de la chapelle. On lui a répondu par cette nomination. Je ne pouvais pas refuser ; c’eût été être vraiment dans l’erreur que de vouloir faire le soldat alors qu’on nous demandait de rester dans le rôle que l’Eglise désire pour nous, et qui est de faire le prêtre auprès des soldats. Pourtant, je regrette la vie plus dangereuse du blockhaus qui me donnait le droit de parler avec plus d’autorité aux poilus, mes auditeurs du soir dans mon grenier. »

– Une évolution ? Peut-être apparait-elle dans cet extrait de la lettre du 12 janvier 1916 à son père : « Vous me dites que Paul avait à Avignon la nostalgie du front. C’est qu’il est un peu de ceux que la guerre a campés et établis dans la vie, avec ordonnance, solde, et sport de grand seigneur [l’aviation]. Pour le pauvre diable qui fait métier de corvéable, et bien souvent de domestique, la guerre apparaît de plus en plus ce qu’elle est en réalité, le fléau des fléaux. Peut-être ne se doute-t-on pas assez de la jalousie et de la haine qui s’accumule dans le cœur du plus grand nombre, et Dieu veuille qu’après la guerre il n’y ait pas à se régler de terribles comptes. »

Rémy Cazals, juillet 2008

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Jolly, Pierre

1. Le témoin

Pierre Jolly est historien, biographe et poète, auteur de plusieurs ouvrages d’histoire contemporaine (Turgot, Necker, Calonne, Du Pont de Nemours entre autres). « Bleu » en 1916, il arrive au front comme téléphoniste au 152e R.I. Sa biographie et son parcours militaire n’ont pu être pour l’heure reconstitués.

2. Le témoignage

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Jolly, Pierre, Le 13 octobre. Paris, Berger-Levrault, 1964, 193 pages. Préliminairement publié dans la même librairie sous le titre, Les survivants vont mourir. Bataille de la Somme. (1954, 172 pages).

Dans ce livre de souvenirs mâtinés de paraboles écrit entre 1960 et 1964, l’ancien soldat téléphoniste du 15-2 mêle 1916 à 196… dans de permanentes imbrications entre histoire et pèlerinage. Réalités et souvenirs, paraboles et réflexions se mêlent et se confondent lors de la relation de ces quelques jours d’octobre 1916, prétexte au souvenir des lieux mais surtout des hommes, truculents ou énigmatiques, survivants ou à jamais faisant corps avec la boue de la Somme. L’ouvrage n’est pas illustré.

3. Analyse

Après de rapides préliminaires introspectifs sur le sens du sacrifice des soldats de 1916, Pierre Jolly quitte les granges d’Haussez le matin du 10 octobre 1916. Les tuyaux de cuisine parlant de Sailly-Saillisel, il sait qu’il part pour l’attaque dans ce secteur. Sa lente montée en ligne est pour lui le prétexte au souvenir de chacun des membres de son escouade. Alors qu’il parcourt à nouveau cette terre en 196… il revoit Fliette, Grandjean, Demange le Vosgien, Pétrole, Chauvert et tous les autres dont combien ne redescendront pas ? L’attaque du 13 se fera le 14, à 17 heures 10. Le château et les premières maisons de Sailly seront pris aux Allemands, dont Karl Renz, qui reçoit le choc et que Jolly retrouvera longtemps après la guerre, avant l’autre qui lui enlèvera la vie. Quelques kilomètres de lignes téléphoniques posés et un singulier prisonnier allemand plus tard, s’achèvent les souvenirs de Pierre Jolly, du 10 au 15 octobre 1916. Quelques longueurs et une écriture, certes talentueuse, mais par trop alambiquée, minorent cet essai de souvenirs, mâtinés de très – trop ? – nombreuses digressions qui allongent un récit duquel peu d’éléments sont à dégager. D’écriture irréprochable, ces souvenirs apportent peu à la littérature testimoniale et à l’historique du 152e régiment d’infanterie (premier régiment de France), sur lequel pourtant la littérature de guerre n’est pas pléthorique. Un ouvrage anecdotique valant donc pour sa singularité bibliographique. On note une parabole dans une montée au front : « Notre cordée, la cordée des bleus, progresse sur la voie d’une nouvelle accoutumance » (page 63). Il décrit sommairement « la corvée du ramassage des morts (…) en instance de sépulture » (page 98) et dépeint le cimetière de Maurepas au début des années 60, parabole sur l’oubli : « la plupart des noms sont fatigués de ne plus être lus » (page 90). Il évoque le vol entre soldats (page 87) – marquant par là même l’attachement au sac, lien avec le civil – et nous montre un fait semble-t-il réel de « deux soldats, du 15-2 et du 64e bavarois qui s’étant embrochés se regardèrent mourir l’un sur l’autre » (page 159). Son évocation d’un ancien combattant allemand duquel il s’est rapproché illustre la communauté des poilus de l’après-guerre.

Dans les quelques toponymes cités dans l’ouvrage, on retient Haussez (Seine-maritime) (p. 17), Amiens (p. 26), cote 131, Hardecourt-aux-Bois (p. 39), Péronne, Combles, ferme de Monacu, bois de Hem, bois des Ouvrages, Curlu, bois Vieux, bois Neuf, bois Sabot, ravin de Maurepas, bois du Quesne, bois Savernake, bois Louage (p. 49), Rancourt (p. 59) et Sailly-Saillisel (p. 154).

4. Autres informations

Les survivants vont mourir ont été traduits en allemand sous le titre « Und die überlebenden werden sterben. Erzählungen », Kiepenheuer & Witch, 1956, 187 pages.

Yann Prouillet, juillet 2008

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