Jouhaud, Léon (1874-1950)

1. Le témoin
Il est né le 21 décembre 1874 à Limoges dans une famille de la bourgeoisie aisée, commerçants en tissus du côté de son père, en bijouterie du côté de sa mère. La forte empreinte catholique s’estompera et, en temps de guerre, il écrira à sa femme qu’il est allé « voir la messe » le jour de Pentecôte en 1915. Il étudie dans le privé, passe son bac en 1892 et entreprend des études de médecine à Limoges, puis à Paris, marquant un vif intérêt pour la bactériologie. Il exerce dans sa ville natale de 1903 à 1906, puis se lance dans une carrière artistique dans le domaine de l’émail, vieille tradition locale. Pascale Nourrisson, auteur de l’introduction à son témoignage, a déjà publié le livre Léon Jouhaud (1874-1950), Le magicien de l’émail, Limoges, éd. Lucien Souny, 2003. Il se marie en 1908 ; il a un fils en 1910. Pendant la guerre, il reprend son activité de médecin, d’abord à l’hôpital mixte de Limoges, puis sur le front dans une ambulance, de février 1915 à mars 1917, et enfin à l’hôpital complémentaire d’Eymoutiers jusqu’en janvier 1919.
2. Le témoignage
Léon Jouhaud a toujours tenu un journal personnel et réalisé de nombreux dessins. Le récit repris dans Souvenirs de la Grande Guerre (Presses universitaires de Limoges, 2005, 233 p., illustrations) a été rédigé en 1919. Il couvre la période de juillet 1914 à mai 1915. L’auteur lui-même nous dit qu’il « consigne des souvenirs encore dans leur fraîcheur » et « plus tard, lorsque je voulus poursuivre, je m’aperçus que ma mémoire me trahissait ». La suite serait représentée par les 520 lettres écrites à sa femme, masse trop considérable pour être donnée dans le livre autrement que sous la forme de rares extraits.
3. Analyse
Les premières pages nous transportent au moment de la mobilisation. Elles décrivent le tocsin, la croyance en une guerre courte, l’excitation d’un « notaire patriote que l’âge mettait à l’abri de toute obligation militaire ». Plus originale, cette notation sur l’attitude à adopter sous le regard des autres : « On n’avait pas de précédent pour se guider ; il ne s’agissait pas de faire d’impair, les yeux des commères vous guettaient ; il ne s’agissait pas de se faire remarquer par une attitude déplacée, mais il s’agissait de trouver l’attitude adéquate à cette heure anormale. » Finalement, les pleurs des femmes, la dignité et la résolution des hommes s’imposent.
Le séjour comme médecin militaire à Limoges est l’occasion de descriptions apocalyptiques des conditions de soins : crasse omniprésence ; instruments inadéquats et mal stérilisés ; chirurgien incompétent. S’il y a des infirmières dévouées, beaucoup de bénévoles viennent par curiosité et pour porter le costume. Les dames de la bonne société refusent de soigner les vénériens ; elles demandent des blessés de Mars et non de Vénus, des blessés « bien élevés ». Certaines profitent de la situation pour faire de la propagande religieuse ; d’autres tissent des liens illégitimes, et notre médecin de condamner une « crise de moralité », les « dévergondages les plus abusifs », « la déroute de la vertu féminine ».
L’arrivée des premiers prisonniers allemands à Limoges ressemble à celle que Louis Barthas a décrite à Narbonne : ils sont hués, menacés, bousculés. Mais le médecin soigne leurs blessés avec compassion. Certes il considère qu’ils sont, encore plus que les Français, victimes du bourrage de crâne et d’une organisation en castes hiérarchiques qui supprime toute liberté, mais il se refuse à croire les accusations des journaux selon lesquelles ils auraient coupé les mains des petits enfants. Et même, de bonnes relations s’établissent entre les prisonniers et les soldats qui les gardent. On croirait encore lire Barthas : « Ces hommes, si haineusement dressés les uns contre les autres par leurs nationalités respectives, furent surpris de voir entre leurs vies autant de ressemblance. »
Sur le front, la première remarque du docteur Jouhaud, bien qu’il n’ait pas connu les premières lignes, concerne la boue, « cette ignominie » dont il existe plusieurs types, tous contribuant à recouvrir les soldats d’une « carapace ». Le 30 octobre 1916, il écrit à sa femme : « Dehors, c’est la boue, partout, pas un brin d’herbe, pas une pierre, pas un arbre, la boue : la boue en nappe, la boue en tas, la boue liquide comblant les trous. Le ciel est gris, il pleut, il a plu, il va pleuvoir ; parfois en outre, le froid et le vent, désagréables dehors, intolérables dedans car ils se faufilent par les trous, toutes les fentes innombrables qui s’intercalent entre les planches des cloisons. » Il note l’animosité entre fantassins et cavaliers arrogants ; il critique le bourrage de crâne des journaux ; il apprécie de rencontrer des gens du « pays » ; il signale la recherche des fusées d’obus pour toutes sortes de bricolages. Il est capable de comprendre la stupidité de ces attaques mal préparées qui n’aboutissent qu’à des massacres ou au refus des combattants « de sortir de la tranchée, ayant constaté l’intégrité des fils de fer ».
Quant au métier qu’il exerce, après avoir critiqué la doctrine de l’abstention chirurgicale qui a fait tant de mal, il exalte le rôle pacifique des médecins et des infirmiers qui est « de réparer dans la mesure du possible les dégâts causés par la méchanceté infernale des hommes de guerre », et il est parfois navré de leur impuissance devant des « blessures horribles ». Une fois de plus, il n’est pas question de vouloir assumer un rôle « viril » en allant tuer des ennemis (voir aussi les notices Martin, Viguier). Un passage original sur les « cervellières », ces calottes métalliques destinées à protéger le crâne avant l’apparition du casque Adrian, montre que les soldats les méprisent mais qu’elles ont sauvé des vies : depuis leur apparition, le nombre des blessures du crâne a augmenté ; sans elles ces blessés-là seraient morts. Enfin, comme beaucoup d’autres médecins, Léon Jouhaud note l’alternance entre les périodes d’arrivée de « flots » de blessés (29 septembre 1915) et les mornes longues journées d’inactivité.
Rémy Cazals

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