Hannart, Théodore (1885-1952)

1. Le témoin

Né à Roubaix (Nord) en 1885, mariage en 1909. Père de deux filles en 1914. Fils de Georges Hannart, qui avait fondé une grande teinturerie industrielle à Wasquehal en 1895. L’apprêt Hannart était une référence mondiale en matière de teinturerie avant 1914. Théodore Hannart est un membre de la bourgeoisie catholique flamande du nord de la France ; très croyant et pratiquant ; en 1914 il dirige à 29 ans la teinturerie de Wasquehal qui a compté jusqu’à 2000 ouvriers. Il rejoint comme réserviste le 243e RI (Lille – caserne Souham) et son unité est rattachée à la 51e DR tout le temps de son engagement au front. Il a le grade de sergent, dans le rang ou assurant un temps la liaison avec le bataillon. Il est grièvement blessé par un éclat et évacué en juin 1915 (clôture de son récit).

2. Le témoignage

Le récit de Théodore Hannart a été rédigé en 1916 dans le sud de la France, après que, blessé lors des combats d’Artois le 10 juin 1915, il ait été hospitalisé tout l’été 1915 et réformé le 8 novembre de cette même année. Un exemplaire dactylographié existait à la Société Historique de Villeneuve d’Ascq et, avec l’approbation de Madame Requillart née Hannart, fille du témoin, la Société a édité les « vieux souvenirs de guerre 1914–1915 » en 1998. La publication est introduite par un texte documenté de S. Calonne, président de la Société. Le récit de 125 pages, minutieux, semble avoir été rédigé d’après des carnets de route (précision des lieux et des dates). Il s’agit d’un texte de 1916, relativement proche chronologiquement des événements narrés et qui ne connaît pas l’évolution et l’issue du conflit ; en cela, même s’il pose les problèmes classiques de la distance mémorielle, il apporte un témoignage entre le carnet immédiat et le souvenir à plusieurs décennies de distance ; reste que son titre («vieux souvenirs ») évoque une reprise tardive.

3. Analyse

Le témoignage présente plusieurs angles intéressants:

– description de la mobilisation, du sentiment des hommes et des familles, du départ

– engagement dans la bataille des frontières en Belgique, guerre de mouvement, combat d’Onhaye (23 août 1914), de Saint-Pierre (30 août 1914)

– stabilisation progressive après la Marne (poursuite/stabilisation oct. et nov. 1914, secteur de Reims, La Neuvillette, Cormontreuil, Prunay)

– l’offensive (Artois, secteur d’Hébuterne mai 1915): préparation, ambiance, tension, l’assaut, le combat, les prisonniers, l’échec…

– le vécu d’un sous-officier (ce qui n’est pas le témoignage le plus courant), et en même temps les considérations d’un grand bourgeois, mais proche du rang, sur les opérations, la hiérarchie et ses camarades

– la sensibilité aux événements d’un patron catholique, très croyant, conservateur et patriote.

Manque d’équipement, mi-septembre 1914, dans une « campagne contre l’Allemagne » prévue pour être courte

p. 66 « Ces premières nuits dans les tranchées, sans abri, sans couverture, sans toile de tente, presque tous les hommes dépourvus de veste et de lainage, ont été très dures. C’était la fin de septembre, et le début d’octobre ; nuits de brouillard glacé. Les hommes grelottaient sur place, engourdis, transpercés par l’humidité, abattus par le sommeil (…) Nos vêtements, capotes, pantalons surtout, étaient en lambeaux. Parfois, au cantonnement de repos, arrivaient une dizaine de pantalons à distribuer ; le Capitaine faisait alors rassembler les hommes dont le pantalon était le plus endommagé. Il en passait la revue, et c’était une scène plutôt comique de voir la collection ; chacun faisant valoir l’état plus minable des genoux ou des fonds, montrant sans vergogne les pans de chemise, par des ouvertures peu réglementaires. »

Fusillés – guerre de mouvement

6 septembre1914, bataille de la Marne en soutien d’artillerie : « A 7/800 mètres derrière nous se passe un drame pénible ; nous voyons défiler des compagnies baïonnette au canon. C’est la parade d’exécution de huit soldats du 327e, qui, pris hier dans une panique de troupes se repliant de la première ligne, poursuivis par des obus, sont tombés sur le Général Boutgourde, qui, sans pitié, les a fait juger immédiatement et condamner à mort. Ils sont fusillés derrière nous, au début du combat. Impression mauvaise sur les hommes, qui, de ce jour, détesteront rageusement leur Général de Division. »

Un exemple intéressant qui illustre l’interrogation centrale sur « l’interdiction » du no man’s land par le feu des deux protagonistes, avec le problème de l’impossibilité du relèvement des blessés ou de l’enlèvement des morts ; il ne s’agit pas d’un recul de civilisation mais de considérations tactiques liées à la guerre de tranchée, on ne peut simplement pas se permettre de ne pas interdire le glacis. devant Reims septembre 1914

« C’est d’un calme absolu pour l’instant. Le Capitaine juge utile d’envoyer une patrouille : caporal Bubar, 3 hommes. A 5/600 mètres, ils rencontrent une tranchée avec des morts français et des blessés, qui traînent là, sans secours, depuis 48 heures. Nous les signalons au Major de notre bataillon, qui va bravement les chercher avec ses brancardiers. Toujours aucun signe de l’ennemi. Le Capitaine s’enhardit, commande une corvée pour chercher dans la tranchée les sacs, équipements des morts, pour les distribuer à des hommes de la compagnie qui en sont dépourvus. Mais alors, cela se gâte. Les boches, qui avaient laissé enlever les blessés, changent d’attitude lorsqu’ils voient nos hommes venir placidement ramasser les équipements. Sur cette malheureuse corvée de 5/6 hommes , ils ouvrent le feu avec leurs 77, et chacun des nôtres est gratifié de son gros noir. »

Sergent assurant un temps la liaison entre sa compagnie et le bataillon, Hannart est un observateur privilégié du commandement à l’échelon tactique. Il a l’habitude dans le civil de diriger une usine et il porte un regard désabusé sur les qualités humaines de beaucoup de ses supérieurs, ainsi que sur les relations entre les officiers et l’exercice du commandement à l’échelon du régiment.

p. 11 Général Boutgourde commandant la 51e DR

« Attitude quelque peu défiante vis-à-vis de nous, la réputation d’antimilitarisme (peut-être) de notre région du Nord. En tout cas, les manifestations de sympathie pour ses hommes étaient rarissimes, quant aux reproches et aux marques de défiance ils étaient continuels. Le Français n’admet ce genre de chefs que lorsqu’il le reconnaît d’une intelligence supérieure. Etait-ce le cas ? Je suis loin d’en être persuadé. Et pourtant nos hommes sont d’une bonne volonté évidente, et d’un esprit de sacrifice réel, qui leur fait tout endurer avec gaîté. C’est, la plupart du temps, les sous-officiers qui encaissent, philosophiquement. Pour un rien, ils sont menacés d’être cassés. La terreur, c’est de prendre « le jour », car c’est alors qu’il faut faire le gros dos pour laisser passer la mauvaise humeur constante du Capitaine Baquet, contre-coup, certainement, de paroles désagréables échangées en haut lieu. »

Brutalité avec les hommes

p. 104 «La vie d’agent de liaison auprès d’un chef plein de courage et de fermeté, d’esprit clair et décidé, est un perpétuel réconfort, mais si ce chef est pusillanime, décontenancé par ses chefs, ou les occasions périlleuses, et qu’il passe son humeur et ses déconvenues sur son entourage immédiat, c’est une pitoyable existence. »

Fatigue des hommes au moment des suites de la Marne 14 septembre 1914

p. 54 « Vive altercation derrière nous : le Capitaine fait encore des siennes. Perron, du 5e Bataillon, a découvert des hommes restés endormis dans leurs abris, il les signale à Baquet, qui ne parle rien moins que de passer à la baïonnette les dormeurs : il réussit à blesser Lorthoir, qui était du nombre avec un malade. Les deux Capitaines ont tenu à s’injurier copieusement pendant tout ce temps-là. »

Petite affaire, le 26 septembre 1914

p. 64 « Le Commandant Rodier ne se tenait plus dans ces moments-là. Une fois, l’agent de liaison de la 24e étant venu lui rendre compte de la situation, il s’emporta au point de le menacer de son revolver. Le pauvre n’y pouvait rien cependant, et fut plutôt impressionné.

Mauvaises relations entre les officiers

octobre 1914 « Dans ces conditions, l’humeur maussade du Capitaine Baquet, et son génie de la contrariété passaient encore par une crise aiguë. Je me rappelle avoir fait la navette entre Rodier et lui à propos d’ordres reçus, auxquels il trouvait toujours à redire : il s’agissait de queues de poires. J’arrivais au Capitaine, lui lisait l’ordre, interrompu fréquemment par des épithètes peu courtoises à l’égard de son chef ; il annotait ensuite rageusement mon carnet, et me renvoyait au Commandant Rodier. Celui-ci précisait, excipait d’ordres supérieurs. Nouvelle mission, avec aussi peu de succès que la première fois. Nouvelles allées et venues encore. Je mis tout le monde d’accord en mettant l’ordre dans ma poche, après l’avoir communiqué au sergent-major, pour faire le nécessaire. Ce pauvre sergent-major était le bouc émissaire du Capitaine ; il essuya plus d’une injure et appréciation malveillante, voire même un coup de bâton sur l’oreille, c’était beaucoup ! Le Colonel dût y mettre ordre, sur réclamation de l’intéressé. »

p.75 début novembre 1914 « Entre le Capitaine Baquet et le Commandant Tupinier, les incidents se multiplient ; je transmets de nombreux rappels à l’ordre ; cela finit par un éclat à la première relève, à Cormontreuil, faut-il le dire, à la grande satisfaction de tous les officiers du Bataillon.»

et plus tard p. 76 « Comme de coutume, discussion aigre entre Baquet et le Commandant Tupinier ; elle eut, cette fois, son épilogue devant le Général. Nous vîmes un jour partir le Capitaine Baquet en grande tenue, gants blancs, pour Reims ; ce fut pour tous une joyeuse après-midi ! Depuis lors, Baquet s’assagit réellement, et devint plus abordable, mais quelles rancunes il avait amassées contre lui ! »

Le 243e RI doit être repris en main (« bonne tenue au feu mais indiscipliné au cantonnement »), un nouveau Colonel arrive et l’ambiance « de caserne » à l’arrière est mise ici en relation avec la composition essentiellement faite de gens du Nord de l’unité (janvier 1915)

p. 102 « Dès lors, pour nous tous, ce fut le régime de la terreur : des 15 jours de prison, conseils de guerre pour les hommes, cassations pour les sous-officiers, véritables brimades pour les officiers ; défense de se déséquiper au cantonnement, les corvées en armes et au pas, même les isolés ; une persécution mesquine de tous les instants, des revues perpétuelles. (…)  Il ne tarda pas à être exécré, et il fallut tout l’esprit patriotique pour réfréner, parmi les hommes, l’indignation croissant de jour en jour ; nos gens ne méritaient certes pas ces traitements, ils avaient fait leur devoir, toujours. (…) Un Chef intelligent et paternel, aimant ses hommes, eût obtenu d’eux, pauvres gens du Nord, abandonnés de tout au monde, sachant leur famille et leur pauvre foyer dans la désolation, aux mains de l’ennemi, sans nouvelles, sans secours quelconques envoyés de l’arrière, minés surtout par l’angoisse au sujet des leurs. Il fallut, pour comble, qu’on les persécutât indignement ! Au cantonnement, les chants même, doux souvenirs du pays, étaient interdits. Ce fut la terreur. Que le nom de ce malheureux Gueilhers soit voué à tout jamais au mépris de nos populations du Nord ! »

Perception des socialistes, des instituteurs

début août 1914 « Le maire (Wasquehal), vieux socialiste, révolutionnaire notoire, est atterré ; Il n’y a guère d’espoir. Peut-être sent-il aussi la responsabilité de tout le passé antimilitariste de son parti, qui nous a valu de n’être qu’à moitié prêts. N’est-ce pas notre impréparation qui a tenté nos lâches agresseurs ? Que de sang et de larmes ces Français indignes auront toujours sur la conscience ! »

p. 10 « Quelles barrières pourtant entre nous auparavant : Séveno est professeur libre, ultra- catholique ; Luissiez, instituteur de tendance nettement socialiste (l’homme de ces jours néfastes). Autant Séveno se montrait charitable et réservé, croyant et apôtre, tout empreint de l’idéal chrétien, autant l’autre dissimulait mal ses sentiments de haine pour la religion, « les bourgeois », et tout ordre établi, et déparait surtout par sa morale plutôt libre (pauvres écoliers !). Pourtant les deux vivaient côte à côte, s’entendaient, se voulaient certes du bien – et tous les deux sont morts, l’un à côté de l’autre, sur la même ligne de combat ; l’un disant son chapelet, comme toujours dans les heures critiques, vrai modèle de bravoure et de piété ; l’autre, racheté, j’en suis sûr, par les prières et les souffrances sanctifiées de son camarade ; lui-même n’avait-il pas, du reste, accepté de moi un chapelet, l’avant-veille du jour où il fut tué ! L’un et l’autre sont toujours pour moi unis dans ma prière. »

Evocation de camarade

p.105 « Mes collègues sous-officiers de la section : Ghevart, instituteur, jeune sergent d’active, élevé dans le mépris « professionnel » de toute autorité et de toute religion, bon camarade au reste, et d’esprit ouvert qui se rapprochait des idées saines… »

Religion

octobre 1914 « Hostile à la religion, Baquet voulait aussi nous empêcher d’aller à la messe le Dimanche, sous prétexte que le cantonnement était consigné. Le Général Petit, consulté directement, prescrivit formellement de nous faciliter, quant c’était possible, cette consolation. »

janvier 1915 « J’y ai maintes fois pu faire la sainte communion, même sans être à jeun, étant donné la permission spéciale donnée par le Souverain Pontife. »

Perception de civils proches du front

début novembre 1914 « Taissy. Il ne reste que quelques habitants, qui n’inspirent d’ailleurs qu’une confiance très limitée. »

p. 76 « Saint-Léonard. Chose curieuse, une grande maison à l’entrée du village, en bordure du pont, était absolument intacte, faisant contraste avec le reste ; tout y semblait paisible : rideaux aux fenêtres, aspect propret. On prétendait que les habitants s’y tenaient toujours ; cela semblait louche ! »

Considération sur des Juifs parisiens de la Légion étrangère, côtoyés dans une unité voisine de première ligne; la perception critique évoque l’arrière-fond antidreyfusard de la droite catholique

p. 82 « Le poste de commandement du Commandant Drouin est établi dans un grenier ; quel milieu étrange, noms à consonances bizarres : la plupart ont cependant l’accent parisien, soldats guère entraînés du reste, se plaignant de fatigue, pieds écorchés, soignés avec des linges sordides. Ce n’est pas là la vraie Légion que je m’attendais à trouver : soldats endurcis, et de belle mine, oh non ! j’ai bientôt le mot de l’énigme par l’Adjudant Jacoutet, vieux sous-officier de carrière qui les commande. « Que dites-vous de mes compagnons ? Quelle salade ! quelle harka ! ». Il m’explique que presque tous sont fils de commerçants de nationalité ennemie, établis à Paris : fourreurs, bijoutiers, etc. qui, pour éviter à leurs parents le séquestre et le camp de concentration, ont pris un engagement pour la durée de la guerre. Il les a en médiocre estime, du reste. Ils ne sont au front, eux, les vieux légionnaires, que depuis peu. » (…) « Jacoutet ne les ménage pas : ordres vivement donnés ; aussitôt fini de dicter, il commande « exécution », et il faut voir toute la bande se précipiter et disparaître. Cependant, ce sont des intellectuels, des gens cultivés, à l’écriture soignée et rapide, à la conversation cauteleuse et entreprenante. »

Avant l’assaut, Artois 9 juin 1915

p. 111 « Ordre est donné à chacun de brûler ses lettres, et de ne porter sur soi aucune indication qui puisse être utile à l’ennemi. Mort, ou capturé vivant, chacun se doit de ne laisser entre les mains des boches qui le dépouilleraient aucun écrit. Quelle funèbre et triste besogne, ces bonnes chères lettres, notre seul lien avec les nôtres, il faut les détruire. Avidement, on les relit, on essaie de retrancher les passages suspects, surtout celles qui ont réussi à franchir les lignes ennemies, venant des nôtres en pays envahis. On doit se décider à sacrifier l’une après l’autre, jusqu’aux plus chères. Ah ! triste, triste besogne, il semble que ces lettres, réduites en cendres, consument l’abandon total de nos êtres les plus chers, et à quel moment ! »

« Ah ! Ces préparatifs d’assaut ne sont pas gais ; les plus braves dissimulent mal la gêne et l’angoisse qui les étreignent. A leur tour, de façon plus ou moins théâtrale, les Commandants de compagnie font leurs recommandations à leur monde. Baquet n’a rien à dire, ce n’est pas son genre. Conscient de la gravité de l’heure, je peux me confesser, communier et passer la journée dans le recueillement. L’Abbé Lestienne se multiplie au milieu de nous, distribuant amples provisions de petits étendards et drapeaux du Sacré-Cœur. J’en distribue à toute ma section. Bien peu en refusent, et beaucoup en réclament. »

L’assaut, Artois 10 juin 1915 Hébuterne, évocation intéressante du sort de certains prisonniers allemands lors du paroxysme de l’action

p.114 « Cependant les vagues se succèdent, et le succès se dessine. Déjà, de tous côtés, refluent les prisonniers, misérables, implorant « Kamerad », les blessés montrant leurs blessures. Quelques-uns arrivent en troupe, on ne sait si ce sont des assaillants. On en descend quelques-uns ; c’est involontaire, on fait grâce aux autres. Ils défilent à nos côtés, se rangeant contre les parois, se faisant petits.

L’hôpital, juillet 1915

p. 123 « J’ai conservé un horrible souvenir de cette salle d’hôpital empesté d’éther et d’odeurs malsaines. Quel cauchemar. Toute la nuit, c’était des gémissements, des cris de souffrance et d’agonie, car beaucoup mouraient à nos côtés. Cette détresse des hôpitaux, après celle des champs de bataille, c’est toute l’horreur de la guerre. »

Vincent Suard  4/11/2011

 

Share

Calvet, Jean (1889-1965)

Jean Calvet est surtout connu dans le Tarn comme principal fondateur et premier conservateur du musée Maurice et Eugénie de Guérin au château du Cayla, et comme maire de Gaillac de 1919 à 1959, avec interruption sous Vichy. Il fut également conseiller général et député socialiste de 1928 à 1932. Mais il avait 25 ans en 1914, il a fait la guerre et il en a témoigné.

Tous deux issus de familles de propriétaires fonciers de la région, ses parents se sont fixés à Gaillac où il est né le 25 février 1889. Il était fils unique et ses parents sont morts très tôt. Après le baccalauréat, il « monte » à Paris pour des études de Droit, puis effectue le service militaire au 80e RI de Narbonne de 1910 à 1912. Chrétien, il est influencé par le Sillon et Marc Sangnier qu’il connaît personnellement. Marié en avril 1913, il aura une fille unique. Lors de la mobilisation, monté sur une table de bistrot, il prononce un discours spontané pour « la Liberté des Peuples contre la brutale agression de Guillaume le sanguinaire », et il arrive au 80e le 4 août. Il est blessé le 7 septembre et évacué. À la fin de sa convalescence, il entre à l’école de Saint-Maixent en janvier 1916 et en sort aspirant. De retour au front, au 251e RI, il est à nouveau blessé en septembre 1917, et sa nomination comme lieutenant est confirmée à titre définitif en avril 1919.

Il a donné des récits de guerre au Mémorial de Gaillac, et les a repris en volume en 1920, annonçant que l’historien de la guerre « ne devra pas seulement s’attacher à l’étude de la tactique, du matériel, des facteurs économiques et diplomatiques ». « Il devra, encore, tenir compte de l’âme profonde des acteurs immédiats du drame, de la vie morale dont ils ont vécu, de la part de fatalisme ou de liberté qui entrait dans leur sacrifice, de la survivance des sentiments humains au moment où ils étaient poussés par l’instinct primitif des combats. » Marqué par sa culture chrétienne, ses premiers textes évoquent clairement une croisade, le caractère religieux ou sacré de la guerre, qui restera au cœur de sa pensée. Le deuxième départ est cependant moins enthousiaste : « On a trop souffert dans sa chair et dans son cœur de multiples blessures ; on a trop pleuré de morts. On sait trop. Il faut se raidir, pour retourner à la fournaise : il y faut plus d’héroïsme. » Officier, il a des responsabilités, notamment celle de remonter le moral, et aussi de ne pas laisser se développer les fraternisations, ainsi en mai 1916 en Soissonnais : « La nuit, nos sentinelles sortent de leurs abris, et, pour mieux écouter, se placent au bord de l’eau. Les Boches en font autant de leur côté. Parfois, des conversations s’engagent, où ces derniers mettent tout ce qu’ils ont appris de langue française depuis deux ans d’occupation de notre sol. C’est ainsi que hier ils nous ont annoncé le succès de l’offensive autrichienne contre les Italiens. Ils parlent aussi de leur lassitude, et de la misère de leurs familles. Quand un des nôtres tousse, ils le plaignent : « Malade, Kamarade ». Mais je ne puis tolérer ces colloques. Alors, quand je suis là, mes hommes se taisent ; et le Boche s’étonne. »

Jean Calvet livre ses interrogations : « Nous luttons pour une cause juste. Nous le croyons. Le Boche aussi. Alors, je me demande ce que je dois penser de nos mérites respectifs… J’ai presque honte de m’intéresser à ce point au salut de l’âme de mes ennemis. Cet excès de charité m’intimide moi-même. Mais je ne puis m’empêcher de songer au fond de mon gîte. Qu’y faire d’autre ? » (13 août 1916). Quant aux tirailleurs sénégalais : « Je ne sais pourquoi, mais je me sens de la pitié pour ces hommes qu’on a arrachés, pour la plupart, de force, à leur pays ; et qui sont, malgré tout, aux yeux de la loi, des engagés volontaires. Il y a là une sorte de mensonge qui me répugne ; et je suis scandalisé quand on représente nos troupes noires comme accourues d’elles-mêmes au service d’une civilisation dont elles ne savent rien, et qui a, sur la leur, cette étrange infériorité d’avoir occasionné cette guerre. » Belle réflexion, complétée en traitant de folie et de blasphème l’idée de la guerre comme expiation, « nécessaire pour que nous puissions, par elle, racheter nos fautes nationales ».

Le deuxième recueil, qui rassemble les discours de Jean Calvet, maire de Gaillac, en l’honneur des morts de la guerre, tombe parfois dans des excès, ainsi lorsqu’il affirme que, lors d’une attaque, la seule douleur des blessés était de ne pas pouvoir suivre l’élan des camarades. Mais il a su également pleurer « de honte devant cette civilisation qui n’a su qu’enfanter une telle boucherie », et proposer ceci à ses contemporains : « Il convient d’amener chaque gouvernement à accepter, de gré ou de force, une sorte d’amputation de souveraineté et de son autorité propre, pour arriver à la constitution d’une sorte de super État. »

RC

*Jean Calvet, À la sueur du front, Récits et impressions de guerre, Gaillac, Imprimerie Dugourg, 1920.

*Jean Calvet, Avec les Morts, Gaillac, Imprimerie moderne, 1922.

*Cynthia Maltagliati, Jean Calvet (1889-1965), l’histoire d’un idéaliste, mémoire de maîtrise, Université de Toulouse Le Mirail, 2004.

Share

Ferroul, Edouard (1889-1976)

Né à Saint-Sulpice (Tarn), le 15 septembre 1889, dans une famille d’ouvriers agricoles. De sa scolarité primaire il retire sinon une bonne orthographe, du moins une ouverture d’esprit et un goût de l’écriture qui lui fait acheter, avant le départ en 1914, un crayon et un carnet pour noter ses impressions. Il a fait le service militaire au 122e RI de Rodez d’octobre 1910 à septembre 1912 et en est sorti caporal. En août 1914, jeune marié, il a 25 ans. Sur sa fiche matricule, il est noté comme plâtrier. Il part le 3 août ; il est blessé au combat de Loudrefing en Lorraine le 18 août et évacué vers le sud. En convalescence, il recopie ses notes au propre sur deux cahiers : 181 pages pour décrire moins d’un mois, c’est dire que le témoin nous donne bien des détails. Il repart en janvier 1915 au 80e RI ; blessé le 19 mars en Champagne, à Beauséjour, il rédige un troisième cahier, de 56 pages. Il a ensuite combattu de décembre 1915 à septembre 1917 au 116e RI, puis du 10 août au 11 novembre 1918, l’interruption étant due à une maladie non précisée sur sa fiche matricule (à remarquer que celle-ci ne mentionne pas sa première blessure ; les documents officiels ont parfois leurs limites). Démobilisé, et devenu père d’une fillette, il entre comme homme d’équipe à la compagnie ferroviaire du Paris-Orléans en 1920. Ses petits-enfants ont conservé les trois cahiers mentionnés ci-dessus. On ne sait pas s’il a écrit la suite, mais, sur le début de la guerre, le témoignage est remarquable.

Nous avons d’abord une fine description de l’atmosphère lors de l’annonce de la mobilisation : l’incertitude, les rumeurs, le manque subit de numéraire, la consternation, les pleurs, le souci de faire bonne figure (après avoir avoué que lui-même a pleuré). Puis c’est l’effet de groupe lors du départ et du passage du train de gare en gare. On retrouve les camarades et les gradés du temps du service ; on accepte sans rechigner de vivre à la dure ; on part vers l’est, la fleur au fusil. Là, du côté de Lunéville, on entre rapidement en contact avec les réalités de la guerre. Les premiers morts, des uhlans, qui ont sans doute le même âge que lui, inspirent de la compassion, de même que les habitants du village de Xousse incendié par l’artillerie allemande. La frontière est franchie. Certains habitants se comportent en vrais Allemands ; d’autres leur annoncent le piège vers lequel se précipitent les régiments français. C’est là, au débouché du bois de Loudrefing, que les Allemands les attendent dans des tranchées cimentées préparées à l’avance et protégées par des rideaux de barbelés et le tir des mitrailleuses et des canons. Le 122e et le 142e sont fauchés. Édouard Ferroul est blessé par ce qu’il croit être une balle de fusil ou de mitrailleuse, qu’il sent dans son pied, et il doit battre en retraite en rampant sous les balles et les obus, au milieu des morts et des blessés. Il a la chance d’atteindre le bois, puis d’être soigné par les Français et évacué vers Lunéville où un étudiant en médecine le charcute « comme un boucher » pour extraire la balle qui se révèle un schrapnel. Il lui faudra subir encore 80 heures de cahots dans un wagon à bestiaux pour arriver dans un centre de soins à Pau.

En janvier 1915, il note que le retour de blessés guéris vers le front manque d’entrain. En Flandre, il découvre la guerre des tranchées et les incessants travaux de consolidation. Son régiment est ensuite envoyé en Champagne, du côté de Mesnil-les-Hurlus, où les combats ont été acharnés : « Nous marchons dans ce boyau pendant demi-heure et des soldats, qui dorment dans des trous creusés dans la terre et sont éveillés par nous, nous disent que ce boyau conduit au fortin que l’on a pris aux Boches il y a une quinzaine de jours. En effet, nous arrivons à un endroit où nous commençons à voir des tranchées abandonnées et, devant, des fils de fer tout embrouillés, des sacs, des képis, des fusils, du linge, tout dénote qu’il y a eu lutte acharnée. Nous commençons à trouver des morts, mais il y a longtemps qu’ils y sont. On les a poussés au bord du boyau. Tout le monde trouve étonnant que l’on ne les ait pas fait enlever. Un peu plus loin, ils sont au milieu de la tranchée, et la tranchée est tellement étroite que l’on est obligé d’y marcher dessus. Tout cela n’est pas fait pour nous donner du courage. Mais nous n’avons rien vu. Ceux que nous trouvons maintenant, il n’y a pas longtemps qu’ils ont été tués. À un endroit, un obus était tombé sur le bord de la tranchée. Il y a un malheureux qui a été enterré, et il traverse la tranchée à hauteur de ceinture, les jambes enterrées, le corps traverse la tranchée, et il n’y a que la moitié de la tête. C’est horrible à voir. Plus loin, la tranchée est plus basse et il faut marcher plié en deux. Là les morts sont plus nombreux et comme ils encombraient trop la tranchée, on les a balancés par dessus. Il y a des zouaves, des chasseurs alpins, des fantassins, des tirailleurs algériens, des Marocains. Et de tous en grand nombre. Au milieu de la tranchée il y a une jambe, et le corps à qui elle appartient, tout pantelant encore, est sur le bord de la tranchée. » (Encore une fois, au risque de se répéter, il faut demander que s’expliquent ceux qui ont lancé le thème de l’aseptisation de la guerre dans les récits des témoins.) Les horreurs continuent : un obus énorme, tombé en plein dans une tranchée, tue 36 hommes ; les Marocains pillent « tous les cadavres, autant français qu’allemands ; s’il y avait des Allemands blessés, ils leur coupaient la tête. »

Blessé une fois de plus, le 19 mars 1915, Édouard va être évacué : « Au moins, je pourrai aller voir ma famille. Et ma petite fille dont on m’avait annoncé il y avait 8 jours la naissance. »

RC

*Les deux premiers cahiers seront publiés dans la Revue du Tarn en 2012.

Share

Duchesne, Louis (1894-1918)

Le point de départ de cette notice est un cahier intitulé « Souvenirs de la Campagne 1914-1915 [Rajouté : 1916] Duchesne Louis Henri, 102e d’infanterie, 8e compagnie », d’une collection particulière. En lisant le texte, bien écrit, d’une assez bonne orthographe, on apprend que ce soldat appartenait à la classe 14, qu’il habitait en août 1914 à Auneuil (Oise), qu’il était catholique et vraisemblablement cultivateur. Le cahier paraît représenter la mise au propre de notes préalables ; il compte 136 pages, mais le récit n’occupe que les 27 premières. Il s’interrompt brutalement et les pages 28 à 126 sont blanches ou manquantes. Le texte reprend p. 127 avec la copie d’un article de Gustave Hervé dans La Guerre sociale du 25 avril 1915, article en l’honneur de ce commandant que nous « aimions beaucoup dans le parti socialiste auquel il est affilié depuis longtemps. C’était pour les questions militaires le bras droit de Jaurès, et un peu dans le parti notre ministre de la Guerre. L’Armée nouvelle, le puissant livre de Jaurès, est bien un peu son œuvre. Pourquoi ne les a-t-on pas écoutés, lui et Jaurès lorsqu’ils expliquaient au pays que, pour barrer la route à l’invasion torrentielle de l’armée allemande, ce n’était pas augmenter le temps de caserne qu’il fallait, c’était organiser puissamment les réservistes et les territoriaux […] » Le commandant dont il s’agit, blessé, qui fait l’éloge de ses soldats et de ses officiers massacrés lors d’une attaque, n’est autre que le commandant Gérard, et l’article de se terminer sur une critique des méthodes du haut-commandement : « Ce n’est pas possible, non ce n’est pas possible qu’avec un état-major comme le nôtre, où les hommes de valeur fourmillent, il n’y avait pas un moyen de préparer les attaques par le génie et l’artillerie de façon qu’une compagnie de héros comme celle-là n’aille pas s’empêtrer, s’accrocher, se faire décimer dans les fils barbelés des tranchées ennemies. » Le deuxième texte en annexe est un poème de Montéhus, « La Croix de Guerre », dédié « au commandant Gérard, respectueux hommage ». Il est clair, à la lecture de ces deux « annexes » et des notes personnelles de Louis Duchesne que celui-ci a été marqué par les attaques des 24 et 25 février 1915 et par la personnalité du commandant Gérard dont l’attitude très originale sera signalée ci-dessous.

Après les hommes, les chevaux

Le récit de la campagne de Louis Duchesne commence lors de l’annonce de la mobilisation à Auneuil : « Les femmes et les enfants pleurent ». La guerre pourra-t-elle être évitée ? « Le 4 août à 4 heures de l’après-midi, un gendarme nous annonce la terrible nouvelle, la guerre est déclarée. Depuis ce moment que je n’oublierai jamais, les autos se succèdent à la gendarmerie sans interruption, portant des ordres d’un côté et des feuilles de route d’un autre. Que de pleurs ! que de larmes ! Tous les jours depuis la première journée de mobilisation les voies de communications ainsi que le tunnel et le pont du chemin de fer sont gardés par la garde civique. Quel entrain ! depuis les plus jeunes jusqu’aux plus vieux, les habitants assurent la police dans le pays. Des patrouilles parcourent le village toutes les nuits, à huit heures tous les cafés sont fermés. Dans le jour, à chaque train en partance, les wagons sont pleins de mobilisés qui vont rejoindre leur régiment. Puis, après les hommes, ce sont les chevaux qui partent à leur tour, les pauvres bêtes elles vont aussi collaborer à la défense de la France. Le pauvre Bouleau part, bon pour le service, et c’est en pleurant que ses maîtres lui donnent le dernier morceau de sucre. » Les premières nouvelles sont bonnes, mais bientôt arrivent les réfugiés du Nord. La classe 14 va être appelée. Louis va d’abord au 51e RI à Brest, puis au 19e Chasseurs à cheval, enfin au 102e RI de Chartres, tout content car il « espère aller au feu beaucoup plus vite ». Il arrive sur le front de la Somme le 12 novembre, et ses premiers coups de fusil visent un Taube. Il découvre les marmites, les tirs de crapouillots, les ruines du front, la boue, et la camaraderie des anciens qui le surnomment le Ch’tiot. À la veille de Noël, trois Allemands viennent se rendre. Le jour de Noël, on entend « les Boches chanter la messe. Notre première ligne tire et c’est nous [en 2e ligne] qui récoltons les pruneaux boches. » « Le premier janvier, comme nous disons dans notre nouveau langage, nous faisons la nouba. Chaque homme touche ½ litre de vin, du jambon, pommes et oranges, ainsi qu’un bon haricot de mouton ; pour finir la fête, chacun fume un bon cigare offert par des personnes charitables et l’on déguste une bouteille de champagne pour 4 hommes. Dans l’après-midi, nous organisons un petit concert vocal et instrumental exécuté par les poilus de la 7e et de la 8e compagnie et présidé par notre colonel lui-même et son état-major. »

Février 1915

Au cours de ce mois, le régiment vient en renfort d’abord dans l’Aisne, près de Craonne, puis en Champagne, vers Suippes. Là, il croise un régiment décimé qui vient d’être relevé : « C’était chose bien triste de voir ces pauvres bougres défiler près de nous par groupes de deux ou de quatre ; ils ne ressemblaient pas à des hommes mais à de véritables masses de boue en mouvement. » On plonge dans l’horreur à Beauséjour, le 24 février : « Nous traversons une tranchée conquise. Elle est pleine de cadavres allemands et de Français. Ici, c’est une tête qui roule sous nos pieds, plus loin c’est un Boche en bouillie recouvert avec un peu de terre, un poilu met le pied dessus et le sang coule en avant. Enfin c’est une orgie indescriptible, pas moyen de poser le pied par terre sans que ce soit sur de la chair humaine. Arrivés à la tranchée de départ, toute la compagnie est massée, prête à sortir. A midi, le lieutenant Héliès crie : « En avant ! » et tous nous courons en hurlant, mais nous n’avions pas fait quinze [mètres ?] que le premier était couché par une balle. Tout le chemin que nous avions parcouru était parsemé de cadavres, tués ou blessés, soit par les balles de la Garde impériale ou par nos pièces d’artillerie. Enfin, quel carnage, quel massacre, morts sur morts, toute la 4e section de la 8e compagnie est obligée de rester sur le terrain, alors les quelques survivants font avec leurs camarades tués une tranchée humaine. La nuit, tout le monde travaille sous la neige à la construction d’une petite tranchée, mais comme on est plein de fièvre, nous dévalisons les morts de leurs bidons afin de se rafraîchir, mais rien à boire. Nous sommes obligés de manger la neige qui tombe et c’est sous ce mauvais que nous passons la nuit. Le 25, le bombardement recommence et à 10 h un bataillon du régiment charge encore une fois. Ah ! les malheureux, ils font le même boulot que nous la veille, c’est encore un massacre. Toute la journée se passe sous le bombardement, c’est un véritable enfer, nous sommes noirs de poudre et nous tirons autant comme nous pouvons sur ces maudits animaux de Boches. Un obus arrive sur notre parapet et met un de nos copains en miettes. Tous les morceaux retombent sur nous. »

Les ordres prévoient de recommencer le lendemain. Alors il se passe quelque chose d’extraordinaire. Le commandant Gérard leur conseille, « en pleurant » : « Cachez-vous afin que je ne puisse vous rassembler demain. » Au retour au repos, Louis Duchesne constate : « Cette fois nous avons de la place car les ¾ des nôtres sont en moins. »

L’apport précieux des archives

Ce témoin méritait d’être mieux connu. Les Archives départementales de l’Oise, consultées, nous ont fourni d’abord la date précise de naissance de Louis Henri Duchesne à Auneuil, le 23 mai 1894, d’un père journalier et d’une mère ménagère. L’acte de naissance ne porte aucune mention marginale de mariage ou de décès. C’est la fiche matricule qui nous en dit plus. Le jeune homme était ouvrier agricole en 1914. Pendant la guerre, il est devenu successivement caporal (octobre 1915), sergent (janvier 1916), sergent grenadier d’élite (janvier 1918). Il a été blessé à Thiaumont par éclat d’obus à la tête, le 30 août 1916 ; puis à Douaumont par éclat d’obus à la cuisse, le 26 octobre 1916 ; et au Grand Cornillet par éclat d’obus au bras, le 14 mars 1918. Il a été tué le 20 juillet 1918 « aux avant-postes, donnant une fois de plus à ses hommes l’exemple du mordant et de la bravoure ».

RC

Share

Maréchal, Maurice (1892-1964)

1. Le témoin
Il est né le 3 octobre 1892 à Dijon où son père était receveur des postes. Sa mère est présentée dans le livre cité ci-après une fois comme institutrice, une fois comme professeur à l’Ecole normale d’institutrices de Dijon. Maurice est reçu au Conservatoire de Paris en novembre 1905 ; il devient violoncelliste soliste en 1911. Il fait le service militaire à Rouen à la musique du 74e RI et, en temps de guerre, dépend alternativement du 274e et du 74e. Il ne combat pas les armes à la main, mais se trouve exposé comme brancardier et agent de liaison cycliste. Dès mars 1915, il fait « de la musique plus que jamais » et, en février 1916, il vient compléter le quatuor de Durosoir (voir cette notice) après avoir reçu cette invitation : « Ne vous frappez pas, vous ne serez pas malheureux, il nous manque juste un violoncelliste pour faire de la musique devant le général Mangin. » Son instrument, fabriqué à partir de bois de caisse, est surnommé « le Poilu ».
Il est évacué pour faiblesse générale le 6 juillet 1918, vers l’hôpital de Dijon. Il se marie après la guerre, entreprenant une carrière internationale de violoncelliste. Après la Deuxième Guerre mondiale, il est professeur au Conservatoire de Paris.
2. Le témoignage
Maurice Maréchal a rempli pendant la guerre 9 carnets de petit format dont le contenu a été reproduit en quasi totalité dans le livre : Maurice Maréchal, Lucien Durosoir, Deux musiciens dans la Grande Guerre, Paris, Tallandier, 2005, 358 p., photos. La plupart des coupures sont les longues citations faites à partir de ses lectures. Dans ces carnets, il se parle à lui-même et il leur livre des confidences sur ses amours et ses ruptures, sur son vice, le jeu, qui lui coûte cher et qu’il se promet de surmonter (31 décembre 1914) pour entrer dans l’année nouvelle « pur comme on doit entrer au séjour éternel ». Une confidence étonnante (17 septembre 1914) : « Jamais je n’ai senti autant d’antipathie contre moi. A part quelques-uns, les brancardiers me détestent. Oh, petite mère que j’aime, comme tu serais contente de me consoler ! »
3. Analyse
Le premier jour de la mobilisation, malgré le spectacle d’un commandant abruti et des réservistes saouls qui se vautrent sur le trottoir, il note de belles pensées : « Un artiste doit se dévouer pour la plus noble cause, et la plus noble, en temps de guerre, n’est-ce pas de mourir pour le drapeau ? » Quelques jours plus tard, il précise : « Je vais faire tout ce que je pourrai pour quitter cette compagnie où, comme cycliste, je suis vraiment trop exposé. Si j’étais à la Croix Rouge, je serais du moins plus sûr de revenir. Je ne suis pas, je ne veux pas être lâche, mais l’idée que je pourrais, pour une balle idiote qui ne prouvera rien ni pour le Droit ni pour la Force, gâcher tout mon avenir et surtout briser tout l’édifice édifié péniblement par ma chère petite mère au prix de tant et tant de sacrifices, je suis pris d’un tremblement d’angoisse qui me tord. »
Il connaît alors l’épuisante retraite d’août et les horribles visions de guerre. Il compatit sur « la malheureuse infanterie » dont « la tâche est bien facile à résumer : se faire tuer le moins possible par l’artillerie ». En septembre et octobre, il note que la cathédrale de Reims crie « Vengeance ! » ; mais il trouve stupides « les articles haineux des journaux de Paris » contre les œuvres des artistes allemands. Dès février 1915, on apprend qu’il travaille son violoncelle en Champagne, puis en Artois ; le 9 août, il écrit trois fois « je m’ennuie ».
Le 24 septembre 1915, à la veille de la grande offensive, installé à l’observatoire du colonel, il pense que « le sort de la guerre va se jouer ». Le 27, il décrit un poste de secours encombré de blessés : « Je ne peux plus y tenir, odeur de sang caillé, chaud, mêlée de l’odeur des intestins ouverts. Les blessés sont partout dans tous les coins, les brancards s’empêtrent. » Le 28 : « Résumé de l’attaque jusqu’à aujourd’hui : pertes formidables. » Et le 1er octobre : « Mon avis est que notre victoire est une bûche puisque, même en y mettant le prix, on n’est pas parvenu à passer. »
Peu de temps après, il faut constater que « la musique ouvre bien des portes ». Maurice passe plusieurs semaines au château de Mme de F. ; il répète, il joue devant les officiers, il reçoit même la visite de sa mère. Fin décembre, retour en ligne pour retrouver la boue, les rats, les ruines, les morts. A Verdun, en avril 1916, c’est à nouveau une vision d’enfer, les arbres déchiquetés, les trous d’obus, les cadavres, les trop nombreux blessés. Mais c’est pour peu de temps. La musique reprend ses droits et, le 2 mars 1917, partant pour Paris afin de faire réparer son instrument, il note : « Retourner en permission parce qu’on a cassé son violoncelle, quelle chose plus naturelle ? »
Plus tard, c’est un nouveau constat d’échec à propos de l’offensive Nivelle du 16 avril. Son carnet personnel n’étant pas redevable de la censure, il peut livrer un témoignage sur les mutineries, mais il ne se trouve pas vraiment au cœur de l’action. Le 29 mai, il signale l’influence des permissionnaires retour de Paris et, à propos du capitaine Lebrun, il écrit : « Il paraît qu’il a voulu parler aux types et on ne l’a pas écouté. Quelques-uns l’ont traité d’ordure, d’embusqué, de con, etc. Il a l’air anxieux lui aussi. Tout à l’heure sont passés des manifestants des trois régiments. Ils sont calmes, crient à peine. Quelques cris seulement de  « A bas la guerre », « Vive la grève ». Les officiers sont tous rentrés un peu précipitamment, m’a-t-il semblé, au château, et n’ont soufflé mot. On s’endort avec la sensation bien nette que la situation devient grave. » Le 30 mai, il décrit encore quelques troubles, des cris contre un officier, mais il conclut de curieuse façon, peut-être influencé par son entourage de gradés : « N’est-ce pas le gouvernement qui fomente tout cela pour dégager sa responsabilité ? »
Rémy Cazals, 17 novembre 2011

Share

Grison, Pierre (1889-1977)

1. Le témoin

Fils d’un ingénieur de compagnie de chemin de fer, Pierre Grison est né à Paris le 15 mai 1889. Il est l’aîné de quatre garçons dont trois feront la guerre de 14, l’un étant tué dans la Somme en novembre 1916. Son enfance se déroule en Touraine et dans l’Orléanais. Brillantes études classiques au collège Saint Grégoire de Tours : il va parsemer ses carnets de citations latines et grecques ; au front, il va lire Aristophane « pour passer le temps ». Famille très pieuse et patriote. Il souhaitera la victoire totale et non une paix de compromis (mais ces questions occupent peu de place dans le témoignage). Il prépare Polytechnique à l’école Sainte Geneviève de la rue des Postes à Paris, mais échoue. Il s’engage en 1910 dans l’artillerie. Il est nommé sous-lieutenant le 2 août 1914 (au 20e RAC de Poitiers), lieutenant le 4 avril 1916. Après la guerre, il poursuit sa carrière dans l’armée. Décédé en 1977, il avait demandé pour ses obsèques la même simplicité que celle du temps de guerre, avec une messe exclusivement en latin.

2. Le témoignage

Pierre Grison a rempli au jour le jour 6 petits carnets, au crayon, qu’il a ensuite recopiés et complétés à la plume. L’édition a été préparée par son fils Marc : Pierre Grison, La Grande Guerre d’un lieutenant d’artillerie, Carnets de guerre de 1914 à 1919, préface de Guy Pédroncini, Paris, L’Harmattan, 1999, 294 p., croquis, cahier photo, index des noms de personnes. Les notes quotidiennes sont très brèves, sans développement, par exemple : « Je reste à la batterie. Beau temps. » ou « Je vais à l’observatoire. Le téléphone ne marche pas. » L’ouvrage se prête mal à une lecture suivie, mais l’historien peut y glaner des informations.

3. Analyse

D’abord dans l’ordre chronologique :

Le départ se fait dans l’enthousiasme et les illusions. Un officier d’état-major affirme que « l’artillerie allemande n’existe pas devant nos 75 ». En août et septembre, ce ne sont que marches dans tous les sens, on s’empêtre, on se dépêtre ; les hommes sont éreintés ; les chevaux, exténués, « crèvent comme des mouches ». Les services sont en débandade, on se perd. Le 12 septembre, Pierre Grison note : « Je n’ai encore rien vu de plus démoralisant que cette marche. » Le 5 octobre, il signale de nombreux cas de typhoïde. Durant l’hiver, son régiment se trouve près d’Ypres et des Anglais. Le 23 décembre, trois officiers d’artillerie passent la journée dans les tranchées. L’un « siffle des airs allemands dans un poste d’écoute. Les Boches lui répondent. » En Artois, au printemps, le 20e occupe le secteur bien connu de Louis Barthas : Ablain, Barlin, La Bassée, le Fond de Buval… Puis Pierre Grison croit mourir d’ennui au cours d’une « période de tir sur avions invisibles ». En octobre 1915, il obtient déjà sa deuxième permission. En décembre, toujours en Artois, il signale les fortes pluies mais ne dit rien des fraternisations ; soit il n’a pas vu ce que faisaient les fantassins des deux camps, contraints de sortir des tranchées pour ne pas se noyer, soit il n’a pas voulu en parler. Le régiment est à la cote 304 et au Mort-Homme (mars-mai 1916), en Champagne (mai-septembre), dans la Somme (fin 1916). De mars à novembre 1917, P. Grison se considère comme « embusqué », instructeur à l’école de Fontainebleau, puis stagiaire à Arcis-sur-Aube. Au 118e régiment d’artillerie lourde, le voici en Belgique, dans la Somme en avril 1918 au moment où la retraite s’accompagne de beaucoup de désorganisation, puis à Verdun, et dans l’Aisne où la pression ennemie oblige à tirer d’une façon que les professeurs d’Arcis ne trouveraient guère orthodoxe (p. 234). Du côté de Laffaux, Grison parcourt les paysages photographiés par Berthelé : Fruty, Vauxrains, Allemant. Puis c’est le 11 novembre. Il trouve que « les conditions de l’armistice sont terribles pour les Boches » ; les journaux parlent de la rive gauche du Rhin : « L’appétit vient en mangeant » ; la paix de Wilson recèle des « nuées » (p. 256), et P. Grison ne croit guère en la Société des Nations.

Le livre renseigne aussi sur la guerre des artilleurs :

Il est clair qu’ils ne connaissent pas les souffrances des fantassins. Si Grison tombe dans un trou d’obus plein d’eau, c’est un accident (p. 131). Certes, les risques existent. Des camarades sont blessés ou tués. Il est lui-même enterré par un obus, mais il s’en sort sans mal. Un grave danger, signalé à plusieurs reprises est l’éclatement du canon (p. 70, 75, 163). Les fantassins parlent souvent des pertes occasionnées par des tirs trop courts de l’artillerie amie. Ici, ils sont reconnus par un artilleur (p. 53, 116). On apprend ce qu’est un tir de superposition (tir de plusieurs unités concentré sur un même objectif, p. 120) ; le rôle des plaquettes (pour donner à l’obus une trajectoire plus courbe, p. 43) ; le calcul de « la hausse du jour » qui doit tenir compte du vent, de la température, de l’humidité, p. 121). Les lignes téléphoniques sont souvent coupées ; on utilise le canon contre les réseaux de fil de fer (le 10 juillet 1916, 300 coups dans la matinée pour faire une brèche, puis 200 coups l’après-midi, p. 116). On apprend aussi que le nouveau canon Pd7 « ne vaut rien », surtout comparé au bon vieux 75.

Rémy Cazals, juin 2011

 

Share

Brothier, Célestin (1873-1915)

1. Le témoin

Célestin Brothier, né le 12 avril 1873 à Jarcy (Vienne), est brigadier de gendarmerie, commandant la brigade de Maulévrier (Maine-et-Loire). Engagé volontaire au 68e RI (Le Blanc et Issoudun dans l’Indre), il quitte ce régiment au grade de sergent en 1897, signe un engagement supplémentaire au 117e RI (Le Mans) et est admis en gendarmerie le 13 mars 1900. Le 10 novembre 1911, à 38 ans, Célestin Brothier devient le brigadier de Maulévrier. Dès la mobilisation, il est affecté au sein d’une formation prévôtale attachée aux armées et intègre comme gendarme à pied l’équipe du capitaine Jules Allard à Angers. Dysentérique, il est évacué, le 7 septembre 1914 et il meurt, semble-t-il des suites de cette affection, en 1915 sans être jamais retourné au front.

2. Le témoignage

Kocher-Marbœuf, Eric – Azaïs, Raymond, Le choc de 1914. La Crèche, Geste éditions, 2008, 147 pages.

Célestin Brothier entame son journal de guerre le 1er août 1914. Après avoir mis en place les instructions de mobilisation de sa circonscription, il répond à son propre ordre de mobilisation qui lui prescrit de rejoindre la caserne Saint-Maurice d’Angers où il est reçu par le capitaine Jules Allard « commandant la force publique de la 18ème division d’infanterie (….) [qui] fait l’appel de son personnel. Il ne manque personne. Cet officier prend contact avec nous, fait quelques recommandations et un petit speech, dans lequel il nous assure de sa bienveillance ». Le lendemain le détachement, qui « se compose de : un capitaine, deux maréchaux-chefs, 2 brigadiers et 18 gendarmes » est embarqué avec l’état-major de la 18ème D. I. du général Lefèvre. A partir de ce point, les expériences des deux gendarmes, l’un à la tête du détachement, l’autre à la tête d’une de ses cellules, sont communes, même si celle de Brothier, dysentérique, s’achève le 7 septembre 1914. Son témoignage est écrit le 20 septembre 1914, à son retour chez lui à Maulévrier, alors qu’il attend « un nouvel ordre pour partir à la guerre ».

Eric Kocher-Marbœuf, professeur à l’université de Poitiers, présente dans l’édition de ce double témoignage un des très rares carnets de guerre de gendarme dans la campagne de 1914-1918 (voir dans ce dictionnaire la notice du second témoin, André Bourgain, du 114e RI) . Dans une préface opportune, résumant bien les enjeux historiographiques récents autour du témoignage, décrypte les apports de la publication du carnet de Brothier. Il est en effet constaté l’absence de témoignages sur cette arme, en rien révélatrice d’une absence de devoir ou de sacrifice. Et le présentateur de rappeler la réhabilitation faite par Pétain en août 1919 du rôle de surveillance et de maintien de l’ordre, outils également nécessaires pour la victoire. En effet, « 1 200 gendarmes sur les 70 000 gendarmes engagés sur le font pendant la première guerre mondiale ont été tués au champ d’honneur » (page 18). Ainsi le témoignage de Célestin Brothier reste exceptionnel par le statut du témoignage, exhaussé par les nombreuses descriptions des moments intenses de ses missions, même si quelques poncifs de bourrage de crâne ne sont pas évités. Il a été rendu d’autant plus intéressant par l’éclairage de la publication postérieure du journal de guerre du capitaine Jules Allard, son supérieur dans le détachement prévôtal.

En première ligne sur la question redondante, parangon de la littérature de bourrage de crâne, de l’espionnite, le gendarme se nourrit de ces rumeurs qu’il combat dès la vérité obtenue. Loin à l’intérieur, à Maulévrier : « Des espions allemands ont fait sauter des ponts dans les environs, des routes stratégiques ont été ont été coupées. Des personnes viennent me demander des renseignements à ce sujet. Je leur dis que tout cela est insensé, qu’il ne faut attacher aucune importance à ces faux bruits, absolument faux. J’ai ajouté que j’allais procéder à une enquête à ce sujet ; et que je ne désespérais pas d’arrêter celui qui avait lancé ces nouvelles, aussi fausses que dépourvues de bon sens » (page 40). Il nous renseigne sur l’ambiance dans sa commune lors de la mobilisation et fait état des télégrammes reçus, préconisant entre autres « l’affichage de l’état de siège programmé dans toutes les communes de France, la suppression de tous les appareils de télégraphie sans fil, l’application immédiate des instructions au sujet des étrangers résidant en France, au sujet des personnes munies de laissez-passer… » (page 40). Il précise que le « rappel des permissionnaires s’effectue, tous revenus sans faille » (page 41) et décrit l’ambiance dans les gares, les wagons enguirlandés sur lesquels sont dessinées inscriptions et caricatures (page 43). Lui-même devenu agent prévôtal, il fait état des consignes reçues, telle la censure des correspondances : « Nous recevons l’ordre de remettre au capitaine nos correspondances cachetées qui ne devront mentionner ni l’endroit où nous nous trouvons, ni aucun renseignement concernant la guerre. L’infraction à cet ordre entraînerait l’auteur devant le conseil de guerre ».

Confronté à la réalité de la guerre, il découvre l’horreur des cadavres frais (page 82), dont ont fait des barricades (page 86), un adjudant blessé devenu fou (page 104) sans que l’on puisse sur ses constatations douter de ses propres expériences, différentes de sa souscription à la rumeur dont il fait lui-même état à plusieurs reprises, mais par procuration. Ainsi, il rapporte que « les Allemands, qui veulent la peste, s’opposent à l’assainissement du champ de bataille » (page 92) mais aussi la multiplicité des espions et des faux bruits (page 93) ou des balles explosives (page 108). Il est lui-même se demande si guerre et barbarie ne seraient pas apprises à l’école allemande et rapporte qu’ils achèvent leurs propres blessés inaptes à servir la nation à l’avenir (page 110). Enfin, « il paraît que ces gredins sont allés jusqu’à achever leurs propres blessés ; ceux qui n’étaient plus d’aucune utilité à la nation, c’est-à-dire les misérables et ceux qui devaient rester infirmes » (page 110).

Enfin, comme beaucoup de témoins, il relate sa fascination du spectacle de la guerre (page 94) qui abrutit le soldat et lui fait perdre sa notion du temps (page 109).

Lieux cités (date – page) :

1914 : Maulévrier (1er – 4 août – 37-44), Angers (4-5 août – 45-46), Blois, Beaugency, Troyes, Mirecourt, Flavigny (6-7 août – 47-50), Saint-Nicolas-de-Port, Ludres, Faulx (8-11 août – 50-53), Belleau (12-20 août – 54-62), Toul, Commercy, Lérouville, Sampigny, Verdun, Sedan (19-24 août – 62-70), Nancy (25-26 août – 71-74), Velaine-sous-Amance, Cercueil, Réméréville, (27 août – 3 septembre – 73-98), Nancy, Bazeilles, Sedan (4-5 septembre – 100-101), Arcis-sur-Aube, Herbisse (5-7septembre – 102-105), Orléans, Châteauroux, Limoges, Brives, Cahors, Castelsarrasin ; Montauban, Angers, Maulévrier (8-20 septembre – 106-120).

Rapprochements bibliographiques

Allard, Jules (Cpt), Journal d’un gendarme. 1914-1916. Montrouge, Bayard, 2010, 263 pages.

Yann Prouillet, février 2011

Share

Michel, André (1892-1981)

1. Le témoin

Né le 21 février 1892. Appartient à la classe 12. Son père est officier supérieur d’active et commande la mobilisation à Aurillac. Catholique. Part à la guerre avec le grade de sergent au 139e RI de cette même ville et y commande une demi-section de réservistes. Blessé une première fois le 25 août 1914 dans les combats du bois Bazien (Vosges). Nommé lieutenant en 1915. Sera blessé une seconde fois à Verdun en 1917. Deviendra ingénieur après la guerre. Mobilisé à nouveau comme officier d’un régiment de cavalerie en 1940.

2. Le témoignage

Journal de Campagne d’André Michel, 1914, Komédit, 2008, 79 p. Avant propos de Raymond Riquier (pp 7-17). Présentation par son fils, Gérard Michel (p 19-24). Photographies non légendées. Croquis de l’auteur pour illustrer certaines phases de combats (pp 60-74 et 76). Itinéraire de l’auteur du 9 au 25 août 1914 (p 25).

Ce journal de campagne, écrit sur un cahier et accompagné de notes prises au jour le jour, a été retrouvé par le fils de l’auteur, après sa mort survenue en 1981. Il couvre une période s’étendant du 1er août au 25 août 1914 et évoque la période de mobilisation à Aurillac et les combats de la bataille des frontières dans le secteur des Vosges. Le journal semble avoir été rédigé en 1914 au cours d’une période de convalescence occasionnée par une première blessure, d’après les dires de l’auteur, pour ses parents. Le cahier est accompagné d’un document écrit sur cinq pages et reproduit en annexe (La 1ère compagnie à Bruderdorf, 20 août 1914, combat de Sarrebourg, pp 75-79). Les têtes de chapitre de la publication respectent celles du cahier. Le chapitre « La campagne » est particulièrement riche en évocations des nombreuses défections de la troupe en ce tout début guerre.

3. Analyse

La mobilisation

1er août : Apprend l’ordre de mobilisation. « A la maison tout le monde est calme et résigné. » (p 28)

3 août : « Du quartier j’ai vu partir et arriver quelques trains de réservistes. C’est un spectacle bien réconfortant car ils ont tous l’air bien enthousiastes et ils chantent. » (p 30)

Le transport

8 août : « Nous passons à Clermont, Rion (sic), Moulins. A Paray-le-Monial des jeunes filles nous mettent à tous sur la poitrine de petits insignes du Sacré-Cœur et tout le monde les garde. Qu’il nous protège, nous et la France ! » (p 33)

9 août : « Pendant le voyage, un dénommé D. de la 2e section est devenu fou. Il est là sur le quai, faisant des signes de croix, des prières ; les médecins ont de la peine à l’approcher. »

La campagne

11 août : « Le soir, quand j’étais couché il s’est passé un incident. Les officiers du 1er Bon dînaient à côté d’une fenêtre ouverte devant laquelle il y avait beaucoup d’hommes qui entendent tout à coup le commandant R. déclarer « Après tout, il faut qu’ils marchent ou qu’ils crèvent. » Le Cne B. se lève et déclare au Ct que ce qu’il dit là est indigne et dégoutant. Pendant ce temps les hommes crient « Assassin, assassin. » » (p 37)

13 août : « Sur la route passent des hommes du 17e d’Infanterie et du 17e Chasseurs à pied qui nous racontent que la veille ils ont essayé de déloger les Allemands de leurs tranchées du côté de Badonviller et de Baccarat ; certaines compagnies ont été décimées par le feu de l’ennemi ; ils ont peur des baïonnettes, paraît-il. » (p 39)

14 août : « Pas mal d’hommes sont effrayés entre autre le Lt L. qui perd la tête au point de ne plus savoir quelle formation on prend sous le feu de l’artillerie. » (p 40)

20 août : « Quelques minutes après le Cne R. me dit : « Sergent Michel, allez donc derrière cette maison G [indiquée comme telle sur un croquis] et ramenez les hommes qui se cachent derrière. » J’y vais donc et renvoie quelques hommes entre autre le caporal D. qui claque des dents et me dit qu’il ira quand on commencera à tirer ; il ne se décide à y aller que quand j’ai armé mon fusil et que je lui ai placé ma baïonnette sur la poitrine. » (p 62)

Abandon de matériel sous l’effet de la panique : «  En chemin, je trouve une caisse de cartouches de mitrailleuse abandonnée là. Je la ramasse et l’emporte. C’est lourd en effet mais on n’abandonne pas ainsi 600 cartouches. En arrivant au bois un mitrailleur me la reprend. » (p 63)

21 août : «  Mais au premier coup les hommes ont tiqué et voyant quelques hommes de la section voisine qui se défilent en arrière ils ont bien envie d’en faire autant je bondis à l’arrière de la section et j’arme mon fusil menaçant de brûler la cervelle au premier qui partira (…) Malheureusement  on nous donne l’ordre de nous déployer en tirailleurs et les hommes échelonnés alors sur une grande largeur échappent à ma surveillance et je les vois qui un à un se défilent en arrière sans que je puisse les arrêter par les cris. » (pp 65-66)

J.F. Jagielski, décembre 2010

Share

Coeurdevey, Edouard (1882-1955)

1. Le témoin

Aîné d’une famille nombreuse de paysans pauvres de Verne (Doubs). Placé comme valet de chambre chez un sénateur, il se donne une culture d’autodidacte. Il peut faire des études, devenir instituteur, obtenir une licence ès lettres, fréquenter l’historien Albert Mathiez (qu’il retrouvera pendant la guerre, lors d’une permission, et dont il critiquera les opinions, p. 473 du livre). Un long stage en Autriche lui permet d’acquérir une bonne connaissance de l’allemand, langue qu’il utilise parfois dans ses carnets lorsqu’il s’agit de critiquer des camarades proches.

Adjudant, mobilisé en 1914 au CVAD 1/7 (Convoi de Véhicules Administratifs Divisionnaire), il se considère comme un embusqué. On remarque que, dans cette unité, un officier punit au choix de 8 jours d’arrêts ou de l’envoi dans l’infanterie (p. 149). Il devient ensuite chef de bureau de dépôt divisionnaire, « un filon » (p. 517). Il ne découvre le séjour en tranchée de première ligne, avec le 417e RI, que le 25 août 1917 en « chic secteur » (« Si vous laissez les Boches tranquilles, ils laissent la paix », p. 602). Le 30 mai 1918, il n’a pas encore reçu « le baptême du feu » (p. 797). Cela se produit en août ; il est blessé le 20 août et évacué.

Après l’armistice, il devient interprète auprès d’un tribunal militaire en Allemagne. Démobilisé, il occupe divers postes dans l’enseignement, dont celui de directeur de l’Ecole normale d’instituteurs catholiques du Bas-Rhin. Marié après la guerre, quatre enfants. Dans l’avant-propos, son fils le présente comme politiquement de droite, ce qui apparaît dans le témoignage. Il meurt le 26 mai 1955.

2. Le témoignage

Les 12 carnets, considérés par l’auteur comme précieux, ont été redécouverts par la famille, transcrits, mis en ligne et publiés dans la collection « Terre humaine » (Édouard Cœurdevey, Carnets de guerre 1914-1918, Un témoin lucide, Paris, Plon, 2008, préface de Jacques Marseille). L’ensemble fait 932 pages dont 856 représentant la transcription. Annexes : croquis de localisation ; données statistiques ; composition des gouvernements successifs de la France ; chronologie ; glossaire ; index des noms de personnes et des thèmes. Deux cahiers de photos dont un en rapport direct avec l’auteur, et l’autre, moins utile, sur la guerre en général.

Le sous-titre (« Un témoin lucide ») évoque davantage une lucidité sur lui-même et sur le comportement de ses proches que sur l’extérieur. Il se laisse abuser par certains bobards (p. 41, les creutes de l’Aisne achetées avant 14 par les Allemands et aménagées pour la guerre). En mars 17, il est persuadé de la fuite des Allemands (p. 531 : « Les Allemands ne reculent pas, ils fuient ! »). Ses jugements, toujours péremptoires, sont souvent remis en question : par exemple sur Joffre (p. 107 : « Comme il décidera, ce sera bien » ; p. 143 : un vieux gaga ; p. 812 : il aurait fallu le fusiller) ; sur Briand (p. 417 : « grand homme d’Etat » ; p. 461 : « le mielleux Briand ») ; etc. La condamnation est par contre totale et fréquente des politiciens, des fils à papa, des francs-maçons, des socialistes, des instituteurs… et des « genss du Midi », information intéressante sur l’Union sacrée.

3. Analyse

– Le rédacteur de la présente notice n’a pas compétence pour tenter une analyse psychologique de l’auteur des carnets. Pourtant, la matière est abondante. Il évoque fréquemment les problèmes sentimentaux au milieu desquels il se débat, par exemple, le 14 avril 1918 : Marguerite, Marthe, Camille, Emmy… « Quel monstre je suis. » Quelques passages ont cependant été grattés par Édouard, et d’autres, « de caractère intime », n’ont pas été retenus dans l’édition, comme le lecteur en est averti (p. 21). Le rapport à Dieu est de plus en plus fréquent en avançant : « … la guerre, ses dangers, ses épreuves, ses ruines m’ont rapproché de Dieu, ont réveillé, retrempé ma foi catholique, et donné une activité très vive à mon sens religieux » (p. 631). On ne retiendra ci-dessous que quelques aspects intéressant l’histoire de la guerre.

– La mobilisation à Verne : larmes des femmes, « silence des hommes qui se contiennent pour ne pas pleurer », épouvante, cris (p. 25).

– Les pillages de villages français par des troupes françaises (p. 30, 798).

– La critique des officiers, leur « encombrante nullité » (p. 44), « frelons bourdonnants et dorés » (p. 161), se comportant comme des « hobereaux tout puissants » (p. 814).

– Une vie sexuelle fort active des embusqués : « séances de pornographie » dans les propos de cantine des adjudants ; femmes infidèles ; recherche des « ressources en fesse de la localité » (p. 300)…

– Le bourrage de crâne par les grands quotidiens, les contradictions dans les communiqués officiels…

– Peu de choses sur les « mutineries » de 1917 : début juin 1917, 200 hommes du 404e RI partent en désordre en chantant l’Internationale. « Et pas une tête, pas un chef pour fermer ces gueules ! »

– Il est étonnant de trouver dans la dernière partie du livre la première description d’une corvée de nuit (p. 662), d’un cantonnement dans des conditions scandaleuses (p. 688), d’une très dure marche à l’issue de laquelle seuls les officiers sont bien logés (p. 698), d’une attaque (p. 845), alors qu’elles figurent dès le début des récits des combattants de l’infanterie. Mais c’est normal, puisque notre auteur n’a connu ces épisodes que très tardivement.

– Sa formation, ses idées politiques et sa méconnaissance de la guerre réelle font d’Edouard un « patriote ». Mais sa lucidité l’oblige à noter les attitudes des soldats comme celui qui ne veut pas monter en disant : « Je sais trop ce que c’est » (p. 545) ; ceux qui imaginent ces utopies brèves devant mettre fin à la guerre (p. 659) ; qui estiment que les Russes ont raison de cesser le combat (p. 663) ; qui refusent de verser pour l’emprunt de défense nationale en disant : « Quand ils n’auront plus de galette, il faudra bien qu’ils s’arrêtent de faire la guerre » (p. 690) ; qui décident de ne pas avoir d’enfants car « pour les faire tuer on en a toujours trop » (p. 766)…

– Lorsqu’il rend visite à son frère Julien dans la tranchée en octobre 14, celui-ci a ce cri du cœur : « C’est terrible. Je ne sais pas comment je suis encore ici. Je crois que je ne reverrai jamais Verne » (p. 60) « Quels pâles guerriers nous sommes à l’arrière, nous à qui il ne manque rien », conclut Édouard (p. 61). Julien sera gravement blessé, perdant un œil. C’est avec son autre frère, Louis, que l’opposition devient conflictuelle. Édouard voudrait lutter contre les « idées anarchistes » du « pauvre Louis » ; celui-ci critique les idées de sacrifice et de gloire du premier (p. 242). « Il me fait la remarque que mes actes ne sont pas en rapport avec mes idées. Il a raison. Mais que faire ? » (p. 441). « Il me demande si je jouis de toutes mes facultés et regrette pour moi que je n’ai pas été en première ligne depuis le début de la guerre » (p. 629). Édouard s’accroche aussi avec sa mère qui ne veut pas donner de l’or pour la défense nationale (p. 154).

– Le témoignage sera utile à Alexandre Lafon pour sa thèse de doctorat sur la camaraderie. Camaraderie/répulsion par rapport à l’autre adjudant embusqué. Amitié d’avant la guerre revenant sans cesse à l’évocation de Maurice Colin tué dès le début.

– Enfin, à l’issue de cette trop brève analyse de contenu, il est bon de signaler que la presque totalité du témoignage a pour cadre géographique le sud du département de l’Aisne.

Rémy Cazals, juin 2010

Share

Barreyre, Pierre Gaston (1886-1984)

1. Le témoin

Né en 1886 à Uzeste en Bazadais (Gironde). Il est titulaire du brevet élémentaire et entre sur concours dans les Postes. C’est ainsi qu’il est affecté à Lens dans le Pas-de-Calais. Son service militaire le conduit à Paris en 1906, au Mont Valérien, et il est ensuite détaché à la TSF de la Tour Eiffel. Suite à une hospitalisation, il termine son service actif comme secrétaire du Médecin Major Robert Micqué. Lors de la mobilisation générale, il occupe les fonctions de secrétaire du directeur de la Poste de Montauban. Sa spécialité civile explique qu’il soit incorporé au 8e Génie, comme sapeur télégraphiste. A ce poste, il recueille de nombreuses informations ; comme correspondant de guerre, il note les déplacements de troupes, les combats, mais il décrit aussi ce qu’il voit autour de lui. Cité le 20 février 1915, il est nommé caporal le 7 mai 1915. Décoré de la croix de guerre le 21 août 1915, il termine la guerre comme sergent, grade auquel il est promu le 5 avril 1918.

2. Le témoignage

Torlois Roger, Carnets de route de P.G. Barreyre – Poilu girondin, CDDP d’Aquitaine, édition critique, 1989, 120 p.

Les pages de cet ouvrage contiennent des extraits des trois carnets rédigés du 1er août 1914 au 23 mars 1919.

3. Analyse

Le témoin note avec précision et détails de l’ambiance, des faits qu’il constate au cours de ses déplacements ainsi que sa perception de la guerre :

– le 3 août 1914 : [A Bordeaux] Train décoré, enguirlandé, inscriptions aux portières : « train de luxe pour Berlin » ou bien « Les Bordelais à Berlin ».

– les gares parisiennes et le saccage des magasins allemands.

– 8 septembre 1914 : une dame offre des tartines aux blessés indistinctement (allemands ou français) ; quelques personnes réprouvent ce geste, d’autres au contraire applaudissent.

– 25 décembre : Dans la matinée depuis nos tranchées, nous entendons les Allemands chanter. Ils causent très fort : « Messieurs ne tirez pas, nous nous raccorderons ensemble ».

Sur le voyage via le front, le témoin complète des informations déjà connues. Là où Pierre Barreyre a un point de vue plus intéressant c’est dans la manière dont il évoque son quotidien. Tel un correspondant de guerre, il raconte tout ce qu’il voit, les faits relatant aussi bien la vie et l’exode des civils, le comportement des gradés et le lien entre les ordres du GQG et leur transmission pour action à la troupe. Les fusillés ou les mutilés volontaires sont évoqués dans son récit, de même que des fraternisations à Noël 1914. Certaines informations sur les outils techniques utilisés sont également précises, tel le périscope. Il parle également des maux des soldats : gales, poux ou le manque de nourriture.

Marie Llosa, avril 2009

Share