Berger, Joannès (1893-1976)

Écrivant le 30 juillet 1915, Joannès Berger signalait qu’il avait reçu 45 lettres en trois semaines. Lui-même envoyait à ses parents « une lettre par jour », titre repris par son fils pour l’édition d’un immense corpus, une édition d’une extrême rigueur, accompagnée d’une enquête sur l’écriture et sur les délais d’acheminement du courrier. Le tome I, seul paru, compte 397 pages, 1414 notes, 31 illustrations, de précieux index des noms de personnes et de lieux, et surtout des thèmes, depuis « abcès » jusqu’à « zouaves ». Une introduction détaillée situe la famille Berger dans sa région et ses activités, et insiste sur sa forte imprégnation catholique. Joannès Berger est né à Rozier-Côtes-d’Aurec (Loire) le 18 décembre 1893 d’un père serrurier et d’une mère ménagère. Dans la même commune, il s’est marié tardivement, en 1945, et il est mort le 30 avril 1976. Il avait étudié dans un pensionnat catholique ; il est devenu enseignant dans un autre.
La première série de lettres correspond à l’époque du service militaire à partir du 25 novembre 1913. On bascule dans la guerre et Joannès participe aux combats d’août 1914 en Lorraine avec le 17e RI ; en été 1915 il est en Artois avec le 158e RI ; en 1916, il passe quelque temps dans les Vosges où il est blessé accidentellement par un camarade ; en août 1917, sur le Chemin des Dames, des éclats d’obus le touchent aux deux jambes ; en 1918, on le trouve surtout à l’arrière, dans le Midi. Tous les soldats de la Grande Guerre n’ont pas été en permanence sur le front : Joannès a fait de fréquents et longs séjours à l’hôpital, en convalescence, en permission, en stage… La guerre n’a rien changé à ses convictions religieuses, même si le vin remplace bientôt le plaisir de boire du tilleul en chantant un cantique (3 octobre 1914). À plusieurs reprises, il regrette que des officiers bien pensants ne soient pas « bons » pour leurs hommes car ce sera une occasion pour ces derniers d’attaquer la religion. Le 2 avril 1915, il écrit que la guerre doit durer afin que les anticléricaux et ceux « qui sont abrutis dans leurs théories soc. » aient le temps de réfléchir et de changer d’opinion. Mais il se trouve à ce moment-là au camp d’entraînement de Nyons, dans la Drôme, et il y restera jusqu’en juin. Lui-même n’est pas volontaire pour repartir. Son « consentement patriotique » du début fait place à la volonté de rester à l’arrière le plus longtemps possible, ce qui est parfaitement humain.
RC
*Gérard Berger, Une lettre par jour, Correspondance de Joannès Berger, poilu forézien, avec sa famille (1913-1919), tome I : D’Épinal (Vosges) à Legé (Loire-Inférieure), novembre 1913 à septembre 1915, Publications de l’Université de Saint-Étienne Jean Monnet, 2005.

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Balanda, Germaine de (1867-1938)

Née à Perpignan le 22 août 1867, Germaine est la quatrième fille de cette vieille famille noble apparentée aux De Llobet (voir notice) à devenir religieuse. Elle choisit la Société de Marie Réparatrice créée pour réparer les souffrances du Christ par l’adoration quotidienne du Saint-Sacrement. La politique laïque de la Troisième République leur fait choisir l’exil en Belgique, à Tournai. C’est là qu’elles subissent l’occupation allemande avant un retour en France par la Suisse au début de 1918 qui va permettre à Germaine de revoir ses parents en Roussillon avant de repartir vers Gênes, et plus tard vers Maastricht où elle meurt en 1938. Le présentateur du témoignage publié pense que celui-ci a été écrit peu après la guerre, mais on en ignore la motivation.
Le texte commence par l’évocation des horreurs commises par les Allemands, avec l’exemple d’une malade « hachée en morceaux » dans son lit. Il continue par le récit des perquisitions, interdictions, tracasseries, amendes, imposées par les troupes d’occupation avec mention de « quelques soldats allemands moins inhumains que les autres ». L’habileté des occupés à passer des correspondances en fraude est notée ainsi que l’humour de publications clandestines ou d’histoires drôles, et les farces des « Charollais » (confusion avec les Marolles ?). D’autre part, les interventions divines sont fréquentes : elle écrit qu’on a vu une « forme blanche » empêchant les Allemands d’avancer lors de la bataille de la Marne ; Germaine n’hésite pas à solliciter une de ses « amies célestes » pour faire augmenter par miracle le stock de farine ; une bonne sœur « avait des communications très intimes avec Notre-Seigneur qui lui avait promis que 1918 serait une année de bénédictions ». Au cours du voyage de rapatriement par l’Allemagne, elle fait une observation étonnante : « On voit bien que la guerre ne les a pas atteints : les champs sont bien cultivés, les enfants massifs et bien portants. » Comme s’il n’y avait pas eu de blocus et de maladies de carence. L’accueil en Suisse par les dames de la Croix-Rouge est chaleureux. « Malheureusement sur 100 membres, trois seulement sont catholiques. » On distribue des médailles de la sainte vierge. « Qui sait si ce ne sera pas un petit germe de conversion pour la Suisse en récompense de sa charité. »
En conclusion : « Depuis, la guerre est terminée, mais la Révolution menace tout l’univers. Si on voulait se tourner vers le bon Dieu, ce serait vite fini. Mais les nations veulent se passer de lui et cela va de plus en plus mal. » Mais, la bonne sœur ne commit-elle point un péché contre la charité chrétienne en parlant avec mépris des « Bochesses » et en écrivant à propos d’une hôtelière savoyarde : « Madame Guenon, la bien nommée » ? Je ne saurais répondre, n’étant pas compétent en ce domaine ; la preuve, j’ignorais l’existence de la congrégation de la « Sainte Union des sacrés-cœurs de Jésus et Marie » dont il est question à la p. 287.
RC
*Destins ordinaires dans la Grande Guerre, Un brancardier, un zouave, une religieuse, Presses universitaires de Limoges, 2012, p. 249-293.

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Péteul, Pierre (1895-1990)

Il est né à Bourg d’Iré (Maine-et-Loire), dans une famille de meuniers « blancs », tandis que cet autre meunier angevin, Pierre Roullet, était « bleu » (voir notice). Pour devenir capucin, il étudie en Belgique. Revenu en France pour la guerre, il passe dans divers régiments de l’Ouest et fait campagne comme brancardier et infirmier au 44e RI, d’octobre 1915 à septembre 1917 lorsqu’il est sérieusement blessé à la cuisse. Son témoignage comprend 52 lettres conservées aux Archives des Capucins à Paris et un récit postérieur publié par Les Amis de Saint- François en 1970. Il décrit les souffrances des combattants, la désorganisation lors de l’offensive allemande de février 1916 sur Verdun, et il comprend que, devant ces horreurs, on peut se demander : « Comment Dieu permet-il cela ? » Il décrit aussi une trêve tacite : les Allemands étant obligés de lancer des grenades lorsque leurs officiers sont présents, ils avertissent les Français en leur jetant d’abord des pierres, ce qui permet à ceux-ci de se mettre à l’abri. En 1919, il devient sergent, puis aspirant au Maroc. Lors de la Seconde Guerre mondiale, il participe au sauvetage de juifs et, plus tard, il reçoit le titre de « Juste ».
RC
*Gérard Cholvy, Marie-Benoît de Bourg d’Iré (1895-1990). Un fils de Saint-François « Juste des nations », Cerf, 2010.

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Llobet, Gabriel de (1872-1957)

Né à Perpignan le 19 janvier 1872 dans une famille de gros propriétaires terriens très catholiques, il a fait ses études au Caousou de Toulouse où on lui présenta la République « sous des aspects rien moins qu’attirants » (Gérard Cholvy). Il allait rester attaché à l’Action Française.
Devenu prêtre, il fut en 1899 secrétaire particulier de Mgr de Cabrières, évêque de Montpellier, catholique légitimiste, puis en 1907 vicaire général du diocèse de Perpignan, et en 1915 évêque de Gap. Appelé au service auxiliaire en février 1916, il était un des deux évêques assez jeunes pour être mobilisés. Il obtint d’être envoyé au front comme aumônier volontaire, rattaché au Groupe de Brancardiers du 30e Corps. Une photo le représente dans sa « cagna », qui semble relativement confortable, et où il arbore un drapeau tricolore marqué du Sacré-Cœur. Au cours de ses permissions, il revenait s’occuper de son diocèse.
Après la guerre, il participa à une mission au Levant de décembre 1919 à mars 1920 pour affirmer la présence et le rayonnement de la France. En 1928, il devint archevêque d’Avignon.
Les nouvelles de l’évêque, données par La Quinzaine religieuse du diocèse de Gap, constituent une sorte de carnet de guerre, qui n’a pas été retenu dans la publication des documents réunis et présentés par (un autre) Gabriel de Llobet, membre de sa famille. Le petit livre donne des extraits des lettres de l’évêque à sa sœur, puis les souvenirs du front de l’Aisne de mai à septembre 1918, rédigés en 1922. L’évêque signale la boue et les rats et il comprend les souffrances des soldats : « Ceux qui parlent de la guerre, dans les articles de journaux, sans en avoir jamais rien vu, feraient bien de s’inscrire pour un hiver ici. Et notre cas n’est rien à côté du pauvre poilu de la tranchée ! » Mais il revient bientôt à ses positions politiques : « Le régime s’enlise dans la boue et il ne faut attribuer à autrui les maux dont il est cause. »
* Un évêque aux armées en 1916-1918, Lettres et souvenirs de Mgr de Llobet, documents réunis et présentés par Gabriel de Llobet, préface de Gérard Cholvy, Limoges, Pulim, 2003, 133 p.
Rémy Cazals

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Bronchart, Léon (1896-1986)

Le témoin
Né en 1896, à Bapaume, Léon Bronchart grandit dans les villes ouvrières du Pas-de-Calais et du Nord. Fils d’une dévideuse en soie et d’un tailleur de pierre, il suit si bien l’enseignement élémentaire qu’il obtient le certificat d’études primaires à onze ans. Mais, alors qu’il espérait poursuivre des études, la maladie de son père prive la famille de revenus et le jeune Léon doit trouver du travail. D’abord teneur de moule dans une verrerie blanche, il change plusieurs fois de fonction et d’employeur, travaille notamment dans le bâtiment, avant d’être embauché par la compagnie des chemins de fer du Nord. Influencé par son père, syndicaliste et coopérateur, mais aussi par sa mère, fervente catholique, il s’intéresse très tôt au débat public et le curé de sa paroisse lui fait fréquenter un milieu catholique engagé où il « dévore » les brochures de Marc Sangnier dont la condamnation des idées par le Vatican, en 1910, est un « coup de masse » qui éloigne Bronchart de la religion.
Après la Grande Guerre, il reprend son travail dans les chemins de fer, où il acquiert une qualification de mécanicien (qui lui permet de conduire les locomotives à vapeur), et s’engage dans le mouvement socialiste, à la SFIO et à la CGT. Opposé à la division syndicale, il est localement un des précurseurs de la réunification au début des années 1930, ce qui ne l’empêche pas d’être en 1923 volontaire pour l’occupation de la Rhénanie où il contribue à briser la grève des cheminots allemands. Il part pour le Maroc deux ans plus tard, au moment de la guerre du Rif, et s’y insurge à propos des inégalités que subissent les cheminots marocains par rapport à leurs collègues métropolitains (p. 65-69). Dans ses mémoires, il dit avoir été le seul de son site ferroviaire à faire grève en février 1934 (p. 105). En 1939, à la déclaration de guerre, bien qu’âgé de 44 ans et père de trois enfants, il tente d’intégrer dans une troupe combattante mais ne parvient qu’à être affecté à une section de chemins de fer de campagne. Son engagement dans la Résistance (à Combat, notamment dans les NAP, puis dans les MUR) est ensuite la cause de son arrestation par la Gestapo puis de sa déportation, à Oranienburg-Sachsenhausen, puis Buchenwald et Dora. De retour après la Libération, il retourne à la SNCF jusqu’à sa retraite, en 1947. Après avoir été honoré par de nombreuses décorations (il est notamment commandeur de la Légion d’Honneur), il meurt en 1986.
Le témoignage
Publié en 1969, Léon Bronchart… Ouvrier et soldat, un Français raconte sa vie (Vaison-la-Romaine, imprimerie H. Meffre, 204 p.) est le récit autobiographique d’un homme qui explique que, « depuis toujours, [s]es amis [lui] demandaient d’écrire, de raconter [s]a vie ». Organisé en cinq parties, l’ouvrage est structuré par les deux guerres mondiales, ce que reflète le choix de leurs titres : « Avant 1914 » (20 pages), « La guerre 1914-1918 » (34 pages), « Entre deux guerres » (20 pages), « La guerre 1939-1945 » (104 pages) et « Après 1945 » (29 pages). C’est la Seconde Guerre mondiale qui constitue l’élément le plus important de ce récit : plus de la moitié du livre y est consacré. En dehors même du récit des deux guerres et des captivités de l’auteur, nombre de passages correspondent à un témoignage original, tel le subterfuge de son premier employeur qui fait sonner la cloche de la verrerie avec un timbre particulier « quand un inspecteur du travail se présente, afin que les gosses qui n’ont pas l’âge prennent la fuite et se cachent » (p. 19). Sa description de la solidarité dont bénéficie un enfant de gréviste à la Belle Epoque est particulièrement intéressante (p. 16-17) tandis que le rôle éminent qu’il prête à un de ses instituteurs recoupe les nombreux écrits de jeunes gens scolarisés sous la Troisième République (notamment le roman inachevé d’Albert Camus). Comme tout témoignage, cet ouvrage est une œuvre de mémoire et nous en apprend beaucoup sur la perception d’événements et de dynamiques par son auteur au moment de la rédaction sans qu’il faille espérer y trouver une relation rigoureuse de faits. Ainsi, pour ne prendre que cet exemple, il évoque « l’excommunication de Marc Sangnier » (p. 24-25) alors qu’il s’est agi en réalité de la condamnation par le pape Pie X de la « fausse doctrine du Sillon ».
S’il est longtemps resté peu connu, ce livre a néanmoins a été diffusé parmi les anciens déportés (ceux de Dora notamment). C’est au début du XXIe siècle, dans le contexte d’un intérêt manifesté au rôle des chemins de fer dans la politique nazie de destruction des juifs d’Europe (Christian Chevandier, « Le grief fait aux cheminots d’avoir, sous l’Occupation, conduit les trains de la déportation», Revue d’histoire des chemins de fer, Actes du colloque de Paris -décembre 2005-, Les cheminots dans la Résistance. Une histoire en évolution, n° 34, printemps 2006, p. 91-111.), que le livre acquiert une certaine notoriété. Son auteur consacre une demi-page (p. 100-101) à son refus d’assurer le 31 octobre 1942 la traction d’un train comprenant deux voitures de prisonniers politiques, suivi quelque temps plus tard par celui de conduire un train de troupes allemandes. Mis en avant comme le témoignage du « seul refus de conduire un train de déportés », alors qu’il s’agit plus précisément du seul témoignage connu à ce jour d’un refus de conduire un train comprenant des voitures d’internés (politiques dans ce cas), il a notamment donné lieu à une recherche dans les Archives de la SNCF qui ont permis d’approfondir la connaissance de cet épisode : Marie-Noëlle Polino, « Léon Bronchart, ouvrier, soldat… et cheminot : un destin, une figure », Revue d’histoire des chemins de fer hors-série, n°7, 2e édition, août 2004, p. 160-172 (cet article ne figure pas dans l’édition initiale de novembre 2002).
Analyse
Le premier souvenir de l’armée que raconte Léon Bronchart est celui d’une confrontation entre celle-ci et la population de la paroisse à l’occasion de l’inventaire de l’église de la Madeleine, dans la banlieue de Lille, lorsqu’il rentre de l’école alors qu’il a une dizaine d’année : « Tout cela bouleverse ma conscience d’enfant » (p. 15). Sa participation lorsqu’il est adolescent à la société scolaire de tir « à la carabine Lebel » et à la société de gymnastique et de préparation militaire, parmi d’autres activités (il est ainsi baryton à l’Harmonie municipale et joue également dans l’équipe de football), lui permet d’être assez familier de la chose militaire. Cela, à en croire ses mémoires, n’empêche pas une vision critique de l’institution. Les souvenirs de son grand-père maternel, ancien soldat du Second Empire qui a gardé un souvenir aigu de la campagne du Mexique, sont souvent sollicités par le petit-fils qui apprécie « le récit des faits d’armes, des actes héroïques ». Mais l’aïeul « termin[e] toujours en essayant de [lui] faire comprendre les atrocités de la guerre » (p. 26). Ce qui le conduit, avec un ami adjudant de réserve, à exprimer à l’été 1914 « [leurs] craintes sur les malheurs d’une guerre et [leur] désir de voir la paix maintenue ». Tous deux sont alors traités « de lâches et d’antipatriotes » par leur auditoire. « Notre avenir fut notre réponse », conclut-il en évoquant la mort de son ami Raymond Quette « à la tête de sa section » pendant la bataille de la Marne.
Tout comme il a intitulé le chapitre II de son ouvrage « Ouvrier à 11 ans », il dénomme le suivant « Soldat à 17 ans », la précocité de ses expériences étant une des caractéristiques de la vie de l’auteur. C’est que, dès le 28 août 1914, il doit, avec ses parents qu’il quitte à cette occasion (notamment son père, qui s’engage également et qu’il ne reverra plus), évacuer leur région. Il se joint alors à une compagnie du 60e régiment d’infanterie qu’il accompagne dans sa retraite : « J’ai ramassé un fusil, récupéré les munitions que j’ai pu trouver ; je suis devenu l’agent de liaison du lieutenant » (p. 30). Lorsque son unité est près de Paris, il se rend au bureau de recrutement de la Porte de la Chapelle. En dépit de l’absence de divers documents (notamment une autorisation paternelle), son engagement est accepté et il part de la gare de Lyon pour rejoindre à Annecy, comme engagé volontaire, le 11e bataillon de chasseurs alpins. C’est « quelque part vers Péronne » qu’il est, très vite, fait prisonnier. Il est alors transféré en Allemagne en un « voyage » de huit jours assez éprouvant : « Dans les gares, les sarcasmes des hommes, les lazzis des enfants, les poings tendus des femmes » (p. 35). En captivité, il demeure alors à Wittenberg, à Stendal où il est employé à l’extraction de la tourbe dans les marais avoisinants, à Orhdruf, Soltau, Rubeland, Mannheim, Kürnbach, Rheinau, etc. Ses nombreuses tentatives d’évasion ne l’empêchent pas de sympathiser parfois avec ses geôliers ; c’est ainsi qu’à la prison de Pforzheim, il a de longues discussions avec le gardien-chef auquel il explique que « si les Allemands avaient écouté Liebknecht comme les Français écoutent Jaurès, la guerre n’aurait pas existé » (p. 43). A Kirchheim, il prépare une nouvelle évasion lorsqu’il est libéré, début novembre 1917, dans le cadre d’un échange par la Suisse. Après un mois de permission au cours duquel il apprend la mort par tétanos de son père blessé dans un combat, il essaye de rejoindre son frère cadet, engagé dans le régiment de marche de la Légion étrangère. Bien qu’il estime qu’il n’a pas tenté de s’évader pour « devenir un «embusqué» », il est affecté comme infirmier à l’hôpital Sébastien-Gryphe de Lyon. Alors qu’il est prévu qu’il se rende à Salonique, il insiste avec la force de caractère dont il fait preuve tout au long de sa vie pour être affecté sur le front français. C’est ainsi qu’il devient brancardier au 1er bataillon du régiment de marche de la Légion étrangère, assiste à des assauts de chars, subit des bombardements : « Nous avons traversé un champ de bataille où pas un cadavre n’avait été bougé. […] L’horreur dans toute son ampleur. Sur tout cela, planait une odeur pestilentielle, qui nous prenait à la gorge et dont il nous a fallu un certain temps pour [se] défaire » (p. 52). C’est à cette occasion qu’avec d’autres soldats il croise une automobile. Un légionnaire « regarde à l’intérieur », reconnaît le général Mangin et « crie d’une voix très forte » à ses compagnons : « Connaissez-vous le boucher ? » Il (p. 53). Léon Bronchart participe ensuite à des combats au Chemin des Dames (notamment à Terny-Sorny, Juvigny, Margival, Laffaux) avant de retrouver son frère, qui est gazé : « Ce n’est peut-être pas désespéré, mais très-très grave. J’ai pensé à lui, à Maman » (p. 55). Il assure le commandement de l’infirmerie du bataillon (« Tous mes camarades ont été tués ou blessés ») lorsque est signé l’armistice. C’est après la fin des hostilités qu’un jeune lieutenant-médecin avec lequel il avait sympathisé est tué accidentellement lors d’une séance de pêche à la grenade : « Lorsque je me suis penché sur lui, il a juste remué les yeux. Moment le plus atroce que j’ai vécu de toute la guerre » (p. 59). Avant d’être démobilisé, il participe à l’occupation du Palatinat et en profite pour rendre visite à Rheinau au directeur de l’institution à laquelle était rattaché son kommando et des mauvais traitements duquel il avait été victime durant sa détention. L’ancien prisonnier lui rend alors « la monnaie du compte qu’il [lui] avait si largement ouvert » (p. 59).
A partir de 1918, le souvenir de sa Grande Guerre obsède Léon Bronchart, et les références explicites et implicites y sont courantes dans son récit de la Seconde Guerre mondiale. Il présente l’engagement au sein de la Résistance comme étant dans la logique d’une vie d’ancien combattant (sans qu’il faille y supposer une connotation religieuse, il parle de « même foi » à propos d’un de ses amis ancien de 1914-1918 et participant à l’action d’un mouvement de Résistance). Cela est d’ailleurs assez commun et si la « manifestation patriotique » à laquelle il participe le 11 novembre 1942 est organisée le jour anniversaire de l’armistice de 1918, beaucoup de démonstrations populaires de la Résistance ont, sous l’Occupation, lieu ce jour-là (ainsi que les 14 juillet et les 1er mai). Lorsqu’il passe en conseil de discipline à la suite d’un refus de conduire, le président des cheminots anciens combattants de Tours propose, en vain, de le défendre. Il parvient cependant à déstabiliser le conseil de discipline en situant son geste dans la continuité de son action pendant la Grande Guerre et il n’a qu’une sanction minime (p. 105-107). Mais, s’il cite des courriers qu’il a reçus et où il est question de « Boches » et de « Bochie », l’on ne trouve jamais sous sa plume le moindre propos germanophobe.
Christian Chevandier

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Cornet-Auquier, André (1887-1916)

1. Le témoin 

Hector, Fréderic, Arthur, André Cornet-Auquier est né le 2 juillet 1887 à Nauroy dans l’Aisne, dans une famille protestante – son père est pasteur à Chalon-sur-Saône) dont il cultivera très tôt la foi. Il fait ses études au collège de Chalon et au lycée Ampère de Lyon, où il cultive le goût des arts, de la poésie, de la musique, du chant et des « grandes œuvres de Dieu » de la nature. Il fait des études supérieures à l’université de Dijon et devient professeur en Angleterre, à Glasgow. C’est à Colwyn-Bay au Pays de Galles que la guerre le rappelle en France, le 2 août 1914. Il a fait son service militaire à Dijon et est sous-lieutenant de réserve au 133e régiment d’infanterie de Belley (Ain). Passé capitaine, commandant de compagnie le 12 septembre 1914, il est mortellement blessé dans les Vosges et meurt à l’hôpital de Saint-Dié le 2 mars 1916 à l’âge de 28 ans. Il a été décoré de la croix de guerre et fait chevalier de la Légion d’Honneur.

2. Le témoignage

Cornet-Auquier, André, Un soldat sans peur et sans reproche. Pages dédiées aux jeunes, pour leur servir d’exemple en mémoire de André Cornet-Auquier, capitaine au 133e régiment d’infanterie. Chevalier de la Légion d’Honneur, décoré de la croix de guerre, mort pour la France à l’âge de 28 ans. Extraits de sa correspondance et discours prononcé par le Pasteur H. Gambier dans le Temple de Chalon-sur-Saône à l’occasion du service funèbre commémoratif. Chalon-sur-Saône, imprimerie Générale et Administrative, 1917, 61 pages. Seules les pages 23 à 61 reprennent les extraits de la correspondance de l’officier.

Après une présentation panégyrique familiale dans laquelle la grande piété du capitaine Cornet-Auquier est mise en avant, mais aussi un caractère boute-en-train, un long discours prononcé par le pasteur Gambier dans le temple de Chalon-sur-Saône lors d’un service commémoratif qui s’est tenu le 16 mars 1916, est reproduit. Il glorifie, comme les témoignages succincts qui suivent, une « âme d’élite », pieuse et dévouée.

André Cornet-Auquier, sous-lieutenant au 133e RI, arrive en Alsace le 23 août 1914, quelques jours avant la retraite de la bataille des frontières qui le fixe dans le département des Vosges, au Ban-de-Sapt. Il passera lieutenant, puis capitaine, commandant la 1ère compagnie, et participera avec succès, en 1re ligne, aux affaires de Metzeral (15 juin 1915) et de la Fontenelle (8 juillet 1915) au cours desquels il côtoie sans égratignure la mort, donnant au lecteur, et peut-être à lui-même, un sentiment d’invulnérabilité. Blessé par éclat d’obus au ventre à Denipaire dans la nuit du 29 février au 1er mars 1916, son transport à Saint-Dié n’empêchera pas la mort du héros le lendemain.

3. Résumé et analyse

Les  extraits les plus significatifs de ses lettres de guerre permettent de suivre pas à pas l’officier et de voir avec ses yeux la réalité des situations et des tableaux qu’il vit. Courtes ou plus disertes, il n’omet pas d’abord de rassurer sa famille avant de narrer ses combats avec un patriotisme exacerbé et une véritable haine de l’ennemi. Ainsi, dans une lettre datée du 27 octobre 1915, il déclare : « …malgré la forme humaine, ce ne sont pas des hommes qu’on a devant soi » (page 54).

Profondément pieux, il transparaît dans les extraits de la correspondance du capitaine Cornet-Auquier un mélange de piété et d’esprit de sacrifice exacerbé, faisant ainsi singulièrement passer dans son parcours militaire la guerre au second plan. Immédiatement, il teinte son témoignage du moralisme de sa culture ; ainsi, dès le 15 août, il fustige les cafetiers « saligauds qui font entrer nos hommes dans leurs établissements par des portes de derrière, pour les soûler » (page 21). Il constate, à son arrivée en Alsace, un histrionique sentiment francophile (page 22). Nommé commandant de compagnie, il dit son angoisse des fonctions de capitaine ; « la vie de tant d’hommes entre mes mains », à la fois sensible à la mort possible de ses hommes et « indifférent en présence de cadavres » (page 23). Il décrit d’ailleurs plus loin une affectivité décalée par la guerre : insensible à la vision de la décomposition, des blessures, des cadavres, de la mort, il l’est par « des récits émouvants, des paroles patriotiques, une action d’éclat, un élan de pitié » (page 26). Transcendé par la guerre, il dit de la tranchée qu’elle est une « cure contre la neurasthénie » (page 32), fait installer une piscine près de son poste de commandement (page 40) et a même des chats mascottes (page 41). Il est aussi transcendé par la victoire quand, le 16 juin 1915, « après la conquête de trois lignes de tranchées ennemies. Au moment où j’ai eu la sensation de la victoire, j’ai pleuré : la détente nerveuse » (page 43), trouve sa « crasse glorieuse » et les officiers prisonniers « arrogants à gifler » (page 45). Parfois plus prosaïque, il décrit le contenu des « petits paquets du soldat » (page 25), aime le côtoiement de femmes dorloteuses (page 28) ou les roses que lui envoie au front sa mère (page 40). Il souffre pourtant de cette carence affective : « rien, rien, rien pour le cœur » (page 56).

Mais l’ouvrage apparaît surtout sous un jour hagiographique, maladroit et hors de propos par ailleurs, et son intérêt documentaire devient alors trop ténu pour en faire un ouvrage de référence sur la guerre dans les Vosges. Certes, quelques descriptions et relations intéressantes permettent de le faire contribuer à l’étude de la Grande Guerre sur ce front et notamment à la vision de la bataille de juillet 1915 à la Fontenelle. Mais il convient de faire la part des comptes-rendus de gazette dont il se fait parfois rapporteur. Au final, outre quelques relations en rapport avec les évènements peu décrits par ailleurs de la guerre de tranchées dans les Vosges, peu d’enseignements sont à titrer des 40 pages d’extraits de lettres reproduites dans cette plaquette familiale et qui ne valent que par le front secondaire évoqué. Les correspondances incomplètes, et c’est par cela même que pêche cet ouvrage, d’André Cornet-Auquier présentent donc un intérêt documentaire limité. L’ouvrage, de présentation et de typographie médiocres, est illustré d’un portrait de l’officier.

Parcours géographique suivi par l’auteur (date) (page) :

Colwynbay (Angleterre) (3 août 1914) (21) – Chalon-sur-Saône (4 août) – Belley (6 – 15 août) – Alsace (23 août) – Vosges (4 septembre – 17 octobre) (23–25) – Ban-de-Sapt – Gemainfaing – la Fontenelle (17 octobre 1914 – 14 juin 1915) (25-41) – Metzeral (4 juin – 2 juillet) (42-47) – la Fontenelle – Denipaire (3 juillet 1915 – 29 février 1916) (47-61).

Liste des noms cités dans l’ouvrage (page) :

Lt-col Dayet (cdt du 133e RI) (26, sa mort, 34) – Defert, Farjat, Jacquier (29) – Barberot (cdt) (31-32-40-41, sa mort 45, 47) – Defert (ss-lt) (36) – Cornier (cpt) (39-43-45) – Guillemin (lt) (45) – Joffre (50) – Réjol Maurice (ss-lt) (sa mort, 51) – Paulus André (ss-lt) (51).

Yann Prouillet, CRID 14-18, janvier 2012

Une notice Cornet-Auquier figure dans le Témoins de Jean Norton Cru, p. 507-509.

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Pousse, Adelphe (1878–1921)

1. Le témoin

Adelphe Pousse est né le 24 février 1878 à Le Mée dans l’Eure-et-Loir. Il a fait ses études au séminaire de Saint-Cheron (Eure-et-Loir), où il entre en octobre 1891, et son service militaire dans l’infanterie en 1901-1902. Il est ordonné prêtre à son retour, en 1902 et chargé de la paroisse de Flacey (Eure-et-Loir) jusqu’en 1911, avant d’être nommé curé de Villiers-le-Morhier, petite commune de Beauce, dans le département d’Eure-et-Loir. A la mobilisation générale, il a 36 ans et il doit rejoindre la 4e section d’infirmiers du groupe de brancardiers divisionnaires (GBD) de la 85e division territoriale qui comprend les 25e, 26e, 27e et 28e RIT et rejoint Le Mans. Devant l’inaction de son emploi au front, il est affecté sur sa demande au 27e RIT le 20 mars 1915 et devient infirmier, sans formation apparemment, le 1er août suivant. En raison des pertes, il change d’unité le 28 novembre 1915 et est affecté comme soldat à la 17e compagnie du 209e RI d’Agen, affection combattante qu’il ne conservera que 90 jours pour être renommé infirmier dans cette compagnie. Ce n’est qu’au sortir des premières lignes de l’enfer de Verdun, le 16 juin 1916, qu’il pourra exercer les fonctions complémentaires d’aumônier. En effet, « le commandement de la deuxième armée française, en charge de la défense, compte aussi sur l’influence des prêtres pour maintenir le plus haut possible les capacités de résistance des troupes défendant la cité » (page 13) selon Jean-Pierre Verney, préfacier. Epuisé par un âge incompatible avec « sa » guerre, il est évacué le 18 juillet 1918 et stoppe son journal le 23 août suivant, de son lit d’hôpital pour un grave problème aux yeux. C’est affaibli qu’il rentre à Villiers-le-Morhier en mars 1919. Nommé curé de Champhol (Eure-et-Loir) au mois de novembre suivant, il y meurt le 17 mai 1921.

2. Le témoignage 

Pousse, Adelphe, Une soutane sous la mitraille. Carnets de la Grande Guerre d’un curé de campagne. Adelphe Pousse (1878-1921). Jaignes, La Chasse au Snark, 2000, 203 pages.

Le préfacier nous informe en exergue que le texte publié a été « réécrit par l’abbé Pousse, au retour de l’hôpital militaire, d’après le carnet qu’il a tenu » (page 18) du début d’août 1914 au 23 août 1918. Ses premières lignes sont : « J’étais bien loin de penser, en août 1914, quand à Sin-le-Noble près de Douai, sur la table d’un estaminet, devant une chope de bière, je commençai à écrire le récit des événements dont je devais être le témoin durant la guerre que, pendant 47 mois, je les noterai fidèlement au jour le jour » (page 19). Adelphe Pousse quitte ainsi Villiers-le-Morhier « plein d’enthousiasme » (page 19) pour le G.B.D. Singulièrement tenu loin du front, dans la région de Rouen, il ne sait rien des jours tragiques d’août et de septembre 1914. Ainsi, il ne connaîtra le baptême du feu que le 26 septembre dans le secteur de Bapaume. Le 20 mars de l’année suivante, il est affecté sur sa demande à l’aumônerie militaire du 1er bataillon du 27e RIT Il est nommé infirmier le 1er août. Là, son apprentissage de la tranchée est douloureux et mélancolique.

Le 28 novembre 1915, les classes 1889 et 1888 passent dans la réserve de l’armée d’active. Adelphe Pousse est contre toute attente versé à la 17e compagnie du 209e RI Sa situation administrative est en opposition avec la loi de 1905 qui lui arroge, en sa qualité de prêtre, le droit d’être intégré dans une formation sanitaire de l’armée. Cette situation ne sera que provisoire puisqu’il réintègre le 27e RIT, 18e compagnie, trois mois plus tard.

Milieu mars 1916, le régiment quitte le Nord pour la région de Verdun. Adelphe Pousse échoue au terrible réduit d’Avocourt, sur la rive droite de la Meuse. « A partir de ce moment, son écriture s’enfle et prend de l’ampleur » (page 11). Il y connaît les bombardements incessants, la boue, les poux, des épreuves terribles pour l’homme de foi. Le 16 juin 1916, il est nommé infirmier- aumônier au fort de Regret mais la mort de l’aumônier de l’ouvrage de Froideterre va lui laisser la place le samedi 21 juillet. Dès lors, une vie nouvelle, près des hommes, s’ouvre au martyr. Elle sera sa dernière affectation car les murs de Froideterre vont se révéler une prison, sûre certes mais insalubre, saturée d’une atmosphère délétère. Là, son corps va s’essouffler puis s’épuiser lentement et le 18 juillet 1918, il est évacué vers l’arrière. Il arrive à l’hôpital temporaire 63 de Lyon le 25 juillet et termine la guerre sans revoir le front.

3. Résumé et analyse

Cet ouvrage présente le carnet de guerre atypique et remarquable d’un prêtre ballotté dans la guerre. Affecté à un groupe de brancardiers divisionnaires, il est tenu singulièrement éloigné des batailles d’août-septembre 1914 qui menacent Paris et la Marne et qui saignent pourtant à blanc les armées belligérantes. Son récit en prend la teinte d’une balade touristique commentée. Octobre ne lui trouve toujours pas d’activité combattante utile pour sa charge de brancardier ou son ministère religieux. Il souffre de cet éloignement : « n’ayant aucun journal, nous ne connaissons absolument rien » du front (page 37) et quand il lit les récits de son calvaire, c’est pour éreinter quelque peu la version « enjolivée » d’un article sur la prise de Vaux ou Douaumont dans la « Revue des Deux Mondes » du 1er décembre 1917 (page 159). 1915 aligne les jours monotones dans la tranchée et seule une affectation dans un régiment de réserve génère en lui un moment d’énervement qui ne trouble pas l’ennui qu’il connaît aux tranchées. 1916 sera pour lui l’année de la révélation, qui voit son affectation comme aumônier-prêtre au fort de Regret. Il nous offre dès lors un témoignage remarquable relatant la vie quotidienne dans les forts et ouvrages de la citadelle de Verdun et notamment celui de Froideterre. Vision rehaussée de très belles descriptions panoramiques du front à plusieurs époques de la bataille de Verdun. Il complète sa vision extérieure par une excellente et dantesque vision relatant la vie quotidienne dans les forts et ouvrages de la citadelle verdunoise.

Pousse, volontiers chercheur de solitude, dévoile ses états d’âme, dit son dégoût pour les embusqués, pour le confort des officiers, les parlementaires gueulards et s’épanche sur sa vie de reclus. Seules les lettres reçues sont sa bouée de sauvetage dans cet océan d’enfer (page 74). Comme souvent chez les autres soldats, Adelphe Pousse reste muet sur ses permissions comme il n’évoque pas non plus les mutineries de 1917. Il évoque seulement le refus d’une poignée de main à un commandant par des hommes mutés (page 169) sans que cet évènement soit rattachable à ce paradigme. Il écrit dans un style souvent parlé, peu fouillé, par phrases hachées, économes. Il témoigne ainsi excellemment comme un journaliste de la foi.

De très nombreux éléments référentiels sont à retirer de ce témoignage dans le cadre d’une étude des prêtres engagés dans la Grande Guerre mais surtout de la vision et de la vie dans les forts de Verdun. Ainsi, on trouve un bref rappel sur les territoriaux (page 7), sur le service de santé (page 8) et la levée par l’église des sanctions pour les prêtres soldats qui portent les armes et font couler le sang (page 9). Pousse décrit un Nord aux filles « précoces », aux femmes replètes (page 22), où « les enfants fument de bonne heure » (page 42), où les gens parlent un « patois incompréhensible » et où il fustige l’insalubrité générale (page 45). Il en profite pour faire du tourisme minier (page 22), braconne le corbeau (page 40) et relate le sauvetage par le génie de soldats englués dans une boue (page 42) qui avale les souliers des hommes (page 47). Il relate l’abattage par les soldats français d’un poilu se rendant aux Allemands (pages 54 et 55) mais aussi les blessés suppliant l’achèvement (page 81), une confusion des uniformes français et allemands et l’horreur du champ de bataille (pages 82 et 132). Car il participe à l’horrible tâche d’identification, notamment de territoriaux du 106ème R.A.T. surpris et assassinés par les Allemands au cours d’une avancée (page 83). Plus loin, il est révulsé par l’insalubrité du réduit d’Avocourt à cause de la souillure des cadavres et des déjections (page 91). D’ailleurs, le fort de Regret sera consigné suite à un cas de méningite cérébro-spinale (page 131). Proche du service sanitaire et de la mort, il relate le suicide au mousqueton d’un sapeur (page 108), remarque le signalement des tombes par une bouteille (page 51) et l’absence de cercueil dans les inhumations (page 55) quand elle est possible (cf. page 174 quand il décrit une collecte d’ossements). Il déplore le gaspillage récurrent constaté dans les usines bombardées, où le matériel n’a pas été sauvegardé (page 68). Peu empreint de bourrage de crâne, son témoignage relate toutefois le cas singulier d’une maison occupée à la fois par des Allemands et des Français, à des étages différents (pages 69 et 75). Bien entendu, prêtre, il éreinte à plusieurs reprises l’amoralité du soldat, ses chansons dégoûtantes ; « comme si on ne pourrait être soldat sans dire des cochonneries » (page 70). Il s’inquiète en effet du délitement moral du poilu (page 171) et, s’appliquant cette crainte à lui-même, se demande après-guerre : « A quoi serons-nous bons quand nous rentrerons chez nous ? » (page 170). Paradoxalement, il rapporte qu’un soldat a écourté sa permission de 24 heures car « il s’ennuyait chez lui ! » (page 177). Témoin de l’anecdote et du quotidien, il note qu’à Bar-le-Duc, des gosses viennent vendre du café aux permissionnaires (page 98), il s’émeut de la mort du chat mascotte du fort de Regret (page 102), il voit des prisonniers allemands coupant les blés à proximité des forts (page 108), des artilleurs à barbe jaune du fait de la manipulation de la dynamite (page 118) mais l’horreur est permanente et revient, lancinante, dans son récit, telle sa relation du dégagement de Thiaumont, dont l’intérieur n’est qu’une bouille humaine (page 143).

L’ouvrage est introduit par Jean-Pierre Verney qui expose en préface le résumé du parcours du « curé de campagne » Adelphe Pousse. Ce préambule lui permet de replacer opportunément son parcours dans l’arme territoriale, dans le service de santé de 1914 et selon ses caractéristiques d’homme d’Eglise. Ce préambule posé, Jean-Pierre Verney laisse la place à un témoignage dense, exceptionnel, mais fâcheusement servi par une présentation minimaliste, de trop nombreuses coquilles, notamment dans la toponymie, non vérifiée par le présentateur, qui s’ajoutent à une qualité d’édition médiocre. On note le manque, dans le texte original, de plusieurs pages du récit, correspondantes au mois d’août 1917 mais la qualité du témoignage justifiait cette parution malgré cette lacune dans le récit d’Adelphe Pousse ; la question de l’opportunité de publier un texte non intégral s’en trouve toutefois résolue. L’ouvrage est peu illustré et présente une carte de l’ensemble fortifié de Verdun.

Index des localités, dates (et pages) du parcours suivi par l’auteur :

1914 : Villiers-le-Morhier, le Mans, 8 août (19), le Mans, Palaiseau, Choisy-le-Roi, Wissous, Montdidier, Peronne, Cambrai, Douai, 14-18 août (20-21), Sin-le-Noble, 19 août (21), Sin-le-Noble, Cambrai, 22 août (22), Marquion, 25 août (24), Fontaine-Notre-Dame, Vis-en-Artois, 27 août (25), Hénin-sur-Cojeul, Beaumetz-lès-Loges, 27 août (25), Doullens, Frohen-le-Grand, Abbeville, 26 août (26), Bray-lès-Mareuil, Picquigny, Perrières, Bovelle, Pissy, Fluy, Quévauvillers, Sainte-Segrée, Poix, 30 août (27), Courcelles, Saint-Valery-sur-Vielle, Beaufresene, Ronchois, Morcy, Saint-Martin, 4 septembre (28), la Table de Pierre, Rouen, Darnétal, Boos, 4-11 septembre (28), la Seine, Igoville, Grainville, Frileuse, Nogent-le-Sec, 13 septembre (29), Amécourt, Puiseux-en-Bray, 14 septembre (30), Saint-Aubin, la-Chapelle-aux-Pots, Hodenc-en-Bray, la Place, Milly-en-Thérain, Courroy, 14 septembre (29), Beauvais, Crevecœur, Crocq, Saint-Fuscien, Juvignies, Rougemaison, Bonneuil, Gouy-lès-Groseillers, 16 septembre (30), Longeau, Camon, Aubigny, Cagny, 19-20 septembre (30), Saint-Gratien, 22 septembre (31), Achiet-le-Petit, Achiet-le-Grand, 25 septembre (32), Bapaume, Miraumont, Beaucourt, Serres, 27 septembre, (33), Hébuterne, ferme de Beauregard, Puisieux, 27 septembre-3 octobre (34), Bucquoy, Essart-lès-Bucquoy, Hannescamps, Bienvillers-au-Bois, Pommier, 3-9 octobre (36), Humbercamps, Gaudiempré 9-22 octobre (37), Mondicourt, Grenat, Saulty, Barly, Hauteville, Lattre, Hermainville, Aubigny-en-Artois, Mingoval, Villers-Chatel, Savy-Berlette, 24 octobre (38), Caucourt, Estrées-Cauchy, novembre-décembre (39), Mesnil-Boucher, château de la Haye, Gouy-Servins, Mingoval, 19 décembre (42).

1915 : Bois de Bouvigny, Notre-Dame de Lorette, 10 mars (47), Estrées-Cauchy, 15 mars (47), Mareuil, 20 mars (48), Saint-Aubin, Anzin, Ecurie, Etrun, café de Madagascar, 14 avril (49), Roclincourt, Sainte-Catherine, 21 avril-2 mai (50), Duisans, Agnez-lès-Duisans, Montenscourt, Wanquetin, Basseux, Beaumetz-lès-Loges, Bavincourt, Bellécourt, 3-17 mai (54), Beaumetz-lès-Loges, Doullens, 18 mai-8 juin (55), Agny, 9 juin-4 juillet (55), Wanquetin, 5 juillet (57), Arras, Achicourt, Ronville, 5 juillet-28 octobre (58-65), Agny 29 octobre-29 novembre (65-67), Sain-Laurent-Blangy, 30 novembre-31 décembre (74).

1916 à 1918 : Blangy, Warlus, janvier-février (75), Humeroeuil, 5 février (76), Saint-Pol, Romillys-sur-Seine, Bar-sur-Aube, Pont-Saint-Vincent, Méréville, Burthécourt, 10 mars (79), Saint-Nicolas-de-Port, Dombasle-sur-Meurthe 10-22 mars (80), Tréveray, Nantois, Longueaux, 22-29 mars (81), Dombasle-en-Argonne, réduit, bois d’Avocourt, bois de Fé près de Brabant-en-Argonne (cantonnement) 29 mars – 16 juin (81), Verdun, Fort de Regret, ouvrage de Froideterre, 17 juin 1916-18 juillet 1918 (95-187), Belrupt, Bevaux, Souilly, Bar-le-Duc, Dijon, Saint-Jean-de-Losne, Chalon-sur-Saône, Lyon, 18-29 juillet (187-190).

Yann Prouillet, CRID 14-18, janvier 2012

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Vaubourg, Henri-Louis (1875-1935)

1. Le témoin 

Henri-Louis Vaubourg est entrepreneur de travaux Publics au Val d’Ajol dans les Vosges, société créée en 1850 et située en face de la gare. Il a 39 ans et est donc mobilisé comme réserviste. Technicien, cela semble logique qu’il soit affecté au 5e régiment du génie de Versailles auquel il dit appartenir en août 1914 (page 13). Il effectue en guerre de multiples emplois et dit après sa blessure, « le 10 février 1919, je quittais l’hôpital de Beauvais. Deux jours après, à Bourges, par un détournement de majeure, je ravissais à l’assistance Publique sa plus jeune surveillante » (page 323). On sait après guerre qu’il aura des enfants, dont Jacques, né en 1924, à qui il dédiera son pacifisme.

2. Le témoignage 

Vaubourg, H., O crux ave. Morituri te salutant. Val d’Ajol (Vaubourg), 1930, 323 pages.

Henri Vaubourg reçoit l’ordre de mobilisation à Versailles et rejoint le régiment du 5e génie, affecté à la compagnie de réserve des chemins de fer à Lyon. Il précise alors que la mobilisation effectuée par train nécessitait de la part de la compagnie des chemins de fer un effort énorme et de la part du gouvernement une surveillance accrue pour éviter d’éventuels sabotages. « Dans toutes les régions de France, une compagnie de sapeurs de chemins de fer fut envoyée à la mobilisation, avec tout le matériel de secours nécessaire. Stationnant à un nœud important de voies ferrées, elle était prête à intervenir immédiatement pour réparer les dégâts, si un accident se produisait dans son rayon d’action ». Ce qui ne se produira pas, reléguant Vaubourg à des emplois éloignés de la guerre. Il est alors affecté comme chef de gare à Pont-à-Mousson où un accident stupide – l’éclatement d’un détonateur d’obus – l’oblige à un séjour hospitalier à Nancy dont il décrit l’ambiance. Sorti peu de temps après, Noël 1914 est passé « au front », dans la forêt de Champenoux.

Milieu avril 1915, il est affecté dans une compagnie de réservistes territoriaux à Lempire (Landrecourt-Lempire), dans la région meusienne où il participe à des constructions de voies ferrées. Il en profite pour visiter et décrire Verdun et quelques impressions avant de bouger à nouveau pour participer à la construction du funiculaire de Bussang, dans les Vosges, qu’il quitte à la veille de Noël 1915. Il est affecté à Perrigny où un grand centre de triage ferroviaire est projeté puis à Clermont-Oise pour du terrassement et enfin à Proyart (Somme) où un ravin est à combler de remblais.

Septembre 1916, le territorial doit organiser la gare de Montauban-de-Picardie puis de Guillemont (Somme).

Aux alentours du début de 1917, sur sa demande, Vaubourg parvient « au piston » à se faire verser dans une unité combattante et rejoint le 152ème R.I. au dépôt divisionnaire de la 164e DI à Château-Thierry. Il va d’ailleurs, à cette place, contempler la détresse de l’armée qui sombre dans les remous des mutineries de 1917. Témoin de réunions antimilitaristes, il nous affirme qu’ « à l’arrière, c’est lamentable ». Les trains dégradés amènent un lot d’apaches débrayés, pris de boissons fortement, gardés par les gendarmes avant que le général Pétain ne « brise dans l’œuf l’anarchie naissante ». Pour ce faire, il créée des sections de discipline divisionnaires, unités chargées de mater les punis (à une moyenne de cinq ans de travaux publics avec suspension de peine) et les récalcitrants. Il en explique d’ailleurs le fonctionnement et les caractéristiques des sections disciplinaires (page 162 à 166). Gradé, Vaubourg en sera l’unique volontaire et fera ses armes à Dormans où il prend en main, hors du front, cette bande d’hommes « peu sûrs ». La discipline étant la force des armées, ces sections seront un véritable succès et la rébellion définitivement matée.

Le 25 juin 1917, le 152e est à Craonnelle, où il participe à l’affaire de la Caverne du Dragon et l’hiver 1917 transporte la section de discipline à Verdun, où elle est chargée du ravitaillement des troupes en ligne. Six mois plus tard, la section passe au 133e RI à Blainville-sur-l’Eau, dans la forêt de Parroy puis Neuilly-Saint-Front (Aisne) où s’est déclenchée la Friedensturm. Balancé sur divers points de l’arrière front, il se trouve le 17 juillet à Chezy-en-Orxois (Aisne). Le 15 août, il sauve des blessés contaminés par un obus à gaz et est atteint aux yeux ; aveugle, il est transféré à l’hôpital de Bourges. Là, il fait un long rêve allégorique (41 pages) emmenant ses hommes au Paradis. Il termine la guerre sur son lit de souffrances, qu’il ne quittera que fin décembre. Attiré par les femmes, qu’il parvient à côtoyer tout le long de sa campagne, il se marie au début de 1919.

3. Résumé et analyse

L’auteur nous donne à lire un livre simple et très singulier. En effet, mobilisé comme réserviste, il ne verra le front que par épisodes encore éloignés et bien que gradé, n’accèdera pas à une unité combattante. Vaubourg ne nous trompe pas d’ailleurs et l’affirme lui-même à plusieurs reprises ; « je ne vis pas grand’chose à la bataille ». Il donne ainsi une bonne définition de lui-même « guerrier jusqu’auboutiste pour la défense de mon pays, je répugnais au meurtre, même dans l’exercice de la guerre. Je suis rigoureusement certain de n’avoir tué, ni blessé personne, même par imprudence, mais sans le savoir par une balle perdue car je n’y ai jamais tiré un coup de fusil ». Militaire pacifique, il abhorre les bellicistes tout en restant lucide : la force et la résolution sont les garantes de la tranquillité des peuples. Son ouvrage, autoédité, paraîtra d’ailleurs avec un bandeau intitulé « Le droit chemin du pacifisme ».

L’ouvrage est également un bon témoignage sur les réservistes du train, arme méconnue du conflit où l’absence de gloire apparente de la fonction a peu fait écrire les protagonistes. Dans l’ensemble, Vaubourg décrit bien, par épisodes, ce qu’il a vu de sa guerre. Il se rappelle les lieux et les hommes et pointe de nombreuses anecdotes vues ou rapportées sans détail et avec un certain regard philosophique. Toutefois, comme souvent, ces témoignages ne sont pas vérifiés et la part de légende ou de fausseté est parfois importante. Qu’en est-il quand, au cimetière du Faubourg Pavé de Verdun, il dit être témoin de ses fossoyeurs jouant aux boules avec une tête de mort (page 57). Il en est ainsi aussi de quatre historiettes sensées se dérouler à Senones (Vosges) pendant la guerre, narré par procuration, et vantant la bonté des Allemands occupants la ville-front. L’histoire de cette localité sous le feu de la guerre pendant quatre ans ne fut en fait que souffrances et privations croissantes et aucune autre source ne vient corroborer ces histoires extraordinaires.

Singulier est aussi son rapport avec les femmes qu’il parvient à côtoyer sur les arrières de la guerre. Il en parle d’un ton badin mais avec finesse.

Globalement d’un grand intérêt, l’ouvrage pêche principalement par 41 pages d’allégorie religieuse, grand délire comateux amenant l’auteur au Paradis pour discuter avec la Sainte Trinité. Les lignes sont belles mais l’historien y perd en témoignage sur la matière.

L’ouvrage est finalement un mélange de témoignage, de roman et d’inutile. La partie témoignage est intéressante du fait de la position de réserviste de Vaubourg qui nous dépeint, certes superficiellement, mais correctement des aspects méconnus de la guerre (réserve du train ou sections de discipline). Sa vision des choses et des hommes qui l’entourent est réfléchie, teintée d’un humour fin et agréable. L’homme ne fait aucune esbroufe et ne ment pas sur sa qualité de guerrier non-combattant. Il ne raconte que peu de combats auxquels il n’a pas pris part. Quelques renseignements sont donc à tirer de l’ouvrage dans lequel l’attrait principal peut être trouvé dans les portraits des unités spécifiques qu’il intègre et les réflexions de guerre exprimées par l’auteur. Il convient donc de se reporter au texte pour retrouver les passages intéressants et pour suivre le déplacement de l’auteur au sein des arrières des 152e et 233e RI.

On peut suivre l’itinéraire géographique de Vaubourg tout au long de son périple et quelques dates éparses permettent une chronologie utile. En frontispice, un portrait de l’auteur.

Yann Prouillet, CRID14-18, décembre 2011

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George, Henry (1890-1976)

Henry George en août 1965

1. Le témoin

Né en 1890, il est encore étudiant ecclésiastique à Nice, à l’école Vianney, quand se déclenche la Grande Guerre. Usant de sa qualité d’ancien aide-pharmacien, il est nommé brancardier régimentaire et est affecté à la 6e compagnie du 58e RI. Après la guerre, dans les années soixante, il sera président de l’amicale de ce régiment. Auteur de nombreux ouvrages de prose et de poésie en français et en occitan, il meurt en 1976.

2. Le témoignage

Henry GEORGE, Quand ça bardait. Visions et souvenirs de guerre. 1914-1918, Avignon, édition de la Méditerranée, 1968, 156 pages.

Henry George est nommé brancardier régimentaire quand s’ébranle de sa caserne d’Avignon la 6e compagnie du 2e bataillon du 58e RI du XVe corps d’armée en direction du front de Lorraine. C’est à Coincourt qu’il passe la frontière allemande le 10 août 1914 et c’est sur la route qui mène à Xures qu’il reçoit le baptême du feu, par l’obus et la fusillade. Ce 11 août se grave alors dans ses souvenirs en de multiples tableaux indélébiles, images tragiques d’une guerre déjà terrible laissant un régiment exsangue à la veille de la retraite. Blainville et Mont-sur-Meurthe en seront les stations elles aussi sanglantes, mêlant l’horreur d’une boucherie aux scènes familières des tableaux à la Détaille.

On retrouve l’abbé brancardier devant Saint-Mihiel le 30 septembre, où la tranchée favorise le repli sur soi, prélude au cafard puis à Ville-sur-Tourbe le 17 juin 1915 et à Saint-Vaast le 4 septembre 1916 pour de courts tableaux, icônes de souffrances militaires et civiles, images d’impiétés au milieu des sacrifices. Le 16 juillet 1916, il est devant Thiaumont, sous Verdun, humble devant la mort de l’abbé Gautier.

Sa seconde partie de souvenirs plus déployés montre, dès les premiers jours de 1917, l’embarquement pour l’Orient. Salonique, Athènes, Monastir offrent de nouveaux tableaux dépaysants avant qu’une note lui parvienne au « Ravin des Italiens », près de Monastir, le 12 mai 1917. Il fait partie des rapatriables et rentre alors en France pour ne plus décrire le front.

Le 4 août 1918, alors qu’il est affecté au 136e RI de Saint-Lô, il image un dernier tableau, dans l’Yonne, souffrant de la désaffectation en la foi catholique.

Le reste de l’ouvrage est ponctué de nombreuses poésies écrites devant l’ennemi.

3. Résumé et analyse

Brossant de trop rares tableaux, les souvenirs catholiques du soldat George sont trop dilués pour retenir l’intérêt de l’Historien. Relativement datés et localisés pourtant, les scènes de guerre de ce soldat prêtre-brancardier au 58e RI mélangent tableaux à la Détaille, spleen sur la déperdition de la foi en guerre et tragiques scènes de baptêmes du feu. Arrivé en garde d’Avignon le 4 août 1914, il ne note rien de bien saillant à l’ambiance vue dans la ville depuis le lycée de la caserne Chabran, « si ce n’est l’arrachement violent par la foule des plaques en émail, réclames du bouillon KUB, produit soi-disant allemand » (page 13). Le lendemain, il décrit le départ du 58ème et l’état d’esprit des soldats : « Chacun se figurait d’aller à la gloire. L’on concevait la guerre encore en paix ! » (page 14) mais éprouve « les premières souffrances physiques de l’état de guerre » (page 20), avant même ma frontière franchie. Il décrit un tir ami (page 25), la violence multiforme de la guerre des premiers combats en Lorraine, dans le secteur de Coincourt, jusqu’au 11 août, où l’état des pertes du régiment résonne ainsi : « A partir de ces jours de malheur, nous primes le deuil, c’est-à-dire qu’il n’y eut plus, chez nous, de gaîté folle ni d’exclamations bruyantes » (page 38). Le ton change en effet à l’épreuve de la guerre : il évoque « un soldat, nouveau venu, [qui] eut le triste courage de se faire sauter deux doigts de la main gauche, en feignant un accident involontaire » (page 56).

De fait, ce ne sont que les mois d’août et de septembre 1914 en Lorraine qui trouvent l’intérêt descriptif et narratif de cet ouvrage. Certes le prêtre ne déroge pas à l’espionnite (page 60) et aux rumeurs, rapportant que la garnison du camp des Romains, devant Saint-Mihiel, n’a fait montre d’aucune résistance, « le commandant du fort ayant un beau-frère, et son avenir, dans l’armée allemande » (page 84). Mâtiné de poésies limitant encore l’attrait testimonial, la seconde partie de l’ouvrage perd son caractère descriptif pour brosser une guerre plus introvertie et plus anecdotique. Sans comparaison avec Duhamel, il évoque parfois son rôle de brancardier, notamment à l’infirmerie du 2e bataillon alors à Ville-sur-Tourbe en Champagne. Ce moment lui permet d’évoquer un tableau plus rarement rapporté par les témoins : « Je déblayai toujours, et une pénible découverte vint encore m’attrister : c’était des revues pornographiques, des numéros de « La Vie Parisienne ». Et je me dis : « Comme préparation à la mort, c’est épouvantable ! Un jour, il faudra le dire. Ce jour est arrivé. Que les auteurs de ces saletés font du mal ! Ils sont plus redoutables que les torpilles, car ils tuent les âmes ». (page 89).

L’expérience balkanique de l’abbé George ne se limite plus en fin d’ouvrage qu’en un banal carnet touristique. On note une singulière « ode au brodequin » quand « Suau prononça une élégie sur les brodequins béants qui avaient foulé le sol de Lorraine, qui avaient parcouru tant de kilomètres et qui avaient été les témoins discrets de tant d’aventures » (page 86).

L’intérêt de ces « visions et souvenirs de guerre » est donc ténu, limité aux scènes de bataille du 58e RI dans les secteurs de Lagarde – Dieuze en Lorraine annexée. Il alimente toutefois les témoignages sur la guerre en Lorraine. Il est également une pièce au dossier du XVème Corps, dont l’abbé a bien sûr connaissance, qu’il évoque peu mais qui transparaît jusqu’en Grèce, où, devant Monastir, un coup de main monté par le commandement « de l’avis de tous, parfaitement inutile » et ayant occasionné « cent hommes hors de combat » avait été monté : « Dans quel but ? Il paraît que la calomnie du XVe Corps avait franchi les mers, et que le Haut Commandement voulait se rendre compte « si l’on marchait ! » (page 137).

Le livre, entaché de quelques coquilles et d’une typographie moyenne, est complété de documents iconographiques de moindre d’intérêt.

Parcours géographique suivi par l’auteur (date) (page) :

1914 : Nice, Vaison, Avignon (1-5 août) (11-16), Crèvechamps, Ville-sur-Moselle, Ferrières (8-10 août) (19-22), Coincourt, Xures (10-11 août) (23-38), Saint-Médard, (19 août) (39-41), Bures (15-16 août) (42-44), Dieuze (20 août) (45-47), Blainville-sur-l’Eau (25 août) (48), Mont-sur-Meurthe (26 août) (49-54), Adhoménil, Vitrimont (30 août) (55-56), Blainville (2 septembre) (57-57), Rehainvillers (4 septembre) (59-61), Montfaucon (23 septembre) (62), Avocourt (24 septembre) (65-68), Bois des Quatre Enfants (30 septembre) (75-77), Saint-Mihiel (1er-14 novembre) (79-87).

1915 : Ville-sur-Tourbe (17 juin) (88-89)

1916 : Saint Waast (4 septembre) (110-112), Thiaumont (16 juillet) (119-121)

1917 : Verdun, Toulouse, Toulon, camp de Zeitenlik, Salonique, Athènes, Monastir (17 janvier – 14 mai) (121-140).

Yann Prouillet, CRID 14-18, décembre 2011

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Allain-Launay, Edmond (1878-1924)

1. Le témoin
Quelques-uns de ses ancêtres étaient saint-simoniens. Le passage par Polytechnique était une tradition dans la famille. Lors de la naissance d’Edmond, à Paris, le 12 décembre 1878, son père exerçait de hautes responsabilités dans la comptabilité de l’Exposition universelle. Edmond entre à Polytechnique en 1898 et se révèle un défenseur de l’innocence de Dreyfus. Il se spécialise en électricité et devient ingénieur à la Compagnie d’Orléans puis à la Compagnie générale du gaz. De 1907 à 1914, il participe à la création de centrales électriques en Roumanie, en Grèce et en Belgique. Lors de la mobilisation, marié, il a quatre enfants. Très catholique, il accorde beaucoup de place dans ses carnets à la retraite pascale, à l’action de la Providence, à la présence d’un crucifix sur sa table de travail. Officier de réserve (lieutenant puis capitaine) dans une unité d’artillerie, il trouve qu’on a trop compté sur le 75. Son frère Yves, aviateur, trouve la mort en 1916. Edmond survit et reprend ses activités d’ingénieur. Il meurt à Paris en 1924 d’une crise cardiaque.
2. Le témoignage
La famille a conservé seulement deux de ses carnets, l’un du 1er décembre 1915 au 9 mars 1916, l’autre du 10 mars au 8 avril 1916, ainsi que quelques feuilles volantes (jusqu’au 16 juillet 1916) confiées à sa femme venue le voir près du front. Une copie a été déposée au Service historique de la Défense (cote 2011PA60-32). La bataille qui occupe le plus de place est celle de Verdun.
3. Analyse
Le contraste est fort, dans ses notes, entre les périodes de combat où il réagit comme un technicien, comptant le nombre de coups tirés, annonçant les types de tirs, attitude fréquente chez les artilleurs, et les repos où on retrouve les mesquineries de la vie de garnison qu’il ne supporte pas, et où il s’accroche avec d’autres officiers, surtout de l’active. Il écrit ainsi, le 27 mars 1916 : « Mon moral est assez mauvais. Je suis las de cette guerre. Vingt mois de suite c’est vraiment beaucoup d’autant qu’après avoir été très soutenu par quelques compliments et avoir fourni un effort considérable nous sentons maintenant très nettement que nous autres officiers de réserve ne serons jamais que des officiers de complément et que tous les honneurs doivent revenir aux officiers d’active. » Il décrit aussi (1er juillet 1916) un commandant qui installe son PC le plus loin possible des batteries parce qu’il « a réellement la phobie du coup de canon ». Mais, le 12 juillet : « Je veux noter que le général Humbert, au cours de sa visite, m’a chaleureusement félicité du petit nombre de pertes qu’a subies ma batterie depuis que je la commande, et m’en a attribué le mérite. Je vous félicite, m’a-t-il dit, d’avoir su ménager votre personnel et d’avoir su l’abriter et le protéger. Signe des temps. Autrefois, et pour beaucoup maintenant encore, toutes les récompenses, les honneurs et les décorations allaient à ceux qui avaient eu le plus de pertes, qu’ils aient ou non bien rempli leur mission. On commence à comprendre – et des encouragements comme celui du général Humbert sont précieux – que le devoir consiste à remplir sa mission avec le minimum de pertes possible. Nous sommes comptables de la vie de nos hommes et nous ne devons pas acheter une gloire vaine au prix du sacrifice de leurs vies. Un directeur d’usine qui ferait inutilement massacrer son personnel et ses machines ne trouverait rapidement plus d’employeur, et est réputé mauvais ouvrier celui qui casse tous ses outils. »
En pleine bataille de Verdun, au moment où les unités fondent dans la fournaise, le capitaine Allain-Launay conclut : « Cette guerre est abominable. »
Rémy Cazals

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