Lefebvre, Gaston (1896-1957)

« Un de l’avant » Carnet de route d’un « poilu»
9 octobre 1914 – 27 novembre 1917
Journaux et Imprimerie du Nord, Lille 1930

Né à Lille le 24 novembre 1896, l’auteur a 17 ans lorsque, le 9 octobre 1914, il est évacué à pied avec tous les hommes de 18 à 48 ans à l’approche des Allemands. A l’automne il travaille dans une ferme près d’Abbeville (Somme); séparé de ses proches et mineur (il a 18 ans le 24 novembre), il apprend par les journaux (8 janvier 1915) que les réfugiés âgés de 18 ans peuvent s’engager pour la durée de la guerre sans l’assentiment des parents si ceux-ci sont restés en zone occupée.
Arrivé au dépôt du 43e RI à Limoges le 11 janvier 1915, il monte au front en mai après un séjour au camp de la Courtine ( 412e RI) ; il est versé à sa demande au 73e RI de Béthune.
En secteur sur l’Aisne le 16 mai , vers Pontavert. Alternance de 1ère ligne et de repos, blessé à Berry-au-Bac le 26 octobre 1915 lorsqu’il travaille à installer un réseau (grenade à fusil – éclat dans le dos).
Retour en unité en janvier 1916 et transfert à Verdun le 25 février avec la 2e DI, violents combats (Douaumont). Un mois de repos (10 mars – 14 avril 1916) et secteur sur l’Aisne (Beaulne – Cerny). Permission à Toulouse puis retour et embarquement pour la Somme le 6 août 1916 ; il participe à la bataille, puis permission en novembre et arrivée en secteur en Champagne au Mesnil-les-Hurlus. Le 4 décembre 1916, blessé à la cuisse par un projectile vertical, alors que « la neige ayant cessé de tomber, je m’étais installé sur une banquette de tir, à la porte de notre sape, pour faire quelques lettres. » Evacué et opéré, il doit être amputé le 9 décembre au dessus du genou.
Après une convalescence à Angoulême, il arrive le 8 juillet 1917 à l’hôpital d’appareillage de Toulouse dit « du Caousou ». Réformé définitivement le 27 novembre 1917.

Le témoignage est écrit en 1930 alors que l’auteur est un « jeune » ancien combattant de 34 ans ; l’ouvrage témoigne d’une volonté, en hommage « aux rares survivants de son bataillon », de reconstituer des faits précis, pour « empêcher le voile de l’oubli de tomber trop tôt sur le sacrifice et les souffrances des vrais combattants et d’inspirer aux jeunes la résolution de faire tout pour éviter le retour d’un tel cataclysme. » C’est un récit complet, qui se veut réaliste, indiquant les lieux et les dates, désignant de nombreux soldats et gradés par leurs noms.
L’intérêt du récit réside dans la narration du ressenti du front d’un très jeune soldat ; celui-ci, plein d’entrain en 1915, va par exemple chercher un fanion allemand comme trophée dans le no man’s land contre l’avis de ses camarades et « lorsqu’il revient avec le morceau de toile blanche pour lequel il venait de mettre « eul’ fu » au secteur, dans la tranchée, il ne reçoit, bien entendu, aucune félicitation ». Lorsqu’il est blessé une première fois en octobre 1915, « le major me dit n’avoir jamais soigné un aussi jeune blessé à l’ambulance. » Le récit est riche en descriptions classiques de secteur, de bombardement, de travaux ou de cheminement de relève ; Lefebvre se décrit par exemple poseur de barbelés: « embusqué d’après les camarades, furieux de voir que je ne prends plus la garde, mais peu amateurs de prendre ma place sur le parapet la nuit. »,
Lefebvre arrive à Verdun à un moment dramatique à la fin de février 1916 ; il évoque la violence des bombardements continus, les soldats terrés, l’avance allemande, les morts partout autour de lui. Son moral n’est plus le même qu’en 1915 : « Je suis surpris de rester le dernier avec le caporal. En courant, il me dit :
– Alors ! ça ne va plus ? Avant tu partais toujours le premier. L’ «hosto » t’a fait dégonfler.
C’est vrai. Depuis ma sortie de l’hôpital, je ne suis plus le même homme. L’éclat reçu à Berry-au-Bac m’a enlevé l’insouciance de mes dix-huit ans. Comme les autres, j’ai peur et je suis dominé par une crainte vague, indéfinissable, celle de la mort. »
Il raconte une quinzaine de jours épouvantables au bilan terrible : «Sur environ deux-cent dix hommes, cent soixante étaient tués ou blessés. » Il quitte le secteur le 12 mars « Jusqu’au moment de grimper dans les voitures, nous tremblions de remonter en ligne. Le lendemain de notre relève, les Allemands, dans une poussée irrésistible, avaient à nouveau enfoncé le front. Heureusement, de nouvelles troupes avaient endigué leur avance. Sans elles, nous étions obligés de retourner à la tuerie… »
En secteur de repos, il évoque les inquiétudes des soldats pour leurs femmes, les tentations de l’arrière et la stabilité de leur foyer : « N’est-ce pas une torture affreuse que de se trouver sur de la paille pourrie et de penser qu’un autre est peut-être couché dans son propre lit ? Nous, les jeunes, nous souffrons un peu plus physiquement, car nous sommes moins résistants à la fatigue, mais comme nos aînés doivent souffrir moralement ! ».
L’évocation de sa participation à l’offensive de la Somme insiste sur l’épouvantable odeur qui règne dans les abris bétonnés dans l’ancienne 1ère ligne allemande, sur les cadavres qui parsèment le terrain lunaire et sur la violence des bombardements (bois Louage- Combles). Il décrit aussi un assaut sanglant de sa compagnie le 24 septembre et son échec.
Lefebvre parle longuement des deux blessures reçues ; il évoque l’état de choc, la douleur, le transfert en brancard, la souffrance à l’ambulance, et la dureté des scènes d’hôpital : « Quand le major, armé de pinces, enlève les compresses, le blessé hurle et se tord de douleur. Je vois des hommes qui paraissent avoir atteint la quarantaine, appeler leur mère et pleurer à chaudes larmes. » Puis vient le calme et les infirmières qui viennent « border nos lits comme l’aurait fait notre mère.»
Lefebvre restitue la langue des soldats (réalité du phrasé argotique? reconstruction ?):
– « Yen a une, j’crois qu’elle m’a « zieuté » !
– Penses-tu ! c’est des gens d’la haute et tu vois pas ta « fraise », eh ! mal foutu !
– Des fois, y a des copains qui s’marient avec leurs infirmières…
– Oui ! mais c’est des types au « pèze », pour nous, y rien à faire. »
Le témoignage décrit aussi longuement la préparation de l’amputation, la visite de l’aumônier et le choc post-opératoire : «Ma jambe est bien coupée. Nerveusement, j’éclate en sanglots et je pleure abondamment. Que vont dire mon père et ma mère ? »
Au total le témoignage réfléchi (publication 1930) mais riche d’un jeune homme qui à 19 ans avait déjà fait Verdun et la Somme pour finir la guerre amputé à 20 ans.

Vincent Suard

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Lorette, Robert, et Fizaine, Fernand

Nous donnons ici ce compte rendu de roman par Raphaël Georges. Les auteurs du livre recensé ont voulu « témoigner » de cette façon de leur guerre.
Lorette (Robert) et Fizaine (Fernand), Frontière, Paris, Firmin-Didot, 1930, 210 p.
Robert Lorette semble originaire de la région de Château-Salins. Fernand Fizaine est quant à lui né le 25 juin 1900 à Moyeuvre et décédé à Paris le 29 avril 1966. Il est l’auteur de deux autres ouvrages plus tardifs . Les deux auteurs sont des amis d’enfance ; ils ont fréquenté le même collège à Metz avant d’être séparés par la guerre. Leur ouvrage est un roman à tendance autobiographique, un genre qui permet de s’arranger avec la réalité : « Si certains épisodes furent personnellement vécus, d’autres seulement observés, qu’importe ! », note une journaliste du Figaro, car leur ambition est de « tracer une synthèse de tous les combattants dans leur situation » . Ainsi, dans le roman, Robert Lorette devient Roland Lorquin, tandis que Fernand Fizaine prête ses traits au personnage de Firmin Margaine. Basé vraisemblablement sur leurs souvenirs de guerre, le récit contient peu de repères chronologiques. Pour les dialogues, l’écriture emprunte largement à la langue parlée et à l’argot.
Originaires de Château-Salins (Roland) et de Moyeuvre (Firmin), puis scolarisés ensemble au collège Saint-Clément de Metz, les deux personnages principaux ont grandi dans la partie traditionnellement francophone de la Lorraine annexée, où le souvenir de la France est encore largement entretenu dans les familles. Ainsi, en 1914 encore, Roland assiste avec son père au défilé militaire du 14 Juillet à Nancy. Ces deux jeunes Lorrains francophiles font donc le choix de la France dès le début des hostilités : après avoir assisté de loin à la défaite française de Morhange, Roland quitte sa famille en août 1914, à l’âge de 17 ans, décidé à rejoindre Nancy pour s’engager dans l’armée française. De son côté, Firmin tentera plus tard de mettre son plan de désertion à exécution, quelques jours avant son conseil de révision, mais devra l’abandonner au dernier moment et se résoudre à endosser « l’uniforme abhorré » allemand. Pour sa part, Roland se montre tout à la fois fier d’intégrer l’armée française idéalisée et impatient de monter au front pour en défendre les couleurs. Il n’a pas trop de mal à s’intégrer dans son régiment du Midi. Dès ses classes à la caserne de Toulouse, il tisse de forts liens d’amitié avec son camarade Brissac originaire de Haute-Garonne. Au front, il bénéficie de la sollicitude de ses camarades qui étouffent leur joie devant lui au moment de la distribution du courrier car, coupé de sa famille restée en Lorraine, soumise d’ailleurs à une surveillance étroite de la part des autorités allemandes depuis sa disparition suspecte, il est le seul à être privé de toute correspondance. Son baptême du feu, à proximité d’Arras, est très violent et lui occasionne d’emblée l’expérience de donner la mort. La dureté des combats, en particulier en 1916 dans le secteur de Verdun (bois d’Avocourt), ainsi que les rudes conditions de vie au front atténuent son enthousiasme initial et il attend bientôt les repos à l’arrière avec autant d’impatience que ses pairs. La dizaine de jours qu’il passe en permission à Marseille constitue un moment de répit particulièrement apprécié, loin des images de la guerre. Au cours d’une âpre bataille, se trouvant seul dans un trou d’obus avec un de ses proches camarades touché mortellement, il éprouve un bouleversement total lorsqu’il entend des soldats parler le patois lorrain dans la tranchée adverse. Il se produit un véritable choc identitaire : « Il pensa soudain qu’il se battait non seulement contre des ennemis, mais aussi contre des amis et peut-être même contre des frères » (p.111). Cette idée qui l’obsède le rend désormais incapable de participer activement au combat : « Dans le doute, je ne tuerai plus ». Puis une nouvelle lui parvient et renforce son trouble : il apprend que son père, volontaire dans la Croix-Rouge, a été arrêté par une patrouille française et qu’il est depuis détenu comme espion à Tours. Roland parvient à le faire libérer, grâce à l’intervention de son capitaine, mais n’en est pas moins éprouvé : cette armée, pour laquelle il était prêt à sacrifier sa vie, a emprisonné son père comme un traître. Enfin, un dernier évènement achève de le pousser dans un accès de fureur, quand il se voit traiter de « boche » par un adjudant. Complètement bouleversé par ces épreuves, il obtient de son colonel de quitter le front pour rejoindre l’Algérie, une alternative réservée aux Alsaciens-Lorrains. Il prend donc le large avec soulagement, et rejoint la caserne d’Orléans à Alger. Il y profite de meilleures conditions de vie, mais demande bientôt à pouvoir rejoindre son régiment à l’automne 1918, pour éviter de participer aux combats dans le sud-tunisien : « J’aime encore mieux crever en France ». Ainsi, il retrouve dans la joie Brissac et ses anciens camarades le 9 novembre 1918 à Pont-à-Mousson.
Le parcours militaire de Firmin est moins bien renseigné. Mobilisé plus tard, les premiers chapitres qui lui sont consacrés permettent d’entrevoir les conditions de vie des civils en Lorraine, soumis à la dictature militaire imposée dans toute l’Alsace-Lorraine. En 1916, après sa tentative avortée pour éviter l’enrôlement dans l’armée allemande en passant en Suisse, il est mobilisé dans la 2e compagnie du IXe régiment d’infanterie basé en Prusse orientale. Il vit mal sa période d’instruction, dénonçant la grossièreté et la brutalité de ses camarades et des gradés. Les Lorrains font l’objet de nombreuses tracasseries, notamment quand on les surprend à converser en français. Firmin est un jour pris à partie par plusieurs Allemands bien décidés à le passer à tabac, et ne doit son salut qu’à l’intervention de son camarade lorrain Petitmangin, lamineur dans le civil et doté d’une force incomparable. Dans une bagarre majestueuse, les deux arrivent finalement à bout des assaillants. Peu de temps après cependant, ils sont envoyés sur le front russe. Là, les auteurs brossent un tableau très noir de la situation, teinté d’une critique du militarisme prussien : « serfs des temps modernes », les soldats « ne sont rien, rien que du matériel humain (…) : Menschenmaterial ! » Ils sont soumis à des conditions de vie très difficiles (froid, faim, vermine) et une grande lassitude les gagne. Par ailleurs, Firmin ne se remet pas d’avoir asséné un coup de poignard mortel au soldat russe qui venait de tuer Petimangin, au moment même où les deux amis avaient prévu de se rendre aux Russes. Pour ce qui est pris comme un acte de bravoure, il est décoré de la Croix de fer, un insigne honteux pour lui et qu’il cache à sa famille (son père a été emprisonné pour ses sympathies à l’égard de la France). De retour sur le front français en avril 1918, il n’attend plus que la mort pour se sentir libéré de ses tourments ; c’est finalement une blessure par éclat d’obus qui le conduit à l’hôpital pour le restant de la guerre. Lorsqu’il retrouve sa caserne, celle-ci est en proie aux troubles révolutionnaires qui agitent toute l’Allemagne. Il en profite pour décrocher une fausse permission ainsi qu’un titre de transport qui lui permettent de rentrer à Moyeuvre vers le début du mois de novembre 1918. Il peut alors participer aux préparatifs pour l’arrivée des troupes françaises. Le 19 novembre, en assistant au défilé des Poilus à Metz, il reconnaît dans leurs rangs son ancien ami Roland. Les retrouvailles sont chaleureuses et offrent l’occasion à ce dernier, pourtant auréolé du prestige de l’armée française victorieuse, de dire son dégoût de la guerre et de conclure : « Notre cœur, à nous autres de la frontière, est trop grand pour une, et trop petit pour deux patries… ».
Bien que publié sous la forme d’un roman, ce qui empêche d’en démêler le vrai du faux, ce témoignage n’en est pas moins intéressant car il s’inscrit dans la courte liste de la littérature de guerre dédiée aux Alsaciens-Lorrains. A ce titre, ce roman, adapté ensuite en pièce de théâtre, participe à la construction et à la fixation dans la mémoire collective de la figure du soldat alsacien-lorrain de la Grande Guerre : un homme résolument francophile, contraint d’endosser à contrecœur l’uniforme allemand. Longtemps admise, correspondant à l’image véhiculée en France des habitants des provinces recouvrées, cette figure réductrice est aujourd’hui à nuancer. Dans cet ouvrage, les auteurs expriment leurs sentiments pro-français au moment de la guerre en les projetant sur les deux personnages principaux. Les rares allusions aux Alsaciens confortent leur idée (par exemple p.140 : « Dans un autre régiment de la garnison, des Alsaciens avaient tué à coups d’escabeau un sous-officier qui s’était montré particulièrement odieux. »). Celle-ci est en outre renforcée par la vision manichéenne opposant une armée française valorisée à une armée allemande accusée de tous les maux. Or, si l’attachement à la France perdure dans certaines familles d’Alsace-Lorraine depuis l’Annexion de 1871, les soldats alsaciens-lorrains faisant acte de rébellion ou de désertion n’en sont pas moins minoritaires. En réalité, si l’on peut admettre la véracité des sentiments des auteurs, et du coup leur description partiale des évènements, c’est en partie lié à leur origine, puisqu’ils sont tous deux nés dans la marge occidentale traditionnellement francophone de la Lorraine annexée. Cette précision, qui n’apparaît à aucun moment dans le récit, explique à elle seule qu’il ne soit pas possible de généraliser leur identité propre au reste de la population de l’Alsace-Lorraine.
Raphaël GEORGES, mars 2013

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Bizard, Léon

Présenté comme médecin de Saint-Lazare, médecin principal de la préfecture de Paris, le docteur Léon Bizard devait être trop âgé pour partir en 14. Il est donc resté à son poste dans la capitale et, en 1925, il a publié chez Grasset les Souvenirs d’un médecin des prisons de Paris (1914-1918), en mêlant à ce vécu des anecdotes prises à travers l’histoire. Le livre est divisé en quatre parties : la prison des femmes (Saint-Lazare), la prison des hommes (la Santé), la prison des enfants (la Petite Roquette), la prostitution. On y trouve une description de Saint-Lazare, des cellules surpeuplées, de l’emploi du temps, des menus (avec un cas de révolte contre leur monotonie), du personnel, gardiens et bonnes sœurs. On y apprend que « les pistolières » ne sont pas là pour avoir joué du pistolet ; elles sont « les grandes dames de Saint-Lazare », logées à leurs frais (système de la pistole sous l’Ancien Régime) et défendues par les plus grands avocats. Mme Caillaux, en 1914, en est un exemple ; pour l’héberger correctement, il a fallu expulser quelques pensionnaires, mais elle a couché dans un vrai lit de prisonnière, et ce sont des ragots qui ont décrit le prétendu luxe dans lequel elle aurait vécu. Autre personnage fameux, Mata Hari (avec deux représentations, l’une habillée, l’autre moins) ; deux autres « espionnes » y ont également séjourné avant d’être fusillées, Marguerite Francillard et la « femme Tichelly ». A la Santé, le docteur Bizard a rendu visite à Raoul Villain, l’assassin de Jaurès. Quant à la Petite Roquette, il a fallu en expulser les enfants pour qu’elle devienne en 1918 la prison des Américains. Les chapitres sur la prostitution montrent l’importance du phénomène, sa « prospérité ».
Rémy Cazals

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Chevallier, Gabriel (1895-1969)

Cet écrivain rendu célèbre par son roman Clochemerle, publié en 1934, succès national et mondial, toujours réédité en collection de poche, a fait la guerre de 1914-18 et a tiré de son expérience le livre La Peur, édité en 1930 par Stock. Fils de clerc de notaire, Gabriel Chevallier est né à Lyon le 3 mai 1895 et il a commencé des études aux Beaux-Arts de cette ville, interrompues par la mobilisation anticipée de la classe 15. Resté simple soldat, blessé en 1915, il a survécu. Après divers métiers, il s’est lancé en 1925 dans l’écriture. La Peur est sous-titré « roman », mais il s’agit clairement d’un texte autobiographique, comme le montre ce passage : « Dix mois après ceux de 14, nous partîmes pour le front, en faisant bonne contenance, et la population, un peu blasée, nous fêta encore très honorablement parce que nous n’avions guère que dix-neuf ans. » Les pages sur les illusions des bleus démontées par les anciens, sur les conseils de ces derniers, vont dans le même sens. Ainsi que les notations prises sur le terrain à propos du paysage des premières lignes, des boyaux trop étroits, de la boue, des attaques stupides, des râles et appels des blessés, du souhait de la bonne blessure et des mutilations volontaires, de l’artillerie qui tire trop court, des accords tacites avec l’ennemi…
Même si la peur a été repérée par Jean Norton Cru dans les témoignages qu’il a analysés, l’originalité du livre de Gabriel Chevallier est l’aveu direct qu’il a eu peur, un aveu fait à l’hôpital devant les infirmières indignées. C’est alors pour lui l’occasion de stigmatiser les pressions de l’arrière : combien d’hommes se sont fait tuer pour que des femmes ne les traitent pas de peureux ? Cet arrière où se trouve son propre père qui ne le comprend pas car, écrit-il, « toute la guerre nous sépare, la guerre que je connais et qu’il ignore ». En secteur calme, dans les Vosges, il note : « Pour l’infanterie, elle se garde de troubler un secteur aussi paisible, aussi agréablement champêtre. Les provocations ne viendront pas de notre part, si des ordres de l’arrière ne nous imposent pas l’agressivité. » Et revient le leitmotiv : « Si on mettait le père Joffre là dans mon trou, et le vieux Hindenburg en face, avec tous les mecs à brassard, ça serait vite tassé leur guerre ! »
Il y a de très belles pages pleines de détails concrets sur un déserteur allemand (« Il est moins c… que nous, ce client-là ! »), sur l’insupportable capitaine B. (« les soldats le tueraient plus volontiers qu’un Allemand »), sur le froid et la longueur des nuits, l’effet moral du bombardement, les hommes habitués à la résignation et à l’obéissance. Une remarque très utile concerne le « ton de dilettante » qu’il emploie dans ses lettres à sa sœur parce qu’elle ne pourrait pas comprendre ses « vraies pensées », ce ton que l’on rencontre dans bien d’autres correspondances. Le livre n’est pas un journal structuré par des dates, mais un chapitre concerne la bataille du Chemin des Dames, sans récit de mutinerie, et avec préjugé favorable pour Pétain qui « a la réputation de vouloir économiser les hommes. Après les tueries organisées par Nivelle et Mangin, qu’on appelle ici des brutes sanguinaires, l’armée avait besoin d’être rassurée. » En 1918, il faut s’attendre à des offensives allemandes, et voilà des avions qui passent pour aller bombarder Paris : « Les patriotes vont en prendre un vieux coup ! »
Il ne faut pas s’étonner de cette conclusion que Chevallier met dans la bouche d’un camarade : « Je vais te dresser le bilan de la guerre : 50 grands hommes dans les manuels d’histoire, des millions de morts dont il ne sera plus question, et 1000 millionnaires qui feront la loi. »
Rémy Cazals

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Campagne, Louis-Benjamin (1872- ?)

Le Chemin des Croix 1914-1918, du colonel Campagne, Tallandier, 1930 (369 p.) est un livre estimable. Ne cachant pas des opinions bien arrêtées, il est subjectif comme doit l’être un témoignage, et il apporte des informations intéressantes (même si elles ne sont pas bien datées). Mais il ne dit rien de la biographie de l’auteur, même pas son prénom. Une patiente recherche, avec l’aide de Thierry Hardier et Yann Prouillet, a donné quelques résultats. Louis-Benjamin Campagne est né à Biarritz le 6 mars 1872 d’un père maître d’hôtel et d’une mère sans profession. Engagé volontaire en 1891, il est sorti de Saint-Cyr pour être affecté au 143e RI. Marié en 1899. Capitaine au 107e RI en 1908, puis commandant en 1915. En avril 1917, il est nommé à la tête du 78e RI dans la même 23e DI et, vers la fin de l’année, il est envoyé en Italie. Je n’ai pu connaître la date de son décès, faute de mention marginale sur l’acte de naissance mis en ligne par les AD des Pyrénées-Atlantiques. Il y a sans doute d’autres pistes et je suis preneur de toute information nouvelle.
Son récit du début de la guerre mêle remarques justes et affirmations péremptoires. D’un côté, voici les « mitrailleuses qui rendaient vaine toute tentative d’abordage à la baïonnette », ou des Français qui tirent par erreur sur des voitures de ravitaillement françaises. De l’autre, des diatribes contre le gouvernement, les députés, les mercantis, et la satisfaction de voir Joffre envoyer « bouler, d’un mouvement de ses larges épaules, parlementaires et politiciens ». Noël 1914 : « Sur les tranchées, un ténor chantait « Minuit, chrétiens… » En face, ils en appelaient par des cantiques au vieux Dieu allemand, le dieu barbare fait à l’image sanglante du « Seigneur de la guerre », Guillaume II. » Une trêve tacite avait déjà eu lieu, fin septembre, du côté de Reims, après une attaque : « Le terrain est couvert de cadavres et aussi de blessés que des équipes du 78e et nos brancardiers sont encore en train de relever quand le jour reparaît. L’ennemi envoie un coup de canon « de semonce » pour nous arrêter, puis il se décide à laisser faire. » L’année suivante, Campagne décrit les inondations suivies de fraternisations de décembre en Artois : « L’ennemi n’était pas mieux loti et toute guerre était suspendue, sauf la lutte contre la boue. » Un autre régiment que le sien, « à la faveur de cet armistice forcé, avait engagé des conversations avec ceux d’en face. De poste à poste on avait causé, lancé du pain en échange du tabac. » Un phénomène bien connu. Mais, ici, les suites sont vues d’en haut. Campagne dit qu’on a décacheté toute la correspondance pour la contrôler ; qu’il a fait bientôt « redescendre tout le monde dans la fange » et fait tirer un coup de semonce pour dissuader des officiers ennemis de se montrer. Lorsqu’un homme et un sergent discutent encore avec les Allemands qui s’étonnent du changement d’attitude, ils sont pincés par un lieutenant et traduits en conseil de guerre, et leur officier aussi. Campagne raconte alors comment il fait acquitter l’officier, mais ne dit rien des deux hommes.
Pendant la période du « grignotage », Campagne critique une tactique qui, en usant l’adversaire, a aussi pour résultat « de nous user nous-mêmes ». Il expose le dilemme du chef : obéir à des ordres stupides ou protéger la vie des hommes dont il a la responsabilité ? Il ne condamne pas le fait qu’un commandant de CA ait été conspué. Il trouve ridicule la légende d’un dessin paru dans L’Illustration montrant un « officier calmant ses hommes impatients d’attaquer » ; et aussi un chef « se complaisant dans le langage le plus trivial assaisonné de tous les termes d’argot dont l’arrière nous attribuait le constant usage ».
Après Verdun et avant la Somme, il passe en secteur tranquille du côté de Soupir, dans l’Aisne. Vient la « crise morale » dont il se félicite de n’être pas témoin direct, mais dont il présente les causes : un moral en baisse depuis quelque temps ; l’offensive d’avril qui rend la crise plus aiguë ; l’ivresse, la fatigue, les injustices, le cafard, la campagne pacifiste. Il est heureux de la nomination de Pétain, mais n’apprécie pas « la petite guerre » des coups de main dont l’objectif véritable n’est pas de rechercher des renseignement sur l’ennemi, mais de « nous tenir, et tenir l’ennemi en haleine ». Caporetto est, d’après lui, le résultat de la même propagande, contre laquelle s’élève heureusement « le souffle ardent » de D’Annunzio dont il cite un long texte sans en souligner la tragique bêtise : « Il y a des mères italiennes, bénies entre toutes les femmes par le Dieu des Armées, qui regrettent de n’avoir qu’un, deux, trois fils à sacrifier. » Plusieurs chapitres sont consacrés à la description du front italien (un des rares textes qui traduit correctement « il Piave » par « le Piave »). Ils montrent l’accueil cordial des Italiens malgré les réticences du clergé : « Nous passions pour des Républicains farouches et anticléricaux. »
Le colonel Campagne était, lui, un farouche adversaire de la Ligue des Droits de l’Homme ! Un paragraphe doit être cité, pour conclure cette brève notice et bien définir notre témoin : « La Ligue des Droits de l’Homme paraît avoir été créée dans les temps pour saboter l’armée française à l’occasion d’un vulgaire procès de trahison. Il faut lui rendre cette justice qu’elle n’a jamais failli à cette mission. Les tribunaux militaires de la Grande Guerre lui ont paru un objectif de choix. Elle les a attaqués avec une admirable ténacité. »
Rémy Cazals

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Colin, Ernest (1859-1945)

1. Le témoin

Constant Ernest Colin naît à Saint-Dié (Vosges) le 5 mars 1859, de Constant, commis de fabrique, et de Marie Anne Gérard. Employé de commerce puis fabricant de tissu, il épouse le 26 février 1889 à Blâmont (Meurthe-et-Moselle) Marie Claire Hennequin, sans profession, avec laquelle il aura trois enfants, Marie Renée (1889), Emile (1891) et André (1896). Elu conseiller municipal de sa ville en 1910, il devient adjoint au maire, Camille Duceux, lorsque celui-ci quitte la ville avant l’invasion allemande le 24 août 1914. Pour son action dans la récupération des otages alsaciens, il sera fait chevalier de la Légion d’Honneur le 7 août 1916, décoration qui lui est remise le 9 lors d’un voyage du Président de la République Raymond
Poincaré dans les Vosges [1]. Ernest Colin décède à Reims le 25 février 1945 [2].

2. Le témoignage

Colin, Ernest, Saint-Dié sous la botte. Une mission imposée par les Allemands en 1914. Paris, Berger-Levrault, 1919, 81 pages, collection La guerre – les récits des témoins.

Le 27 août 1914 à 17 heures, les troupes allemandes de la 3e division de réserve du général von Knoerzer envahissent la ville de Saint-Dié dans les Vosges. Dès le lendemain, ils convoquent Ernest Colin et lui intiment l’ordre de tout mettre en œuvre pour faire rapatrier des otages, majoritairement femmes et enfants, arrêtés par les troupes françaises dans les vallées alsaciennes voisines de la Bruche et de la Liepvrette lors de l’offensive d’août 1914. En cas d’échec de sa mission, une valeur égale de femmes et d’enfants déodatiens, dont les membres de sa famille, « seront arrêtés et leurs maisons incendiées » (page 2). Porteur de laissez-passer, il va devoir, alors que les offensives allemandes pour tenter de forcer le verrou de la Haute Meurthe font rage autour de la ville, traverser le champ de bataille pour effectuer sa mission en zone libre. Après une tentative infructueuse du fait des combats, il traverse une première fois la ligne de feu sous les obus et parvient à Epinal où il rend compte de sa mission au préfet des Vosges Linarès et au général Dubail. Muni de la réponse suivante : « Le Gouvernement acceptait la remise des femmes et des enfants arrêtés comme suspects, mais à la condition que la population de Saint-Dié n’aurait rien à souffrir pendant l’occupation allemande » (page 16), Colin repasse la ligne de feu avec un trompette français et est reçu au quartier général allemand. Cette réponse génère un engagement de l’occupant en ces termes : « Il est accordé à la population de Saint-Dié tous ménagements sous condition qu’elle s’abstienne de toute action hostile. Cependant à cette condition que les femmes et les enfants qui ont été faits prisonniers soient remis en liberté et ramenés » (page 23). Les yeux bandés, il est ramené à la limite des lignes allemandes, traverse une nouvelle fois la zone de feu, est arrêté par une patrouille française, et reconduit devant le général Dubail à Epinal. Une partie des otages alsaciens, 14 femmes et 7 enfants, y sont retrouvés et chargés dans un autobus avec mission pour Ernest Colin de les ramener à Saint-Dié. Le 2 septembre, l’autobus débarque les civils à la limite de la ligne de feu française et femmes et enfants traversent le no man’s land : « Les obus éclatent nombreux dans la vallée et quelques-uns à trente mètre de nous ; on se figure les cris de frayeur, les pleurs des enfants qui sont glacés d’effroi, les arrêts continuels de tous ces gens paralysés par la peur » (page 30). Ils parviennent sans dommage toutefois à Saint-Dié mais il manque encore 15 femmes et 19 enfants, toujours prisonniers des Français. La propre femme d’Ernest Colin, Marie, est alors arrêtée et l’édile est mandé de terminer sa mission. Il repasse donc une nouvelle fois les lignes au même endroit que précédemment, est intercepté par deux fantassins du 133ème R.I., et est conduit une nouvelle fois à Epinal. Les otages manquants sont retrouvés à Clermont-Ferrand, rapatriés sur les Vosges et eux-aussi placés dans des autobus avec mission pour Ernest Colin de les rapatrier à Saint-Dié. Mais au moment d’embarquer, l’une d’entre-elles, Lydia Damm, enceinte, perd ses eaux et est hospitalisée. Le 8 septembre, le convoi (deux bus et une automobile) se
met en route mais est pris sous des bombardements à Saint-Léonard, en zone française. Femmes et enfants sont alors débarqués et traversent le champ de bataille : « A partir de ce village, le trompette exécuta les sonneries règlementaires mais sans succès ; dès que nous fûmes sortis de la localité, les obus recommencèrent à tomber dans notre rayon, plusieurs à quelques mètres de nous, dans les prés avoisinant la route. Que serait-il arrivé si quelques femmes et enfants avaient été tués ou blessés ? » (page 48). Les otages rendus à l’autorité allemande, Ernest Colin se rend alors en Alsace pour tenter de retrouver son épouse, qui n’est pas libérée malgré l’accomplissement de sa mission. Entre temps, les troupes allemandes abandonnent Saint-Dié et retraitent vers la frontière. Colin passe donc une nouvelle fois la ligne de feu et revient dans sa ville enfin libérée. Marie, un temps emprisonnée à Strasbourg, échouée chez des proches en Alsace, parvient à obtenir un sauf-conduit de retour et, par la Suisse, retrouve enfin son mari le 24 septembre 1914.

3. Analyse

L’un des 33 titres de la célèbre collection La guerre – les récits des témoins des éditions Berger-Levrault, ce rapport de l’édile vosgien est un témoignage ahurissant. En pleine bataille, du 27 août au 8 septembre 1914, alors que se déroulent des combats parmi les plus sanglants connus dans les Vosges – l’équivalent à l’est de la bataille de La Marne – autour de Saint-Dié, un civil est chargé de récupérer 29 femmes et 26 enfants arrêtés en Alsace quelques jours auparavant « sous l’inculpation d’espionnage » (page 45). Il traverse à plusieurs reprises les champs de bataille en plein combats et, en deux « livraisons », ramène sous les obus femmes et enfants à l’occupant. Cette affaire, digne d’un scénario de fiction surréaliste, est pourtant révélatrice d’une réalité peu évoquée dans les études martyrologes : les rétorsions infligées à la population civile lors de la courte libération de l’Alsace en août 1914 et leurs conséquences. En effet, derrière la « barbarie » dénoncée par Ernest Colin, qui se place comme une victime d’une « mission imposée par les Allemands », dépeints comme déloyaux, il fait état d’une réalité inversée. Dans les « espions » arrêtés dans la vallée de la Bruche se trouvent entre autres deux institutrices, une femme de chef d’équipe de la gare de Saulxures, une femme de chef de gare de Saales et une femme de gendarme, enceinte, avec ses quatre enfants. Quasiment toutes sont de jeunes mères de famille emmenées avec leurs enfants. La guerre n’ayant pas aboli le droit, la diligence mise à leur libération par les autorités françaises semble témoigner de l’ampleur de « l’incident diplomatique » généré par cette vague d’arrestations ayant manifestement peu de lien avec la sécurité nationale. Elle illustre les méfaits de l’espionnite au sein des troupes françaises. Opportunément, il se trouve, à la réclamation allemande, que l’autorité française décide que les « arrêtés comme suspects, seront remis en liberté, l’instruction ouverte contre eux sous l’inculpation d’espionnage n’ayant pas établi de charges suffisantes » (page 45). La narration de cet épisode démontre également la réalité des ententes entre belligérants et les contacts possibles entre eux en plein combats pour des questions d’ordre diplomatiques. Elle révèle aussi l’efficacité des communications et la célérité de l’application des décisions administratives dans une France loin d’être désorganisée par la guerre. Plusieurs ouvrages [3] font état de cette « affaire des otages » mais « Saint-Dié sous la botte » est le seul qui fasse vivre l’évènement de l’intérieur, par l’un de ses principaux acteurs.

Yann Prouillet, mars 2013


[1] Très brièvement évoqué page 308 de Poincaré, Raymond, Au service de la France. Neuf années de souvenirs. Tome VIII : Verdun. 1916. Paris, Plon, 1931, 355 pages.

[2] L’état-civil de Saint-Dié-des-Vosges ayant été totalement détruit en novembre 1944, nous remercions Pierre Colin, généalogiste déodatien émérite, pour les informations généalogiques fournies.

[3] Citons entres autres Courtin-Schmidt, Charles, De Nancy aux Vosges. Reportages de guerre. Nancy, Dupuis, 1918, pages 70 et 190, Gromaire, Georges, L’occupation allemande en France, 1914-1918. Paris, Payot, 1925, page 362 ou Allier, Raoul, Les Allemands à Saint-Dié (27 août – 10
septembre 1914)
. Paris, Payot, 1918, page 47.

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Pelloutier, Raymond (1897-1956)

1. Le témoin

Raymond Paul Ulrich Pelloutier est né le 25 juillet 1897 à Paris (2e arr.). Son grand-père est fonctionnaire des Postes, son père est employé (sans autre précision), son oncle Fernand, poète, journaliste, est un des pionniers du syndicalisme révolutionnaire. Sa mère est signalée sans profession à l’état-civil. Raymond ne semble avoir fait aucune carrière militaire puisqu’il apparaît au grade de 1ère classe dans une liste de prisonniers de guerre en 1940, c’est le grade qu’il a à son entrée en guerre en 1916. La suite de sa vie n’est pas connue. Il est mort à Nantes le 28 novembre 1956.

2. Le témoignage

Pelloutier, Raymond, La voix d’un jeune. (Souvenirs et impressions d’un « bleuet » de la classe 1917). Paris, Eugène Figuière, 1930, 185 pages.

L’auteur s’engage en juillet 1916, semble-t-il au 131e RI d’Orléans, et rejoint le front en Argonne à la fin de l’année, sans y être engagé toutefois. Son régiment est en effet déplacé à l’ouest de Reims, secteur de Berry-au-Bac. C’est là qu’il va prend sa première garde de nuit au créneau, qui l’impressionne du fait de son « inaccoutumance au danger » (page 26). « Bleuet » donc bleu, il multiplie les corvées et c’est au cours de l’une d’elles qu’il subit son premier bombardement. Il s’est ainsi aguerri au feu quand arrive le 16 avril 1917. Il est sur le front de l’Aisne, devant le Bois des Buttes, Craonne et la Cote 108. Après l’enfer, une période de repos à Ventelay puis une permission à Paris, qui lui laisse une « singulière sensation », générant d’abord des « regards compatissants, mais souvent ironiques » (page 110), bientôt remplacés par « une légitime indignation » devant le « scandaleux étalage d’un luxe indécent et de cette ruée vers les plaisirs malsains » et subissant « une indifférence qui frise le dédain » (page 113) des Parisiens, il revient dans l’Aisne, en face de Juvincourt. Une demande de changement d’arme pour passer dans l’aviation reste sans suite à l’hiver 1917-1918. Transporté à Noyon, reconquise, il est au village de Guivry en mars 1918, date à laquelle les Allemands déclenchent une offensive qu’il prend de plein fouet. Dépassé par la vague, il est fait prisonnier et envoyé au camp de Giessen (Hesse) en Allemagne, où son internement met fin à sa narration mais le détermine, dès son retour, à « faire le récit le plus fidèlement possible » de « l’horreur de cette effroyable calamité qu’est la GUERRE » (page 179).

3. Analyse

Raymond Pelloutier livre dans ses souvenirs et impressions d’un « bleuet » un témoignage certainement basé sur son expérience de guerre mais difficile à suivre. Imprécis sur les dates (qui couvrent de l’hiver 1916-1917 jusqu’à l’opération Michael de mars 1918), il ne nomme pas son régiment et les personnages cités ne correspondent pas à la  réalité. Ces désagréments mis de côté, il reste un témoignage honnête, contenant de nombreuses descriptions et informations d’ambiance liées au statut de jeune classe du témoin [1]. Ainsi, les pages liées à son aguerrissement au front, aux bombardements et aux attaques sont représentatives. Il éprouve un profond respect envers les anciens qui ont « fait Verdun » (page 14) et évoque l’attraction du spectacle de la bataille du Chemin des Dames (page 56). Car le front attire, indéniablement : au repos, après les combats du 16 avril, il dit : « Parfois, les vents d’est nous apportent, assourdie, la rumeur du front que, le croirait-on ? il ne me déplaît pas d’entendre » (page 97). Cette attraction est récurrente pour nombre de soldats pour qui le champ de bataille génère autant de crainte que de fascination : « En arrivant à la  hauteur de Roucy, une vision grandiose s’offre à nos regards. Le bombardement que vient de déclencher notre artillerie illumine le ciel, tandis que dans le lointain des fusées blanches, vertes et rouges, s’élèvent de toutes parts, donnant l’impression de quelque gigantesque feu d’artifice. Ce spectacle est si beau que nous en oublions la triste cause » (pages 118-119). Sa description du 16 avril et des sentiments que la grande mêlée lui occasionne est intéressante. Il y disserte sur une certaine superstition, ayant de nombreux sentiments prémonitoires au fil de son expérience : nommé à la caserne soldat de 1ère classe, au début de sa campagne, il dit : « J’ai l’idée que nous mourrons avant d’accéder à un grade supérieur » (page 11), est sauvé par un camarade qui le pousse à changer de place en disant « C’est drôle, quelque chose de plus fort que moi m’a obligé à lever la tête… Ne restons pas ici » avant qu’un obus explose à l’endroit qu’ils occupaient (page 66), et s’interroge sur ce ressenti, entre « devoir impérieux », « choses vraiment incompréhensibles et quasi-miraculeuses » (page 78) et « puissance mystérieuse, (…) entité supérieure maîtresse de nos destinées » (pages 98-99). Il n’évoque pas les mutineries, mais comprend à cette époque le ressentiment de « pauvres bougres, qui n’ont en poche que les cinq sous que leur alloue quotidiennement l’Etat, et, moyennant quoi, il leur est demandé de risquer leur peau à tout instant. Ils font sans
doute de tristes réflexions en comparant leur sort avec celui de leur camarade de l’arrière qui, occupés à la fabrication des obus et soustraits aux risques des combats, se voient, en outre, attribuer un important pécule
» (pages 101-102). D’autres descriptions d’intérêt ponctuent encore l’ouvrage sur la misère sexuelle (page 148), la vision des combattants allemands de 1918 (page 168) ou le traitement de leurs prisonniers (page 169).

Yann Prouillet – Rémy Cazals, janvier 2013


[1] Outre Pelloutier, 6 autres témoins se réclament du statut de « Bleuet » dans le titre de leur ouvrage publié.

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Ferry, Abel (1881-1918)

Petit-fils du ministre Allain-Targé, neveu du fameux Jules Ferry, fils d’un député puis sénateur des Vosges, Abel Édouard Jules Ferry est né à Paris le 26 mai 1881. Après des études en histoire et en droit, il est à son tour élu député des Vosges en 1909. Lors de la déclaration de guerre, il occupe le poste de sous-secrétaire d’État aux Affaires étrangères et reste en fonction jusqu’en octobre 1915 tout en ayant rejoint le 166e RI avec le grade de sous-lieutenant. Abel Ferry peut ainsi connaître le front, parler aux soldats et aux officiers de terrain, en faire état auprès du gouvernement et de ses collègues députés, être envoyé en mission auprès des généraux, et voir la guerre « d’en bas et d’en haut », titre repris dans un de ses livres posthumes. Car il meurt de ses blessures lors d’une mission d’enquête sur le front, le 15 septembre 1918. Son premier livre, reprenant des rapports officiels, est publié par Bernard Grasset dès 1920 avec, en exergue, cette phrase qui résume sa pensée : « L’Âme de 1793 est en bas, La Bureaucratie est en haut. » Ses carnets personnels étaient également destinés à la publication, trente ans après la fin de la guerre. Sa veuve, Hélène, s’en charge en 1957, en édulcorant quelque peu le texte. Pour le même éditeur, Nicolas Offenstadt et André Loez l’ont repris en 2005, en revenant à l’original et en consultant les archives de la maison Grasset. Cette dernière édition est ainsi introduite par une préface, « Histoire d’un livre », et complétée par quelques lettres d’Abel à Hélène.
L’ouvrage de 1920 répond à cette remarque fondamentale d’Abel Ferry : « Toute ma conduite dans la guerre a été déterminée par ce double spectacle : dans la tranchée, des morts inutiles ; à Paris, pas de gouvernement. » D’un côté, l’incompétence : « Il faut avoir combattu pour savoir à quel degré les E. M. ignoraient la nature du combat, la puissance des feux de mitrailleuses et d’infanterie, la force des fils de fer, les nécessités de l’artillerie lourde. » De l’autre, la méfiance de la démocratie : « L’erreur de la France fut, pendant les deux premières années de guerre, de craindre la forme parlementaire de son gouvernement. » Le livre contient les mémoires et discours d’Abel Ferry sur la bataille des Hurlus (mars 1915), les opérations en Woëvre (avril), les méthodes du commandement (février 1916), l’état moral de la Ve armée (juillet 1917), avec un retour sur l’offensive générale du 16 avril 1917, etc. Chacun de ces textes est l’occasion de revenir sur les constantes : les folles attaques ; la méconnaissance du fait qu’une troupe qui attaque, même si elle a pris la tranchée adverse, a tellement fondu en effectif qu’elle est « virtuellement hors de combat » ; l’absence de vision d’ensemble. Il faudrait, propose-t-il, mettre au point une offensive « qui unisse la préparation à la surprise ». Dès le 27 octobre 1914, une lettre à Hélène précise que « seuls les artilleurs gardent dans cette guerre un intérêt joyeux. Seuls, en effet, ils ont des armes à la hauteur des nécessités. Nous, nous n’avons qu’un bâton sur l’épaule ; la plupart de nos hommes sont tombés sans tirer un coup de fusil ; les autres n’ont jamais vu un Allemand. […] La reine des batailles, c’est la mécanique. »
En haut, c’est la dictature du GQG avec la complicité de Millerand, Maginot et Poincaré. Les généraux sont les maîtres, et la réaction cléricale en profite (Carnets, 30 décembre 1914). Au gouvernement, on parle mais on n’exécute pas. Heureusement, peu à peu, s’instaure un contrôle parlementaire, évolution souhaitée et provoquée par Abel Ferry et ses amis. Mais la tâche est rendue difficile par la presse qui « a faussé l’opinion publique, elle a créé la légende de Joffre, elle a créé une légende antiparlementaire » (26 février 1916). Il note, plus tard, « une campagne de réclame organisée autour de Mangin » (30 juillet 1918), puis la tentative de persuader à la France, contre toute évidence, « que la défaite du 16 avril était une victoire et qu’elle avait été arrêtée, non par les mitrailleuses allemandes, mais par les critiques des hommes politiques » (17 août 1918). C’est en effet sur l’offensive Nivelle que les livres d’Abel Ferry sont particulièrement critiques, et il faut lire en entier son rapport du 16 mai 1917, après un mois d’enquête sur le terrain, dans les unités et auprès des chefs : les causes de l’échec sont strictement militaires ; les conséquences sont catastrophiques pour le moral des combattants, et on peut se demander si « nous allons à la paix par la révolution » (12 juillet 1917). Au total, une si brève notice ne peut qu’effleurer la richesse des observations d’Abel Ferry, bien placé pour voir la guerre d’en bas et d’en haut.
Rémy Cazals
*Abel Ferry, La Guerre vue d’en bas et d’en haut, Paris, Bernard Grasset, 1920, 328 p.
*Les Carnets secrets d’Abel Ferry 1914-1918, Paris, Grasset, 1957, 255 p. ; nouvelle édition préfacée par Nicolas Offenstadt, Paris, Grasset, 2005, 393 p.

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Desbois, Georges (1891-1916)

Sa biographie et son témoignage sont indissociables de ceux de Georges Descolas. Les deux condisciples à Normale Sup étaient fils d’instituteurs. Desbois est né à Préty (Saône-et-Loire) le 6 novembre 1891 et a étudié au lycée de Mâcon. Descolas est né à Maillet (Indre) le 1er avril 1893 et il a étudié au lycée de Châteauroux. Ils se sont rencontrés ensuite au lycée Henri IV de 1910 à 1912 et se sont retrouvés dans la section de 1ère année formée en novembre1913, dont 47 élèves furent mobilisés, parmi lesquels 28 tués. Descolas n’a pas fait la guerre : ayant contracté une pleurésie, il a été soigné en sanatorium de juin 1914 au 12 août 1915, date de sa mort. Desbois a été mobilisé comme simple soldat ; il était sous-lieutenant au 79e RI lorsqu’il a été tué à Curlu (Somme) le 9 juillet 1916. Leur correspondance a été publiée dès 1921.
Le frère de Descolas, tué au tout début de la guerre (le 25 août 1914), avait écrit avec lucidité : « Ce n’est pas une guerre entre hommes ; c’est une guerre d’engins. » Mais les deux normaliens ont gardé une relation à la guerre via les auteurs classiques. Ainsi, Desbois à Descolas, le 25 septembre : « Celui que je pleure avec toi n’a pas eu de tristesse avant de mourir. Il a été ensuite relevé par des mains fraternelles qui lui ont donné, avec leur dernière caresse, le plus saint viatique qu’il aurait pu désirer. Il est tombé comme un héros d’autrefois, et les paroles sacrées de Virgile, sur le bonheur qui atteint de tels morts, sont pleines de vérité pour lui. » Du sanatorium, Descolas reste dans le ton (5 mars 1915) : « Oui c’est là-bas mon ami, dans la tranchée, parce que tu n’auras aucun pacte de durée, que tu vivras le plus intensément et que tu penseras le mieux. » Et encore, le 21 avril : « C’est là leur leçon dernière à tous, Michel, Rigal, Jourdain, qui sans doute n’avaient jamais pensé sérieusement à la guerre, mais qui, placés entre la vie et l’honneur, n’ont pas balancé. La maturité leur est venue d’un coup. » Retour à Virgile dans une lettre écrite par Desbois quelques jours avant la mort de son camarade : « Je lis tranquillement mon Virgile de campagne, installé dans ma cantine à côté de mes vivres, de ma pipe et de mes cartouches de revolver, dont je possède une provision considérable. Je fume interminablement des pipes, et je lis des pages et des pages de Virgile, mais je suis toujours aussi maladroit pour tirer au revolver. »
Le jeune officier a décrit à son ami son contact avec les hommes qu’il doit commander (20 juillet 1915) : « Je commence à faire connaissance avec les poilus de la première section, qui me revient dans la compagnie, et je m’exerce à repérer leurs physionomies ; il y a d’ailleurs des instructions extrêmement minutieuses pour cela, et il faut que nous connaissions non seulement les noms et les figures, mais encore certains renseignements sur la profession, le pays d’origine, la famille, etc. C’est d’ailleurs le moyen de gagner la confiance de ces braves gens, dont le dévouement patriotique et le sentiment du devoir en général est très grand et très élevé, bien au-dessus de leur niveau intellectuel et de leur éducation sociale. Le monde est ainsi fait ; il est dix fois plus facile de faire un bon soldat que de former un bon citoyen. J’ai un petit Parisien de la classe 15 qui fait partie de la fédération du bâtiment ; je lui ai montré que cette société ne m’était pas inconnue, et qu’il y avait certainement puisé des principes d’ordre et de discipline utiles à pratiquer maintenant. Je ne sais pas s’il a compris ; dans tous les cas, il sera content que je pense du bien de ses camarades syndiqués. Les natures simples, aussi bien celles de la campagne que de la grande ville, doivent être les plus faciles à s’attacher. » Desbois dit aussi sa satisfaction de voir que « les adversaires de la loi des trois ans ont été unanimes pour prendre les armes » (31 décembre 1914). Il y revient quelques jours plus tard : « L’héroïsme, c’est bien de jouer volontairement sa vie pour donner aux idées chères la haute consécration que confère seul le désir de la mort : c’est ainsi que fut Jaurès, et après lui tous les adversaires de la loi des trois ans dont t’a parlé H. [Herr] et dont L’Humanité et La Bataille Syndicaliste relèvent chaque jour les noms. »
Autre satisfaction, dont les deux normaliens ne pourront vérifier si elle n’était pas pleine d’illusions, cette parole d’un officier supérieur rapportée par Desbois en juillet 1915 : « Ceux qui auront fait la guerre auront une autorité extraordinaire sur la génération suivante, […] la jeunesse en particulier aura en eux une confiance illimitée. Voilà bien ce qui doit encourager les intellectuels combattants… »
Rémy Cazals (d’après les notes de Nicolas Mariot)
*Georges Desbois et Georges Descolas, Correspondance de deux élèves de l’École Normale Supérieure pendant la guerre, Paris, Union pour la vérité, 1921, coll. « Documents sur la civilisation française ».

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Drieu La Rochelle, Pierre (1893-1945)

Critique littéraire à la NRF, Albert Thibaudet a pu noter que dans l’après-guerre « on délégua à Montherlant et à Drieu la Rochelle, pour représenter dans le roman et ailleurs le combattant qui revenait, une sorte de fonction collégiale ». L’importance du conflit dans la production des deux auteurs, leur référence commune à une morale héroïque et élitiste, justifie ce rapprochement. La parole de Drieu se base toutefois sur un vécu plus large que celui de Montherlant dont la participation effective aux combats fut tardive et très limitée. Son rapport à l’événement s’avère plus complexe qu’il n’y parait. L’analyse de cette voix atypique suppose de situer Drieu au sein de la génération des « vingt ans en 1914 », de revenir sur son parcours militaire puis sur la postérité de cette expérience fondatrice dans son itinéraire littéraire et politique ultérieur.
Pierre Drieu la Rochelle est né le 3 janvier 1893 dans « une famille de petite bourgeoisie catholique, républicaine, nationaliste ». Son patronyme d’allure aristocratique remonte aux guerres de la Révolution et à son arrière-grand-père, le sergent Drieu « dit la Rochelle ». Les descendants du grognard ont accédé au monde de la petite notabilité : juges de paix, pharmaciens, avocats. La branche maternelle est de bourgeoisie plus récente mais plus fortunée. Incarnation des valeurs d’une classe moyenne travailleuse et excessivement prudente, le grand-père Lefebvre, architecte parisien, a accumulé une solide aisance. Il a marié sa fille Eugénie à Emmanuel Drieu la Rochelle avocat d’affaire qui se révélera rapidement un coureur de dot peu scrupuleux. Fruit de cette union, Pierre Drieu la Rochelle connaît une enfance lourde de tensions, marquée par la peur du déclassement social provoqué par les frasques du père. La famille reporte sur le jeune Pierre tous ses espoirs. Elève du lycée catholique Sainte-Marie de Monceau, envoyé à plusieurs reprises pour des séjours linguistiques en Angleterre, il intègre après le baccalauréat l’Ecole libre des sciences politiques, pépinière des élites politiques et administratives de la Troisième République. Jeune homme en recherche de soi, il fréquente des étudiants de gauche comme Raymond Lefebvre et Paul Vaillant-Couturier qui se rallieront l’un et l’autre à la révolution bolchévique, mais reste plus attiré par la prose violente de Maurras et de Sorel. Il suit avec intérêt la création en 1911 du cercle Proudhon qui se veut le point de convergence d’un socialisme « français » dégagé de l’influence marxiste et des partisans d’une restauration nationale . Il partage avec les Jeunes gens d’aujourd’hui décrits dans l’essai d’Agathon le goût de l’action et le culte de l’effort physique . Drieu reste par contre insensible au retour vers la foi de certains de ses condisciples. Eloigné depuis le lycée d’une religion catholique qu’il assimile à la faiblesse, il professe une vive admiration pour la philosophie nietzschéenne dont il retient le rejet des visions providentielles ou progressistes de l’histoire et du rationalisme hérité du XVIIIe siècle.
En 1913 il vit durement son échec à l’examen de sortie de Sciences-Po : ses espoirs d’une carrière diplomatique sont ruinés. Refusant la session de rattrapage, il devance l’appel en rejoignant le 5e RI en garnison à Paris. L’expérience n’est guère enthousiasmante. Drieu en vient à désirer une guerre qui briserait la routine dans laquelle il s’englue et lui donnerait l’occasion de se ressaisir. Se distinguant du modèle brossé par Agathon, il refuse pourtant de suivre le peloton des élèves officiers et reste caporal ce qui le fait apparaître aux yeux de ses chefs, selon ses propres mots, « comme un bourgeois frileux, tire-au-flanc et pessimiste ». Au vu des textes contradictoires rédigés sur le sujet, il est difficile de connaître avec précision son état d’esprit lors de l’entrée en guerre. Dans un article rédigé pour le vingtième anniversaire de la mobilisation, il insiste sur la touffeur de l’été 1914 et la difficulté pour les contemporains de réaliser l’impact de l’événement . Dans ses poèmes de guerre publiés en 1917, il se montre plus sensible aux élans patriotiques qui secouent la capitale. Dans Genève ou Moscou en 1928, il évoque enfin le sombre pressentiment suscité par le geste d’un paysan breton illettré qui, au matin du 3 aout, brise la crosse de son fusil. « Tous les deux seuls, nous ressentions quelle violence nous faisait cette folie collective, l’insensibilité imbécile de ce grand corps abstrait du régiment qui, gonflé d’emphase, allait se briser huit jours après, comme une métaphore démodée sur les mitrailleuses du Kaiser, elles-mêmes brisées par le 75 . » Ces différentes réactions – étonnement, ferveur patriotique, inquiétude – le montrent partagé entre les différents pôles d’aimantation agissant sur l’opinion publique.
Le jeune homme « dont on avait peint les jambes en rouge » – allusion aux célèbres pantalons garance – va dès lors se confronter à différentes facettes de l’expérience combattante. Le 5e RI est ainsi engagé dans la bataille des frontières. Quittant Paris le 6 aout 1914, le régiment s’achemine vers la frontière belge au terme d’éprouvantes étapes de marche forcée sous un soleil de plomb. Lors d’une halte à proximité de Charleroi, Drieu dit avoir éprouvé une forte pulsion suicidaire. L’irruption d’un camarade dans la grange où il s’était retiré pour retourner contre lui son arme aurait interrompu son geste. Le jeune nietzschéen attendait que la guerre le hisse vers un idéal héroïque bien éloigné du piétinement des jours précédents au milieu des milliers de conscrits anonymes. Le baptême du feu du jeune soldat a lieu dans la plaine de Charleroi deux jours après. C’est à cette occasion que le caporal Drieu, soudain débarrassé de toutes ses inhibitions, dit avoir connu l’expérience la plus forte de son existence. Chargeant le fusil à la main, il entraine dans son sillage plusieurs de ses hommes aimantés par sa détermination. L’assaut le porte vers un moment de grâce qu’il comparera à l’extase des mystiques. L’illumination est pourtant fugitive. Les coups de buttoir de l’artillerie allemande précédent une vigoureuse contre-offensive qui disloque le dispositif français. Le 5e RI est contraint à la retraite. Les pertes sont lourdes. André Jéramec, le meilleur ami de Drieu depuis la rue Saint-Guillaume, fait partie des disparus. Drieu lui-même, blessé à la tête par un shrapnel, est évacué vers un hôpital militaire de Deauville.
Lorsqu’il repart pour le front, la guerre de mouvement a cédé la place à la guerre de position. Nommé sergent le 16 octobre 1914, Drieu est envoyé en Champagne, dans le secteur d’Hermonville. Blessé au bras le 28 octobre, Drieu rejoint l’hôpital militaire de Toulouse. En 1915, il est volontaire pour la campagne des Dardanelles. Embarqué à Marseille dans le 176e RI au début du mois de mai 1915, il passe cinq semaines sur l’île de Lemnos qui sert de base arrière au corps expéditionnaire. L’inutilité d’une opération mal conçue lui apparaît très tôt. Le séjour lui laisse un souvenir cuisant. « Etre pauvre, c’est être sale. J’ai des morpions que ma crasse engraisse. J’ai pioché et j’ai des ampoules. Mes muscles me font mal. J’ai soif tout le temps. Tondu et barbu, je suis laid. Je ne reçois pas de lettres. Je mourrai totalement oublié » écrit en 1934 le narrateur de la nouvelle Le voyage aux Dardanelles . A la fin du mois de juin, l’unité de Drieu est envoyée relever les troupes du camp retranché sur la presque-île de Gallipoli. Soumis au pilonnage d’artillerie d’un ennemi qui les surplombe, les combattants croupissent dans des conditions d’hygiène déplorables. La chaleur exacerbe la puanteur de l’air due à la décomposition des victimes des différentes vagues d’assaut que l’on n’a pu évacuer. La dysenterie gagne de jour en jour. Dans la nouvelle évoquée plus haut, la participation du narrateur à la campagne des Dardanelles s’achève avec la bataille du Kérévès-Déré qui allait tenter – vainement – de bousculer le dispositif ottoman. La correspondance de Drieu avec sa fiancée Colette, sœur de son ami André Jéramec, indique qu’atteint par la dysenterie il a été évacué avant l’assaut puis rapatrié à Toulon . Cette entorse à la chronologie vient rappeler qu’un texte littéraire, même quand il voisine avec l’autobiographie, s’inscrit dans un registre qui n’est pas celui de la simple déposition de témoin.
Le retour du front d’Orient a laissé Drieu dans un état de délabrement physique et moral avancé. Sa convalescence s’étend tout au long de l’automne 1915. Lorsqu’éclate la bataille de Verdun, il vient d’être versé dans la 9e Compagnie du 146e RI commandée par l’historien catholique Augustin Cochin. Son régiment rejoint le secteur des combats le 25 février 1916, le jour de la chute du fort de Douaumont. Son bataillon est à la pointe de la contre-attaque du lendemain. Le sergent Drieu découvre la guerre moderne dans toute son horreur. « Je m’étais donné à l’idéal de la guerre et voilà ce qu’il me rendait : ce terrain vague sur lequel pleuvait une matière imbécile. Des groupes d’hommes perdus. Leurs chefs derrière, ces anciens sous-lieutenants au rêve fier, devenus de tristes aiguilleurs anxieux chargés de déverser des trains de viande dans le néant… », notera-t-il dans la nouvelle Le lieutenant des tirailleurs . En fin de journée Drieu et ses camarades refugiés dans un abri bétonné endurent le déluge d’artillerie, les nerfs à vif, les pantalons souillés par la colique. L’arrivée d’un obus qui s’écrase sur la redoute tire à Drieu un hurlement qui épouvante ses camarades. Sérieusement blessé au bras, le tympan crevé, il est évacué vers l’arrière. Déclaré inapte au combat, il est affecté en décembre 1916 auprès de la 20e section des secrétaires de l’Etat Major à l’hôtel des Invalides. Il épouse le 15 octobre 1917 Colette Jéramec. Richement doté par son épouse qui lui a consenti une donation de 500 000 francs, Drieu s’étourdit un temps dans la vie de plaisir de l’arrière qu’il décrira de façon saisissante dans la première partie du roman Gilles intitulée « La permission ». Honteux de cette position d’embusqué, il passe à sa demande à la fin de l’année 1917 devant une commission qui le déclare apte à servir. Disposant d’importants soutiens – sa belle-famille est proche d’Alexandre Millerand – son retour au front se fait toutefois dans des conditions choisies. Il est ainsi affecté à la fin de l’été 1918 comme interprète auprès d’un régiment américain – il qualifie lui-même sa position de « demi-arrière ».
Les marques de la Grande Guerre seront durables dans le corps et dans l’esprit de Drieu. Il décrira avec précision médicale dans le roman Gilles les séquelles irréversibles de la « blessure sournoise au bras qui avait enfoncé son ongle de fer dans les chairs jusqu’au nerf et qui avait là surpris et suspendu le courant de la vie . » La frénétique quête des plaisirs à laquelle il se livre dans les années vingt procède visiblement d’une volonté de compensation par rapport aux souffrances endurées. Une partie importante de sa production littéraire tentera, par approches successives et parfois contradictoires, de dire au plus juste son expérience de la guerre. Dès l’automne 1917 il a publié chez Gallimard un recueil de poèmes Interrogation. La plaquette a été bien reçue par les milieux nationalistes qui retiennent surtout la célébration du combattant d’élite trouvant dans le conflit la jouissance supérieure du dépassement de soi. La censure s’alerte pourtant de deux poèmes « A vous Allemands » et « Plainte des soldats européens » dont le ton est jugé trop fraternel à l’égard de l’adversaire. L’écrivain ne cache pas non plus le cri d’horreur poussé lors du pilonnage de Verdun. Dans les textes de la maturité il accorde une importance croissante au versant tragique de l’événement. En novembre 1929, il envoie une lettre ouverte au critique Benjamin Crémieux qui l’avait cité dans un compte rendu du roman A l’ouest rien de nouveau d’Erich-Maria Remarque afin de reprocher à l’écrivain allemand d’ignorer tout ce que la guerre avait eu de noblesse . Drieu refuse qu’on l’oppose à Remarque : leur expérience n’est pas la même et ses propres écrits témoignent de l’ambivalence d’une expérience faite d’exaltation et de souffrances mêlées. Publié en 1934, le recueil La comédie de Charleroi lui permet d’unifier sa vision du conflit. La nouvelle éponyme paraît en prépublication dans la revue Europe alors dirigée par Jean Guéhenno. Dans ce texte, le narrateur, devenu secrétaire de la mère d’un camarade mort à Charleroi, revient à ses côtés sur le site du combat. La vanité d’une mère tyrannique désireuse de tirer un bénéfice moral et social de son deuil transforme en comédie ce retour sur les lieux de la tragédie. Si l’extase de la charge et l’idéal du chef ne sont pas oubliés, c’est le désenchantement qui l’emporte dans les textes rassemblés ici : les hommes « ont été vaincus par cette guerre. Et cette guerre est mauvaise, qui a vaincu les hommes. Cette guerre moderne, cette guerre de fer et non de muscles. Cette guerre de science et non d’art. Cette guerre de bureaux. Cette guerre de journaux. Cette guerre de généraux et non de chefs. (…) Cette guerre de civilisation avancée . »
Les recherches politiques de Drieu la Rochelle procèdent également des leçons tirées de la guerre. Dans l’essai Mesure de la France, publié en décembre 1922, il dénonce ainsi les faux semblants d’une victoire. Affaiblie par plus d’un siècle de malthusianisme et saignée par la Grande Guerre, la France n’est plus qu’une puissance déclinante, au cœur d’un continent fatigué. Le dépassement des patries est dès lors le seul moyen d’éviter le retour à la guerre et d’assurer un avenir aux peuples du vieux continent. Dans Genève ou Moscou en 1928 il soutient « l’effort admirable et fécond » d’Aristide Briand. A cette date, Genève, siège de la SDN et des organisations de coopération européenne, constitue de son point de vue la seule alternative à une intégration sous la tutelle autoritaire de Moscou. La grande crise des années trente et la montée des totalitarismes l’amènent à des révisions radicales. En 1933 dans une pièce de théâtre Le Chef il décrit la montée du fascisme dans un petit Etat d’Europe centrale. Il semble encore s’interroger : la force nouvelle est-elle une juste émanation du mouvement ancien-combattant ou une exploitation de celui-ci par des leaders démagogues ? Au lendemain du 6 février 1934 ses doutes disparaissent. Il est l’un des premiers intellectuels français à proclamer son adhésion au fascisme. Spectateur enthousiaste du congrès de Nuremberg de 1935, il adhère au comité France-Allemagne piloté par l’habile Otto Abetz. En 1936 il voit en Doriot l’homme fort capable de réveiller la société française et met sa plume au service du PPF dont il épouse la radicalisation en se ralliant à un discours antiparlementaire, xénophobe et antisémite. Au lendemain de l’armistice de 1940, il prend la direction de la NRF et, encouragé par son ami Abetz, en fait une tribune de la collaboration intellectuelle. Le souvenir de la Grande Guerre est invoqué dans ses plaidoyers pour une intégration de la France dans une Europe continentale rassemblée autour de l’Allemagne. « Après le retour d’une ancienne guerre, j’ai découvert que la force ne pouvait plus s’épanouir dans aucun peuple, que ce temps n’était plus celui des peuples séparés, des nations mais celui des fédérations, des empires », note-t-il ainsi dans le numéro d’avril 1942 de la NRF. Il s’émeut, lors d’une soirée à l’Institut allemand, de découvrir qu’à l’automne 1914 l’écrivain Jünger servait dans le même secteur du front que lui. Refusant de renier ses choix, il tente une première fois de se suicider quelques jours avant la Libération de Paris. Sauvé par ses proches, il renouvelle son geste, cette fois avec succès, le 16 mars 1945. François Mauriac qui fut son adversaire au cours de l’occupation publie un article dans lequel il dénonce la fascination pour la force de Drieu mais souligne le destin paradoxal de l’ancien combattant de l’autre guerre « ce garçon français qui s’est battu quatre ans pour la France, qui aurait pu mourir aux Dardanelles ».

Jacques Cantier, MCF Histoire Contemporaine, Université Toulouse le Mirail

Bibliographie :

Pierre Andreu, Frédéric Grover, Drieu la Rochelle, Paris, Hachette, 1979.
Jean Bastier, Pierre Drieu la Rochelle, soldat de la grande guerre 1914-1918, Paris, Albatros, 1989.
Jacques Cantier, Pierre Drieu la Rochelle, Paris, Perrin, 2011.
Jean-Baptiste Bruneau, Le cas Drieu la Rochelle entre écriture et engagement : débats, représentations, interprétations de 1917 à nos jours, Paris, Eurédit, 2011.
Julien Hervier, Deux individus contre l’histoire : Pierre Drieu la Rochelle, Ernst Jünger, Klincksieck, 1978.

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