Gadda, Carlo Emilio (1893-1973)

  1. Le témoin

Carlo Emilio Gadda naît le 14 novembre 1893, à Milan.  Il est le fils de Francesco Ippolito, issu de bonne famille lombarde, et d’Adelaïde, dite Adele, née Lehr, d’origine hongroise, épousée en secondes noces. La première épouse de son père était morte en 1867, dès la première année du mariage, en donnant naissance à une fille. On ne sait rien de cette demi-sœur aînée de Gadda. Adele et Francesco Ippolito donneront ensuite à Carlo Emilio une sœur, Clara, un frère, Enrico.

En 1899, Francesco Ippolito se lance dans la construction d’une maison dans la Brianza, puis dans la culture du ver à soie. Cette double entreprise provoque la ruine de la famille, qui, en 1904, doit retourner vivre à Milan, dans un appartement moins spacieux.

En 1909, le père de Gadda meurt. En 1912, Carlo Emilio obtient brillamment son diplôme de fin d’études au lycée. Malgré un talent certain pour les lettres, il s’inscrit à la Faculté d’Ingénierie de Milan, peut-être pour contenter sa mère.

En 1915, Gadda prend une part active à la campagne pour l’entrée en guerre de l’Italie, se joignant aux défilés, criant les slogans. La guerre est déclarée à l’Autriche-Hongrie en mai. En juin, il est appelé sous les drapeaux. En août, il commence à tenir un journal de guerre (Journal de guerre et de captivité), qu’il noircit jusqu’à son retour à la vie civile. Il ne rendra ses notes de soldat publiques que quarante ans plus tard.

Jusqu’en 1917, il alterne des périodes où il est à l’arrière et des séjours sur le front, où il prend part aux combats, en qualité de sous-lieutenant puis, au bénéfice d’une promotion qu’il a sollicitée, de lieutenant. Le combat le plus important pour lui, celui qui laissera la trace la plus profonde dans son journal, c’est celui qu’il ne livre pas : le 25 octobre 1917, lors de la déroute de Caporetto, il se rend à l’ennemi. Il sera déporté en Allemagne, à Rastatt, puis dans le camp de prisonniers de Celle, dans le Hanovre. Il sera rapatrié en janvier 1919. A son retour chez lui, il apprend la mort de son frère cadet, Enrico, tué aux commandes de son avion de combat.

En 1920, il finit de passer les examens que la guerre avait suspendus, et obtient son diplôme d’ingénieur électrotechnicien. Dans le cadre de son travail, il voyage beaucoup (Sardaigne, Argentine, Belgique, Lorraine, Ruhr, Sud-Ouest de la France…), tandis qu’il rêve de se consacrer entièrement à l’écriture. Il publie ses premiers textes dans la toute jeune revue Solaria en 1926. Cinq ans plus tard paraît un premier recueil de nouvelles et proses poétiques, La Madone des Philosophes, dont plusieurs évoquent la guerre. Puis, en 1934, un second recueil, le Château d’Udine, où, tandis qu’il affirme « l’impossibilité d’un journal de guerre », il confirme le bien-fondé des raisons de son interventionnisme. En 1940 et 1941, des pages du Château d’Udine seront reprises et publiées par le régime, qui y trouvait de quoi conforter la légitimité de l’annexion définitive de la Libye.

En 1936, sa mère meurt. Il s’engage dans la rédaction de ce qui est sans doute l’un de ses livres les plus importants et les plus réussis, La connaissance de la douleur. Le personnage principal, Gonzalo, est un ancien combattant de la Grande Guerre, maniaque, obsessionnel, odieux envers sa mère et toujours prêt à s’emporter face à la médiocrité d’autrui, opposée à sa propre grandeur insuffisamment reconnue.

En 1944, il entreprend de rédiger une sorte d’étude psychanalytique du fascisme, Éros et Priape, qui cependant tourne court. Il y est plusieurs fois question de la guerre, entreprise dont Gadda s’efforce encore d’assurer le caractère chevaleresque, qu’il tente d’opposer à la vulgaire brutalité fasciste. C’est sans doute de ne pas parvenir à maintenir une telle opposition qu’il doit renoncer à son projet.

En 1946, il livre à la revue Letteratura les cinq premiers chapitres de L’affreux pastis de la rue des Merles. L’année suivante, il travaille à une version de ce roman à adapter pour le cinéma. En 1951, il trouve un emploi à la RAI, auprès de la branche littéraire du Journal Radio. Ses conditions économiques d’existence, précaires depuis dix ans, s’adoucissent. L’année suivante, il devient collaborateur du « Terzo Programma », une émission culturelle radiophonique. Il quittera la RAI en 1955, l’âge de la retraite ayant sonné. La même année, il fait paraître un fragment (environ un dixième du texte total) d’Éros et Priape, ainsi que la majeure partie de son journal de soldat. En 1957, après plusieurs années de re-travail, il publie L’affreux pastis de la rue des Merles. Le roman est un succès. Gadda gagne en notoriété. Il presse, semble-t-il, les éditeurs de republier des textes anciens.

En 1961 paraît, sous le titre Date una carabina a un ragazzo… (Donnez une carabine à un jeune homme…), la réponse de Gadda à une enquête sur le fascisme menée par une revue : « Est-ce que le fascisme est fini ? » D’après ses réponses, Gadda semble penser qu’il reste du chemin avant qu’on puisse dire oui : il faudrait d’abord éliminer « le fasciste qui est en nous ». Les années soixante marquent aussi son désintérêt grandissant pour les publications de ses textes, que les éditeurs continuent d’assurer, et pour l’écriture elle-même. Il cesse toute activité d’écrivain plusieurs années avant sa mort – si l’on excepte des lettres à ses proches, qui ont cependant leur importance : dans les derniers moments de la correspondance que, depuis près de quarante ans, il entretient avec son cousin Piero Gadda-Conti, il est encore question, à mots couverts, de la Grande Guerre, tandis que planent les ombres du remords, la peur du jugement d’autrui, la peur du Jugement dernier.

Il s’éteint le 21 mai 1973, à Rome.

  1. Le témoignage

La particularité du témoignage que Gadda laisse dans son journal, c’est précisément qu’il ne témoigne pour ainsi dire jamais de la réalité de la guerre. L’enjeu moteur de l’écriture semble bien être dans l’effort d’exorciser l’effroi, l’horreur, le sentiment de l’absurde, la peur de mourir, et d’esquiver le risque constant de voir s’effondrer sa foi dans la justesse de cette guerre. Gadda met ainsi en place ce qu’on pourrait appeler des « stratégies de l’évitement ». Qu’il décrive avec minutie, avec un souci maniaque du détail, ses repas, ses occupations quotidiennes, ses menues dépenses ; qu’il entretienne avec emphase son lecteur de sa conviction guerrière, de son génie, de la grandeur de l’Italie et de ses grands auteurs (Leopardi, Manzoni, D’Annunzio) ; qu’il s’exhibe comme futur grand écrivain, notamment dans une prose dont la recherche formelle contraste souvent avec le chambardement qu’on imagine alentour ou, plus tard, avec les privations de la captivité ; qu’il dresse une apologie du devoir et le panégyrique de soi-même comme modèle de bon soldat, comme parfait serviteur du « règlement de discipline » – lequel énonce que « la personne du soldat doit disparaître face aux exigences du service et de la patrie » -, comme parangon de la « glorieuse devise : Perinde ac cadaver » (21 août 1916) ; qu’il se lance dans de virulentes, parfois sanguinaires diatribes contre ses camarades de combat, hommes de troupe, subalternes – plus rarement, et plus posément, contre des supérieurs (après Caporetto, l’incompétence de certains généraux est suggérée, mais elle est toujours associée à des tirades qui vilipendent la lâcheté des troupes) ; à chaque fois, Gadda parvient à endiguer l’émotion que l’expérience de la guerre cause, à n’y pas manquer, chez tout combattant. Entre refoulement (l’invective lancée sur les couards va de pair avec un déni de sa propre peur), détournement (les raisons objectives de craindre pour sa vie et de douter de la bonté de cette guerre sont déviées vers une souffrance exclusivement personnelle, supposément liée à une enfance exceptionnellement malheureuse et à un caractère exceptionnellement sensible) et sublimation (la rhétorique belliciste s’enfle d’autant plus que devrait s’imposer le constat de l’impossibilité ou de la vanité de tout héroïsme), Gadda compose une œuvre qui, entièrement inspirée par la guerre, n’en dit pourtant à peu près rien directement. Au détour d’une phrase, d’une transition surprenante, d’un aveu aussi soudain que rapidement escamoté, le lecteur pourra déceler, dans ses œuvres à venir, l’écho jamais éteint d’une hantise dont le Journal de guerre et de captivité ne témoigne que par ses remarquables silences.

Ces stratégies de l’évitement lui permettent, pendant plus de trois ans, de noircir des pages par centaines en évitant presque toute notation susceptible de mettre à mal la rhétorique interventionniste. Les exceptions sont fort rares : très peu de cadavres sont évoqués, un seul est décrit (un soldat italien dont le visage a été emporté par une grenade), et on ne rencontre qu’une seule fois un questionnement, n’occupant qu’une dizaine de lignes, sur les valeurs que cette guerre est supposée défendre : « Parfois, en pensant aux modalités de la guerre présente, que j’ai toujours jugée comme une nécessité, […] je vois dans cette guerre la perversion de certaines valeurs, qui semblaient désormais être des conquêtes sûres de l’humanité ». Ce questionnement ponctuel est du reste aussitôt relativisé par la formule qui le conclut : « mais mon jugement en ce sens est tout sauf définitif » (12 septembre 1916). Le fait est que dans son ensemble, le journal du soldat Gadda penche nettement du côté de l’apologie des vertus militaires, ou plus exactement militaristes et bellicistes. Une apologie qui, par ses excès mêmes, a quelque chose de forcé.

  1. Analyse

À partir du milieu des années Trente, Gadda conduira une critique féroce de la « pharaonisation » des paroles dominantes, de la « monolangue », de toutes les formes d’imposition d’une pensée unique par des formules obligées de langage – sans que cela l’empêche par ailleurs de signer et de publier, jusqu’en 1942, des articles où il dit les bienfaits (économiques, industriels, sociaux) de l’autarcie fasciste et des œuvres coloniales du régime. Or son journal de guerre et plusieurs textes postérieurs (au moins jusqu’au Château d’Udine) montre qu’il a lui-même été un adepte et une victime exemplaires des ravages de la rhétorique officielle. Bien qu’il ne fasse jamais lui-même explicitement ce lien, il est certain que c’est de sa propre expérience du conformisme et de l’endoctrinement que Gadda tire ses diatribes contre le culte du « verbe révélé » qui lui semble caractériser le fascisme. Avant que le fascisme ne l’institue pour la vie civile, l’armée en guerre l’avait érigé en dogme létal. La devise mussolinienne « croire obéir combattre » n’est que l’extension à la vie civile du principe inflexible de la hiérarchie militaire appliqué à grande échelle dans la tranchée de la Grande Guerre.

Il est des passages du Journal dont une étude attentive devrait pouvoir montrer qu’ils font directement écho, en temps réel, aux circulaires officielles de l’état major de l’armée en guerre. Gadda, qui dit collectionner ces circulaires, fait l’éloge de Cadorna (9 août 1916), dont la forma mentis supposée – une intelligence qui s’étend au-delà des formes visibles – annonce celle d’Ingravallo, le commissaire enquêteur de L’affreux pastis de la rue des Merles. Il s’identifie en tout cas avec les hautes sphères de la hiérarchie (comme le montrent notamment ses considérations sur les méthodes stratégiques qui auraient pu, selon lui, permettre à l’Italie de ne pas subir tant de revers contre l’Autriche et l’Allemagne), non avec le bas peuple des combattants (régulièrement honni pour ses comportements jugés indignes, en des termes qui rappellent de près ceux de Cadorna fustigeant les lâches et les velléitaires).

Gadda n’est pas seulement le relais acritique de la voix de la propagande et de l’état major. Il est aussi ­ – et cet aspect est typique de la position de l’écrasante majorité des intellectuels et artistes italiens de son temps, au moins jusqu’à l’entrée en guerre de leur pays – l’enfant de plusieurs générations successives éduquées, par le truchement de la grande littérature, à l’attente d’une « quatrième guerre d’indépendance », susceptible de parachever le processus unitaire. De Manzoni à Leopardi (avant l’unification), puis de Mazzini à De Amicis, à Carducci, à Pascoli, à D’Annunzio et, bien entendu, à Marinetti et aux Futuristes, milanais ou florentins, la littérature n’a cessé de prendre en charge l’exaltation de l’héroïsme guerrier dont doit sortir l’Italie future. Les traces de cette idéalisation potentiellement létale sont patentes dans le journal de Gadda : il considère que cette guerre est une « sainte guerre » ; il émet le vœu « que puisse être donnée à la patrie sa juste grandeur, sa forme pure et intacte ; que puisse être accordée à ses enfants fidèles la couronne de la victoire » (5 mai 1918) ; il vante la « mort utile et belle » au combat (12 septembre 1916) ; ou cite Virgile (Prospexi Italiam summa sublimis ab unda : « perché à la crête d’une vague, j’aperçus l’Italie », Énéide, Livre 6-357) en ouverture et en conclusion d’un des derniers livres de son Journal (année 1918), inscrivant le conflit dans une téléologie nationaliste dont le fascisme fera un dogme. À chaque fois, Gadda réactive un topos littéraire en même temps qu’il entérine un thème de la propagande de guerre.

Si on envisage son parcours d’écrivain, le Journal de Gadda se présente comme le creuset de contradictions internes qui ne seront jamais résolues ; c’est leur non-résolution même qui est le cœur dynamique de tout ce qu’il pu écrire ensuite, comme l’a bien vu Montale (Gadda est un « traditionaliste devenu fou »). C’est du conflit sans cesse rejoué entre l’ordre idéal que la guerre aurait dû illustrer et le monstrueux gâchis effectif qu’elle a provoqué que naît la page affreusement tourmentée qui est la marque la plus typique de cet écrivain. Mais le cas de Gadda déborde le champ strictement littéraire. Sans doute n’intéresserait-il guère l’historien si on ne pouvait voir dans son parcours et dans son œuvre une métonymie de l’aventure collective. Certaines pages du Journal préfigurent et apprêtent l’instauration d’un diktat univoque, un appel auquel le fascisme répondra bientôt (« Je voudrais être un dictateur pour les envoyer à la potence », lance-t-il le 31 juillet 1918, s’emportant de nouveau contre les soldats qui ont cédé à Caporetto et ont osé se réjouir de n’être pas morts). Au-delà de l’anecdote, la façon dont a été publiquement représentée la guerre (avant, pendant, après) a partie liée avec l’histoire de l’Italie. En l’occurrence, les silences, les magnifications, les dénis de Gadda sont ceux de toute une époque, de tout un pays qui n’a pas voulu porter le deuil de ses victimes, qui n’a pas su entendre ceux de ses écrivains qui témoignaient de la catastrophe collective, accordant au contraire ses faveurs à ceux qui, de la guerre, donnaient une image propre à accompagner et à légitimer la militarisation de la vie civile.

4. Pour aller plus loin

Livres de Gadda (par ordre de pertinence avec la question de la guerre) :

Journal de guerre et de captivité, trad. de Monique Baccelli, Paris, Bourgois, 1993.

Le Château d’Udine, trad. de Giovanni Clerico, Paris, Grasset, 1982.

La Madone des Philosophes, trad. de Jean-Paul Manganaro, Paris, Seuil, 1993.

La Connaissance de la douleur, trad. de Louis Bonalumi et François Wahl, Paris, Seuil, 1974.

Éros et Priape. De la fureur aux cendres, trad. de Giovanni Clerico, Paris, Bourgois, 1990.

L’Affreux Pastis de la rue des Merles, trad. de Louis Bonalumi, Paris, Seuil, 1963.

Sur Gadda et la guerre :

Il existe très peu d’articles et d’ouvrages disponibles en français sur Gadda et la guerre. On ne tiendra donc pas rigueur à l’auteur de cette notice de renvoyer à ceux qu’il a publiés sur cette question.

Ch. Mileschi, Gadda contre Gadda. L’écriture comme champ de bataille, Grenoble, ELLUG, 2007.

—-, « Gadda : grades et dégâts. Chronique d’une recherche du sens », Cahiers d’études italiennes, « Dire la guerre ? », n° 1, Grenoble, ELLUG, 2004.

—-, « Gadda et ses deuils impossibles », in Transalpina, N° 6, Le poids des disparus, Caen,  Presses Universitaires de Caen, 2002.

—-, « « La guerra è cozzo di energie spirituali ». L’esthétisation de la guerre dans l’œuvre de C.E. Gadda », in L’Histoire mise en œuvres, Saint-Étienne, Presses Universitaires de Saint-Étienne, 2001.

Autres :

« Préparatifs de guerre dans la poésie italienne », in La poésie italienne et la « Grande Guerre », (collectif), Toulouse, Collection de l’E.C.R.I.T., n° 8, Université de Toulouse-Le Mirail, 2005.

Christophe Mileschi, novembre 2008

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Hénin, Onézime (1863-1944)

1. Le témoin

Né en 1863 à Ambleny dans l’Aisne, village situé à une dizaine de kilomètres à l’ouest de Soissons dans lequel Onézime Hénin résidera jusqu’à sa mort, en avril 1944.

Cadet d’une famille assez aisée de six enfants dont le père était maçon. Fréquente l’école primaire jusqu’à 14 ans puis entre en apprentissage dans l’entreprise paternelle. Ce n’est pas un intellectuel mais un curieux : il observe et note ce qu’il considère comme les événements de la vie de son village durant la guerre.

Sculpteur amateur, il consacre son talent à la réalisation d’autels d’église, de calvaires ou de tombes. Culture religieuse fortement teintée de superstition. Il pratique régulièrement et fréquente assidûment l’église de son village.

Se marie en 1884 avec Stéphanie Hécart, également fille de maçon. Le couple eut deux enfants dont un seul survécut. Il parvient à s’enrichir du fruit de son travail et semble très attaché aux valeurs traditionnelles : le travail, la religion et l’attachement à la vie locale. Dès avant la guerre, les Hénin peuvent être considérés comme une famille aisée d’Ambleny où ils possèdent plusieurs maisons et de nombreuses terres. Bien qu’étant maçon de métier, son horizon culturel demeure avant tout celui d’un homme de la terre.

2. Le témoignage

Ambleny, le temps d’une guerre. Journal d’Onézime Hénin (1914-1918), Société archéologique, historique et scientifique de Soissons, 1993, 224 p. (avant-propos et introduction de Robert Attal et Denis Rolland).

Le journal – du fait du caractère redondant des notes au jour le jour – n’a pas été publié en entier.

Des annexes sont consacrées aux combats de mai à juillet 1918 dans la région d’Ambleny (pp 211-222)

L’ouvrage est illustré de cartes, photographies et documents d’archives évoquant le secteur.

Le journal est commencé dès le début de la guerre (25 juillet 1914). Son auteur semble être rapidement conscient qu’il va être témoin d’événements importants. Il s’arrête peu après la fin du conflit, le 31 décembre 1918. Seuls deux rajouts non publiés mentionnent très brièvement des événements évoquant le mois de janvier 1919.

A noter que l’auteur ajoutera à la fin (non publiée) de son journal un répertoire de 613 noms de soldats, tombés pour l’essentiel en juin et juillet 1918 et dont les corps ont été enterrés sommairement à Ambleny ou dans ses environs.

3. Analyse

Le témoin demeure à Ambleny durant toute la durée du conflit, à l’exception de la période du 30 mai au 25 août 1918 durant laquelle les habitants du village sont évacués par ordre de l’autorité militaire.

Il s’agit d’un témoignage de première main, écrit par un homme simple mais bon observateur du quotidien des civils et des militaires résidant ou venus au repos dans ce village de l’immédiat arrière front. Ses notations, souvent répétitives, ne sont jamais pour autant abandonnées ou réduites à leur plus simple expression. L’aspect local de la guerre est toujours privilégié.

O. Hénin ne s’interroge jamais sur les causes de l’irruption du conflit ni même sur sa portée dans le temps. Que cette guerre devienne mondiale et totale semble complètement lui échapper. A l’instar de l’agriculteur confronté à une catastrophe naturelle inévitable, il décrit presque au jour le jour les événements d’un quotidien qui devient au fil des mois empreint d’une banalité sinistre mais inéluctable. La guerre est là, il faut donc faire avec… Il s’agit avant tout de faire face, tout en s’efforçant de poursuivre au mieux ses activités du temps de paix. Deux bémols dans cette attitude de résignation face à la guerre : le sort du fils unique parti sur le front et, avec le temps, l’apparition de frictions et de tensions entre civils et militaires (chapardages et ivrognerie des troupes, conflits avec les autorités militaires lorsque des pratiques commerciales se mettent en place entre les civils du cru et les militaires).

Son témoignage repose pour l’essentiel sur des événements qu’il a vus ou qui lui ont été rapportés directement par des soldats qu’il a croisés dans son village natal lors des relèves de régiments. Il fait souvent preuve de discernement lorsque les déclarations des uns et des autres s’apparentent à des rumeurs sans fondement.

Ambleny, situé à moins de 3 km du front, subit jusqu’en mars 1917 des bombardements sporadiques. Ce village se retrouvera en première ligne au moment des combats de  juin et juillet 1918. A cette époque le village est complètement évacué. O. Hénin n’y fait un retour définitif qu’à partir du 25 août pour y constater l’ampleur des destructions.

P 22 : 25 juillet 1914, le témoin entend parler pour la première fois par son fils Gaston de l’éventualité d’une guerre. Il demeure assez incrédule et poursuit ses travaux aux champs. Son indifférence choque son fils, permissionnaire : « (…) Gaston n’était pas content de moi car je ne prenais pas fait et cause de sa situation et qu’il se rappellerait longtemps de mon insouciance.»

On notera ici que la perception de l’éventualité de la guerre diffère en fonction des générations. Cet aspect « générationnel » dans la perception du conflit se poursuivra durant toute la guerre (voir par exemple chez Gabriel Chevalier dans La peur).

P 23 : 1er août, « L’après-midi à 5 heures on sonne la grosse cloche à Ambleny, c’est un triste moment à passer, tout le monde quitte le travail pour rentrer à la maison, les gens font des provisions à l’épicerie (…) »

P 23 : 2 août, départ précipité du fils Gaston pour le front. Crise de nerfs du père qui n’a pu revoir son fils.

La famille reçoit rapidement une assez importante correspondance de ce fils unique, du moins dans un premier temps.

P 24 : 6 août, premières rumeurs sur les atrocité allemandes en Belgique. Arrivée de réfugiés en provenance de la région de Verdun.

P 25 : 8 août, rumeurs qualifiées de « fantaisistes » par l’auteur : Français à Mulhouse, pertes effroyables dans les unités françaises et allemandes. « (…) cela me fait frémir. »

P 27 : 16 août, nombreuse assistance à la messe où « on prie pour les soldats ».

P 29 : 24 août, passage de 3 trains de blessés à Ambleny, « nous sommes de plus en plus inquiets. »

P 30 : 29 août, les Allemands sont dans l’Aisne. Passage d’émigrés venant de Guise. Passage d’avions, « on sent que la guerre approche. »

P 31 : 30 et 31 août, arrivée des Anglais à Ambleny. « (…) nous cachons ce que nous voulons préserver du pillage, ou des flammes. » Départ de certains habitants.

P 36 : 1er et 2 septembre, occupation temporaire du village par les Allemands. Achat des troupes allemandes qui paient en marks. Les habitants « se racontent les orgies que les Allemands ont faites dans les maisons où il n’y avait personne. »

P 37 : 3 septembre, retour du maire et réquisitions allemandes : « ils ont pris beaucoup de literie, du linge et un peu de tout. »

P 38 : 5 septembre, retour de certains habitants. Le village se repeuple après une période de « calme épouvantable ».

P 38 : 6 septembre, reflux des Allemands. Une habitante est mal traitée par les Allemands qu’elle a voulu exclure de chez elle.

P 39 : 7 septembre, reflux de troupes du génie allemand mêlé de réfugiés « qui ont bien souffert et qui ont la terreur. »

P 40 : 10 septembre, « jour terrible », reflux massif de troupes allemandes.

P 40 : 12 septembre, arrivée des Français. Bombardement du village. Pillages importants accomplis par les troupes allemandes en repli.

P 43-44 : 20 septembre, « grande bataille de Fontenoy » : offensive des troupes françaises pour prendre pied sur le plateau de Nouvron où les Allemands se sont retranchés. Espionite : arrestation d’un électricien, exécution de deux habitants de Fontenoy, l’un d’eux hébergeaient des Allemands, un autre aurait fourni les plans des carrières de Tartiers aux Allemands.

P 60 : 8 octobre, évocation par un soldat de 1500 cadavres d’Allemands à enterrer et qui seraient morts lors des combats autour de la ferme de Confrécourt le 20 septembre.

Pp 60-61 : 10 octobre, « C’est d’abord Monsieur le Curé qui me dit allez-vous-en, ne venez pas par ici, car on va fusiller deux déserteurs. En effet aux Marronniers, quatre compagnies d’infanterie sont sur les rangs, les gendarmes vont conduire les deux malheureux dans Béron où aura lieu l’exécution, les fosses sont faites d’avance, ils y seront enterrés. Je ne suis pas allé, c’est trop triste. »

P 61 : 15 octobre, interdiction faite à des civils de se rendre dans leurs champs : espionite.

P 66 : 21 octobre, dégradation d’un militaire pour vol.

P 69 : 23 octobre, un habitant de la commune doit passer en conseil de guerre pour vol.

P 77 : 13 novembre, « On nous dit qu’hier nous n’avons pas eu de succès parce que le 305e de ligne n’a pas voulu marcher, c’est la troisième fois qu’ils refusent. »

P 79 : 18 novembre, « Parmi les soldats qui ont refusé de marcher à la dernière attaque de Fontenoy il y en a quinze en prison qui vont passer en Conseil de Guerre. Ils se sont blessés à la main gauche pour ne pas marcher. »

P 80 : 24 novembre, « Maintenant les Français bombardent simplement les tranchées allemandes sans faire d’attaque à la baïonnette car cela faisait mourir trop de monde. »

P 92 : 8 et 9 janvier 1915, « J’écoute causer les soldats qui parlent d’une attaque mais pas un ne voudra marcher. On peut supposer d’avance que ce sera un raté, enfin attendons et espérons. » ; « Chez nous à Ambleny, les soldats se montent toujours la tête au sujet de l’attaque qui doit avoir lieu. Ils ne veulent plus marcher du tout. Ces soldats n’ont pas de patriotisme, ils ne sont pas courageux, sales dans les cantonnements et n’aiment que boire du vin et de la gnôle. »

P 94 : 21 janvier, « Un nouvel engin de guerre Allemands (sic) jette la terreur dans les tranchées, c’est la minenwerfer (sic) qui fait des dégâts effrayants et rend fous les soldats qui ne sont pas touchés. »

P 104 : 26 avril, venue de Poincaré et de Joffre à Ambleny pour assister à une attaque sur le plateau de Nouvron.

P 155 : 7 décembre 1916, « A 9 heures du soir un petit ballon vient atterrir aux Fosses. Il est éclairé, la batterie contre avions qui est là l’arrête. Il contient une trentaine de kilos de journaux écrits en français, principalement « la Gazette des Ardennes », des vieux journaux invendus. On y trouve le nom de 70 prisonniers soldats français et ces journaux reprochent à la France d’avoir voulu la guerre. »

P 156 : 9 décembre, « Le 72e RIT s’en va, il est remplacé par le 25e territorial. Les habitants d’Ambleny regrettent les hommes mais pas les officiers surtout le colonel que l’on appelle « Déguisant ». Il avait la haine après les commerçants, il était plus sauvage que les Boches, il n’aimait que les femmes. »

P 166 : 18 mars 1917, les Allemands ont quitté le plateau de Nouvron. Repli sur la ligne Hindenburg. « Dans la matinée, on nous dit que les Boches sont partis, qu’ils ont abandonné Nouvron, Osly, Cuisy. On n’en croit rien. L’artillerie lourde du Soulier [hameau d’Ambleny] s’en va, beaucoup d’artillerie s’en va toute l’après-midi dans la direction de Fontenoy. On sait que nos troupes sont dans Nouvron et Osly. On entend encore quelques coups de canon mais au loin et un peu dans la direction de Soissons. Je vais bêcher derrière la Tour car il fait beau, je vois le soleil luire sur la côte de Tartiers et de Cuisy, cela émotionne en pensant qu’ils sont redevenus français, et l’on espère qu’Ambleny ne sera plus bombardé. »

P 169 : 20 avril, « Ici à Ambleny une compagnie de forçats de la Guyane est logée dans un baraquement derrière la ferme des Fosses, on dit que c’est pour travailler. »

P 169 : 1er mai, « Beau temps sec, le canon tonne sur Laffaux, il arrive à Ambleny beaucoup de malades. Des Sénégalais. »

P 169 : 2 mai, « Toujours du beau temps et du canon du côté de Laffaux. Les soldats qui étaient à St Bandry et Pernant [villages proches d’Ambleny] s’en vont, c’est un bon débarras pour nous car c’étaient de mauvais sujets, insolents et voleurs. Ils ont pris des poules, des lapins, paons et tout ce qu’ils trouvaient. Ils tiraient du revolver, des grenades et même de la mitrailleuse. C’était la panique dans St Bandry. »

P 170 : 25 mai, « Ici il y a un grand mécontentement parmi les soldats, le 228e qui est à St Bandry et ceux du Soulier [un hameau d’Ambleny] sont obligés de remonter en ligne au bout de 9 jours de repos, pourtant ils étaient ici pour 20 jours, ils veulent se révolutionner, malgré cela ils partent quand même à 7 heures du soir. »

P 187 : 30 mai 1918, « On reçoit l’ordre d’évacuer le pays. C’est pitié de voir les gens quitter leur maison avec une brouette ou un autre véhicule. Nous, nous partons avec le camion par Maubrun. Que c’est dur de dire au revoir à tout ce qu’on ne peut emmener de nos maisons. Tous les habitants sont partis aujourd’hui, nous, nous lâchons 48 lapins dans la cour et les chats, cela fait pitié de les laisser là. »Dans la suite du journal, les lieux d’évacuation où réside la famille sont qualifiés de « stations » comparables à celles d’un chemin de croix…

P 198 : 5 août, retour à Ambleny. Le village a subi de très importantes destructions. La famille Hénin s’installe dans l’une des ses maisons qui n’a pas trop souffert. La principale tâche sera désormais de sauvegarder et remettre en valeur le patrimoine endommagé.

P 204 : 11 novembre, « Signature de l’armistice, le soir les soldats tirent un feu d’artifices, en signe de joie. »

P 207 : 31 décembre, « Dernier jour de mon journal, car je ne vois plus rien d’intéressant à dire. »

4. Autres informations

D’autres témoignages évoquant le même secteur :

Bertier de Sauvigny Albert, Pages d’histoire locale. Notes journalières et souvenirs, réédition Soissonnais 14-18, 1994, 523 p.

Clermont Emile, Le passage de l’Aisne, Grasset, 1921, 128 p.

Etévé Marcel, Lettres d’un combattant (août 1914-juillet 1916), Hachette, 1917, 252 p.

Maurin Emile, Lieutenant Morin. Combattant de la guerre 1914-1918, Cêtre, 2002, 336 p.

Péchenard P.L. (Mgr), Le Martyr de Soissons. Août 1914-juillet 1918, Gabriel Beauchesnes, 1918, 432 p.

J.F. Jagielski, octobre 2008

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Lecompt, Andrée (1903-1998)

1. Le témoin

Andrée, Elodie, Irma Lecompt est née à Vendegies-sur-Ecaillon (arrondissement de Cambrai, Nord) le 16 février 1903. Son père était médecin à Vendegies, un notable, conseiller municipal. Sa mère était également issue d’une famille aisée. Andrée est la troisième et dernière enfant du couple après Suzanne (née en 1899) et Charles (né en 1901). Il est important de souligner qu’elle a 11 ans en 1914 et 16 ans en 1919. Après la guerre, elle épousera en 1928 le docteur Raison, successeur de son père. Elle est décédée le 6 novembre 1998.

2. Le témoignage

Sur le conseil de sa mère, elle tient un journal personnel à partir du 29 novembre 1914. Regrettant de ne pas l’avoir commencé plus tôt, elle va rajouter la page « 25 août 1914 », récit de l’entrée des Allemands dans le village. Elle n’écrit pas entre le 25 décembre 1914 et le 18 mars 1915, « interruption due à la paresse de l’auteur », signale-t-elle avec humour. Par la suite, les notes sont régulières, plus longues vers la fin. Le journal 1914-1919 occupe deux cahiers au format écolier, écrits à l’encre. Il va jusqu’à la signature du traité de Versailles et constitue donc ce qu’elle appelle « mon journal de guerre ». Elle reprendra la plume de 1920 à 1929, puis vers la fin de sa vie. Dans les années 1980, elle écrit un résumé de la période de guerre contenant quelques compléments.

Fanny Macary a travaillé sur le texte d’Andrée Lecompt et a réalisé Journal d’une jeune fille sous l’occupation (1914-1919), mémoire de maîtrise, université de Toulouse Le Mirail, 2003, 176 pages, illustrations. Le mémoire replace le journal dans son contexte (l’écriture de soi, la guerre, la région, l’enfance), en donne une analyse précise et fournit un précieux index thématique. Un deuxième volume de 159 pages donne la transcription intégrale du journal. Celui-ci avait été confié par le petit-fils d’Andrée pour que soit étudiée une éventuelle publication. Elle apparaît souhaitable, mais n’a pas encore été acceptée par la famille.

3. Analyse

La vie sous l’occupation a ses thèmes récurrents. Ce sont d’abord les réquisitions, accompagnées de fouilles pour découvrir ce que la population a caché. Andrée est bien placée pour décrire, par exemple, la « journée d’émotion et de vive inquiétude » du 2 novembre 1917, lorsque la maison, la cour et le jardin sont passés au peigne fin. Les Allemands découvrent des pommes, de la laine, du beurre, des bouteilles de vin, mais « nos deux plus importantes cachettes de vin et de cuivre leur échappèrent ». « Je reviendrai », conclut le brigadier. Il faut aussi loger des ennemis. La maison étant confortable, ce sont principalement des officiers. La population est sous surveillance ; il faut un passeport pour se déplacer ; lorsque l’on est pris sans cette pièce, on doit payer l’amende ou faire de la prison. Des habitants sont réquisitionnés pour le travail obligatoire. Les denrées se font rares, les prix augmentent. La survie est difficile. L’aide américaine ne suffit pas. Le problème du ravitaillement va subsister après l’armistice.

L’information est entre les mains des Allemands. Ils diffusent La Gazette des Ardennes qui « ne nous donne que de mauvaises nouvelles et papa est sombre et découragé chaque fois qu’il la parcourt ». On apprend qu’une grande bataille se déroule à Verdun, puis que la Russie a déposé les armes. L’offensive allemande du printemps 1918 est confirmée par le passage des troupes, croyant arriver à Paris (mars), puis découragées par les énormes pertes (avril). Le problème de la correspondance est moins aigu que dans les cas d’Albert Denisse et de Maurice Delmotte (voir ces noms) puisque toute la famille Lecompt est restée à Vendegies. Andrée exprime cependant son angoisse car on n’a pas de nouvelles de son parrain, soldat dans l’infanterie française. Pour correspondre indirectement, il faut passer par un intermédiaire hollandais, par la Suisse ou par les évacués vers la France.

Le journal d’Andrée Lecompt a cependant des couleurs particulières. Elle condamne l’occupation à plusieurs reprises : « Quels tracas ils nous causent ces maudits êtres, et quand serons-nous débarrassés d’eux ? » (13 avril 1915). « Quand donc serons-nous délivrés de ces barbares ? Car, bien qu’ils s’en défendent énergiquement, les Allemands en général sont des Barbares ! » (2 octobre 1915). « Quand donc reverrons-nous nos petits soldats et n’aurons-nous plus devant les yeux ces capotes grises ? » (4 mai 1916). Certains locataires se conduisent mal ; ils sont grossiers ou très froids. Mais la majorité laisse une bonne impression. La musique peut être un lien. En mai 1915, un motocycliste est jugé « très gentil ». Bientôt il est appelé par son prénom, Alfred, et les services qu’il rend sont appréciés. Le 8 décembre 1915, Andrée note : « Alfred est un peu inquiet en ce moment car tous les Allemands qui ne se trouvent pas sur le front doivent passer une revue médicale. On choisit les mieux constitués pour les envoyer dans l’infanterie. Souhaitons qu’il ne soit pas pris ! » D’une façon générale, vivant au contact des Allemands, on apprend leurs difficultés et celles de leurs familles qui ont faim. Les soldats sont tristes de devoir partir pour le front ; ils souhaitent la fin de la guerre : « Les soldats viennent du front et sont découragés. Ils ne demandent qu’une chose, c’est que la guerre finisse bien vite à n’importe quel prix. Ils disent que la vie dans les tranchées par ces temps d’hiver est terrible » (16 janvier 1917). Début 1918, La Gazette de Cologne ne cache pas qu’il y a des grèves en Allemagne, et Andrée écrit : « Le peuple est à bout, il ne veut plus continuer la guerre. L’état moral des soldats est maintenant frappant. Les officiers eux-mêmes ne craignent plus de montrer leur lassitude et ceux-ci sont les premiers qui parlent de la guerre avec tant de découragement, ils détestent les hautes têtes qui ont en main la direction des affaires et ils réclament la paix à tout prix. »

La jeunesse d’Andrée aura été marquée par des années d’ennui, d’angoisse pour des êtres chers : son parrain soldat qui connaît la même vie que celle que décrivent les Allemands ; pour son père pris en otage en décembre 1917, mais rapidement libéré ; pour sa mère, prise à son tour en otage en janvier 1918, envoyée en Allemagne et qui ne reviendra qu’en juillet. N’oublions pas le fond sonore que constitue la canonnade. Dès le 18 décembre 1914, elle note : « Journée calme et monotone. Seul le canon vient nous rappeler que nous sommes en guerre. » Puis, le 30 juin 1916 : « Toujours le canon. Le jour, la nuit, on entend sa lugubre musique. » En septembre 1918, « la canonnade est furieuse et semble se rapprocher » : c’est le signe que les Alliés avancent. Vendegies est alors évacué et commence une vie errante avec la « menace de mort suspendue au-dessus de la tête », qui est le bombardement de plus en plus intense. Il faut alors vivre comme des mendiants ; heureusement, le docteur Lecompt a un bon réseau de relations. Les Anglais arrivent ; on peut bientôt rentrer à la maison. Le 16 février 1919, Andrée écrit : « J’ai aujourd’hui 16 ans. Combien je me réjouis de ne pas être plus âgée, au moins je pourrai jouir encore longtemps de mes belles années et rattraper mon bonheur perdu depuis quatre années si longues. » En mars elle lit Le Feu de Barbusse qui la remplit, dit-elle, « d’horreur et de pitié ». En avril elle décrit un groupe de « prisonniers boches » à l’aspect misérable, tristes, affamés et ajoute : « Ce sont nos ennemis, par eux nous avons bien souffert, et malgré cela on a le cœur empli de pitié en pensant à leur malheur, eux qui ne peuvent penser à revoir leurs familles maintenant et qui mènent une vie misérable et sans liberté. » Enfin, le 28 juin 1919, la paix est signée et le « journal de guerre » d’Andrée Lecompt se termine.

Rémy Cazals, octobre 2008

Complément : D’après La Voix du Nord du 17 décembre 2014, un livre, Andrée Lecompt, mon journal, aurait été publié par Régine Meunier.

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Tremblay, Thomas-Louis (1886-1951)

1.   Le témoin

Thomas-Louis Tremblay est né le 16 mai 1886 à Chicoutimi (Québec) ; père capitaine de navire ; pendant ses études secondaires, Thomas-Louis Tremblay  est simple soldat dans la milice de Lévis. En 1904, choix plutôt rare de la part des Canadiens français, il s’inscrit au Collège militaire royal de Kingston (Ontario), dont la fonction est de fournir à la fois des officiers et des ingénieurs ; après trois ans d’études, il obtient en 1907 le diplôme d’ingénieur civil. Il devient alors employé par le chemin de fer Transcontinental ; en 1913, il est arpenteur-géomètre auprès de la province de Québec. Pendant toutes ces années, il demeure très actif dans la milice.

Au moment où débute la guerre, Tremblay rejoint l’active ; d’abord adjudant de la 1ère Colonne de munitions divisionnaire, il rejoint en mars 1915 le 22e bataillon (canadien français) en tant que commandant en second, avec le grade de lieutenant-colonel. Après plusieurs mois d’entraînement, départ du Canada pour l’Angleterre en mai 1915 où se prolonge la préparation ; le 15 septembre 1915, départ de Folkestone pour Boulogne. Arrivée en secteur de tranchées le 20 septembre, près de Kemmel, dans le saillant d’Ypres. Secteur de Flandres jusqu’à la fin août 1916 ; puis transfert dans la Somme et préparation d’attaque à partir du 10 septembre 1916 entre Albert et Bouzincourt ; 15 septembre, attaque de Courcelette grand succès des Canadiens français (p. 151) ; évacué pour maladie (hémorroïdes) et subir une opération, le 22 septembre 1916 ; après 4 mois d’absence, il retrouve son bataillon le 14 février 1917 en secteur  à Neuville-Saint-Vaast. 1er juillet 1917, secteur de Liévin. 15 août 1917, attaque de la cote 70 qui domine Lens. 18 octobre, transfert sur Ypres et Randhoeck, secteur qu’a déjà occupé le bataillon lors de son arrivée en France. 6 novembre 1917, force d’appui et de réserve durant l’attaque de Passchendaele dans un océan de boue ; 17 novembre 1917 retour sur Neuville-saint-Vaast ; durant l’offensive allemande d’avril 1918, le bataillon est déplacé pour boucher des brèches dans le dispositif anglais ; nouvelle évacuation de Tremblay pour raisons médicales du 15 avril au 31 mai et du 3 juin au 25 juillet 1918. Dans le secteur d’Amiens, préparation avec l’appui de chars (31 juillet-début août 1918) et participation à l’offensive générale ; entrée dans Cambrai le 9 octobre 1918 ; etc.

Il devient Brigadier-général à la 5e Brigade d’infanterie du 10 août 1918 au 9 mai 1919,  à la veille de l’embarquement pour le voyage de retour ; les hommes du bataillon sont démobilisés dix jours plus tard.

Après la guerre (1922), Tremblay retourne à la vie civile et occupe le poste d’ingénieur en chef et de directeur du Port de Québec jusqu’en 1936. Depuis 1931 jusqu’à sa mort en 1951, il est colonel honoraire de son régiment. Il reprend du service actif pendant la Seconde Guerre mondiale en tant qu’inspecteur-général pour l’est du Canada. Il décède à l’âge de 64 ans.

2.   Le témoignage

Thomas-Louis Tremblay commence son journal au moment de son affectation au 22e bataillon, le 11 mars 1915 et le clôt à la date du 20 décembre 1918 alors que son unité est stationnée à Bonn, en Allemagne.

Le document original est constitué d’une double série de carnets écrits en parallèle, sans doute pour des raisons de sécurité ; pour l’essentiel, les deux versions coïncident et, lorsqu’elles diffèrent, l’éditrice identifie le texte supplémentaire par un astérisque.

Conservé aux archives du Musée du Royal 22e Régiment, ce journal était resté inédit jusqu’à sa publication par Marcelle Cinq Mars, archiviste au Musée du 22e Royal Régiment, sous le titre : Thomas-Louis Tremblay, Journal de guerre (1915-1918), texte établi et annoté par Marcelle Cinq Mars, Outremont (Québec), Athéna éditions, 2006. L’éditrice précise que ce Journal n’a pas été rédigé pour être publié : « il le fait pour se remémorer et non pour expliquer » (p. 11). Cette caractéristique explique pourquoi un certain nombre d’annotations sembleront au lecteur un peu laconiques. D’autres silences sont en revanche un peu plus surprenants. Fort heureusement, l’édition de ce témoignage d’officier canadien est enrichie par le croisement d’éléments du Journal avec des extraits d’autres témoignages provenant de combattants ayant appartenu à la même unité, ainsi que par une mise en contexte à l’aide d’extraits d’ouvrages d’historiens.

Par ailleurs, le lecteur français s’étonnera peut-être du grand nombre de termes ou d’expressions anglais dans le texte ; cela témoigne de la prédominance de la langue anglaise dans l’armée canadienne.

3.   Analyse

Jusqu’à l’arrivée sur le sol français en septembre 1915, le Journal relate les préparatifs des Canadiens. L’arrivée de ces « Britanniques » parlant et chantant français à Boulogne suscite l’étonnement puis l’enthousiasme de la population. Ce débarquement « épatait les gens » dit sobrement Tremblay… « Le 22e bataillon fait sensation » écrit un autre acteur-témoin, Joseph Chaballe (p. 61). Les relations avec les civils sont globalement excellentes.

Au fil des mois les liens noués avec les civils dans les cantonnements sont forts : « Le pays où nous sommes est très familier aux anciens du bataillon ; nous renouvelons de vieilles connaissances parmi la population civile. […] Ces endroits nous rappellent de vieux souvenirs ; il reste un bien petit nombre des anciens. La population civile, surtout des femmes, est anxieuse de savoir où est un tel… tel autre… ces pauvres personnes pleurent en apprenant qu’au cours des deux dernières années, leurs vieux amis se sont fait tuer les uns après les autres en défendant leur liberté » (3 novembre 1917, p. 245).

L’honneur des Canadiens francophones : un enjeu spécifique du chef du 22e bataillon (et au-delà du premier ministre canadien, Cf. p. 283) ; un but de guerre…

L’un des premiers soucis de Tremblay, outre la bonne santé de ses hommes, consiste dans la « bonne tenue » de son unité ; faire honneur au Canada francophone ici placé sous le regard des Britanniques et des Canadiens anglophones est un des principaux buts de guerre des volontaires québécois : 20-21 septembre 1915 ; nommé officiellement Lieutenant-colonel le 26 février 1916, Tremblay est fier du comportement de son bataillon : « Mon bataillon représente toute une race [N.B. « race » est ici employé au sens de nation], la tâche est lourde » (p. 100)

Quelles que soient les situations, tout vaut mieux que de paraître flancher : à la veille de l’attaque de Courcelette Tremblay note dans son Journal : « Nous comprenons très bien que nous allons à la boucherie, la tâche paraît presque impossible avec si peu de préparation dans un pays que nous ne connaissons pas du tout. Cependant le moral est extraordinaire, et nous sommes déterminés de prouver que les « Canayens » ne sont pas des « slackers » [paresseux]. […] C’est notre première grande attaque, il faut qu’elle soit un succès pour l’honneur de tous les Canadiens français que nous représentons en France. Je peux facilement voir sur la figure de mes hommes ce qu’ils ne peuvent dire : leur enthousiasme, leur détermination. Tous mes officiers sont remplis d’ardeur, et il y a parmi eux des entraîneurs [meneurs] d’hommes parfaits » (15 septembre 1916, p. 153) ; voir également sur ce thème notes du 18 septembre 1916, p. 166 ; celles du 27 septembre 1916, du 12 octobre 1916, 27 novembre 1917 ; le 1er de l’an 1918 il écrit encore : « comme l’année dernière et l’année précédente, je leur souhaite de passer le nouvel an dans leur famille ; les anciens ont un sourire d’incrédulité ; ils se rappellent mes souhaits des années passées. Ces vieux soldats sont encore parmi les plus solides, ils sentent que l’honneur du bataillon repose surtout sur leurs épaules. Bah ! ils ont tellement sacrifié pour le bataillon, que le sacrifice est devenu une seconde nature chez eux. Leurs compatriotes comprendront-ils jamais la tâche pénible, dangereuse qu’ils se sont imposée afin que leur race ne soit pas considérée par les peuples au niveau ignominieux prêché par Lord Beaverbrook » (1er janvier 1918, p. 259) ; au moment où se joue la phase ultime de la guerre, Tremblay se plaint du rôle assigné à son bataillon : « Notre bataillon ne fait que suivre l’attaque, il est en réserve. Alors que nous devions être à l’attaque. […] La situation pratique au pays est peut-être la cause de ce désappointement ! ! » (5 août 1918, p. 281) Tremblay fait ici allusion à l’opposition violente des Québécois envers la loi instituant la conscription en mars 1918 (Cf. p. 283)

Autre facteur important dans la conduite des hommes, le sens de l’honneur viril : deux éclaireurs du bataillon ont placé des explosifs sous les barbelés allemands : « deux canayens (canadiens) avec du poil aux pattes » (1er mars 1916) ; l’un d’eux est ensuite décoré par un général français ; après avoir été félicité par Tremblay, il se serait écrié : « Colonel y a pu rien à faire, y faut que je me fasse casser la gueule », une phrase que le colonel considère digne d’être consignée dans son carnet.

Tremblay est un chef respecté et admiré ; sa bravoure n’est pas mise ne doute par ses hommes ; de fait, il est très attentif à leurs conditions de vie et à leur moral : Tremblay visite régulièrement les tranchées ; il organise les travaux de mise en état de défense des tranchées ; il alterne visites des tranchées et travaux de bureau. Il proteste par exemple contre la mise en mouvement de ses troupes qui, venant d’être vaccinées contre la paratyphoïde, sont malades et pour beaucoup en proie à la fièvre ; il fait observer qu’ « il n’est pas humain de demander aux hommes une marche semblable. Ces démarches de ma part n’ont pas de succès…. » (2 avril 1916) ; il fait alors en sorte que des autobus et des ambulances suivent le bataillon durant sa marche ; il montre constamment l’exemple : « j’ai marché moi-même en tête du bataillon suivi de mon cheval… » (3 avril 1916) ; lors de l’attaque de Courcelette, il guide ses hommes jusqu’à leurs positions de départ sous le barrage allemand (15 septembre 1916, p. 152). Visite plusieurs fois par jour ses hommes qui tiennent les tranchées sous une avalanche d’obus asphyxiant (29 avril 1917, p. 208)

Cependant en tant que chef, d’autres préoccupations sont présentes : l’esprit de compétition et la course à la gloire règne parmi les commandants, Cf. notes du 27 mars 1917, p. 199 ; celles du 1er juillet 1917, p. 219 ; les soucis de promotion sont également exprimés : « Je crois que la raison pour laquelle Ross me passe par-dessus est qu’il y a trois bataillons anglais dans la brigade contre un seul bataillon de Canadiens français. La Franc-maçonnerie a aussi dû jouer une grande influence… » (23 juillet 1917, p. 225)

Alliés : frictions entre Anglais et Canadiens : des rixes fréquentes opposent des soldats des deux nations, Cf. notes du 24 octobre 1915 ; idem, 17 juillet 1916.

Au Havre, du 24 janvier au 11 février 1917, Tremblay voit arriver le contingent portugais : « j’ai vu un grand nombre de ces Portugais, et ils ne m’inspirent pas confiance : ce sont généralement de tous petits hommes chétifs ; sales, hautains ; qui se réclament beaucoup de leur histoire militaire, et qui sont destinés à gagner la guerre. Je me demande quelle tenue ils auront sous une avalanche de Bertha Krupp. Pauvres diables ils ne savent pas encore ce que c’est que la guerre ! ! » (p. 189)

L’absence de remarques et de commentaires concernant les autres secteurs du front, à l’exception de celui tenu par les Britanniques est notable. Ainsi, alors que la prise de Vimy le 9 avril 1917 est décrite et saluée comme un grand succès canadien, on ne trouve aucun écho de l’offensive Nivelle sur le Chemin des Dames.

La lutte contre l’eau et la boue qui envahissent les tranchées et les rend intenables (novembre 1915) ; boue jusqu’au ventre (12 mars 1917) ; début novembre 1917, attaque de Passchendaele dans une mer de boue ;

Premier Noël sur le front : « Après cette messe, les hommes ont leur réveillon dans leurs quartiers respectifs, et les officiers au couvent de Locre » (24 décembre 1915) ; « Les hommes ont reçu aujourd’hui leurs cadeaux de Noël, et tous sont heureux comme des princes » (25 décembre) ; troisième Noël : « […] Les nouveaux hommes sont bruyants, les anciens plus ou moins moroses ; ils commencent à croire que cette maudite guerre ne finira jamais. Comme l’année dernière et l’année précédente, je leur souhaite de passer le nouvel an dans leur famille ; les anciens ont un sourire d’incrédulité… » (1er janvier 1917) ; la lassitude est perceptible et perçue chez les volontaires des premiers jours.

Les différences pouvant exister entre les secteurs sont parfois importantes : « Le bataillon que nous avons visité (des Ecossais) perd en moyenne 80 hommes par tour de tranchée : nous sommes habitués à n’en perdre que cinq ou six. L’avenir ne s’avère pas brillant… » (19 mars 1916)

Description du secteur de Saint-Eloi durant la bataille des cratères : tranchées quasi inexistantes ; plus de végétation ; « air saturé d’une odeur qui prend  à la gorge, en raison de tous ces morts que l’on voit partout, et qui sont déjà en décomposition… » (10 avril 1916)

L’effet des informations sur le moral des troupes : « […] les Russes ont remporté une grande victoire en Galicie […]. La joie est dans le camp, toutes nos fatigues sont oubliées. » (12 juin 1916) ; à noter que la bataille de la Somme engagée le 1er juillet n’est pas mentionnée avant le 25 août 1916 : « nous nous préparons maintenant à notre départ prochain pour la Somme où les hommes se font tuer par milliers ». (p. 143)

Pratique sportive : matchs de base-ball entre officiers de plusieurs bataillons (22 juin 1916).

Gaz : à cause des vents fort changeants, Tremblay doit renoncer à lancer les gaz accumulés dans sa tranchée : « […] avec regret, car elle promettait bien. Tous les soirs il y a une centaine d’Allemands qui travaillent à « Picadilly Farm » : nous aurions gazé tous ces gens-là et aurions dû faire un bon nombre de prisonniers » (14 juillet 1916) ; mais le port prolongé du masque « aigrit les hommes » (p. 208)…

Combinaisons infanterie-aviation (16 août 1916) grâce à des chandelles allumées dans des trous de la tranchée (p. 140)

Violence et sur-violence

Plusieurs cas de shell-shock (8-10 juin 1916) ; 19 septembre 1916 ; 1er mai 1917 ; 24 septembre 1917 ;

Combat rapproché ; patrouille dans le no man’s land : « La patrouille du Sgt. Pouliot a rencontré une patrouille allemande de la même force dans le No Man’s Land en face du cratère N°1. Sans hésitation nos hommes ont attaqué les Allemands à coups de grenades et de revolvers, leur prenant deux prisonniers et en blessant une couple d’autres qui ont réussi à se sauver » (4 juillet 1916) ; décorations et primes pour les hommes de la patrouille (p. 132, note 74) ; attaque de Courcelette : « Nous avons presque immédiatement rencontré des Boches, qui n’ont pas souffert longtemps. [un autre témoin relate que les Allemands qui se rendent sont systématiquement massacrés, Cf. note 100, p. 155] Les hommes ont la rage au cœur et pour cause. N’avons-nous pas vu hacher le tiers du bataillon, nos camarades, au cours de la dernière demi-heure… » (15 septembre 1916, p. 155) ; il faut relever le lien établi entre un taux de pertes extrêmement élevé subi par cette unité durant son approche sous le barrage allemand et la fureur destructrice qui suit immédiatement la prise de contact ; ce combat est la première véritable attaque des hommes de Tremblay ; la terreur emmagasinée durant une approche particulièrement meurtrière se libère et conduit de nombreux hommes à massacrer des hommes désireux de se rendre ; cependant, ce moment de paroxysme dépassé, on fait à nouveau des prisonniers (Cf. p. 156-157, 159 et photographie p. 159) ; voir aussi p. 232. À noter que lors de la libération de Valenciennes : « la population civile est tellement montée contre les Boches qu’elle bat les prisonniers au passage » (5 novembre 1918, p. 303)

Prisonniers allemands bombardés par leur artillerie alors qu’ils transportent des blessés canadiens : « Afin de protéger nos blessés, j’ai donné [précise Tremblay] un pavillon de la Croix-Rouge à un sergent-major allemand avec instruction de le porter haut afin qu’il soit bien vu. Comme escorte, il y a deux messagers à la tête de la colonne et deux hommes fermant la marche. Ils n’étaient pas plutôt partis qu’ils ont été aperçus par les Allemands, qui ont raccourci leur barrage d’artillerie tuant ou blessant une trentaine de prisonniers et finissant plusieurs de nos blessés… » (bataille de Courcelette, 16 septembre 1916); que penser de cette action ? Les tirs sur les blessés et les antennes de la Croix Rouge sont souvent avancés pour attester de l’hyperviolence de la guerre structurée autour d’une haine profonde de l’ennemi. Dans le cas ici rapporté, il est peu probable que les artilleurs allemands aient déclenché ce tir en toute connaissance de cause, c’est-à-dire en sachant qu’ils tiraient sur leurs propres hommes. Plus en arrière, à l’hôpital de campagne, « le Sgt. Casgrain est en charge de l’hôpital où il y a plus de 200 blessés, il dirige très intelligemment ses subordonnés qui sont les deux docteurs allemands et dix brancardiers allemands que nous avons gardés avec nous… » (p. 160) ; Tremblay « fraternise » avec ces deux médecins (17 septembre 1916, p. 163).

Comme beaucoup d’autres témoins, il arrive à Tremblay de plaindre l’ennemi : « […] je plains presque les Boches qui se font massacrer, comme nous un jour… Ce trouble n’a cependant pas été de longue durée et nous avons suivi cette opération avec le plus grand intérêt… » (28 avril 1917, p. 207).

Autres contacts furtifs avec l’ennemi :

Saint-Sylvestre 1915 : « À minuit ce soir nous entendons chanter dans les lignes allemandes, et certains instruments de musique. Les Boches fêtent la nouvelle année, mais du moment qu’ils se montrent la tête pardessus le parapet, nous les saluons par une volée et avec nos mitrailleuses ».

1er janvier 1916 : « L’artillerie a été assez active, cependant l’infanterie n’a pas tiré un seul coup de feu. Le soldat Brunelle qui fait de l’observation pour la brigade a traversé le No Man’s Land froidement en plein jour. Il a causé pendant quelques instants avec les Boches, il nous est revenu chargé de boutons, badges, etc. ce qui identifie l’ennemi en face de nous. Son but était de reconnaître un endroit dans la tranchée ennemie que nous soupçonnons près du Petit Bois. Il rapporte l’entrée d’un puits à  cet endroit probablement une mine. Brunelle a été très hardi, il l’a fait dans un bon but ; cependant, il est sous arrêt ce soir. Il lui fallait une autorisation… »

Un propos désabusé sur la guerre : « On me rapporte que la brigade compte à peine la valeur d’un bataillon. Enfin une ère de folie règne en Europe : il est impossible de raisonner les causes de tels sacrifices. On se fiche tout simplement de la logique, on ne raisonne pas. » (26 octobre 1916, p. 178) ; d’autres notations contredisent ce je m’en foutisme.

Révolte contre les attaques « criminelles » : ce matin, nous avons été témoins d’une scène terrible, criminelle… Il y a des centaines de morts, et de blessés dans la No Man’s Land et jusque dans les fils barbelés allemands. Les survivants de ce massacre nous racontent qu’ils ont subi un bombardement terrible avant l’attaque, et que pendant l’attaque, ils ont marché sous un feu intense de mitrailleuses. Ceux qui ont réussi à se rendre aux tranchées allemandes les ont trouvées remplies de Boches prêts à les recevoir au bout de la baïonnette. Vers les 10 heures du matin, un colonel Bavarois a offert un armistice de quelques heures qui a été accepté afin de permettre l’évacuation des blessés. Les Allemands transportent nos blessés jusqu’au milieu du No Man’s Land où nos hommes vont les chercher… » (28 février 1917, p. 194)

La discipline : après Courcelette, et pendant son congé de maladie, Tremblay ne cesse de prendre des nouvelles de son bataillon ; il s’inquiète à plusieurs reprises d’un relâchement de la discipline attribué aux renforts venus combler les pertes causées au bataillon et à la présence de « femmes légères » (14 novembre 1916, p. 179) : « Le nouveau bataillon a dans ses cadres un trop grand nombre d’hommes plutôt dégénérés, qui n’ont pas l’esprit de corps que nous avions développé chez nos hommes jusqu’à Courcelette » ; le bataillon est alors à Bully-Grenay à quelques milles au nord de Lens. Ce secteur est très tranquille et les pertes sont légères. Fosse 10 où le bataillon va cantonner quand il est en réserve a trop d’attraction et cause toujours beaucoup d’ennui » (20-31 décembre 1916, p. 185)

« Le 9 janvier [1917] j’ai passé mon deuxième examen médical et me suis fait déclarer « fit » [apte au service] quoique je ne sois pas complètement guéri, étant encore sous traitement. Il y a beaucoup d’absences sans permission au 22e et le général Turner est anxieux que je retourne en France au plus vite » (p 187). Une lettre qui valut à son auteur 4 mois de travaux forcés apporte d’autres éléments d’explication : le soldat exprime le sentiment d’abandon ressenti par les hommes quand des chefs comme Tremblay s’absentent durablement du bataillon ; les nouveaux chefs n’ont pas l’aura ni la réputation de compétence de leurs prédécesseurs ; enfin, la colère contre les Anglais est toujours là ; les Canadiens ont le sentiment d’être systématiquement sacrifiés aux missions les plus meurtrières par le commandement britannique (Cf. extrait de lettre, p. 192).

Reprise en mains du bataillon : « inspection minutieuse du bataillon, qui n’est pas du tout satisfaisante, suivie d’instructions sévères sur la tenue, la discipline, l’équipement, les absences sans permissions. L’esprit de corps si remarquable au 22e avant la Somme n’existe pas, il faut de toute nécessité le ressusciter » (2 mars 1917) ; « Exercices toute la journée en vue de raidir la discipline. Inspection… […] Réunion spéciale des officiers […] Instructions sévères rappelant aux officiers le devoir de chacun, attirant leur attention sur l’état pitoyable du bataillon, leur indiquant les moyens à prendre pour remédier à cet état de choses et les avertissant que des mesures sévères seront prises contre les officiers ne remplissant pas leurs fonctions pleinement » (3 mars 1917) ; deux soldats exécutés le 3 juillet 1917 (on peut noter le silence de Tremblay sur ce point) ; la reprise en mains continue : « Messe à 11 hrs ce matin sur la lisière du bois de Riaumont. Le sermon est fait par le major Fortier qui, sur ma demande, traite des absences sans permission qui sont encore nombreuses. Après la messe, je parle au bataillon moi-même sur ce sujet indiquant aux hommes la gravité de cette offense, et les peines terribles encourues par ceux qui s’absentent sans permission. À l’avenir tous les absents sans permission seront traduits devant une cour martiale pour la première offense. Trop de braves gens ont sacrifié leur vie pour l’honneur de leur bataillon pour qu’aujourd’hui on permette à quelques insoumis de le déshonorer. Le sermon du père Fortier a créé une forte impression sur tous les membres du bataillon. Un grand nombre de femmes de mœurs très légères sont la cause du mal : la grande majorité du bataillon se comporte très bien. C’est le petit nombre qui nous cause tous ces ennuis » (15 juillet 1917, p. 222-223). Autres silences sur l’exécution de deux soldats le 3 juillet 1917, jugés coupables de désertion ; et sur celle d’un autre (exécuté le 15 mars 1918) ;

En permission à Paris : « Nous n’avons pas tous le même sort. Quel contraste entre la vue d’ici et celle du front. Même en temps de paix, je ne désirerais rien de mieux que de passer ma vie ici au grand Opéra ce soir. » (26 mai 1916) ; Tremblay passera plusieurs permissions à Paris, ville qu’il affectionne particulièrement. Tremblay assiste aux funérailles de Galliéni (1er juin 1916) ; nouvelles notes sur les Parisiens, le 24 novembre 1916 : « J’avoue que j’ai été grandement surpris, et que je n’aurais jamais cru que les Français aient pu devenir si froids… » (p. 182). Apprenant le succès de Verdun : « Le peuple lisait les placards sur les boulevards, et tout naturellement, sans la moindre émotion visible, témoignait froidement de son contentement. « On les aura », était le dicton populaire… « Un corps d’armée de moins », disaient d’autres… et ainsi de suite Réellement j’aime bien les Français » (p. 182)

Tremblay poursuit ce qu’il appelle son analyse du moral des Parisiens qu’il assimile aux Français : « Les Français suivent la guerre de très près, ce qui est bien naturel car chaque jour des centaines des leurs se font hacher par la mitraille. Ils réalisent [comprennent] qu’ils leur faut gagner cette guerre ou devenir les esclaves des Allemands. Les Français préfèrent la mort, si […] la ruine totale de leur pays, à l’esclavage… » ; on se gardera de tirer des conclusions générales de ces affirmations ; comme de nombreuses autres du même type, cette analyse ne vaut que pour l’étroit milieu fréquenté par Tremblay durant sa convalescence et nous renseigne assez peu sur le moral et les sentiments des Français ; dans quelques mois, de nombreux Français vont d’ailleurs apporter un cinglant démenti à l’affirmation selon laquelle ils « préfèrent la mort ».

Femmes : « Les hommes sont cantonnés la majorité dans des granges couchant sur la paille. Les officiers sont dans des maisons couchant dans des lits. Quel luxe ! ! On sent que tout le monde est heureux et il fait tellement beau ; nous sommes dans la pleine campagne, et jouissons de la plus grande tranquillité sans responsabilité etc., etc. Les jeunes femmes et les jeunes filles sont très recherchées. Elles sont presque toutes très laides, cependant nous sommes aveuglés, nous les trouvons très bien ! ! Elles nous rappellent de si bon souvenirs… ne reverra-t-on jamais le pays ! ! ! ! C’est très amusant de voir l’empressement de tous ces hommes à vouloir rendre service, se rendre utiles à nos cousins de France ; attraper un regard, un sourire… Enfin ils sont comme le chien fidèle qui regarde son maître prêt à tout faire pour lui procurer son attachement. Ces sentiments sont bien compréhensibles ; car ces hommes ont vécu une vie qui n’est pas humaine et le contraste est tellement grand… » (2 juin 1917, p. 213)

Maladies vénériennes (9 août 1917, p. 227) ;

Femmes fantasmées : « […] presque toutes nos tranchées portent le nom des actrices les plus populaires en Angleterre. J’ai visité aujourd’hui Piggy-Gaby-Gladdys-Doris-Dorothy-Doris […] Les dug-outs sont remplis de photos, de ces fameuses artistes, dans leurs poses les plus populaires ; ce sont des reines muettes qui se font faire la cour par les centaines d’hommes qui se succèdent sans interruption jour et nuit… » (21 septembre 1917, p.240)

Début novembre 1917, attaque de Passchendaele dans une mer de boue ; de nombreuses pertes mais le 22e bataillon ne prend pas part à l’attaque; Tremblay visite un hôpital : « Plusieurs officiers [blessés] me souhaitent la chance qu’ils ont eue « un beau blighty » [équivalent de la fine blessure, suffisante pour être évacué, mais à la gravité modérée] » (6 novembre 1917, p. 247)

Tir « ami » de l’artillerie (p. 265)

Angoisse perceptible lorsque se déclenche l’offensive allemande : « l’avance allemande est phénoménal » (23 mars) ; « leur offensive a été formidable, elle a pratiquement annihilé la 5e Armée anglaise. La situation est grave ; nous nous attendons de partir d’un moment à l’autre pour le théâtre où se joue probablement la partie décisive » (25 mars 1918)

Propagande : prises de vues scénographiées pour les actualités cinématographiques (2 juin 1918, p. 278).

Frédéric Rousseau, octobre 2008.

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Delmotte, Maurice (1873-1955)

1. Le témoin

Maurice Célestin Delmotte est né le 24 décembre 1873 à Paillencourt (département du Nord), village situé au nord de Cambrai. Il est le quatrième enfant et le premier garçon d’une famille qui va compter un autre garçon et deux autres filles. Milieu de cultivateurs aisés, très catholiques. Il fait ses études au lycée Notre-Dame de Cambrai et obtient le baccalauréat. Mariage en octobre 1908. Ses trois enfants naissent en 1909, 1911 et 1912. Le dernier deviendra prêtre. Maurice Delmotte achète une brasserie et il ajoute son exploitation à celle de la ferme familiale. En 1914, la famille Delmotte est installée à Fontaine-au-Pire près de Beauvois-en-Cambrésis.

2. Le témoignage

Comme Albert Denisse (voir ce nom), Maurice Delmotte est resté en août 1914 pour protéger ses biens, et il a envoyé sa femme et ses enfants à Boulogne. Son journal représente donc la conversation presque quotidienne avec son épouse : « Heureuse es-tu [de ne pas être restée] », écrit-il, ou encore « Chère Guite ». Toute la première partie de ce journal est perdue. La deuxième partie, qui va du 6 septembre 1916 au 29 septembre 1918, a été rédigée sur un ancien livre de comptes de la brasserie. Le document a été trouvé dans les décombres de la maison Delmotte par un officier néo-zélandais, Lindsay Inglis (1894-1966), en octobre 1918, lors de l’avance des Alliés, le village ayant été évacué par ses habitants. Ce journal se trouve actuellement à la Bibliothèque nationale de Nouvelle-Zélande dans les Lindsay Inglis Papers, avec une traduction en anglais par le découvreur lui-même, et des lettres de l’officier à sa fiancée pendant la guerre. Il a été retrouvé par Nathalie Philippe à l’occasion d’une recherche pour l’exposition « All Quiet on the Western Front ? » en 1998. L’enquête en France a fait apparaître un deuxième journal de Maurice Delmotte, écrit après la guerre pour compenser la perte du premier. Il est plus court, moins détaillé, mais donne quelques informations sur la période 1914-1916. Intitulé « Ecoute, Andrée », il est destiné à sa fille, comme le premier journal était destiné à sa femme.

Dans son livre Vie quotidienne en France occupée : journaux de Maurice Delmotte 1914-1918, Paris, L’Harmattan, collection « Mémoires du XXe siècle », 2007, 287 p., illustrations, index, Nathalie Philippe donne le texte intégral des deux journaux ainsi que quelques documents complémentaires parmi lesquels le récit de la découverte du premier texte par Lindsay Inglis.

3. Analyse

Le contenu du journal de Maurice Delmotte est proche de celui d’Albert Denisse, mais moins nourri. Un des problèmes, exposé fréquemment, est celui de la séparation et du manque de nouvelles. Celles de la famille arrivent difficilement et avec un délai considérable : « Ce matin 9 juillet [1917], nous avons eu une heureuse surprise : un mot de toi par la Croix Rouge, qui dit qu’on pense à nous là-bas ! Que les petits grandissent. » Même difficulté pour avoir des nouvelles exactes du déroulement de la guerre. Maurice Delmotte connaît cependant les propositions de paix du Kaiser [16 décembre 1916] et il ne croit pas à leur sincérité : « c’est une façon à Guillaume de faire voir à son peuple qu’il fait la guerre malgré lui ! » Il note aussi les deux révolutions russes, le 19 mars et le 14 novembre 1917. L’afflux de troupes allemandes en mars 1918 annonce une grande offensive, et l’afflux des blessés est le signe visible qu’il y a eu « un carnage épouvantable ».

La vie matérielle devient de plus en plus difficile. Les réquisitions allemandes concernent tous les produits, jusqu’à l’absurde : « livrer des noix alors qu’ils ont abattu les noyers ; coucher douillettement les officiers alors qu’ils ont pris les matelas ». On maigrit (p. 126). On cache ce que l’on peut. On bénéficie de l’alimentation envoyée par l’Amérique. Certains spéculent. « Joseph nous cite des cas où la guerre fait des fortunes », écrit Maurice Delmotte le 1er août 1918. Lui-même estime que la guerre l’aura ruiné (2 juin 1917). La perspective de la misère revient à plusieurs reprises, ce qui affaiblit le moral : à la fin de la guerre il aura aussi perdu sa jeunesse (7 août 1917).

En pays envahi, non loin du front, on doit vivre avec les troupes allemandes. La cour de la brasserie est « pleine de torses nus dont les propriétaires s’occupent activement à rechercher les bestioles qui voyagent dessus » (19 mai 1918). Les Allemands réquisitionnent et ils volent ; l’autorité impose des amendes et prend des otages… Sous le titre « Bizarrerie des mœurs », Maurice Delmotte écrit (7 mai 1918) : « Chacun, en bon patriote, daube sur le dos des Prussiens qui nous tuent nos familles, qui nous ruinent, qui s’installent chez nous, et saccagent tout. Mais individuellement, on n’en veut à aucun. » Et auparavant (26 septembre 1917) : « En ces temps de guerre, toutes les notions du bien et du mal se modifient. Tuer un homme en temps de paix, c’est abominable même si on est suffisamment provoqué. En temps de guerre, on s’embusque et on tue l’ennemi qui ne vous dit rien. Si cet ennemi est de passage dans votre pays et que vous ne l’avez pas tué, il loge chez vous, vous offre des cigares, a des égards pour votre femme, cajole vos enfants. Vous lui offrez du café, et ce qu’il désire, vous lui vendez ou donnez ce qu’il a besoin, à charge de revanche ; il vous fait des commissions ; on apprend la langue avec lui ; les filles lui tiennent compagnie dans la rue ; elles sont désœuvrées, et toutes aiment à recevoir des compliments ou des nouvelles, à se faire admirer. On les critique mais avec une différence de plus ou moins, chacun fait de même. »

En vivant au contact des Allemands, on constate qu’ils sont mal nourris, et on apprend qu’il en est ainsi dans toute l’Allemagne et l’Autriche. Un médecin qui loge chez Delmotte décrit les horreurs des blessures reçues aux tranchées et conclut que « cela n’encourage pas à aller au feu pour le bon plaisir des dirigeants qui n’ont qu’à aller se battre entre eux dans le Sahara » (5 avril 1917). Maurice Delmotte exprime à titre personnel des pensées identiques (1er mai 1917) : « Y a-t-il vraiment des cas de guerre qui puissent légitimer de pareils carnages et n’aurait-on pas raison de refuser tout le monde de marcher ? » Et « l’autorité allemande » n’est pas seule responsable, il faut critiquer aussi les « fanfarons français » qui désirent la guerre « et sont parfois les derniers quand il s’agit d’y faire un sacrifice sans compensation ». A partir d’août 1918, il semble que les Allemands reculent. Les choses se précisent en septembre et il faut envisager l’évacuation, dans le désarroi, en abandonnant ses biens, en emportant un minimum sur une poussette. La remarque générale de M. Delmotte est alors la même que celle d’Albert Denisse : « L’heure est pleine d’émotions : je suis content car c’est peut-être terrible, mais c’est la fin sans doute ! »

Rémy Cazals, septembre 2008

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Grappe, Etienne (1877-1958)

Grappe Etienne (sous-lieutenant), Carnets de guerre 1914-1919, 52 mois sur le front, Paris, l’Harmattan, 2002, 207 p.

1. Le témoin.

L’avant-propos du livre.

Ce livre débute par un avant-propos rédigé par Daniel Wingerter qui est le petit-fils d’Etienne Grappe. Il précise que les textes qui suivent sont la retranscription de deux carnets que son grand-père avait tenu quasiment quotidiennement pendant la Grande Guerre. Le témoignage de ce diariste, qui n’a pas subi de réécriture a été publié in extenso (« style, expression et l’orthographe ») à l’exception de la ponctuation qui a été ajoutée pour rendre plus facile sa lecture. Il s’agit donc d’un document de première main.

Deux raisons semble-t-il liées poussèrent Daniel Wingerter à publier les carnets de son grand-père : d’une part le décès et sa mère et d’autre part son arrivée à la retraite (« mon 60e anniversaire ».) Vraisemblablement dégagé de ses obligations professionnelles, il se replongea dans son histoire familiale et voulut rendre hommage à ce grand-père maternel qui l’avait fortement marqué d’autant qu’il remplaça son père disparu peu après sa naissance.

La biographie d’Etienne Grappe en dehors de la guerre de 1914-1918.

La publication des carnets d’Etienne Grappe est précédée d’une biographie (p. 9) de l’auteur extrêmement utile et bienvenue pour nous renseigner sur ses origines géographiques, socio-professionnelles, ainsi que sur son âge. Son père est «légiste » à Vizille, puis petit notaire de campagne à Oris. Il se retire au Perier (canton du Valbonnais). Il devient conseiller général, mais la biographie ne donne aucun renseignement sur ses orientations politiques. La biographie nous apprend que son père meurt dans la pauvreté et qu’il avait 5 enfants. Mais nous ne connaissons pas l’âge d’Etienne Grappe à la mort de son père. A priori, il devait être jeune puisque les 5 enfants à cause du décès de leur père ne poursuivent pas leur scolarité au-delà du Certificat d’Etudes. Le biographe (vraisemblablement son petit-fils) précise cependant que les 5 enfants « jouissent d’un niveau culturel bien supérieur à celui de leur condition sociale ».

Etienne Grappe : né le 14 avril 1877 à Oris-en-Rattier, près de La Mure, en Isère. Après avoir obtenu à 12 ans son certificat d’Etudes, Etienne Grappe débute dans la vie active en cultivant le petit « domaine montagneux du Sert de la Croix » au Perier. Il devient ensuite apprenti boulanger puis s’installe à Lyon où il travaille comme employé à l’arsenal de Lyon-Perrache.Il effectue son service militaire entre novembre 1898 et septembre 1901 au 22ème régiment d’infanterie de Gap.

Après la Grande Guerre, Etienne Grappe retrouve son emploi à l’arsenal de Perrache. Il décède en 1958.

Présentation des carnets d’Etienne Grappe.

Dans le livre des éditions l’Harmattan, les carnets sont entrecoupés de quelques notes historiques qui relient le parcours d’Etienne Grappe à des informations de portée plus générale sur le contexte militaire : p. 11 : du 3 août 1914 à février 1915 ;p. 53 : l’année 1915 ; p. 93 : le secteur de Verdun (février à septembre 1916) ;p. 121 : offensive de la Somme à mai 1917 ;P. 141 : août 1917 à mai 1918 ;p. 171 : juillet à novembre 1918.

La fin de l’ouvrage comprend deux index très utiles mais malheureusement sans renvois aux carnets : un index des lieux et un index des noms de personnes (des camarades, des gradés et des membres de la famille principalement).

A la fin de l’ouvrage, 5 pages des carnets d’Etienne Grappe sont reproduites de même que 3 photographies sur lesquelles l’auteur figure. Sur la page de couverture et sur la page de quatrième de couverture on trouve aussi deux photographies d’Etienne Grappe

2. Le témoignage.

A situation exceptionnelle (la guerre), pratique exceptionnelle (la tenue de carnets). Ainsi en a-t-il été pour des milliers d’hommes, qui conscients de vivre des moments inhabituels dans leur existence et dans leur siècle, voulurent conserver et entretenir pour eux, leurs proches ou pour un plus large public la mémoire de leur guerre. Les carnets d’Etienne Grappe se terminent ainsi : « Si plus tard, mes enfants, vous relisez ces lignes, rappelez-vous ce que les héros de la Grange Guerre ont souffert et ne souhaitez jamais que ces maux se renouvellent. » L’auteur donne ainsi à ses enfants une justification pédagogique à ces carnets : faire en sorte qu’une telle guerre ne renouvelle pas.

La prise de note débute le 6 août 1914 et se termine le 3 février 1919. Les notes sont prises au jour le jour ou regroupées par période de plusieurs jours (exemple : mardi 12 décembre à dimanche 17 décembre 1916). Les 52 mois de la guerre de l’auteur sont ainsi intégralement couverts y compris ses périodes de permission. Etienne Grappe ne fut jamais évacué ni pour maladie ni pour blessure.

Le parcours militaire de l’auteur est plutôt atypique puisqu’il servit d’abord dans un régiment d’infanterie territoriale (R.I.T.), le 105e R.I.T. jusqu’au 1er juillet 1916, puis dans un régiment d’active à partir du 11 octobre 1916 (le 103e R.I.), avant de retrouver deux autres R.I.T. (le 104e R.I.T. le 14 janvier 1918, puis après la dissolution de ce dernier, le 34e R.I.T).

Les différents grades occupés. Etienne Grappe est mobilisé comme caporal le 6 août 1914 au 105e R.I.T. Le 10 décembre 1914, il est nommé sergent. Le 17 juin 1916, il note dans son carnet : « Au sujet d’une note parue sur le rapport provenant du G.Q.G. : à défaut de volontaires, je suis désigné d’office comme candidat officier pour passer, après un cours de trois mois, dans un régiment d’active. Je suis le seul désigné de la compagnie. Cela ne m’enchante pas, mais je suis mon sort. Je suis désigné, peut-être est-ce mon bonheur. » Il part donc à l’arrière pour le peloton des élèves officiers. Après cette période d’instruction, il est nommé sous-lieutenant au 103e R.I.

La guerre d’Etienne Grappe.

Au 105e R.I.T.

Du 18 septembre 1914 jusqu’au 22 septembre 1915 : en Argonne (bois de la Croix-Gentin, Moiremont, Vienne-le-Château, puis entre le 5 juin et le 21 septembre 1915 dans la région de Villers-en-Argonne, en forêt à une vingtaine de kilomètres à l’arrière du front.

Du 22 septembre 1915 au 12 mai 1916 : En Champagne (Courtemont, Massiges, Virginy).

Du 13 mai au 30 juin 1916, dans le secteur de Verdun, ravitaillement de la cote 304 en munitions.

Période d’instruction.

Du 1er juillet au 10 octobre 1916 : à l’instruction dans le peloton des élèves-officiers qui fonctionne à Cousances-aux-Forges et dont le cantonnement est à Savonnières-en-Perthois

Au 103e R.I.

Du 11 octobre au 25 octobre 1916 : il arrive au 103e R.I. (le 11 octobre, il apprend sa nomination) qui stationne à Contrisson.

Du 26 octobre au 19 novembre 1916 : en permission, puis pendant 9 jours, il suit les cours du chef de section.

Du 20 novembre au 15 décembre 1916 : secteur de Verdun (ouvrage de Thiaumont, carrières d’Hautremont).

Du 19 décembre 1916 au 24 juin 1917 : en Meurthe-et-Moselle, secteur d’Ageviller, puis Saint-Martin.

Du 26 juin au 2 novembre 1917 : secteur de Verdun : côte du Poivre, Talou et Damloup. Il participe à l’attaque du 20 août 1917 : reconquête du ravin de Villevre, de Champneuville et de Samogneux (il est cité à l’ordre de la D.I.)

Du 20 novembre 1917 au 13 janvier 1918 : en Champagne (Auberive, le Mont Cornillet).

Au 104e R.I.T.

Il apprend son affectation le 14 janvier 1918.

Du 14 janvier au 10 juillet 1918, secteur de Sept-Sault dans la Marne.

A la suite de l’attaque allemande du 15 juillet 1918 en Champagne, il tient la ligne de résistance le 16 juillet, puis du 18 au 23 juillet 1918.

Le 25 juillet 1918, le régiment est dissous à Mourmelon-le-Petit.

Au 34e R.I.T.

Le 4 août 1918, il passe au bataillon de mitrailleuses du 34e.

Du 5 au 18 août 1918 : période de repos.

En août et septembre 1918 : travaux agricoles notamment (moissons à la ferme d’Alger).

Il suit également des cours concernant l’emploi de la mitrailleuse Hotchkiss.

En octobre 1918, au mont Cornillet (pour boucher les trous de mine sur la route).

Le 29 octobre 1918, à Rethel.

Après l’armistice.

Du 12 novembre au 23 novembre 1918 à Charleville (construction d’une passerelle).

Du 24 novembre au 11 décembre 1918 : à Mézières.

Du 12 décembre 1918 à la fin janvier 1919,  il est adjudant de garnison à la Place de Sedan.

Démobilisé, il arrive à Lyon le 2 février 1919

Remarque sur les secteurs occupés par Etienne Grappe : ce combattant fit toute sa guerre en Champagne, en Argonne, dans la Meuse et en Lorraine. Il n’occupa aucun secteur à l’ouest ou au nord-ouest de Reims.

3. Analyse.

Les notes prises pratiquement au jour le jour par Etienne Grappe sont essentiellement descriptives. Il mentionne avec précision ses mouvements, les secteurs qu’il occupe, les localités où il cantonne. Ainsi, il est très facile de recouper son témoignage dans le temps et dans l’espace avec d’autres documents tels que les Journaux des Marches et Opérations.

Il décrit de façon souvent concise ses activités. Dans ce domaine, le parcours de l’auteur est très intéressant puisqu’il servit dans un régiment d’infanterie territoriale, avant d’être affecté dans un régiment d’active pour enfin intégrer successivement deux autres régiments d’infanterie territoriale. Dans l’infanterie territoriale, les activités de l’auteur se localisent le plus souvent sur l’arrière front. Son unité construit des tranchées en seconde position, transporte du matériel et des munitions vers les premières lignes, empierre les routes. De juin à septembre 1915, l’auteur se trouve même à une vingtaine de kilomètres à l’arrière du front où il exploite la forêt en Argonne. Les taches ingrates et obscures des unités territoriales sont décrites. Mais lorsque le front s’anime, ces hommes d’une quarantaine d’années, généralement pères de famille, peuvent aussi se trouver très exposés. Ainsi en juin 1916, son unité ravitaille la cote 304 sous des bombardements quasiment constants : un camarade est tué, d’autres sont blessés.

Après son affectation au 103e R.I., il découvre la première ligne le 23 novembre 1916 dans le secteur de Verdun. En décembre 1916, à la suite d’un bombardement français, il décrit des scènes d’horreur : des corps déchiquetés, des membres qui sortent des tranchées etc.

Des informations laconiques de nature météorologique reviennent dans la plupart des prises de note journalières : « Mercredi 5 mai 1915. Je vais à la route, il fait beau temps, rien d’anormal » ; « Jeudi 6 mai 1915. Je surveille une corvée de cantonnement, il fait une forte pluie qui ne dure pas. » etc. Le temps qu’il fait prend toute son importance pour des hommes qui vivent désormais à l’extérieur et qui sont directement confrontés aux éléments, mais remarquons aussi que d’autres diaristes n’y font que très rarement allusion. La météorologie est donc bien un centre d’intérêt pour l‘auteur.

La prise de notes ininterrompue pendant la guerre permet d’étudier le parcours complet de ce combattant au cours du conflit et jusqu’à sa démobilisation. Un exemple, parmi d’autres, celui du rythme de ses permissions :

1ère permission : 12 au 21 octobre 1915

2de permission : 5 au 17 février 1916

3e permission (exceptionnelle) : 24 mars au 3 avril 1916 : son fils de 3 ans, très gravement malade, décède le 28 mars)

4e permission : 1er au 10 octobre 1916.

5e permission : 26 octobre au 8 novembre 1916 : « Je pars en permission le 26 au soir, chose que je n’attendais pas. »

6e permission : 25 février au 7 mars 1917.

7e permission : 11 au 24 juin 1917.

8e permission (exceptionnelle) : 11 au 24 juillet 1917 : permission de 3 jours pour la naissance de a fille et il obtient une prolongation.

9e permission : 7 au 29 octobre 1917.

10e permission : 30 janvier au 13 février 1918

11e permission : 24 juin au 7 juillet 1918

12e permission : 10 au 24 octobre 1918.

Les événements plus inhabituels auxquels participe ou assiste Etienne Grappe sont rapportés. Ils sont de différents types (la liste n’est pas exhaustive) :

Visites de personnalités à proximité du front :

– le 27 novembre 1914, le président de la République, Raymond Poincaré, suivi de Viviani, Dubost et Deschanel, entre dans sa « cahute ». Etienne Grappe échange quelques mots avec le président (p. 20).

– Le 4 décembre 1914 : visite d’un groupe de journalistes au bivouac : « Ce sont presque tous des hommes plus ou moins éclopés, bossus, malingres, boiteux. Un grand vêtu de brun a photographié notre cahute, c’est un correspondant le l’Illustration. » (p. 21).

Conseils de guerre et exécutions :

– 26 avril 1915 : 3 exécutions (les condamnés appartiennent au 82e, 113e et 131e de ligne). « C’est une bien triste corvée. Il y avait un père de trois enfants. Ils sont morts courageusement. » (p. 44-45).

– 4 mai 1915 : exécution d’un soldat du 113e R.I., avec description du cérémonial que l’auteur désapprouve en partie (p. 46).

– 23 octobre 1915 : «  siège du conseil de guerre jusqu’à midi, j’assiste aux débats, rien d’intéressant : 2 acquittements, 2 à 5 ans de réclusion et une peine de mort. » (p. 76).

Soûlerie et chant de l’Internationale :

– 18 au 22 janvier 1916 : le chanteur intempestif écope de 4 jours de consigne et il est changé de peloton.

Description d’un village détruit dans un « nota » : il s’agit du village d’Esnes (à proximité de la cote 304).

Description de visions d’horreur dans le secteur de Verdun (cadavres, etc.), p. 125, du 7 au 9 décembre 1916.

Dans son carnet de notes, Etienne Grappe a rédigé deux paragraphes qui portent le titre « Anecdotes sur Vauquois » et « Anecdotes ». Dans le premier paragraphe (p. 37, 13 mars 1915), il rapporte des propos qu’il a recueillis auprès de combattants venant des premières lignes : « […] Les Boches sortent de derrière les murs et lèvent les mains en criant « kamarades ». Puis les mitrailleuses tuent les leurs et les nôtres. On trouve des mitrailleurs boches enchaînés à leurs mitrailleuses. » […] Dans le second paragraphe, rédigé quelques jours plus tard, le 18 mars 1915, il retranscrit des paroles échangées avec un sous-officier qui lui indique avoir lancé  800 grenades, lors d’une contre-attaque. La précaution d’usage d’Etienne Grappe, par l’emploi du mot « anecdote » est incontestablement un révélateur de la véracité des faits décrits dans son carnet. N’ayant pas été un témoin direct des actions qu’il décrit dans ses « anecdotes », l’auteur reste prudent.

Le carnet de notes donne aussi des renseignements sur certaines pratiques des combattants. Ainsi, on constate qu’Etienne Grappe se trouve généralement assez rapidement informé des évolutions de la situation militaire ou diplomatique. Par exemple, il écrit pour la période du 16 au 21 mars 1917, alors que les événements viennent juste de se produire : « Le secteur est toujours calme. Il en est pas de même pour la Somme, où depuis le 17 les boches se retirent en détruisant tout sur leur passage. Chez les Russes des événements formidables se déroulent […] La bureaucratie est balayée par le souffle de liberté qui sort du peuple russe. Un parti se forme, comme nous en 93, pour bouter hors du territoire les boches. Ce peuple qui pourrissait d’avoir deux siècles en retard a fait un bon formidable et passe du règne du bon vouloir à un régime démocratique, presque sans effusion de sang. »

L’auteur, qui est marié, ne fait par ailleurs pratiquement jamais allusion à sa femme, sauf lors de quelques permissions et lorsqu’il perd son fils. Mais au moment où il suit la formation des élèves officiers, à l’arrière du front, sa femme et sa petite fille le rejoignent discrètement et ils ne sont pas les seuls dans ce cas : « On déjeune au café de la gare avec l’adjudant Bard et sa femme. » ( p. 116, 19 août 1916) ; « Je passe ces jours avec ma famille. Le temps marche vite. Berthe [sa fille] est très contente, mais on est obligés de se cacher pour ne pas contrarier l’autorité militaire ». En juillet 1917, il obtient une permission de 3 jours, pour la naissance de sa seconde fille qui fut conçue lors de sa 4e permission (1er au 10 octobre 1916). L’absence de la femme transparaît à une reprise dans le carnet : « Je regretterai mon séjour à Bertrichamp où j’ai passé de bonnes soirées avec mon ami Guillin. Bonnes soirées passées en famille avec Mlle Gabrielle et Mlle Veber. On a dansé quelques fois et flirté un peu avec ces gentilles demoiselles. Mlle Veber surtout m’est sympathique pour sa douceur et sa gentillesse. Je n’oublierai pas ses beaux yeux et sa jolie bouche où j ‘ai cueilli quelques baisers bien doux et bien tendres ». (p. 130, 7 au 17 février 1917).

Si les notes d’Etienne Grappe sont essentiellement descriptives, l’auteur dévoile néanmoins ses pensées, son état d’esprit ou ses réflexions autour de trois sujets.

Le premier concerne la guerre elle même avec son cortège de destructions et de tués :

– p. 108 (1er juin 1916): note sur la destruction d’Esnes (encore essentiellement descriptive) mais avec l’expression « l’horreur de cette guerre ».

– p. 106 (l’auteur est à 4 km de la cote 304, le 21 et 22 mai 1916) : « (Quelle tristesse et quelle folie, vraiment l’Europe est en train de se suicider) ». L’usage des parenthèses dans le texte est encore une fois révélateur : l’auteur fait, par cette utilisation, une distinction entre ses observations et sa pensée.

–  p. 125 (7 au 9 décembre 1916) : « Que Verdun aura donc coûté de vies humaines, de gâchis, d’affreux drames. »

– p. 176 ( il rencontre des hommes de son ancienne unité le 103e R.I. le 24 août 1918 et il apprend la mort de presque tous ses anciens camarades) : « Quand donc finiront ces massacres et que va-t-il rester des Français ? »

Les deux autres sujets alimentant les réflexions de l’auteur sont directement en rapport avec sa situation personnelle. Tout d’abord, le 21 mars 1916, il apprend que son fils de 3 ans est malade. Le lendemain, il reçoit une lettre encore plus inquiétante et le 24 mars, il obtient du colonel une permission exceptionnelle pour se rendre au chevet de son enfant. Ce dernier meurt le 28 et il apprend la nouvelle à sa femme. Etienne Grappe exprime alors sa souffrance et dans son carnet, il s’adresse à son fils qu’il n’a pu voir grandir : « Je vais repartir sur le front, donne-moi la force de supporter cette cruelle séparation, toi que je n’ai pu aimer suffisamment, que je n’ai pas pu voir tes premiers pas ni tes premiers appels. J’emporte de toi seulement une mèche de cheveux que je baiserai de temps à autre, dans mon deuil et mon isolement. » […].

Ensuite, et de façon récurrente après son arrivée dans un régiment d’active, Etienne Grappe décrit généralement très négativement les officiers de carrière. Sa critique est évidemment alimentée au regard de sa situation personnelle : en juin 1916, alors qu’âgé de 39 ans et servant dans un régiment d’infanterie territoriale, il est désigné d’office comme candidat d’élève officier. Après sa nouvelle affectation, il côtoie  ou croise des officiers de carrière qui font tout pour « s’embusquer » et s’éloigner des zones de combat.

– p. 106 (27 mai 1916), au sujet de son lieutenant qui change de compagnie : « (on ne le regrette pas, c’est un pédant) c’est l’ancien juteux devenu officier, service et règlement, mais rien de guerrier. »

– p. 145 (24 et 25 août 1917), à propos de son capitaine : « Quelle homme ! Fait de surface, aucun sentiment profond. Mauvais esprit de préjugé et se figurant d’une caste bien plus élevée que le commun des mortels parce qu’il a une particule devant. Rejeton dégénéré d’une caste qui se rattache encore à des vieilleries et qui voudrait encore revenir à deux cents ans en arrière. Mauvais patriote comme ils sont tous et qui font toutes sortes de démarches pour se faire mettre à l’arrière, alors que c’est leur métier de se battre. »

– p. 151 (14 au 19 novembre 1917), à propos du même capitaine : « De Grossouvre s’en va à Dijon au 11e Dragon. Il ne tient plus de joie. Voilà le patriotisme de ceux qui devraient donner l’exemple ! Officiers de métier à l’arrière, pendant que les vieux civils combattent.[Parmi « les vieux civils », l’auteur] Il est vrai qu’on n’y perd pas bien, il est plutôt lâche que brave. Les boches lui font peur de près. »

– p. 153 (13 décembre 1917) : « Je demande à partir du 103e parce que je suis écoeuré  des injustices qui se passent dans ce régiment. On ne met dans les postes de mitrailleurs, ou autres, que de jeunes officiers qui sont protégés ; au Dépôt divisionnaire, ce sont toujours les mêmes qui y sont et principalement des officiers de l’active qui devraient être en ligne. […] Voilà la justice. »

– p. 154 (22 au 27 décembre 1917), à propos du commandant Tabusse qui « continue ses excentricités criminelles ».

– p. 177 (28 au 31 août 1918). « Je vais me présenter au nouveau commandant du bataillon (Lardet) officier d’active. Cela paraît bizarre que cet homme de métier âgé de quarante ans soit versé dans la territoriale. »

L’injustice que ressent Etienne Grappe réside aussi dans le fait que tous ces officiers, selon lui, ont fait jouer leurs relations plus importantes du fait de leur rang social ou de leurs origines socio-culturelles et familiales, tandis que ses propres efforts n’ont pas abouti. Ainsi dès le 13 juin 1915, il précise dans ses notes : « J’écris des lettres [il ne dit pas à qui] et fais ma demande pour l’arsenal. » [il demande une affectation pour l’arsenal de Lyon-Perrache dans lequel il travaillait avant la guerre]. Plus tard, lorsqu’il veut quitter le 103e R.I. pour retourner dans une unité territoriale, il use à nouveau de sa plume : « J’écris à M. Rognon pour lui demander mon passage dans un régiment de territoriale. » (13 novembre 1917). Le carnet ne précise pas qui est Monsieur  Rognon, mais il est assez vraisemblable qu’il s’agisse d’Etienne Rognon qui était conseiller municipal de Lyon et qui deviendra par la suite député. Cette fois-ci, il est nettement plus confiant : « Je fais aujourd’hui une demande pour passer dans la territoriale. Avec l’appui de M. Rognon, je pense réussir. » (20 au 26 novembre 1917). Son vœu est exaucé le 14 janvier 1918, mais le carnet ne dit pas si l’intervention de M. Rognon a été déterminante.

En conclusion, les carnets d’Etienne Grappe sont d’une grande fiabilité concernant les événements rapportés. Ils nous donnent des informations précises et continues sur la vie des combattants ainsi que sur certaines de leurs pratiques, qu’elles soient individuelles ou collectives. Il s’agit donc d’une bonne source documentaire émanant d’un homme qui connut à la fois l’arrière front (dans les unités territoriales) et les premières lignes (dans un régiment d’active). L’auteur ne laisse pratiquement pas transparaître ses opinions politiques. Ce n’est manifestement pas quelqu’un qui combat pour « le droit et la civilisation ». Bien qu’il emploie le mot boche, il ne montre aucune haine particulière envers l’ennemi qu’il évoque d’ailleurs rarement. Un blessé allemand a même retenu son attention et l’a sans doute marqué durablement : «  Au dessus des carrières d’Hautremont, il y avait un boche pris sous un éboulement, les deux jambes entre deux roches. On lui a donné à manger pendant 6 jours, et finalement il est mort sans qu’on puisse le dégager. Il faisait pitié et pleurait. Quelle horrible chose ! » (7 au 9 décembre 1916). Son carnet ne fait pas non plus référence à la patrie ainsi qu’à la religion. Il n’est d’ailleurs pas exclu qu’il n’apprécie pas vraiment la religion catholique, car en décrivant à deux reprises des pratiques assez déroutantes d’officiers, il emploie le terme de « jésuite ».

Thierry Hardier

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Bec, Jean (1881-1964)

1. Le témoin

Jean Bec, petit vigneron à Montagnac (Hérault), est né le 11 octobre 1881 (classe 1901). On sait de lui qu’il était catholique et patriote. Il est décédé le 10 novembre 1964 (on peut noter pour l’anecdote que ses funérailles ont eu lieu le lendemain, le 11 novembre).

Affecté comme brancardier au 96e RI, il part à la guerre en janvier 1915. Evacué le 3 février 1915 pour problèmes intestinaux, puis en permission, il revient au front le 22 juillet 1915, dans une unité combattante du 96e RI, à Valmy. Légèrement blessé le 15 août 1915, il reste dans la région champenoise jusqu’au début 1916, date à laquelle il est déplacé dans le secteur du Chemin des Dames. Ensuite, il part dans le secteur de Verdun (juillet 1916-avril 1917).

19 septembre 1915 : remise de la croix de guerre à sa compagnie (10e) pour « sa belle tenue dans les tranchées ».

24 novembre 1915 : croix de guerre remise par le général de Cadoudal

« Seul gradé survivant de sa section, n’ayant que huit hommes valides, a conservé le 6 octobre 1915, sous un violent bombardement, toute la journée et une partie de nuit, le terrain conquis et l’a organisé défensivement ».

27 décembre 1915 : citation au corps d’armée

« Vieux sous-officier qui, une nouvelle fois, s’est distingué dans la contre-attaque du 8/12/15. A, bien que blessé à la main gauche, donné l’exemple du mépris le plus absolu du danger. A contribué à la reprise d’une bonne partie de nos tranchées envahies par l’ennemi ».

16-22 janvier 1916 : J. Bec devient sergent, chef de section à la 2e compagnie de mitrailleuses de brigade, suivi d’un stage de formation à Mareuil-le-Port.

31 janvier-11 février 1916 : permission, retour chez lui, puis retour à Braine, près de Soissons.

23 avril 1916 : « toute la compagnie passe armes et bagages au 122e RI », cantonnement à Pont-Arcy.

30 mai 1916 : en première ligne à Mont Sapin, au-dessus de la route de Soupir à Chavonnes.

8 juillet 1916 : départ pour la région de Verdun, en relève du 107e RI.

31 juillet 1916 : permission exceptionnelle suite au décès de son fils. Retour avec ses homes en forêt d’Argonne.

29 septembre-10 octobre 1916 : permission.

26 décembre : départ pour Vauquois.

19-29 janvier 1917 : permission.

Printemps 1917 : lassitude et fatigue, suite d’évacuations, permissions de convalescence, permissions agricoles que J. Bec parvient à faire perdurer jusqu’à la fin des hostilités.

2. Le témoignage

Notes journalières à partir de janvier 1915 jusqu’à septembre 1918.

Publié dans Bulletin des Amis de Montagnac (34), 50-51, octobre 2000 [notée : I] & février 2001 [notée : II], pp. 3-46 & pp. 11-47.

Noter que la deuxième partie est suivie de deux fac-similés : la couverture du carnet (carreaux 5×5, où le témoin a écrit « 1914 » en gros, puis ajouté en serrant jusqu’au bord « 15, 16, 17, 18 »), la retranscription par l’auteur d’une chanson de la section de mitrailleuses dont il a la charge, où les sous-officiers sont aimablement croqués sur l’air de « La Paimpolaise ».

Contact : andrenos@club-internet.fr (Association des Amis de Montagnac, 9 rue Savignac, 34530 MONTAGNAC).

3. Analyse

– Attachement à la vie civile :

La « petite patrie » :

Jean Bec est très attaché à son village de Montagnac. Le train qui l’emmène au front part de Montpellier et passe à côté de la localité, ce qui lui cause une grande émotion : « lorsque je suis en vue de Montagnac, ma pensée, mon esprit, mon cœur se transportent encore une fois auprès des miens. Je revois encore avec plaisir mais avec tristesse, tout le village, le clocher, l’église où j’ai été baptisé (…) ma vie de famille qui s’écoulait dans la plus grande joie (…) que je quitte pour combien ? … hélas !… Dieu seul le sait. Au souvenir de tous ces êtres si chers, je ne peux retenir mes larmes ». Il se raffermit toutefois peu après : « C’est pour la France !! Je fais mienne la devise du régiment “EN AVANT QUAND MEME” » (22 juillet 1915, I, p.6).

Les travaux agricoles :

Comme cela peut être remarqué chez de nombreux témoins d’origine rurale, Jean Bec est très sensible aux paysages et travaux agricoles des régions qu’il est amené à traverser. Il déplore ainsi qu’un exercice de tir se déroule dans un champ de blé, ce qui a pour effet d’endommager les cultures (26 janvier 1916, I, p. 35), et prend ailleurs le temps de noter les cépages de raisins cultivés : autant de résonances d’une vie civile à retrouver, assurément.

La famille :

La nostalgie de son terroir est aussi celle de ses proches. Plusieurs fois, Jean Bec pense à eux avant une attaque, dans un moment difficile ou d’abattement. Le plus significatif est cet événement tragique qu’est la mort de son fils Pierre, nourrisson de seize mois. Il obtient une permission exceptionnelle juste à temps pour vivre ses derniers instants : « Petit Pierre rend le dernier soupir, s’envole vers le Ciel. C’est un ange qui veillera sur son père (…) la mort de mon petit Pierre a sauvé sûrement la vie de son papa car celui qui m’a remplacé au commandement de la section a été tué », (5 & 12 août 1916, II, p. 15). Ce décès, et l’affliction qui l’accompagne, apparaît pour ce témoin être le moment le plus intense d’irruption de la mort dans un quotidien qui,au front, en est pourtant saturé. La distinction persistante entre deuil intime et mort de masse est ici clairement décelable : la seconde ne galvaude pas la première.

– Un catholique patriote. Croyance et pratique religieuses :

Jean Bec est très croyant, il fait souvent mention des offices organisés sur le front. La religion est aussi pour lui un recours dans les mauvais moments qui s’éternisent : « Il faut prendre tout cela en esprit de pénitence » (10 décembre 1914, I, p. 31). « Beaucoup de morts et de blessés mais pas de pertes à ma section. C’est aujourd’hui la fête de mon St Patron. Quelle fête ! Je l’invoque tout particulièrement et ai confiance en lui » (19 mars 1917, II, p. 33). Il est également très réceptif au discours clérical sur le sens de la guerre en cours : « que ce sang ne soit pas versé inutilement, qu’il régénère notre chère Patrie, qu’il lave toutes nos fautes et toutes celles de nos gouvernants ! Faites qu’ils reviennent à de meilleurs sentiments et que désormais la France mérite pour toujours le titre de fille aînée de l’Eglise » (18 août 1914, I, p. 12). Il note néanmoins les fluctuations du nombre de participants aux offices, moindre dans les périodes de repos : « cette période d’un mois passée en dehors de tout danger a de nouveau amolli les âmes. Cependant l’assistance devrait être aujourd’hui bien plus nombreuse, car l’horizon est bien incertain » (22 septembre 1914, I, p. 16).

Antigermanisme :

La résolution de ce combattant s’accompagne, à l’égard des Allemands, d’une agressivité soutenue par les aspirations à venger les victimes françaises des « vilaines brutes de boches » (25 juillet 1915, I, p. 8). Suite à une attaque, une note quelque peu elliptique laisse à penser que des Allemands qui voulaient se rendre ont été tués : « Ah !… têtes de boche, c’est bien les premiers que je vois de si près “Kamarades, kamarades, pas capout !!”. ils veulent qu’on leur laisse la vie sauve cependant que les nôtres ne sont plus ou seront invalides pour le reste de leur vie » (26 septembre 1914, I, p. 17). Cependant, la proximité de fait induite par les conditions du combat l’amène à des réflexions plus pondérées, sur la qualité des tranchées et abris notamment : « on dirait plutôt un chalet de plaisance, qu’une habitation provisoire de guerre. Je reconnais par là combien les boches sont pratiques » (7 octobre 1914, I, p. 22)

– Vie quotidienne au front :

Camaraderie :

Le sergent Bec a retranscrit une chanson créée par ses camarades de la 4e section de la 2e compagnie de mitrailleuses du 96e RI, à fredonner sur l’air de la Paimpolaise, dont un couplet parle de lui :

« Voyez c’est la quatrième

Sous les ordres du sergent Bec

Qui n’en est pas à ses premières

Et qui pour nous est notre chef

Qui ne s’en fait pas, il est un peu là

Aussi la section entière

A beaucoup d’estime pour ce gradé

Que ce soit à l’arrière

Aussi bien que dans les tranchées » (II, p. 46)

Ce document est un exemple révélateur des liens profonds, et réciproques, qui peuvent unir les hommes et leurs officiers de terrain – respect réciproque beaucoup plus incertain pour ce qui concerne les gradés des lignes arrières.

– Attitude critique :

Ce témoignage présente une évolution remarquable de son auteur, patriote catholique, soldat décoré, qui laisse petit à petit transparaître un agacement certain, puis un ressentiment explicite envers la hiérarchie, la conduite de la guerre, l’inégale répartition des sacrifices au sein du pays.

Bourrage de crânes :

« Rien ou pas grand-chose à se mettre sous la dent. Les journaux nous bourrent le crâne en nous disant que les boches manquent de vivres, je suis porté à croire que c’est plutôt nous », 3 décembre 1915, I, p. 29.

Exercices au cantonnement :

Ces activités routinières, harassantes physiquement et nerveusement pour les soldats, sont en général mal supportées. Jean Bec les légitime pourtant au départ, donnant certes l’impression de répercuter le discours hiérarchique (« c’est la vie de caserne qui reprend. On ne se dirait pas en guerre (d’ailleurs sans exercice la France serait perdue », 24 août 1915, I, p. 13). L’auteur est nettement moins bien disposé quelques mois plus tard (« Exercice comme en caserne. Ils ne peuvent s’empêcher de vous en faire faire lorsque vous avez passé deux jours de repos », 5 novembre 1915, I, p. 25), avant d’apparaître tout à fait dégoûté de ce type d’activités (« on dirait que les officiers sont payés pour vous enlever le peu de bonne volonté qui vous reste. Avec ce froid de loup, on nous amène de force à l’exercice », 5 février 1917, II, p. 27).

Rancœur contre les officiers, et les gouvernants :

Ici, la césure entre les combattants, ceux qui risquent leur vie sur le champ de batailles, et les officiers d’Etat-major est sans cesse réaffirmée. Déjà, durant son premier hiver de guerre, Bec se plaint des inégalités de confort entre les cagnas des soldats et celles des officiers (4 décembre 1915, I, p. 29). Les moments d’affrontement sont en général rendus sans emphase particulière, de façon concise et limitée à ce que le témoin a vu ou sait de source sûre, cantonnée en tout cas à son environnement proche. Les jugements portés sur le sens de tels engagements n’en prend que plus de relief : « un coup demain a lieu au 304. Pendant une bonne heure, les rafales de grenades font rage. Là encore, il y aura sûrement de nos camarades d’infortune qui auront payé de leur vie pour le plaisir de quelque légume installé à 20 ou 30 km à l’arrière à téléphoner. Il faut sans rimes ni raisons redresser 15 ou 20 m de tranchées. On fait ainsi zigouiller quelques-uns de plus de la classe ouvrière », nuit du 27 février 1917, II, p. 29-30). Cette assertion est d’autant plus frappante qu’elle doit être rapportée aux convictions politiques du témoin, sans liens aucun avec l’extrême-gauche du champ politique. On peut penser qu’ici, le harassement croissant de Bec l’aura amené à intégrer des éléments d’une phraséologie captée dans les conversations avec d’autres camarades, ou dans une feuille passée de main en main. La portée de sa colère déborde même le seul cadre de l’armée pour prendre une dimension sociale et politique abrupte : « gare après, lorsque la paix nous aura renvoyés, je ne réponds pas trop de ce qui pourra se passer », 26 février 1917, II, p. 29.

– Lassitude :

Les semaines qui suivent ces cris séditieux, comme on dit, se singularisent par une chute du moral et de l’implication du sergent Bec. La perte, par « bonne blessure » – deux doigts coupés – de son ami Pinchard de Montagnac est un premier signe de son désinvestissement, quelques mois auparavant (14 septembre 1916, II, p. 18). Deux semaines plus tard, il note « en réserve, je m’y trouve bien » (27 septembre 1916, II, p. 19). Pendant l’hiver 1917, une vaccination est le bon filon pour rester à l’infirmerie : « ayant tout fait pour me faire porter malade, je vais à la visite et titre 8 jours » (14 février 1916, II, p. 28). Le 21 avril, un pas définitif est franchi vers un éloignement sans retour du front : « je reviens de la visite et, avec l’aide de mon lieutenant qui est intime avec le major, me traitant pour une fatigue générale, m’envoie quelques jours à l’infirmerie divisionnaire. J’en suis fort heureux ? C’est un commencement de marche vers l’arrière. Je tâcherai de faire un deuxième bond et d’autres s’il le faut, pour aller le plus loin possible ». L’aspiration à partir loin du feu, des fatigues et des angoisses de la guerre surpasse tous les autres aspects de sa vie de combattant : « je quitte mes amis et camarades avec le ferme espoir de ne plus revenir et leur donne rendez-vous vers l’intérieur. J’estime avoir fait mon devoir quand il y en a tant et tant qui n’ont pas encore bougé de l’intérieur » (21 avril 1917, II, p. 38).

Jean Bec n’est alors plus mobilisé qu’en principe, celui qui était parti avec une ferme résolution patriotique a terminé sa guerre. Sa principale occupation, décrite de façon plus relâchée dans la suite de ses carnets, est dès lors de se maintenir à l’arrière, en usant de tous les recours que son âge et ses états de service lui permettent d’ailleurs de solliciter : hospitalisation, permissions de repos et pour travaux agricoles notamment. Il passe par chez lui, Lyon, ou encore Rodez, où il finit sergent fourrier, chargé de jeunes recrues en la compagnie desquelles il voit la guerre se terminer dans la banlieue parisienne. Il n’en part pour rentrer chez lui sue le 20 février 1919, où, dit-il « la démobilisation vient me rendre à ma femme, mes enfants, mon foyer » (sept. 1918, II, p. 44).

François Bouloc, septembre 2008

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Bouyssou, Raymond Octave (1884-1923)

1.   Le témoin

Né le 2 janvier 1884 à Toulouse ; père retraité de la Compagnie du Midi ; marié depuis 1906 ; un enfant (Gilbert) de 7 ans et demi à la déclaration de la guerre ; employé de banque à la Société Générale de Toulouse depuis 1899 ; notions d’anglais.

Mobilisé le 3 août 1914 au 18e régiment d’artillerie de campagne ; affecté aux services auxiliaires à Agen ; commis aux écritures ; quitte Agen le 9 septembre 1915 pour rejoindre son unité sur le front d’Artois (Arras) ; affecté à l’échelon, vit la guerre, pour l’essentiel, dans l’arrière-front. Quitte le front le 4 décembre 1918, malade ; libéré en mars 1919 après convalescence ; il reprend aussitôt son travail à la banque jusqu’à sa mort provoquée par une péritonite foudroyante en 1923.

2. Le témoignage

Il s’agit de notes prises au jour le jour ; elles commencent à partir de son séjour au front en septembre 1915. Ni le séjour à Agen, ni les périodes de permission ne sont renseignées. Ces notes n’étaient pas destinées, selon l’auteur lui-même, à être publiées : « Ce qui suit est la copie fidèle des carnets de route que, durant la campagne, j’ai tenus au jour le jour ; relatant ce que j’ai vu de la Grande guerre, et, exclusivement ce que j’ai vu, sans commentaires et sans conclusion. J’y ai mis parfois mes espoirs, mes peines, mes humiliations, mes petites joies, tout cela pour mon propre compte, dans le but de fixer des souvenirs personnels et non pour être livré à la lecture de quiconque » (son introduction datée du 11 mars 1919).

Toutefois, Gilbert, le fils du témoin, après la mort prématurée de son père, est devenu le dépositaire de ces notes ; et il y a ajouté quelques lignes précisant le destin de son père depuis la sortie de la guerre jusqu’à son décès. Nous ignorons si Gilbert avait en tête la publication des notes de son père.

Ces notes sont publiées sous le titre, Journal de campagne de R. O. Bouyssou, 1914-1918, préface de Frédéric Rousseau, Paris, Ed. des Trois Orangers, 2008.

3.   L’analyse

Ces notes ne sont pas celles d’un combattant mais celles d’un travailleur de guerre faisant sa guerre dans l’arrière-front, cette zone mouvante située à plusieurs kilomètres des lignes tenues par les fantassins ; Bouyssou a pleinement conscience qu’il est un « embusqué » et rend hommage aux « poilus » ; l’échelon, le monde décrit par Bouyssou, détone donc considérablement avec celui, plus connu, des combattants. Y cohabitent cuisiniers, chauffeurs, ravitailleurs, secrétaires des bureaux et employés des différents services. La guerre de ce petit monde se caractérise tout d’abord par la distance vis-à-vis du danger ; pour Bouyssou, hors de ses heures de service, lorsque le temps et l’artillerie adverse le permettent, la guerre des premières lignes est pour l’essentiel un spectacle pyrotechnique fascinant que l’on observe d’une crête, la nuit ou aux jumelles depuis un poste d’observation ; ses camarades, trompent l’ennui de leurs soirées en s’adonnant aux dérivatifs procurés par l’artisanat dit « de tranchée », au joies du football, pratique récente empruntée aux troupes britanniques voisines ; tout au long des carnets, une note récurrente relève les nombreux cas d’ébriété parmi les hommes de l’échelon ; l’alcoolisme est endémique et crée un certain nombre d’incidents. Au total, l’égrènement des activités des hommes de l’arrière-front permet de mieux comprendre le sentiment souvent énoncé par les combattants qu’il existe un fossé grandissant entre les hommes qui tiennent les lignes et les millions d’habitants, militaires et civils, qui peuplent les différents arrières. La guerre des uns n’est pas la guerre des autres.

Pour autant, les hommes de l’arrière-front ne sont pas totalement à l’abri des obus et des balles ; il y a aussi des morts, hommes et chevaux, dans les services. Et puis, il y a le ravitaillement des batteries de tir (Bouyssou en profite pour tirer quelques obus) : sous le bombardement, c’est très dangereux. Et puis, il y a les travaux de désamorçage des obus non éclatés effectués par les « bombardiers » qui ne sont pas sans risques. En outre, Bouyssou croise des fantassins dont il note les fluctuations du moral ; il fréquente également des Allemands, prisonniers, occupés à diverses tâches dans l’arrière-front. Les travailleurs des deux nations conversent. On ne peut donc dire que l’arrière-front ne connaît rien de la guerre des hommes de l’avant ; les odeurs des dépouilles enveloppent aussi cette zone ; et puis lorsque le front bouge, Bouyssou emprunte des chemins, des tranchées où règnent le chaos habituel de la bataille avec ses débris, humains et matériels, de toutes sortes.

Toutefois, pas de pathos, pas de grandes phrases dans les notes de Bouyssou. C’est d’ailleurs inutile. L’auteur de ces notes ne les écrit que pour lui, pour plus tard ne pas oublier… Bouyssou se montre particulièrement attentif au traitement réservé aux morts ; en cela il ne se distingue guère de la plupart des combattants. Quelques semaines après son arrivée sur le front, il effectue cette brève mais significative remarque : « Le cimetière a été largement fleuri. Les poilus n’oublient pas les camarades disparus » (Notes du 1er novembre 1915). Quelques jours plus tard, une nouvelle incise vient compléter la première : « Dès 9 heures, le bombardement a recommencé sur le même point, 77, fusant et 105 explosifs, mais les coups tombent dans le cimetière. Ils retuent les morts… »…

Quelques notes remarquables :

2 janvier 1916, il rapporte un cas de trêve tacite entre fantassins.

18 mars 1917 : des hommes chantent l’Internationale dans un bistrot ; Bouyssou condamne cela comme « une faute » mais il n’est pas certain que cet acte exprime alors une baisse du moral ou une révolte ; à la mi-mars, les soldats commencent à avoir des informations en provenance de Russie et voient d’un bon œil l’évolution politique de l’allié russe ; il en sera autrement lorsque la Révolution paraîtra entraîner le retrait russe de la guerre, puis la signature d’une paix séparée, synonymes d’alourdissement de la pression allemande à l’Ouest.

Quelques échos de l’offensive Nivelle et de la crise du moral de 1917. La pagaille des services censés participer à la poursuite après la percée qui ne vient pas… ; mesures prises par le commandement pour reprendre en mains les hommes déçus par les résultats de l’offensive Nivelle : conférences par des officiers ; amélioration de l’ordinaire ; trains de permissionnaires très surveillés (13 juin) ; un fantassin vient les appeler à mettre la « crosse en l’air » (23 juin 1917) ; un gendarme tué par des fantassins à Commercy (11 septembre 1917)…

Frédéric Rousseau, juillet 2008.

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Ligonnès, Bernard de (1865-1936)

1. Le témoin

Originaire de Lozère, Bernard de Ligonnès est né en 1865. A vingt ans, il embrasse la carrière militaire (comme son frère), et s’engage au 87e RI, où il est nommé caporal, puis sergent. En 1890, il entre comme élève officier à l’école de Saint-Maixent. En 1904, il devient capitaine au 75e RI, basé à Romans. On vante son sérieux et son professionnalisme. Ses supérieurs lui reprochent cependant de manquer d’ardeur et de passion militaire.

Ligonnès est un catholique réactionnaire peu porté sur la République. Avant-guerre, deux incidents témoignent d’une certaine intransigeance sur ses principes : en 1899, à Avignon, il indique publiquement qu’il ne veut plus que les livres de la bibliothèque des officiers soient achetés chez un libraire franc-maçon. Et en 1911, il se heurte à un officier qui reçoit Armée et démocratie. Mais il est désavoué par sa hiérarchie. En 1912, il demande alors un congé de trois ans sans solde, pour, officiellement, s’occuper de ses affaires, en fait parce qu’il ne veut plus servir une armée qui lui apparaît de plus en plus comme « républicaine et anticléricale ». La guerre le tire de sa retraite : il est rappelé en août 1914. Mobilisé à Romans, Ligonnès participe à ses premiers combats en Lorraine. En décembre 1915, le capitaine de Ligonnès passe au 157e RI. Il n’y reste que quelques mois, avant de rejoindre, en mai 1916, comme chef de bataillon, le 227e RI, qui va bientôt se transformer en unité alpine et partir se battre sur le front d’Orient.

Fin 1917, Bernard de Ligonnès, épuisé, est remis à disposition du ministère de la Guerre par le général Sarrail. La guerre, qui l’aura vu combattre en Lorraine, puis dans les Vosges et en Champagne, avant de terminer sa campagne en Orient, est finie pour lui. Après sa permission de convalescence, il est nommé adjoint du commandant du centre de réentraînement de Nolay, près de Beaune. En mai 1919, atteint par la limite d’âge, il est mis en congé illimité. Il a 54 ans, et partage désormais son temps entre son château de Ressouches et une carrière politique. Il est ainsi élu, sur une liste de la droite catholique, adjoint au maire de Chanac, puis conseiller d’arrondissement, avant de devenir maire de sa commune en 1925. Il participe également à la création et à l’animation de la Ligue des hommes catholiques dans le département de la Lozère.

Bernard de Ligonnès meurt en 1936, à l’âge de 70 ans.

2. Le témoignage

Publié en 1998 aux Editions de Paris, sous le titre : Un commandant bleu horizon. Souvenirs de guerre de Bernard de Ligonnès. 1914-1917, ce court témoignage (le livre ne contient que 143 pages) est précédé d’une longue présentation rédigée par l’historien et ethnologue Yves Pourcher. Il reprend les trois petits carnets rédigés semble-t-il juste après la guerre par Bernard de Ligonnès, conservés depuis dans une armoire du château familial. Les deux premiers sont intitulés « Mes souvenirs » et couvrent, pour le premier, la période 8 août 1914 – février 1915, pour le second, la période février 1915 – 1er janvier 1917. Avec pour titre « Campagne d’Orient », le troisième carnet couvre lui les mois de janvier à novembre 1917. Il n’y a pas de mention précise des raisons qui ont poussé Ligonnès à rédiger ses souvenirs. Le texte lui-même est une composition, réalisée à partir des notes qu’il a prises durant la guerre.

3. Analyse

Est-ce dû à sa formation? A sa position d’officier? À son caractère? Le témoignage de Bernard de Ligonnès présente, à première vue, un aspect aride. S’il est très précis sur les lieux fréquentés et les dates des différentes actions menées, il n’offre que peu de développements sur la manière dont l’auteur vit sa guerre. Sa perception de l’adversaire, ses rapports avec ses hommes, ses relations avec sa hiérarchie, les liens avec sa femme… tout ceci est présent dans son texte, mais de manière assez fugace, et il faut donc, pour le lecteur, saisir au vol les quelques commentaires plus personnels que Ligonnès s’autorise.

Le premier carnet, qui couvre les six premiers mois de la guerre, est cependant d’une lecture très profitable, pour qui s’intéresse par exemple à la transformation de la nature de la guerre au début du conflit, avec l’installation dans la guerre de tranchées. Le récit des premières attaques en Lorraine témoigne ainsi de deux éléments. D’abord, du professionnalisme de Ligonnès, officier très consciencieux qui cherche à mener jusqu’au bout les attaques qu’on lui demande d’effectuer. Mais sa volonté se heurte à la puissance du feu des armes modernes : «  Pris sous les feux de fusils et de mitrailleuses, le débouché du bois devant lequel se trouve un long glacis, battu et enfilé, ne peut se faire. Nous nous reportons un peu en arrière » (8.09.14, p.75). Ou encore : « Le déploiement se fait. Les bonds se font, mais sont souvent arrêtés par un feu nourri d’artillerie. Les balles et les obus font rage autour de nous. Mes blessés sont nombreux. La progression est lente et difficile. La nuit arrête notre mouvement, nous restons sur nos positions. J’ai 32 hommes ou gradés hors de combat » (28.09.14, p.78-79).  Dès la fin du mois de septembre, c’est l’installation dans les tranchées : « Chacun s’ingénie à se créer un abri et une chambre de repos dans un trou creusé sous le parapet. Pendant la nuit, tout le monde veille. On travaille ferme de la pelle et de la pioche. On pose des réseaux de fil de fer. L’échange de balles et d’obus se fait continuellement! ». « Pendant cette période, c’est l’alternance pendant quatre jours avec le 35e colonial pour l’occupation des mêmes tranchées. C’est énervant cette vie monotone dans ce large et profond fossé. Toujours le même horizon » (p.81). Le rythme d’écriture du carnet témoigne d’ailleurs de cette installation dans le temps monotone et répétitif de la tranchée : de quotidienne, l’écriture devient bimensuelle, voire mensuelle. Ainsi, pour février 1915, Ligonnès note : «  ce mois s’est écoulé de la même façon que le premier ».

Le deuxième carnet (1915-1916) traduit cette installation progressive dans le temps long de la guerre de tranchées. Quand le catholique Ligonnès décrit l’église du village de Flirey, détruite par les Allemands, il reconnaît : « On est tellement habitué à ces ruines et à ces actes de vandalisme que l’on passe indifférent au milieu de tout cela » (février 1915, p.91). Dans la tranchée, les hommes s’ennuient, tuent le temps en discutant, en jouant aux cartes, célèbrent le moment attendu entre tous, celui de l’arrivée du courrier. Ligonnès évoque aussi deux cas de fraternisations dans son secteur. Par exemple, ces échanges amicaux entre deux tranchées : «  On y fait la conversation, on échange vin et tabac, puis des coups de fusil lorsque le vin est bu et le tabac fumé » « Un sergent français parlant allemand cherche à persuader le Boche qu’il sera très bien chez nous : « Ce n’est pas l’envie qui lui en manque, mais c’est la peur d’être vu par un de ses supérieurs et la certitude qu’il a qu’il sera fusillé » (fin février 1915, p.93-94). Il est intéressant de noter que pour Ligonnès et ses hommes, l’installation dans un secteur « calme », comme leur premières tranchées lorraines, est vécue comme une manière acceptable de faire la guerre. Ainsi, entre avril et juillet 1915, ils occupent des tranchées au nord de Seicheprey : « Ce secteur moins agité que celui de Flirey nous semble être un paradis ». En effet : « Les Boches semblent animés d’un grand esprit pacifique, ce qui ne supprime pas cependant l’échange quotidien de balles et d’obus » (p.96). Et lorsqu’en septembre 1915, le régiment doit quitter la Lorraine pour la Champagne, Ligonnès évoque une forte déception. Ainsi, l’officier Ligonnès, catholique et réactionnaire, témoigne à sa façon de ses pratiques du « vivre et laisser-vivre » analysées, entre autres, par les historiens Tony Ashworth ou Rémy Cazals. On peut donc être un professionnel consciencieux et préférer faire « sa » guerre dans un secteur calme, où le risque de mort n’est pas omniprésent, et où des formes nouvelles de règles, tacites, s’installent de part et d’autre des lignes de tranchées.

Le troisième et dernier carnet est peut-être, paradoxalement, le moins riche. De son expédition en Orient, Ligonnès tire essentiellement un récit de voyage. Sans se délier d’une certaine forme d’exotisme, il note en détails tout ce qu’il rencontre d’inédit, les vêtements, les maisons, la nourriture, les pratiques religieuses… Les quelques actions de guerre de montagnes auxquelles il prend part dans le secteur de Leskovec, sur les bords du lac Prespa, sont vite évoquées. La fin de sa campagne, qui l’amène à Monastir, n’est d’ailleurs pas abordée, comme s’il avait fini sa guerre depuis un moment déjà… dès son arrivée en Orient?

Présenté de manière très complète par Yves Pourcher, le témoignage de Bernard de Ligonnès peut donc au final apparaître d’une lecture bien plus riche pour les parties qui concernent le front ouest, que le récit de sa participation à la campagne d’Orient.

Benoist Couliou. Septembre 2008

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Pomiro, Arnaud (1880-1955)

1. Le témoin

Né le 5 juin 1880 à Bardos (Pyrénées Atlantiques) d’un couple d’agriculteurs. Brevet élémentaire en 1897. Entre à l’école normale de Dax cette même année. Devient instituteur en 1900. épouse Jeanne Lalanne en 1909. Deux filles. Décédé le 12 mars 1955 à Capbreton (Landes).

2. Le témoignage

Arnaud Pomiro, Les carnets de guerre d’Arnaud Pomiro, Des Dardanelles au Chemin des Dames, Toulouse, Privat, 2006, 392 pages.

La source est constituée de cinq cahiers manuscrits de petit format, dont le texte original n’a jamais été repris ou modifié par l’auteur.

Le texte s’accompagne de plusieurs croquis de certains lieux marquants observés par le témoin : abords du Vittoria College (Alexandrie) le 29 mars 1915, p. 66 ; secteur d’Harbonnière au 13 janvier 1917, p.204 ; secteur de Berny-en-Santerre au 27 janvier 1917, p. 223 et 224 ; secteur de Namur-Craonnelle au 25 avril 1917, p. 293 ; secteur de Craonnelle au 10 juin 1917, p. 344.

Le récit est continu et journalier, à l’exception des périodes de permission et de convalescence de l’auteur, ainsi que de la période couverte par le cinquième et dernier carnet (juillet 1917 – janvier 1919).

3. Analyse

Arnaud Pomiro est mobilisé le 23 février 1915, au 144e RI, en tant que sergent. Il sera ultérieurement nommé sous-lieutenant (juin 1915) puis lieutenant (mars 1918).

Le 25 février 1915, il est affecté au 175e RI (3e bataillon, 2e compagnie), nouvellement constitué en vue de l’offensive franco-britannique dans la région des Dardanelles.

L’unité d’Arnaud Pomiro est débarquée sur la côte des Dardanelles le 27 avril 1915, deux jours après le déclenchement de l’offensive.

L’auteur est présent sur ce front jusqu’au 12 juillet 1915, date à laquelle, victime d’un malaise, il est évacué vers un hôpital militaire avant d’être rapatrié en France.

Convalescent jusqu’au 22 décembre 1915, il est affecté au 49e RI le 3 janvier 1916. Il devient officier instructeur (base de Vorges, Aisne) jusqu’en septembre 1916 puis rejoint le dépôt divisionnaire du 49e RI le 1er octobre 1916.

Intégré à une unité combattante le 13 janvier 1917, il participe à l’offensive du Chemin des Dames (avril 1917).

Le 12 juillet 1917, le 49e RI est dirigé vers l’Alsace, où il demeure, occupant différents secteurs, jusqu’en mars 1918, avant d’être successivement déplacé vers l’Oise et la Meuse. Le régiment se trouve à nouveau dans l’Oise lorsque intervient l’annonce de l’armistice.

Arnaud Pomiro est rendu à la vie civile en janvier 1919.

Du fait de ses affectations à compter de son arrivée sur le front occidental (janvier 1916), Arnaud Pomiro n’est que peu exposé aux dangers du combat de façon directe. Il est d’ailleurs conscient de l’effet négatif produit sur ses camarades par ses affectations « protégées » (p.235). Il ne recherche cependant pas volontairement ces dernières, et se trouve activement engagé dans les combats des Dardanelles et du Chemin des Dames.

Comme nombre de ses compagnons d’armes, Arnaud Pomiro est un patriote. Il accueille avec fierté son intégration au régiment en partance pour le front des Dardanelles (p.47) et se montre sensible à certains aspects du cérémonial militaire (p.74). Il fait un usage régulier des qualificatifs « boche » (première occurrence p.45) et « bochie » (p.227).

La haine de l’ennemi au sens propre est cependant absente de ses écrits, et, de façon classique, le baptême du feu, reçu le 12 mai 1915, est pour lui l’occasion d’une prise de conscience et d’un rejet des horreurs de la guerre (p.118). Véritable archétype de l’instituteur de la IIIe République, il se montre sensible aux inégalités de traitement entre officiers et soldats (p.56), aux méthodes brutales employées par certains officiers (assaut lancé sous la contrainte d’une arme de poing, p.118) et condamne une influence conservatrice et cléricale qui lui semble par trop manifeste au sein du corps des officiers supérieurs (p.56, p.69, p.71, p.72). Il accueille favorablement la nouvelle de la première révolution russe (qu’il apprend le 17 mars 1917, p.254), qu’il salue comme la souhaitable substitution d’un régime parlementaire à une monarchie absolue.

Trois originalités majeures confèrent au témoignage d’Arnaud Pomiro une valeur particulière.

–          En premier lieu, l’auteur manifeste une curiosité naturelle et un sens de l’observation qui se concrétisent par des descriptions détaillées des différents lieux qu’il est appelé à traverser, en particulier au cours de l’expédition des Dardanelles : Marseille (p.43), Bizerte (p.44), la Baie de Bizerte (p.48), Malte (p.49), la Baie de Moudros (p.52), Moudros (p.59), Alexandrie (p.64), une école élémentaire égyptienne (p.71), les côtes de la Corse (p.193), le château de Mailly-Chalou (p.261). Sa curiosité s’étend également aux domaines techniques (la salle des machines d’un navire de transport, p. 45 ; le fonctionnement des « crapouillots », p.142 et p.144 ; les appareils du parc d’aviation d’Esquennoy, p.233).

–          Arnaud Pomiro se montre très attentif aux divers ragots, bruits et rumeurs qui sont colportées au sein de la troupe. Dès les premières pages de ses carnets (première occurrence 7 mars 1915, p.46), il prend en note ces informations et commente leur fiabilité. D’abord incluses dans le corps du texte, ces rumeurs font l’objet d’une rubrique spéciale au sein de ses écrits journaliers à compter du 18 avril 1915 (p.86). Cet aspect, tout à fait exceptionnel, du texte d’Arnaud Pomiro, permet de mieux cerner la nature, les modes de diffusion et le rythme de ces « informations » officieuses, souvent infondées, mais d’une grande importance pour des soldats privés de tout moyen d’appréhension globale de la situation de guerre. Les thèmes les plus fréquemment mentionnés sont l’entrée en guerre de nouvelles nations (la Grèce, par exemple, p.50, p.54 et p.154), les succès et les infortunes des opérations alliées et les prévisions quant à l’échéance du terme du conflit. Quelques jours après le déclenchement de la désastreuse offensive du Chemin des Dames, Arnaud Pomiro mentionne l’apparition de rumeurs (infondée, bien entendu) évoquant l’arrestation au titre de leur incompétence de plusieurs généraux français, dont certains auraient été exécutés (p.293 et p.295).

–          La participation d’Arnaud Pomiro aux opérations du Corps Expéditionnaire d’Orient dans les Dardanelles confère à son témoignage une valeur particulière, tant s’avèrent rares les textes décrivant cette zone de combat. À remarquer notamment sa description détaillée de la phase initiale de l’offensive (26 et 27 avril 195, p.94 et p.95), de son baptême du feu (2 mai 1915, pp.98-101) et des violents combats dans lesquels il se trouve impliqué (2 mai 1915, p.104 ; 4 mai 1915, p.106 ; 6 mai 1915, p.110 ; 8 mai 1915, p.113).

Enfin, le texte d’Arnaud Pomiro offre un éclairage supplémentaire sur l’offensive du Chemin des Dames (déclenchée le 16 avril 1917), qui vient compléter les nombreux témoignages publiés évoquant ces événements. Après avoir observé les préparatifs de l’opération – dont il tente de déduire l’ampleur en confrontant rumeurs et informations glanées dans les journaux – à compter de février 1917 (p.229 et suivantes), l’auteur décrit le premier jour de l’offensive (p.281) puis l’attaque du plateau de Californie, près de Craonne (pp.304 à 308). Les mutineries au sein de l’armée françaises, qui débutent en mai 1917, sont également mentionnées par Arnaud Pomiro, bien que son unité n’en fut jamais partie prenante. Il évoque plus particulièrement les événements qui secouent les 9e et 32e corps d’armée le 27 mai (p.318), le 18e RI le 28 mai (p.319), le 34e RI le 31 mai (p.323), le 174e RI le 18 juin 1917 (p.352). Il mentionne également le cas du mutin condamné à mort, évadé et engagé dans un long périple solitaire pour rejoindre l’Espagne Vincent Moulia, originaire comme lui du département des Landes (13 juin et 18 juin, p.347 et p.352).

Fabrice Pappola, le 25 août 2008.

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