Cros, Berthe (1910-1992)

1. Le témoin

Berthe Cros est née le 12 mai 1910 à Villesèquelande, à dix kilomètres de Carcassonne. Son père est mobilisé dès 1914. Elle reste seule avec sa mère.

2. Le témoignage

Son témoignage oral a été enregistré en 1981 par sa petite-fille, Isabelle Cros. Transcrit par Claude Marquié, il a ensuite été publié dans Années cruelles. 1914-1918 de Rémy Cazals, Claude Marquié et René Piniès, Villelongue d’Aude , Atelier du Gué, coll. Terres d’Aude, 1983, 143 p.

3. Analyse

Le témoignage oral transmis par Berthe Cros en 1981 vient éclairer quelques aspects de la vie quotidienne des civils audois pendant les années de guerre.

En août 1914, Berthe n’est encore qu’une enfant, mais la rupture qu’a constituée l’annonce de la guerre est restée gravée : « Bien que n’ayant que quatre ans à la déclaration de guerre, je me souviens bien de cette journée car ce fut le début d’une chose affreuse. Mes parents dépiquaient au rouleau sur le sol et il faisait une grosse chaleur. Tout à coup, les cloches se mirent à sonner. Le tocsin ! Tout le monde s’écria : « C’est la guerre ! » Les gens ont tout laissé et se sont rassemblés devant la mairie, car ce n’était que là qu’on pouvait se renseigner, étant donné qu’il n’y avait ni radio, ni télévision. » Les travaux des champs sont suspendus et les premiers départs commencent. Parmi les mobilisés, son père : « Papa devait partir le soir même à Perpignan et tout le monde pleurait. […] Ça je me le rappelle, tout le monde pleurait… ».

Elle se souvient également que, « morte de sommeil sur l’épaule de Maman », elle attendait le passage en train de son père en partance vers le front. La foule est massée sur le quai et la petite fille est frappée par la cohue provoquée à l’arrivée du train en gare : « C’était affreux, je vois encore ces soldats aux portières, tout le monde qui criait quand le train est arrivé. »

La séparation est pénible et les lettres restent un lien vital entre les hommes au front et leurs proches restés à l’arrière. « Nous ne vivions qu’en attendant le facteur, dans un climat angoissant, car on a vécu longtemps sans nouvelles. »

La première permission, les difficultés matérielles, la pénurie alimentaire dans les campagnes, la pression sur les « embusqués », la mort des proches, le poids du deuil sur les familles qui impose une certaine réserve lorsque vient l’heure de l’armistice et du retour de son père, autant de thèmes évoqués dans ce témoignage qui gagne à être confronté à d’autres souvenirs de civils, ceux de Louis Cros ou de Juliette Eychenne par exemple, ou à des journaux et des correspondances, comme les écrits de Marie Escholier.

8/03/2009

Marty Cédric.

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Bertier de Sauvigny, Albert (1861-1948)

1. Le témoin

Issu d’une grande famille de l’ancienne noblesse d’origine bourguignonne. Entretient des relations sociales avec ce milieu. Semble partager des idées politiques plus ou moins conservatrices. Membre du C.I.O. avant la guerre. Propriétaire du château de Coeuvres. Maire de cette commune durant toute la guerre (ne quitte sa commune qu’entre le 31 mai et le 20 juillet 1918). Malgré son engagement durant la guerre, n’est réélu ni 1919 ni en 1925.

2. Le témoignage

Pages d’histoire locale 1914-1919. Notes journalières et souvenirs, Imprimerie de Compiègne, 1934, 525 p. Edition illustrée (dessins de l’auteur ?) Carte. Préface. 17 annexes.

Réédition Soissonnais 14-18, 1994, 523 p. Fac-similé de l’édition originale. Photographies et documents divers (c’est cette réédition que nous utiliserons ici).

Une dédicace : « A mes fils, en mémoire de leur aîné mort pour la France. »

Les souvenirs d’Albert Bertier de Sauvigny constituent une source de premier ordre pour mieux connaître la vie d’un village de l’immédiat arrière front, Coeuvres dans l’Aisne, durant toute la guerre et l’immédiat après guerre. Ils laissent apparaître deux types de narration, mêlant d’ailleurs deux typographies distinctes.

L’une est constituée à partir de notes journalières qui semblent ici retranscrites mais ont été à l’évidence complétées voire complètement réécrites par la suite, sans que l’on puisse vraiment savoir si le contenu de ce journal a été ici utilisé dans sa totalité. Ces notes sont parfois introduites par une phrase du type : « Je relève dans mon journal : (…) » (p 23).

L’autre est une mise en récit de ces notes, faisant entrer ce type de témoignage dans la catégorie des souvenirs de guerre. Ce second type de narration s’appuie alors sur d’autres sources que celles dont l’auteur a pu être le témoin direct (cf. ci-dessous, fin du chapitre I).

Le récit est alerte, vivant, avec une chronologie très précise. Il fourmille de détails dont l’intérêt est variable si l’on sort d’une perspective purement locale. La position sociale de Bertier facilite ses relations tant avec les autorités militaires (allemandes ou françaises) qu’avec un certain nombre de notables locaux ou nationaux. Ces souvenirs abordent également la période de l’immédiat après guerre avec l’évocation de l’année 1919 (recherche et identification des corps, gestion des cimetières provisoires, reconstruction du village).

3. Analyse

Vu la longueur du témoignage, nous adoptons ici une approche volontairement synthétique qui variera en fonction de l’intérêt des chapitres. Le contenu des annexes (souvent riche) est mentionné mais ne sera analysé que très brièvement.

Avant-propos

P I à IX : implication de l’auteur dans le comité international d’organisation des J.O. à la veille de la déclaration de guerre.

Première partie : du 22 juillet au 31 décembre 1914

Chapitre I (p 1 à 10)

Visite privée en Allemagne du 22 au 26 juillet 1914 puis départ précipité pour l’Angleterre où l’auteur apprend l’existence de l’attentat de Sarajevo et ses conséquences.Retour en France début août : mobilisation. Arrivée à Coeuvres le 2 août : première réquisitions militaires.« Des notes prises journellement par moi pendant mon séjour auprès de mes administrés, puis – après mon départ volontaire pour l’armée jusqu’à mon retour au pays – un journal tenu par mon ami Maurice Desboves et une fréquente correspondance échangée soit avec lui, soit avec le secrétaire de mairie, soit avec mon garde-régisseur Leblanc, m’ont permis de reconstituer l’existence quotidienne de mon village pendant ces années inoubliables. » (pp 9-10)

Chapitre II (p 11 à 22)

2 juillet et jours suivants : départ des premiers mobilisables de Coeuvres : « (…) personne à ce moment ne se rend compte de la terrible réalité. » (p 11) L’auteur reçoit l’aide des habitants du village pour faire face à cette situation. Destruction des plaques du bouillon Kub (rumeur apparue dès le début du conflit). Réquisitions militaires et création d’une Commission de ravitaillement. Union sacrée au niveau de la presse régionale. Protection d’une ressortissante autrichienne suspecte conduite à Paris. Arrivée des réfugiés de Verdun (dans le cadre du plan d’évacuation de la région fortifiée). Début de la vague d’espionnite. Avalanche de circulaires et télégrammes due à la proclamation de l’état de siège (directives absurdes). Mise en place de dispositions en faveur des familles nécessiteuses (abus). Etablissement de barrages et de contrôles dans la traversée des villages (espionnite aigue ; l’auteur mentionne un retour accru de cette tendance après la bataille de la Marne).

Chapitre III (p 23 à 32)

24 au 30 août : désertion de certains fonctionnaires et notables face aux menaces d’invasion.

L’auteur pressent que cette région de l’Aisne sera envahie et occupée. Arrivée des populations du Nord. Départ conseillé des familles de « quelques notabilités » malgré un télégramme du général commandant la 2e Région (rassurant…) Trains pour Paris bondés. Premières rumeurs concernant les atrocités commises par les Allemands. Absence de directives émanant des autorités civiles. Présence des troupes anglaises.

Chapitre IV (p 33 à 38)

31 août : repli en ordre de l’armée anglaise (mais pillages). Patrouilles de Uhlans signalées (accrochages avec des gendarmes). Départ de certains habitants, d’autres entendent rester : « De-ci de-là des conciliabules ont lieu dans la soirée, de maison à maison. Le pitoyable défilé des fuyards ne produit pas le même effet sur tous. Il affole les uns et les entraîne à l’exode ; au contraire il détermine d’autres à rester, qui déclarent : « Si je dois mourir, j’aime mieux que ce soit chez moi que par les chemins ! » » (p 36)

Chapitre V (p 39 à 60)

1er septembre : poursuite du retrait des troupes anglaises, talonnées par les Allemands (cette retraite semble s’accomplir cette fois dans un certain désordre). Un officier britannique quelque peu paniqué conseille à l’auteur de partir. Des habitants du village qui se sont mis en route sont refoulés, probablement par les autorités militaires. Un sous-officier anglais, réfugié chez un habitant et ivre, accuse le maire d’être un espion. Même comportement avec d’autres habitants. Bertier est obligé d’intervenir pour le calmer et s’en débarrasser.

Irruption d’un dragon allemand à la recherche de soldats anglais. Il braque son arme sur le maire mais dialogue calmement en français. A l’arrivée des patrouilles allemandes, Bertier fait connaître sa qualité de maire et demande à être l’interlocuteur privilégié (les échanges se font toujours en français avec les officiers). Le maire donne des consignes afin que chacun reste chez soi. Des traînards de l’armée anglaise déambulent toujours dans une certaine confusion qui ne peut qu’affoler la population civile et entraîner des répressions (les atrocités allemandes semblent connues de l’auteur dès cette période). Un jeune civil est tué par les patrouilles de Uhlans (corps abandonné puis récupéré par ses camarades). Installation des Allemands (Bavarois) dans le château de Coeuvres (propriété du maire). Passage du duc de Slesvig-Holstein (beau-frère de Guillaume II), il s’installe temporairement au château et félicite le maire d’être resté à son poste. Un cantonnier et sa famille, prisonniers des Allemands, bénéficient de l’intervention du maire pour être libérés. Les Allemands, selon les propos du journal du maire, emploie un stratagème leur permettant de justifier une éventuelle répression : ils affirment avoir subi des pertes, fussent-elles imaginaires… Le duc reçoit un télégramme de Guillaume II lui annonçant la défaite des Russes. Bertier demeure sceptique mais considère que la guerre est véritablement perdue, au vu de l’avancée allemande et de leur proximité par rapport à Paris. Le duc invite Bertier à souper, ce dernier décline catégoriquement l’ « invitation »… Evocation du comportement du même duc au château de Bellignies (Nord) qui appartenait à la famille de Croÿ. Ce dernier obligea les châtelains à dîner en sa compagnie, les menaçant d’abandonner une ambulance en cas de refus (cet épisode a été raconté par Marie de Croÿ à l’auteur en 1931 ; il est également relaté dans les mémoires de Marie de Croÿ dont on trouvera la référence dans la 4e partie).

Bertier s’enquière de ses administrés : il a surtout des craintes pour les fermes isolées de sa commune. La boulangerie est particulièrement sollicitée par la troupe d’occupation.

Poursuite du passage des troupes allemandes qui donne l’impression d’une totale défaite. Les habitants sont contraints à mettre des seaux d’eau devant le seuil de leurs maisons pour que les soldats puissent se désaltérer. Hymnes de victoire : dans 3 jours, ils seront à Paris…

Le soir, Bertier est à nouveau obligé d’intervenir auprès d’un haut gradé allemand (le prince de Saxe-Meiningen) pour sauver de l’exécution son adjoint Debuire. Cette rumeur s’avère finalement fausse sans que Bertier parvienne à élucider son origine. Harassé par cette journée mouvementée, Bertier doit néanmoins continuer à administrer sa commune occupée, notamment avec l’arrivée des services postaux militaires allemands. L’état-major qui occupait le château le quitte à 3 heures du matin.

Chapitre VI (p 61 à 78)

2 au 7 septembre : flot ininterrompu de troupes allemandes. Pillages sans ordres de réquisition mais un officier allemand accorde 250 kg de farine pour la population civile. Un officier qui porte un nom polonais semble très affecté par la tâche qui lui a été confiée : enterrer les morts.

Un médecin allemand soigne un dragon grièvement blessé. Ce dernier confie au maire un certificat de bons soins.

Certains officiers du Slesvig « pacifiques et corrects » (p 66) ont peu de sympathie pour les Prussiens. Le cadavre d’un civil est à nouveau découvert. Evocation du canon vers Château-Thierry (bataille de la Marne). A partir du 7 septembre, les troupes allemandes refluent vers le nord.

Chapitre VII (p 79 à 98)

9 et 10 septembre : reflux de la cavalerie (non engagée) puis de l’infanterie allemande. Arrivée au château de l’état-major de la 1ère armée (Von Klück, qui fait bonne impression à l’auteur). Installation des lignes téléphoniques.

Chapitre VIII (p 99 à 106)

11 septembre : départ de Von Klück et de son état-major. Reflux d’isolés allemands. Arrivée de la cavalerie française puis de l’infanterie. Combats sporadiques d’arrière garde. Les Français ne sont pas sûr de pouvoir tenir le village (risque de bombardement allemand).

Chapitre IX (p 107 à 122)

12 au 14 septembre : arrivée des avant-gardes françaises du 7e CA. Enterrement de soldats allemands et français. Evocation rétrospective des exploits de l’escadron Gironde (cf. également annexe I). Canonnades vers le nord (passage de l’Aisne). Installation de troupes françaises dans le village. Les combats pour passer l’Aisne s’avèrent particulièrement difficiles car les Allemands se sont retranchés sur les plateaux qui la jouxtent (bataille de Fontenoy et du plateau de Nouvron). Arrivée des premiers blessés français (63e DI). L’armée fournit des vivres à la population du village.

Chapitre X (p 123 à 130)

15 au 20 septembre : combats pour la prise des plateaux du nord de l’Aisne (pluie). Retour de certains habitants qui avaient fui. Remise de plaques d’identité à un major chargé de l’assainissement du champ de bataille. Fixation des lignes et entrée dans la guerre de position.

Chapitre XI (p 131 à 160)

21 septembre au 17 octobre : installation de l’état-major de la VIe armée (Maunoury) dans la château de Coeuvres. Près de 5 000 hommes vivent dans le village (premières tensions entre les autorités civiles et militaires au sujet des réquisitions et de l’installation des troupes). Interdiction des débits de boisson pour la troupe. Visite de Gabriel Hanotaux (distribution d’argent). Pénurie de charbon et de vivres. Mesures de police à l’égard des civils considérées comme vexatoires. Espionnite. Départ de l’état-major de la VIe armée.

Chapitre XII (p 161 à 172)

18 octobre au 18 novembre : visite de l’épouse du maire de Fontenoy (situation très difficile dans ce village de première ligne).

Visite de Melles B. et C. fiancée et sœur du maréchal des logis C. mort à l’ambulance le 20 septembre et inhumé au cimetière de Coeuvres. Elles sont accompagnées d’un ami, ancien commissaire à Besançon. La fiancée insiste pour qu’on exhume le corps du soldat. Refus motivé de Bertier dans la mesure où le corps est enterré en fosse commune, ce qui oblige à exhumer les autres corps. La fiancée s’incline devant cette raison.

Ouverture d’une fosse commune  où reposent des Anglais au Rond de la Reine [parmi ces corps, celui du neveu de Lord Cecil ; un monument le commémore aujourd’hui ; Doumer évoquera le devenir de ce corps lors dans le procès-verbal de la séance du 31 mai 1919 de la Commission Nationale des Sépultures militaires, cf. AN F2 2125]. Voyeurisme d’une passante lors de ces exhumations.

Chapitre XIII (p 173 à 182)

21 novembre au 24 décembre  : établissement à Coeuvres de l’état-major du 7e CA (nouvellement commandé par le général De Villaret). Visite du sous-préfet. Arrivée de wagons de charbon (suite à l’intervention d’Hanotaux ; évocation de la création du Comité des Réfugiés de l’Aisne). Enterrement d’un soldat allemand. Sur la croix figure l’inscription : Hic jacet ignotus Teutonicus miles. Création de compagnies agricoles. Conseils de révision (Villers-Cotterêts, Vic-sur-Aisne). Visite de deux femmes au général De Villaret (dont une actrice) malgré l’interdiction de la zone aux civils.

Deuxième partie : du 1er janvier 1915 au 31 décembre 1917

Chapitres XIV à XXIV (p 185 à 286)

1915 : le village est devenu un lieu de cantonnement des troupes (va-et-vient incessant de diverses unités). Afflux de troupes en vue de l’attaque de la cote 132 (affaire de Crouy). Blessure des généraux Maunoury (VIe armée) et De Villaret (7e CA) lors d’une visite aux tranchées. Bombardement du village. Mandats pour occupation du village par l’armée (indemnités de cantonnement lucratives pour certains habitants). Déjeuner avec l’abbé Payen qui a accompagné jusqu’au peloton d’exécution 2 soldats (exécution dans un hameau de Saint-Cristophe-a-Berry). Visite d’une ambulance : 2 soldats blessés ont commis des violences sur leur sergent et ont fait une tentative de suicide commune. Un capitaine du Génie réquisitionne du matériel pour inventer et fabriquer un lance-grenade sous forme d’arbalète. « La mission d’annoncer ces tristes nouvelles aux parents des pauvres soldats tombés au Champ d’Honneur, revient bien souvent et constitue l’un des côtés douloureux du rôle des maires. » (p 223). 4 août 1915 : l’état-major du 7e CA quitte le village pour s’installer à Longpont. 1er octobre : réouverture de l’école du village.

1916 : nombreux décès dans l’ambulance entraîne la création d’un nouveau cimetière (ambulance importante, les blessés viennent de loin). Arrivée de la main d’œuvre travaillant pour la défense du Gouvernement militaire de Paris (mauvaise réputation, cégétistes…). Lutte des autorités militaires contre la vente de vin par les civils.

1917 : le village se vide de militaires suite au recul allemand. Cantonnement de troupes participant à l’offensive du Chemin des Dames (repos). Mutinerie du 370 RI. Arrivée de 5 escadrilles de chasse à la ferme de Vaubéron (installation de hangars). Nomination d’un délégué et d’un suppléant de la commune à la Commission cantonale des dommages de guerre.

Troisième partie : du 1er janvier au 23 octobre 1918.

Chapitres XXV et XXVI  (p 289 à 312)

1918 : les cultivateurs se plaignent qu’un grand nombre d’ouvriers quittent les fermes pour aller travailler à l’avant (meilleures rémunérations). Propagande allemande envoyée par ballonnets (Gazette des Ardennes). Les habitants ne touchent plus depuis 6 mois leurs indemnités de cantonnement. Visite de Guy de Lubersac stationné au camp d’aviation de Vaubéron (cf. également annexe XV).

Chapitre XXVII (p 313 à 328)

Mai : installation du CI de la 1ère DI. Départ de certains habitants après l’attaque allemande du 27 mai sur le Chemin des Dames. Défilé incessant de troupes. Installation de l’état-major du 1er CA (général Lacapelle). Mise en sécurité des archives communales. 31 mai : arrivée massive de troupes. Evacuation des civils par camions militaires et sur ordre de l’autorité militaire (quelques « obstinés irréductibles prétendant qu’on n’a pas le droit de les obliger à partir », pp 323-324). Bertier quitte le village pour Paris sous les premiers bombardements.

Chapitres XXVIII et XXIX (p 329 à 332)

Juin : évacuation et dispersions des habitants du village évacué vers la Normandie et la Bretagne. Récit de l’« odyssée de ceux de mes administrés qui étaient restés dans Coeuvres après l’évacuation » (témoignages indirects).

Chapitre XXX (p 357 à 368)

20 juillet : retour de Bertier à Coeuvres : le village a beaucoup souffert des offensives et contre-offensives. La propriété du maire est en partie détruite. Présence de trous individuels et de cadavres allemands dans les parages du village (effets des gaz). Bertier est invité à aller déjeuner à l’état-major du XXe CA (château de Montgobert). Autorisation pour une deuxième visite à Coeuvres occupé par les Britanniques dont l’état-major est installé dans les creutes environnantes (aménagées grâce à la récupération des biens des habitants évacués).

Chapitre XXXI (p 369 à 376)

Août-septembre : nouvelle visite à Coeuvres. Retour de 4 habitants (retours tolérés par l’autorité militaire qui pourtant ne les autorise pas officiellement). Des équipes militaires sont réquisitionnées pour moissonner. Nomination à l’Officiel de Bertier comme chevalier de la Légion d’Honneur à titre militaire. Multiplication des retours clandestins de civils. Visite de Bertier à Paris : intervention auprès du Comité Central des Réfugiés de l’Aisne.

Chapitre XXXII (p 377 à 386)

14 septembre : réinstallation définitive de Bertier dans sa commune (chez l’habitant). Cantonnement de troupes et intervention du Génie pour réparer les habitations (futur STPU à l’efficacité douteuse…). Utilisation des prisonniers pour le déblaiement du village (collecte d’obus non explosés ; un supplément de nourriture pour ceux qui aident de leur mieux). Manque de baraques (n’arriveront qu’en novembre). Action appréciée du CARD (Comité américain des Régions dévastées d’Ann Morgan, cf. annexe VII) et de l’Association de l’Aisne dévastée (fondée en juin 1916).

Chapitre XXXIII (p 387 à 390)

Octobre : récupération de carton bitumé dans un magasin du STPU. Début de la longue correspondance du maire aux familles qui ont perdu un proche dans le secteur : « Je me suis fait un devoir de répondre moi-même très exactement aux parents qui recherchent des militaires disparus dans notre région. » (p 389) Le retour des sinistrés est ralenti par la pénurie de maisons habitables (et secteurs non déminés). Réclamation du maire pour obtenir plus de prisonniers allemands (sentiment d’injustice).

Quatrième partie : du 24 octobre 1918 au 3 mai 1925

Chapitre XXXIV (p 393 à 398)

12 novembre : le retour du silence : pas d’avion, pas d’artillerie. Cérémonie à Paris pour la réception de la Légion d’Honneur. Début des exhumations et réinhumations. Visite du sous-préfet accompagné d’un architecte canadien. Projet de coopérative de reconstruction.

Chapitre XXXV (p 399 à 412)

Janvier 1919 : recherche de cadavres non inhumés. Mise en chantier de la coopérative de reconstruction (apparition des architectes démobilisés). Arrivée des familles à la recherche des disparus, de morts ou de blessés. Une mère voulant soigner son fils gazé est à son tour victime du gaz. 9 mars : violente diatribe de l’auteur à l’égard des politiciens qui bradent la victoire (vise Clemenceau que Bertier ne semble pas porter en son coeur…). On compte les victimes du conflit… Difficultés face au ravitaillement. Correspondance avec les familles à le recherche de leurs morts : certaines familles entendent que leurs morts reposent là où ils sont tombés, près de leurs camarades. Projet de création d’une voie de 0,60 pour aider à la reconstruction (ne sera finalement pas utilisée…).

Chapitre XXXVI (p 413 à 422)

Mai : la remise en état des terres et du village permet d’exhumer de nombreux cadavres. Loi du 17 avril 1919 sur les dommages de guerre (charte dite des sinistrés). 15 juin : création de la coopérative de reconstruction (27 adhérents). Procession et visite dans les cimetières militaires provisoires. Localisation des tombes isolées. Visite des familles. Intervention de Bertier à l’Assemblée des Etats-généraux des Régions libérées de Laon en faveur de la question des tombes isolées (Bertier dénonce à plusieurs reprise l’absence puis l’incompétence des services de l’Etat-civil du champ de bataille, cf. annexe V). 3 septembre : départ de Bertier pour Douaumont afin d’y rechercher son fils (ce qui explique sa sollicitude à l’égard des familles de disparus…). Recherche qui demeure sans résultat. Second voyage sans résultat. 12 octobre : « Assemblée générale de la Coopérative. Les architectes et les entrepreneurs nous promettent monts et merveilles. » (p 420)

Chapitre XXXVII (p 423 à 430)

Déplacement du cimetière du village vers l’extérieur, à côté du cimetière militaire. 30 novembre : élections municipales, Bertier n’est pas réélu, victime d’une kabale locale… Il continue à travailler au sein de la coopérative de reconstruction (où la favoritisme s’installe… mais à mettre en relation avec sa non réélection…). Erection du monument aux morts en 1926 (cf. annexe XII). La commune reçoit la croix de guerre.

Annexes

Annexe I : le raid de la 5e DC [épisode le l’escadron Gironde]

Annexe II : Ambulances ayant fonctionné à Coeuvres [simple liste]

Annexe III : Aide de l’armée à l’agriculture

Annexe IV : Evacuation et exil

Annexe V : Tombes isolées et cimetières [particulièrement riche]

Annexe VI : Récupération

Annexe VII : Le Comité américain des Régions dévastées

Annexe VIII : La reconstitution

Annexe IX : Les familles décimées

Annexe X : Dans les régions envahies

Annexe XI : De Douaumont à Coeuvres [quête du fils disparu]

Annexe XII : Le monument aux morts [inauguration non exempte de règlements de compte politiques, comme ce fut souvent le cas…]

Annexe XIII : Les morts de la commune de Coeuvres-et-Valsery

Annexe XIV : Les instituteurs de l’Aisne [exécution par les Allemands d’instituteurs après la guerre de 1870]

Annexe XV : Le Marquis de Lubersac [pilote durant la guerre ; s’investit beaucoup ensuite dans la reconstruction]

Annexe XVI : Elections et nouvelle municipalité du 3 mai 1925 [dans un contexte de querelles politiques locales]

Annexe XVII : Entre bons Français

4. Autres informations

CLERMONT Emile, Le passage de l’Aisne, Grasset, 1921, 128 p. [rééd. Soissonnais 14-18, 2002, 158 p.]

DE CROY Marie, Souvenirs de la princesse Marie de Croÿ, Plon, 1933, 281 p.

HARDIER Thierry, JAGIELSKI Jean-François, Combattre et mourir pendant la Grande Guerre (1914-1925), Imago, 2001, 375 p.

ROLLAND Denis, La grève des tranchées, Imago, 2005, 448 p. [sur la mutinerie de Coeuvres, pp 197-203]

J.F. Jagielski, mars 2009

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Baros, Léon (1877-1941)

1. Le témoin

Léon Baros est né à Fontaines (Territoire de Belfort) le 27 février 1877 d’une famille bourgeoise – son père fut maire du village. Après des études médicales, il s’installe en mai 1903 à Bussang (Vosges) et se marie le 15 février 1904 avec Lucie-Alphonse Bleck, issue d’une famille catholique alsacienne optante. Lorsque la guerre survient, il est mobilisé comme médecin-major de 2e classe (352e puis 217e RI), fait toute la campagne et revient à Bussang où il collaborera à plusieurs revues. Ecrivain-témoin de la Grande Guerre, il écrit également dans la Revue Médicale de l’Est sur les sources minérales de Bussang (en 1930), la revue Le Pays Lorrain (en 1933 sur le Théâtre du Peuple de Bussang) ou l’expansion scientifique française (1938). Dans l’autre guerre, il est président des Anciens Combattants de 14-18 de sa commune. Conseiller municipal, il sera conseiller d’arrondissement de 1937 à 1940. Il décède le 9 décembre 1941 à Bussang. Il a écrit deux livres de souvenirs de guerre correspondant à des fronts et des unités différentes.

2. Le témoignage

Docteur Léon Baros, Souvenirs de mobilisation et de dépôt, Nancy, imprimerie Humblot, 1924, 147 pages, non illustré. Le livre est achevé le 1er février 1924.
Dès la préface, Léon Baros prévient le lecteur : « Cet opuscule raconte la guerre à la façon de M. Paul Souchon, dans Les Tranchées de Pélissanne, celles-ci n’étant que le « Roman de guerre sous le soleil du Midi ». Il dépeint la guerre de l’arrière par opposition à la guerre de l’avant ». En effet, l’histoire qu’il raconte présente la guerre de l’arrière et est destinée aux siens et à ses amis. Cet envoi est heureux car l’ouvrage répond tout à fait à ce « cahier des charges ». L’auteur ne voit rien, ne fait rien et présente une succession de banalités. Mis à part quelques phrases relevées sur l’ambiance et les sentiments qui assaillent les cœurs des mobilisés et de leur famille et une description sommaire des soldats partant du dépôt, rien n’est apporté dans cette succession de pages de remplissage constituées de descriptions de lieux ou de portraits sans aucun intérêt. Ainsi en est-il à Langres où quatre pages tirées d’une plaquette de syndicat d’initiative décrivent la ville ! alors qu’une succession de personnages dénommés L…, P… ou Th… sont présentés à l’envi. Mais par delà ce constat d’impuissance littéraire, Léon Baros illustre à son corps défendant l’inaction d’une immense partie du corps médical, alors que meurent faute de soins d’innombrables blessés dans les combats de la bataille des frontières.

3. Résumé et analyse

Quand la guerre éclate, l’auteur est mobilisé comme médecin de réserve du 352e régiment d’infanterie et se trouve à Gérardmer dans les Vosges. Il y témoigne de l’effervescence de la mobilisation des troupes, mêlant l’inquiétude à la calme résignation des Vosgiens (page 3) et au courage des femmes (page 6). Il effleure une description de l’activité naissante du service sanitaire de l’arrière, mobilisant les énergies civiles (organisations caritatives et hôtelières) et militaires (page 14). Il n’échappe pas toutefois au colportage systématique des thèmes récurrents de la littérature d’août 1914, de l’espionnite (pages 26 et 54 puis 62 pour le traditionnel libelle contre Kub et Maggi) aux atrocités supposées (à Baccarat en Meurthe-et-Moselle page 141). Pourtant, sa présence si près du front naissant n’est pas indispensable et il est envoyé au dépôt régimentaire commun au 352e et 152e à Langres en Haute-Marne. Là, son activité n’étant pas débordante ; il décrit les lieux et les hommes qu’il côtoie avant d’apprendre la mort de son beau-frère, Charles Bleck, lieutenant au 158e RI, blessé au bois de la Rappe à Sainte-Barbe lors des combats de la Chipotte. Cette nouvelle met fin à ses « souvenirs de mobilisation et de dépôt » d’août – septembre 1914.

4. Autres informations

Bibliographie de et sur l’auteur
Baros Léon, (docteur), Quelques impressions de guerre. Largentière, Imprimerie Mazel, 1921 (réédition Paris, Eugène Figuière, 1936), 123 pages
Grasseler, Michel, « Le docteur Baros de Bussang : un médecin aux Armées », in Bulletin de la Haute-Moselle, n°25, 1999, p. 4.

Yann Prouillet

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Déverin, Edouard (1881-1946)

1. Le témoin

Appartenance 48e BCP (mention de cette unité p 139). Soldat d’origine parisienne. Devient téléphoniste dans le courant de l’année 1915. Aucun élément dans le témoignage ne permet de déterminer l’origine sociale du témoin qui paraît plutôt être un intellectuel et peut-être même un homme de plume. Termine sa guerre à partir de fin 1917 – sans que le témoignage ne dise le moindre mot des raisons de cette affectation – au G.Q.G. à Compiègne (« Mais simplement un hasard s’est présenté que je n’ai pas repoussé. », p 159) puis à Provins où il fait partie de l’équipe chargée de la rédaction des communiqués. Semble terminer définitivement sa guerre à Metz (Pierrefeu évoque ce déplacement critiqué du G.Q.G dans GQG Secteur 1, tome 2, Edition française illustrée, 1920, p. 241-242). N’évoque ni les conditions ni les termes de sa démobilisation.

2. Le témoignage

Du Chemin des Dames au G.Q.G. R.A.S. 1914-1918, Les Etincelles, 1931, 169 p. constitue la réédition enrichie de Feuillets (1914-1918), Maison d’Art et d’Edition, 1919, 124 p., ouvrage tiré à 500 exemplaire qui n’eut qu’une diffusion restreinte auprès des amis et camarades du front de l’auteur. Elle fut donc assez rapidement épuisée.

C’est la seconde édition que nous analyserons ici, faute d’avoir pu consulter la première et donc d’avoir pu mesurer la part de réécriture de cette édition revue et augmentée.

Selon l’auteur, la première édition était constituée de « notes directes et volontairement non romancées [qui] ne sont et ne veulent être qu’un choix de souvenirs et d’images, de la retraite à l’armistice, en passant par les tranchées de l’Aisne et la Somme. »  (préface de la seconde édition, p. 13). Elle semble donc naturellement trouver sa place dans la collection de témoignages des Etincelles, maison d’édition qui accepta en 1929 la publication du controversé Témoins de Jean-Norton Cru. La préface de cette seconde édition rend compte de l’accueil dans la presse de l’édition de 1919 (pp 14-16).

Une dédicace : « A mes camarades des 26e et 48e B.C.P. je dédie ce choix de souvenirs et d’images. »

Illustrations en tête de chapitre par Richard Maguet.

3. Analyse

Ouvrage elliptique qui, comme l’indiquent sa dédicace et sa préface, privilégie « un choix de souvenirs et d’images. »

Evocation de la guerre de la mobilisation jusqu’à l’armistice. Des va-et-vient chronologiques (évocation du plateau de Craonne en août 1914, p 35) montrent à l’évidence que si ces souvenirs ont été écrits à partir d’un carnet de route, celui-ci n’interdit pas à l’auteur de toujours privilégier une vision récapitulative de l’ensemble de la guerre (voir également p. 111-112).

Les têtes de chapitres possèdent parfois des indications spatio-temporelles mais la chronologie et la topographie de l’ensemble demeurent parfois assez lacunaires, comme il en est souvent pour le genre rétrospectif. Ces souvenirs sont, sous la plume de Déverin, également empreints d’une certaine forme de nostalgie. L’auteur évoque assez peu sa personne ou son ressenti face à la guerre. Ses descriptions portent sur ce qu’il voit ou ceux qui l’entourent directement. Seules les pages narrant un projet d’attaque de la ligne Hindenburg en mars 1917 et, par la suite, son affectation au G.Q.G. laissent entendre un jugement critique à l’égard du haut commandement.

Des groupes de chapitres forment des parties distinctes de l’ouvrage à partir du chapitre 7 : L’Aisne (1915-1916), chapitres 7 à 12 ; la Somme (juin-octobre 1916), chapitres 13 à 17 ; Des abords de Saint-Quentin à Metz (1917-1918), chapitres 18 à 25.

pp 23-29 : chapitre 2 : Le pillage et la pagaye (Noisy-le-Sec, 3-5 août 1914)

Mention du carnet de notes qui servit à la rédaction de l’ouvrage (p 17).

Evocation du saccage d’une laiterie Maggi par des civils en août 1914 (liée à des rumeurs d’empoissonnement d’enfants par les Allemands). « Ebahis, mais impassibles comme des Parigots qui se respectent, nous assistons à ce saccage-pillage – preuve évidente de l’imbécillité et de la passivité populaire. » (p 24)

Départ par la gare du Bourget : « Nous n’avons guère envie de chanter la Marseillaise ou le Chant du Départ. » (p 28)

pp 31-37 : chapitre 3 : Chimay et la retraite (août 1914)

Arrivée en Belgique : « Jusqu’ici, ce n’est qu’une impression de manœuvres, un optimisme certain ; beaucoup d’insouciance juvénile, le vague plaisir de l’aventure et de l’inconnu. » (p 32) A Chimay, premier contact avec les réalités de la guerre : les trains de blessés. Pas d’engagement de son unité dans la bataille de Charleroi, repli immédiat sur Vervins, Orbais, Villiers-Saint-Georges puis Montmirail.

pp 39-44 : chapitre 4 : Reims (13-14 septembre 1914)

Départ de Château-Thierry pour Reims où l’unité de l’auteur cantonne. Début des bombardements de la ville.

pp 45-48 : chapitre 5 : T.S.F.

pp 49-54 chapitre 6 : la maison des cercueils

Description d’une menuiserie à Jonchery-sur-Vesles (Marne) servant à fabriquer les cercueils pour l’hôpital de cette localité.

pp 57-61 : chapitre 7 : Au créneau (Soupir)

Séjour au pied du Chemin des Dames en période calme, sans doute au printemps 1915.

pp 63-67 : chapitre 8 : réglage de tir

Promu téléphoniste dans le même secteur, apparemment à la même période.

Un camarade, Letourné, évoque une trêve entre Français et Allemands pour aller ramasser les cadavres entre les lignes. Cette scène qui confine à une fraternisation (deux majors de chaque camp se seraient serré la main) est interrompue par un officier observateur qui en rend compte à la brigade.

Du fait de sa nouvelle affectation, l’auteur est amené à régler par téléphone le tir de batteries

pp 69-73 : chapitre 9 : 14 juillet devant la ferme Saint-Victor

Evocation du secteur de la ferme de Saint-Victor dans l’Oise.

pp 75-79 : chapitre 10 : nocturne

Evocation d’un secteur agité – où les bombardements par artillerie de tranchée coupent régulièrement les lignes téléphoniques (les bombardements sporadiques mais intenses par torpilles d’artillerie de tranchée sont l’une des caractéristiques du secteur des environs de la ferme de Confrécourt).

pp 81-88 : chapitre 11 : relève à Confrécourt

« Saison funèbre. Tout s’écroule sous la pluie éternelle, les talus eux-mêmes s’éboulent. On ne peut désirer et réaliser qu’une chose : ne pas vivre absolument dans un cloaque. » (p 82)

Evocation des difficultés à maintenir les liaisons téléphoniques dans un tel bourbier. Une évocation de ce secteur à la p. 111 la situe en décembre 1915.

pp 89-92 : chapitre 12 : secteur calme

« Chaque jour est un jour de gagné sur le risque de la mort – même dans ce secteur en apparence tranquille – et le rythme se déploie, impitoyablement régulier. Trop de petites choses quotidiennes enserrent les soldats pour qu’ils puissent s’offrir le luxe de remuer des idées. » (pp 89-90) Sur « le luxe de remuer des idées », on trouve une évocation toute à fait opposée à celle qui est exprimée ici chez Etienne Giran (Parmi les Zouaves, Edition du Nouveau Monde, 1923) dont l’unité se trouve dans le même secteur et à une période immédiatement postérieure à celle évoquée ici, visiblement matériellement beaucoup moins pénible.

Evocation des loisirs des combattants : parties de cartes, rédaction de la correspondance. La guerre et son spectacle rompent parfois la monotonie et « animent » le paysage : « Plus loin, au faite de la colline, un spectacle attire : les arrivées des gros noirs. Combien risible paraît l’étonnement des gens d’en face sur un inoffensif repli de terrain. Puissance de l’assimilation : j’éprouve un étrange mais réel plaisir, à voir monter avec un sifflement plaintif les trombes de fumée, de terre et les morceaux d’acier. » (p 92)

pp 95-99 : chapitre 13 : l’espoir de la Somme

Après avoir transité par le Valois, l’unité de Déverin rejoint la Somme (Rosières, Marcelcave). Les préparatifs d’offensive semblent prometteurs : « Pourquoi ne serait-ce pas le dernier acte, le commencement de la ruée finale ? » (p 96)

pp 101-104 : chapitre 14 : Le « 105 » devant Belloy

Engagé dans l’offensive, l’auteur subit les effets d’un bombardement dont il ressort miraculeusement indemne : « A distance, on remâche mieux cette idée de mort. Cela fut proche. Mais pourquoi faire tant d’histoires ? Nous reposerions en un cimetière sans faste. Il resterait deux noms sur les croix de bois noir ; cela ne serait même pas le tragique lamentable du papier dans la bouteille des premiers temps de guerre. Et l’oubli serait fait si vite. Un homme remplace un autre homme. » (p 104)

pp 105-109 : chapitre 15 : En réserve, au « Chancelier »

Evocation de la mort « voici déjà deux mois (…) [de] ce charmant Marcel Etévé » (l’auteur des Lettres d’un combattants (août 1914-juillet 1916), Hachette, 1917, cf. J.N. Cru, Témoins, Les Etincelles, 1929, pp 516-518) dans cette même tranchée des Chanceliers reconquise par l’unité de Déverin.

« Quant aux prisonniers, adolescents pour la plupart, nous les regardons sans haine, mais sans indulgence. Physique ingrat, l’air absent, abruti par la prodigieuse rafale d’acier qui, depuis plusieurs jours, s’abat sur eux. Ils défilent, identiques. Je leur dis : « Kriegsende ! » Ils s’épanouissent largement (…) Ce qui nous frappe, c’est leur mine humble et souvent sournoise, sous cet affreux calot. A l’un d’eux, un biffin arrache violemment sa patte d’épaule. Pas un geste, ni un mot de révolte. » (p 107)

Evocation d’un blessé allemand, dans ce contexte particulier à l’offensive : « Pauvre type, il est bien amoché ; on devine des moignons sanglants sous la toile de tente tachée de grandes plaques rouges. On le plaint un peu. « Oui, c’est dommage, dit Pernin, mais ils ont fait le sale coup si souvent de faire semblant de se rendre et de nous balancer une « citron » dans le blair ! » Chacun est devenu assez dur ; la pitié ne se prodigue plus qu’à bon escient. Et d’ailleurs toute sensibilité s’émousse. Il faut, pour la toucher, que l’horreur atteigne un certain degré, soit proche et directe. Combien de fois avons-nous devisé gaiement le long de tombes inconnues. » (p 108)

pp 111-115 : chapitre 16 : Benoît, téléphoniste

Evocation rétrospective de tous les secteurs parcourus et des camarades de combats rencontrés (des téléphonistes). Evocation – là encore rétrospective – de la mort d’un camarade proche : Benoît.

pp 117-120 : chapitre 17 : Faune

Evocation rétrospective des animaux croisés pendant la guerre, qu’ils soient aimés ou détestés : chevaux, chats, rats, poux, chiens, ânes.

pp 123-124 : chapitre 18 : Le repli (mars 1917)

Après une période de repos, avance sur Lassigny : « Partout des entonnoirs, partout les routes sont barrées par les arbres coupés, les poteaux renversés. » (p. 126)

« A Guiscard, à Guivry, ce qui reste de la population – des vieillards et des femmes – nous regarde défiler, sans manifester d’ailleurs aucun enthousiasme. Ces gens là semblent encore plongés dans une certaine hébétude. Un seul geste émouvant : à l’entrée d’un village, des gamins blêmes, au visage osseux, accourent nous prendre les mains. » (p 127)

pp 131-132 : chapitre 19 : Benay

Occupation de nouvelles positions, particulièrement inconfortables du fait de l’avance.

pp 135-140 : chapitre 20 : La ferme Lambay

Installation un peu moins précaire dans une ferme détruite. Le projet d’attaque de la ligne Hindenburg au niveau de Saint-Quentin est jugé comme une « folie ». Un lieutenant du 48e déclare : « Vous voyez Déverin, les généraux qui préparent froidement des attaques aussi ridicules, tout en sifflant une bonne fine, au coin du feu, ce sont des assassins. » (p 139)

pp 141-144 : chapitre 21 : Pernin – dit « le petit »

Portrait-épitaphe  du « parigot » Pernin, sergent-fourrier débrouillard : « C’est l’homme-bricole ; il sait tout faire, hormis les écritures. D’ailleurs il affiche un profond mépris des papiers et des bouquins. Quand il nous voit manier la pelle ou la pioche, il regarde avec condescendance, puis tout à coup, enlevant sa vareuse : – Vous me faites mal au ventre. Passez-moi ça. » (p 142)

pp 145-149 : chapitre 22 : Chemin des Dames

Ce chapitre évoque un moment de la bataille dite des observatoires, à l’été 1917 : « Comme je gagnais le secteur par ces chemins sinueux où, de place ne place, des avis intiment : « Passage dangereux. Faites vite », j’ai rencontré un blessé, conduit au poste de secours le plus proche. Ensemble nous fîmes halte en un endroit moins exposé. Il me dit : « J’suis de la 9e ; c’est infernal là-haut. Pour ainsi dire plus de sapes, plus de boyaux. Tout le temps des coups de main, des bombardements. On ne roupille quasi plus. Tant qu’à la soupe, on se met souvent la bride (…) On en a déjà vu, mon poteau, mais pas comme ici. Et soi-disant la division ne démarrera que quand elle aura atteint un certain chiffre de pertes… » (p 146)

La sortie de ce secteur difficile est vécue comme une libération miraculeuse : « (…) j’atteins une première étape, Villers-en-Prayères, où les roulantes stationnent sous les arbres frais (…) La zone des privilégiés, de ceux que le sort a touché du doigt, commence ici. » (p 149)

pp 151-155 : chapitre 23 : Le communiqué (G.Q.G.)

Affectation au G.Q.G. de Compiègne, probablement vers fin 1917. Membre de l’équipe chargé de la rédaction des communiqués (mais ne donne aucune description détaillée des services de Pierrefeu).

pp 157-163 : chapitre 24 : Les derniers jours de Compiègne

« Chose singulière, j’ai eu de la peine à m’accoutumer à ce milieu nouveau. On sent qu’ici on a perdu le contact et cela crée comme un malaise. Par instants, il vous manque la rude camaraderie, l’insouciance parfois gaie de front et aussi ce partage émouvant de tout ce qui est quotidien, du tabac aux pensées. Il y a bien un fossé entre ceux qui ont connu la tranchée, et tous les autres. » (p 158)

L’offensive allemande sur Noyon et les fréquentes alertes aériennes entraînent un déménagement complet du G.Q.G. pour Provins.

Pp 165-169 : chapitre 25 : Metz (la farandole et les prisonniers)

La journée du 11 novembre est décevante : « Mais quel manque d’émotion en ce Provins assoupi, en ce Grand Quartier sans flamme et sans cohésion. Car nous ne connaissons ici ni la gravité recueillie du front, ni le délire de Paris. Cette journée unique nous paraît morne et vide. Je l’avais rêvée toute autre. » (p 166) Pierrefeu, quant à lui, en dit tout le contraire : « Le jour de l’armistice fut, à Provins, un jour de folie comme dans toute la France. » (GQG Secteur 1, tome 2, p 238)

Départ pour la Lorraine. Cantonne à Metz et participe aux festivités de la ville libérée.

La dernière vision de guerre évoque gravement le retour de prisonniers français : « Ah ! ceux-là n’avaient pas le droit aux fleurs et aux musiques, à l’accueil triomphal. Pas de défilé pompeux, pas de sympathie. Encadrés militairement, ils semblaient plutôt un troupeau de suspects ou de condamnés. Hâves, le regard fixe, ils allaient, chargés de ballots et de caisses. Etrange théorie où tous les uniformes se mêlaient, où certains soldats – ceux du début – portaient encore des pantalons et des képis d’un rouge éteint. » (pp 168-169)

J.F. Jagielski, décembre 2008

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Surleau, Frédéric (1884-1972)

 

 

1. Le témoin

Né le 2 juin 1884 à Nouméa (Nouvelle-Calédonie), fils d’un inspecteur des écoles. Après des études secondaires au lycée de Brest, c’est à Paris qu’il acheva sa formation. Ingénieur des Ponts-et-Chaussées sans être polytechnicien, il exerça dans les chemins de fer de 1919 à 1939, notamment les lignes contrôlées par l’Etat (réseau de l’Etat et chemins de fer d’Alsace-Lorraine) puis à la SNCF dont il fut directeur général de 1937 à 1939. Administrateur extraordinaire de la ville de Marseille en 1939 et 1940, préfet des Bouches-du-Rhône en 1940, ingénieur des Ponts-et-Chaussées de 1941 à 1944, conseiller d’Etat de 1944 à 1954, il a assumé alors diverses fonctions dans l’administration ou dans l’économie. Parmi ses distinctions et engagements, notons qu’il fut membre de la fondation Carnegie.

2. Le témoignage

Le but explicite de l’auteur est de retracer sa carrière à « [s]es chers petits-enfants ». Il part même de sa notice dans le Who’s Who pour se mettre à l’écriture d’une autobiographie largement professionnelle qu’il intitule « Causeries du grand-père ». La Grande Guerre n’est traitée que dans l’équivalent de 5 des 203 pages de ce texte dont la rédaction a été terminée en août 1970 (p. 50-56), dont une page sur une captivité qui a duré plus de quatre ans.

Les mémoires de Frédéric Surleau ont été publiées, avec celles d’un de ses collègues plus jeune d’une dizaine d’année, Robert Lévi [voir notice Lévi], dans la Revue d’histoire des chemins de fer, Hors série n°8, Mémoires d’ingénieurs, destins ferroviaires. Autobiographies professionnelles de Frédéric Surleau (1884-1972) et Robert Lévi (1895-1981), 2007, 346 p. (p. 7-210 pour le texte de Frédéric Surleau), édition présentée et annotée par Marie-Noëlle Polino.

3. Analyse

La guerre commence alors que l’auteur, déjà âgé de 30 ans, vient de terminer avec succès deux ans de formation à l’Ecole des Ponts-et-Chaussées. Mobilisé comme sous-lieutenant du 23e régiment d’infanterie coloniale, il doit la veille du départ, le 6 août 1914, rejoindre l’état-major de la division coloniale où sa qualification professionnelle serait d’une grande utilité dans le génie. Après quelques instants d’hésitation, il demande à son épouse d’informer l’état-major qu’il n’a pas reçu la note de service l’y affectant : « J’avais formé ma section au 23e colonial, choisi mes gradés, fait connaissance avec mes hommes : les abandonner à l’heure du départ aux frontières pour aller dans un de ces états-majors que les combattants considèrent -à tort bien souvent- comme étant le refuge des pistonnés et des froussards me parut être une lâcheté » (p. 51). Plongé dans les combats du début de la guerre, il est fait prisonnier fin août. Il doit alors attendre la fin de la guerre au camp de Torgau-sur-Elbes puis à celui de Strasburg-Westpreussen, bien plus à l’Est. Interné en Suisse en juillet 1918, il arrive à Paris où il retrouve sa famille le 11 novembre.

Exercice commun dans ce type de texte, loin de se limiter à ce conflit, il note ses rencontres avec des personnages importants (Joffre) et il insiste sur les rapports hiérarchiques, citant ainsi un de ses subordonnés agonisant : « Mon lieutenant, mon lieutenant, j’ai une balle dans les reins » (p.53). La brièveté de l’expérience des combats explique peut-être l’absence de description des souffrances des soldats. Quelques passages de ce court texte insistent sur des détails (comme la description des imperfections de sa tenue du sous-lieutenant au moment de la mobilisation, p.51) sans grand intérêt, un peu comme si ce grand-père devait allonger un peu le récit d’une guerre qui, pour lui, n’a pas duré un mois. Ce texte, écrit pour les petits-enfants de l’auteur, se veut alors une leçon d’histoire et n’oublie pas l’attentat de Sarajevo ni les différents plans mis au point par l’état-major ou l’origine du verbe « limoger », limitant ainsi la partie la plus personnelle. Ecrit un demi-siècle plus tard, ce court récit de la Grande Guerre de Frédéric Surleau est aussi largement rédigé en fonction de ce qui est survenu ultérieurement : « Je dirai seulement que, d’une façon générale, les militaires allemands de l’époque de Guillaume II ne déshonoraient pas l’espèce humaine, alors que cela a été trop souvent le cas à l’époque hitlérienne » (p.55-56). Il serait néanmoins intéressant de confronter ce texte à d’autres document pour percevoir la manière dont s’est construite la mémoire de l’auteur : qu’en fut-il ainsi de ces « plusieurs [cas d’insolation] mortels [qui] jalonnèrent cette route interminable » (p.52) lorsque les soldats de son régiment colonial marchaient à la mi-août 1914 en direction de la Belgique ?

Christian Chevandier, novembre 2008

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Lévi, Robert (1895-1981)

1. Le témoin

Né à Paris le 7 décembre 1895, fils d’Israël Lévi, Grand rabbin de France de 1919 à sa mort, en 1939. Reçu en 1914 à l’Ecole polytechnique, il s’engage lors des premières semaines de guerre et n’y commence sa scolarité qu’après l’armistice, intègre le corps des Ponts-et-Chaussées en 1920. Dans les réseaux du chemin de fer contrôlé par l’Etat à partir de 1924, puis de la SNCF à sa création, il est exclu du corps des Ponts en décembre 1940 en application du « statut des juifs » d’octobre 1940, passe en zone non occupée puis en Algérie où il a la charge de la direction des Transports après le débarquement allié. De retour à Paris après la Libération, il occupe des fonctions de direction à la SNCF jusqu’en 1960 et y promeut des procédés nouveaux, comme les longs rails soudés et l’automatisation des triages.

2. Le témoignage

Robert Lévi a rédigé son autobiographie au cours des années 1970. Le manuscrit en a été découvert par Bernard Lévi après le décès de son père. L’objectif de sa rédaction demeure inconnu. Le texte définitif a été mis en forme par Odile Hirsch, sa petite-fille. Dans un essai publié ces années-là (Il n’y a d’absolu que dans le relatif, Paris, Vrin, 1975), Robert Lévi évoquait à plusieurs reprises des souvenirs de cette guerre.

Les mémoires de Robert Lévi ont été publiées, avec celles d’un de ses collègues plus âgé d’une dizaine d’année, Frédéric Surleau [voir notice Surleau], dans la Revue d’histoire des chemins de fer, Hors série n°8, Mémoires d’ingénieurs, destins ferroviaires. Autobiographies professionnelles de Frédéric Surleau (1884-1972) et Robert Lévi (1895-1981), 2007, 346 p. (p. 219-334 pour le texte de Robert Lévi), édition présentée et annotée par Marie-Noëlle Polino. Plusieurs photographies sont publiées avec ce texte, notamment celle d’une tranchée près du Moulin de Laffaux, à l’été 1917 (p. 258). Voir également, pour la période de l’Occupation, « Robert Lévi, «otage présumé» à la SNCF »,  Revue d’histoire des chemins de fer, Hors série n°7, Les cheminots dans la guerre et l’Occupation. Témoignages et récit, 2002 (2e édition revue et augmentée, 2004), p. 215-231, par son fils Bernard Lévi qui a également rédigé l’introduction de l’autobiographie (p. 215-217).

3. Analyse

Dans la présentation de cette autobiographie, Marie-Noëlle Polino insiste sur la dimension générationnelle qui explique l’ampleur de cette partie : « La place que R. Lévi a souhaité donner à la Première Guerre mondiale est un témoignage de son impact sur l’ensemble d’une génération » (p. 4). Bernard Lévi remarque également : « On ne peut qu’être frappé par l’importance que mon père attribue dans ces souvenirs à son vécu de la guerre de 1914-1918 » (p. 215). Ce sont 37 des 115 pages (p. 231-267) de l’autobiographie qui sont consacrées à cette guerre.

Engagé volontaire, dans l’artillerie comme il sied à un (presque) polytechnicien, sous-lieutenant en mars 1915, il fut blessé en Champagne puis à Verdun (il consacre ainsi dix pages à sa première journée à Verdun, p. 246-255) et a combattu au Chemin des Dames. Du fort de Vaux, « zone la plus dangereuse de Verdun » (p. 236), au Moulin de Laffaux (sa batterie avait été installée à la ferme Mènejean, p. 259), il a connu parmi les lieux les plus durs de ce front. Il n’en dépeint pas moins avec sobriété les morts, les blessés, les souffrances : « J’ai entendu les hurlements des blessés, j’ai eu sous les yeux d’affreux spectacles de mort, j’ai moi-même été blessé physiquement » (p. 267). Il s’agit avant tout là de la description, à cinquante ans de distance et après d’autres tragédies, des procédés et péripéties de l’artillerie par un polytechnicien, méticuleuse mais paraissant presque indemne de sensations.

Le récit que fait Robert Lévi de la Grande Guerre relève d’abord de la volonté de rétablir une vérité : « La guerre de 1914 est déjà bien loin, mais pas assez pour que je ne sois pas indisposé par certaines images dénaturées qu’on en fait couramment. » Il fustige ainsi les « clichés plus ou moins imbéciles [qui] prennent la place des réalités perçues dans toute leur diversité » (p. 231). C’est donc « une grande variété d’impressions plus ou moins contradictoires » qu’il entend livrer par ce texte, ce qui ne l’empêche pas de se lancer dans une leçon d’histoire qui, bien sûr, commence avec l’attentat de Sarajevo. Une certaine distance par rapport au militarisme d’alors apparaît à plusieurs reprises dans son texte, du béret de son enfance qu’« il fallait ôter […] au passage du drapeau, sinon on recevait une calotte » au défilé du 14 Juillet à Longchamp « sans plus d’impact sur les masses que […] les défilés de majorettes aux Etats-Unis » (p. 231). A propos de scènes ou des officiers ont pris (pour eux-mêmes) des risques inconsidérés, il n’hésite pas à demander : « Faut-il considérer cela comme de l’héroïsme ? » (p. 236). Il évoque en des termes peu amènes le général V., commandant la division : « Cet imbécile, le casque sur la tête, assis sur un châlit, les pieds ballants, à huit mètres sous le sol dans un ancien souterrain allemand » (p.241) et parle d’un capitaine qui « a repris ses esprits… et le contrôle de ses sphincters » (p. 244).

Cette partie de son autobiographie nous donne bien sûr des éléments sur la vision que cet homme avait de la société de son temps et la manière dont il s’y situait. Il connaissait déjà l’Allemagne où il avait passé deux mois à l’âge de 16 ans, et ne se reconnaît nullement dans la germanophobie de ce temps. Dès le début de son texte, il parle des boutiques dévastées (« sans doute par des concurrents ») qu’il a vues « nombreuses » mais ne se souvient pas de cris « A Berlin ! » (p.232). Officier relatant ses promenades à cheval, Robert Lévi décrit longuement les autres officiers, signale scrupuleusement les anciens de l’Ecole polytechnique, construisant ainsi la cohérence biographique d’un ingénieur des chemins de fer tout en se distinguant de la vie des soldats ordinaires. Ayant à cœur de citer des personnages importants (Louis Loucheur, « avec qui mon cousin Lazare Lévi collaborait »), il ne résiste pas au plaisir d’écrire qu’il a longtemps eu sous ses ordres le futur gendre de Raoul Dautry (p. 236). Ce qui ne l’empêche pas de porter un regard acerbe sur les réalités sociales, lorsqu’il relate ainsi les obsèques d’un de ses camarades de la guerre, ingénieur des Ponts également : « Je n’ai rien vu de plus sinistre. Après la mise en terre, il y avait là la famille du sénateur Régnier dont la fille avait épousé mon camarade et, quinze mètres plus loin, seule, une vieille paysanne, la mère. On lui faisait payer la promotion sociale de son fils » (p. 245).

Robert Lévi n’avait pas 19 ans quand la guerre a été déclarée et elle a véritablement marqué pour lui l’entrée dans une vie d’adulte alors plus tardive hors des milieux populaires. L’autobiographie souligne la jeunesse de l’artilleur se présentant en 1915 aux autres officiers : « Ebahissement général en voyant un blanc-bec comme moi dont la tenue bleu horizon, nouvelle pour eux, accusait l’air enfantin » (p.234). C’est d’ailleurs ce que souligne Bernard Lévi à propos de son père : « Le poids de ces événements est d’autant plus impressionnant qu’il ne nous était pas apparu du vivant de mon père, qui ne nous avait jamais raconté sa vie d’adolescent immergé dans cette boucherie » (p. 215). C’est la question du rapport entre l’intensité (ou la possibilité même) du récit oral et la nécessité de son écriture qu’aborde ici, succinctement, un fils de combattant de la Grande Guerre.

Christian Chevandier, novembre 2008

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Debré, Robert (1882-1978)

1. Le témoin

Né à Sedan (Ardennes) le 7 décembre 1882, fils et petit-fils de rabbin, Robert Debré fit de la philosophie en Sorbonne après ses années de lycée à Jeanson-de-Sailly avant de se lancer dans des études de médecine, toujours à Paris. Engagé au moment de l’affaire Dreyfus, proche de Péguy dans les années d’avant-guerre, il était sensibilisé à la question sociale et manifestait une sensibilité socialiste. Sa carrière médicale et universitaire dès l’entre-deux-guerres, son activité dans les questions démographiques avant et après l’Occupation, son engagement au sein de la Résistance, son rôle dans les réformes de l’hôpital et de la formation médicale ont fait de ce pédiatre de renommé internationale un des intellectuels les plus en vue au cours du siècle. Voir sa notice biographique, par Lucien Mercier, in Jacques Julliard et Michel Winock, dir., Dictionnaire des intellectuels français, Paris, Seuil, 1996, p. 341-342.

2. Le témoignage

C’est dans les années 1970 que Robert Debré livre ce qu’il appelle « mon témoignage » et, dès la première phrase du préambule de L’Honneur de vivre. Mémoires, le situe dans la continuité de ses nombreuses publications, un peu comme un couronnement et un point final. D’autres ouvrages suivirent néanmoins, notamment Ce que je crois (Paris, Grasset et Fasquel, 1976) tant il lui était malaisé de ne pas écrire. Cette aisance de plume, loin d’être commune à l’ensemble du corps médical, est un élément important de ce texte qui raconte à la première personne une vie bien remplie. Un seul des 41 chapitres de l’ouvrage est consacré à la Première Guerre mondiale (« Chapitre 11 : La Grande Guerre », p. 117-126 de l’édition de 1996, Paris, Hermann). Le chapitre 12, « L’Alsace retrouvée », relate l’entrée des troupes françaises dans Strasbourg et le choix qu’il fit de poursuivre sa carrière à Paris. Dans la préface de 8 pages à la seconde édition, son petit-fils, le médecin Bernard Debré, ne mentionne que pour mémoire ce conflit : « Après la Grande Guerre de 1914-1918, celle de 1939-1945 ».

3. Analyse

Déjà docteur en médecine au moment de la guerre, ancien interne des hôpitaux de Paris, son implication dans ce conflit est liée à son métier. La relation n’en est pas moins, plus d’un demi-siècle plus tard, téléologique : « Voici qu’approche pour notre génération l’épreuve suprême : la guerre » (p. 117). Le ton est grandiloquent (« Les tempêtes sur l’Europe annoncent l’ouragan », p. 117) et assez attendu. Il raconte la guerre comme dans un livre d’histoire et y ajoute des anecdotes personnelles, comme cette invitation que lui avait faite le 31 juillet 1914 Abel Ferry, alors sous-secrétaire d’Etat (qui n’en dit mot dans ses Carnets secrets 1914-1918, texte revu et notes établies par André Loez, préface de Nicolas Offenstadt, Paris, Grasset, 2005, p. 51-53) et explique qu’il s’en souvint lorsque, des années plus tard, il retourna au Quai d’Orsay pour une visite à son fils Michel, nouveau ministre des Affaires étrangères. Un demi-siècle plus tard, il rédige son autobiographie en fonction de ce qu’elle devrait être : « Je n’ai le souvenir ni de cris, ni de manifestations, ni de défilés, ni de pillage des laiteries Maggi et autres boutiques » écrit-il à propos du 2 août 1914 (p. 119).

Ce n’est qu’à la quatrième des dix pages qu’il aborde véritablement sa guerre, en des termes peu prometteurs : « J’ai fait la guerre comme tout le monde et, comme la plupart, n’aime pas beaucoup en parler » (p. 120). Dès lors, il raconte la guerre de son frère, « un des tout premiers décorés de la Légion d’honneur sur le champ de bataille » (p. 120) et même celle de son ami Charles Péguy, lorsqu’il égrène la liste de ses compagnons qui n’en revinrent pas, dont Abel Ferry dont il ramena le corps à Paris (p. 125). Quant à la sienne, il la commence par des horreurs : « On marche sur des cadavres d’hommes restés sur place, ne sachant, lorsqu’un obus arrive, où se coucher pour éviter les éclats » (p. 121). Les descriptions de blessés ou l’évocation des souffrances sont nombreuses dans ces pages. L’auteur, quant à lui, se met souvent en scène dans des situations socialement valorisantes, en train de commander ou de se déplacer à cheval. Dans la Somme ou à Verdun, il a vécu nombre des moments cruciaux de la guerre. Mais, tout en ne cachant pas les moments où le danger fut grand, il les relativise et se considère comme « privilégié » : « Pour les médecins, la guerre était moins dangereuse et la survie due au retour à l’arrière et aux mois passés loin derrière les lignes. Je fus moi-même affecté au  centre médical de Tours et pus passer plusieurs mois au milieu de ma famille » (p. 125-126).

Au delà d’un récit convenu, mais l’auteur sait fort bien que là n’est pas l’essentiel de sa vie et sans doute pas ce que liront en premier des lecteurs qui attendent surtout les récits de la Résistance, de son action médicale ou de réformateur du système santé, certains passages sont significatifs du recul qu’il sait prendre : « Il me semble que je revois, sur ce chemin longeant la Meuse, tout un vol de vautours qui n’ont certainement jamais existé » (p. 121). Il insiste également sur l’importance de la poésie dans ce contexte, de ses lectures des vers de Paul Valery, de ses rencontres avec le frère de Marcel Proust et en profite pour citer l’étude qu’il publia plus tard, Marcel Proust, ses sommeils et ses réveils, et le commentaire que lui en fit le général de Gaulle. En relatant son rôle lors d’une bataille, lorsqu’il remplaça un officier d’artillerie, il a une phrase terrible (« C’est la seule fois que directement je fus associé aux meurtres de guerre ») avant de décrire sans émotion : « Grâce à ma jumelle -une jumelle Zeiss, excellente, recueillie sur le cadavre d’un officier allemand-, je voyais l’effet de nos obus sur la tranchée ennemie et, dans l’explosion, jetés en l’air comme des pantins désarticulés, les corps des fantassins allemands » (p. 124). Il évoque le temps des mutineries (« Affreux furent les mois de mai et juin 1917 ») en se distinguant bien des mutins (« Nous avons tremblé, car si les Allemands avaient été avertis, il est probable qu’ils remportaient alors la victoire ») mais sans les condamner : (« Quelle pitié pour ceux qui avaient tant souffert et dont l’endurance était à bout après les attaques souvent mal préparées et les coups de mains inutiles ! », p. 124-125), et est hostile aux exécutions : « Dès ce moment, je pensais qu’aucune condamnation à mort n’aurait dû être prononcée », position qu’il met en rapport avec le souvenir de la mort d’un fuyard condamné par le conseil de guerre, deux ans auparavant, dans la Somme : « Au milieu du massacre, j’étais devenu l’ennemi de la peine de mort » (p. 125).

Ecrit plus d’un demi-siècle après les combats, ce témoignage sur la Grande Guerre ne se révèle somme toute qu’un épisode de la vie et de la carrière d’un personnage important du monde médical français du XXe siècle, d’où les nombreuses références aux rencontres avec ses collègues, comme dans le reste de l’ouvrage, et avec des hommes célèbres (Foch, Pétain). Robert Debré a plus de trente ans lorsque commence le conflit, et l’expérience de la guerre n’a pas pour lui le caractère initiatique qu’elle a pu avoir pour ses cadets. Sa relation en est d’autant plus détachée.

Christian Chevandier, novembre 2008

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Lussu, Emilio (1890-1975)

1. Le témoin

Emilio Lussu naît le 4 décembre 1890 à Armungia, en Sardaigne. Il est issu d’une famille aisée et éclairée. Parlant de son enfance, il mettra toujours l’accent sur l’apprentissage, à la fois familial et régional, des valeurs qui sont les siennes (respect de l’homme et du travail, attachement à la participation de tous aux décisions…), et sur l’importance de l’identité sarde.

En 1914, il passe avec succès sa laurea (équivalent de la maîtrise) de droit. Il est très tôt dans les rangs des interventisti (interventionnistes), ces militants de l’entrée en guerre de l’Italie (qui advient, on le sait, en mai 1915, neuf mois après le début du conflit).

Lieutenant puis capitaine de la brigade Sassari, composée pour l’essentiel de bergers et de paysans sardes, il est au contact réel des hommes de troupe et de la condition du soldat de tranchée. Ses hommes gardent notoirement de lui un souvenir respectueux : Lussu ne fut jamais de ceux qui ajoutent le plaisir sadique à la dureté des ordres dont ils sont le relais.

La guerre terminée, il transpose son engagement dans la vie civile. Animateur du mouvement des anciens combattants – qui, en Sardaigne, coïncide bientôt avec le Parti Sarde d’Action, aux visées autonomistes, et dont Lussu est l’un des fondateurs -, élu local en 1920, il devient député en 1921. Mussolini accède au pouvoir l’année suivante. Lussu est parmi ses adversaires déclarés, mais il tente de négocier une partition entre Sardaigne et Italie. En vain. À mesure que le régime se durcit, singulièrement après la crise consécutive à l’assassinat de Matteotti (1924), la détermination antifasciste de Lussu s’affermit. Il noue des liens plus étroits avec les autres courants politiques opposés au fascisme : républicains, socialistes maximalistes ou réformistes, ou encore communistes – dont le chef de file, Gramsci, vient également de Sardaigne.

Député comme Matteotti, il sera lui aussi, comme bien d’autres élus, la cible directe de la violence fasciste : en 1926, après un attentat contre Mussolini (un coup monté par la police ?), une bande de chemises noires prend sa maison d’assaut, animée des pires intentions. Ancien soldat et chasseur averti, par tradition familiale et locale, il est bien décidé à se défendre. L’un de ses assaillants est tué, les autres prennent la fuite. Arrêté, il passe plus d’un an derrière les barreaux dans l’attente de son procès. Contre toute attente, la juridiction ordinaire, estimant qu’il a agi dans le cadre de la légitime défense, prononce la relaxe. Il est alors déféré devant le Tribunal Spécial (émanation directe du parti fasciste) qui le condamne à une peine de cinq ans de confino (résidence surveillée) dans les îles Lipari.

Il parvient à s’en échapper en 1929, avec deux autres condamnés, Carlo Rosselli et Francesco Fausto Nitti. Les trois hommes gagnent Paris où ils fondent le mouvement « Giustizia e Libertà » (Justice et Liberté). L’orientation idéologique du mouvement est socialiste libérale, les méthodes préconisées sont révolutionnaires : il s’agit d’abattre le régime et d’éradiquer de la société italienne les causes (qu’elles soient politiques, économiques, culturelles…) ayant permis son avènement. Toujours en 1929, Lussu publie (en France, mais en italien), la Catena (« La chaîne » ; à ce jour inédit en français), où il tente pour la première fois une analyse du fascisme, de ses méthodes et des causes de son avènement. En 1933, il récidive avec Marcia su Roma e dintorni (La Marche sur Rome… et autres lieux, Paris, Gallimard, 1935 ; puis Paris, Arte-Le Félin, 2002), qui relate -­ non sans humour – la résistible ascension de Mussolini au pouvoir dans l’Italie de l’après-guerre. En 1936, après un long séjour de cure en Suisse et dans les Alpes françaises où il soigne la tuberculose qu’il a contractée en prison, il publie un essai politique, Teoria dell’insurrezione (Théorie de l’Insurrection, Paris, Maspero, 1971). Deux ans plus tard paraît son texte le plus célèbre, Un anno sull’altipiano (Les hommes contre, Paris, Austral, 1995), sorte de roman autobiographique ou, si l’on veut, d’autobiographie romancée, qui rend compte de son expérience et de ses souvenirs de guerre.

Il prend dès le début une part active à la guerre d’Espagne, mais sa santé d’une part, l’assassinat de Rosselli par l’extrême droite française d’autre part le contraignent à regagner la France. Entre le début de la Seconde Guerre mondiale et l’effondrement du régime mussolinien (juillet 1943), il voyage beaucoup (en France, au Portugal, en Grande-Bretagne, aux États-Unis), organisant la résistance italienne en exil pour « Giustizia e Libertà », sans cesser de caresser le rêve d’une expédition en Sardaigne à la manière de Garibaldi. Il ne revoit l’Italie qu’après l’armistice (8 septembre 1943), pour participer au premier congrès du Partito d’Azione, dans lequel conflue « Giustizia e Libertà » et à la résistance armée à l’occupant nazi. Ministre du premier gouvernement de l’Italie libérée, sous l’autorité de son camarade de parti Ferruccio Parri, puis du gouvernement d’union nationale dirigé par le démocrate-chrétien Alcide De Gasperi, il est bien vite en désaccord de fond avec les représentants du courant libéral-démocrate du Partito d’Azione. Après plusieurs revers électoraux, déchiré par les dissensions internes, le Partito d’Azione se dissout ; son aile gauche fusionne avec le Partito Socialista Italiano (très proche de la ligne du PCI), notamment à l’initiative de Lussu. Désormais âgé, il prendra encore une part active à la scission du PSI en 1964, qui donnera naissance au Partito Socialista Italiano di Unità Proletaria (PSIUP), hostile à la collaboration avec la Démocratie Chrétienne. Il consacre les dernières années de sa vie à écrire, entre autres l’histoire du Partito d’Azione et un bref roman, Il cinghiale del diavolo (« Le sanglier du diable », inédit en français), continuant à prendre position en faveur de sa Sardaigne d’origine. Il meurt à Rome en 1975, à l’âge de 85 ans.

2. Le témoignage

On trouve dans plusieurs livres de Lussu des allusions directes à son expérience de la guerre, qui fut pour lui, comme pour beaucoup d’autres combattants, véritablement fondatrice. Mais c’est Un anno sull’altipiano (littéralement : « Une année sur le haut plateau » ; il s’agit du plateau d’Asiago, en Vénétie) qui, en l’espèce, constitue son œuvre maîtresse. À la différence d’œuvres plus célèbres et plus célébrées dans l’Italie de l’après-guerre, le témoignage de Lussu sur la Grande Guerre compose, au fil des pages, un tableau sinistre de la vie des soldats dans la tranchée. L’absurdité pathogène de leur condition rejaillit d’autant mieux que la langue est sobre, précise, volontiers ironique, parfois presque technique, les conclusions étant le plus souvent laissées à l’appréciation du lecteur. Tandis que d’autres écrivains-soldats, et non des moindres, tendent à sublimer l’horreur de la guerre dans des textes novateurs parfaitement calibrés (Ungaretti) ou dans des pages qui en réaffirment après-coup la nécessité (Gadda), Lussu démythifie les leurres et les valeurs qui ont animé les interventionnistes d’avant-guerre, dont il faisait partie. Un anno sull’altipiano (dont Lussu dira qu’il ne l’a écrit que sur les insistances de son ami Gaetano Salvemini) est donc implicitement une entreprise auto-analytique et autocritique. Mais, au-delà même des intentions avouées de l’auteur (« Il ne s’agit pas d’un livre à thèse : il ne veut être rien d’autre qu’un témoignage italien sur la Grande Guerre », écrit-il en préambule en 1937), Un anno sull’altipiano atteint à une dimension collective sur les absurdités de cette guerre-ci, et, peut-être, de la guerre en général.

3. Analyse

On ne peut séparer le témoignage de Lussu sur la Première Guerre mondiale de son antifascisme militant. Chronologiquement, Un anno sull’altipiano (1938) vient après La Catena (1929) et après Marcia su Roma e dintorni (1932), et on peut penser qu’il leur fait suite génétiquement aussi : en travaillant à une analyse critique des raisons et des modes de l’avènement du régime, Lussu aurait compris en chemin le rôle crucial du conflit mondial comme creuset des totalitarismes, et pris la mesure de l’instrumentalisation de la mémoire de la guerre par le fascisme.

La description des aberrations de la Grande Guerre, vue à la hauteur des combattants de base et menée sous une forme qui ménage une place importante à leurs dialogues (et, çà et là, aux monologues délirants des hauts gradés), apporte en tout cas un démenti précis non seulement à la rhétorique de la « mort utile et belle », chère à la propagande guerrière, mais aussi aux thèses et aux valeurs du fascisme, qui exalte l’héroïsme des combattants, la beauté du sacrifice de sa vie sur l’autel de la cause patriote, la virilité du combat… Ces valeurs, que Lussu est loin de dédaigner en tant que telles, ont été dévoyées, piétinées, mises au service non point de la cause nationale, mais de la folie personnelle d’officiers ineptes, avides d’exercer le pouvoir sans limites que leur donne leur grade.

Parmi les thèmes et épisodes propres à relativiser fortement, voire à vider de sens les valeurs militaires que la guerre met officiellement à l’honneur, on peut, sans prétention à l’exhaustivité, relever quelques exemples particulièrement marquants.

Le dysfonctionnement chronique.

« Chaque jour, il arrivait des munitions et des tubes de gélatine. C’étaient les grands tubes de gélatine du Karst, de deux mètres de long, faits pour ouvrir des passages dans les barbelés. Et il arrivait des pinces coupe-fil. Les pinces et les tubes ne nous avaient jamais servi à rien, mais ils arrivaient quand même. » (chap. XI).

L’alcool.

Avant chaque bataille, le ravitaillement en alcool atteint des sommets, au point que cela devient un signal précurseur de l’ordre d’attaque imminent (« Et il arriva du cognac, beaucoup de cognac : nous étions donc à la veille d’une action » ; chap. XI). De nombreux officiers sont atteints d’éthylisme, certains ne pouvant visiblement rien faire sans leur forte dose quotidienne de cognac. Lorsqu’il évoque une action, Lussu mentionne systématiquement la présence et la consommation outrancière d’alcool, chez les hommes de troupe et chez ceux qui les guident. C’est le cognac, non l’héroïsme ou le patriotisme, qui est « l’âme du combattant de cette guerre », « le premier moteur » : « moi, sans cognac, à l’assaut, j’y vais pas » (chap. XIII).

La nécessaire déshumanisation de l’ennemi.

Elle se révèle au narrateur lorsque, en compagnie d’un caporal, à la faveur d’une mission de reconnaissance, l’occasion leur est donnée d’observer quelques soldats autrichiens dans leur propre tranchée, tandis qu’ils sont occupés à se préparer du café. Cette activité, dans sa banalité même, le stupéfait : « Voici l’ennemi, et voici les Autrichiens. Des hommes et des soldats comme nous, faits comme nous, en uniforme comme nous, qui à présent bougeaient, parlaient et prenaient le café, exactement comme étaient en train de le faire, derrière nous, au même moment, nos propres camarades. Étrange. Une telle idée ne m’avait jamais traversé l’esprit. À présent ils prenaient leur café. Curieux ! et pourquoi n’auraient-ils pas dû prendre le café ? Pourquoi donc me semblait-il extraordinaire qu’ils prennent le café ? » (chap. XIX). Continuant de s’interroger sur la « raison de [sa] stupeur », le narrateur comprend une règle fondamentale de la psychologie du (bon) soldat : pour pouvoir tuer sans état d’âme, il doit se représenter l’ennemi comme un être foncièrement autre, qui n’appartient pas à l’humanité. Mais : « J’avais devant moi un homme. Un homme ! ». Alors qu’il pourrait sans aucun risque l’abattre, il n’en fera rien, ni le caporal qui l’accompagne (« – Tu vois… comme ça… un homme seul… moi, je ne tire pas ? Et toi, tu veux ? Le caporal prit la crosse du fusil et me répondit : – Moi non plus »). Ils regagnent leur tranchée où les attend… un café.

Cet épisode peut être rapproché d’un autre, qui avait vu les Autrichiens faire preuve de compassion envers l’ennemi italien. Lancés dans une attaque vouée, comme d’habitude, à l’échec, des soldats italiens sont exposés au tir ennemi sans aucune chance d’en réchapper, quand les Autrichiens cessent soudain le feu. Puis l’un d’entre, bientôt repris en chœur par ses camarades, leur crie : « Assez ! Assez ! (…) Assez ! braves soldats. Ne vous faites pas tuer comme ça. » (chap. XV).

Guerre et lutte des classes.

À la suite de l’ébauche de fraternisation de l’épisode qui vient d’être évoqué, de la tranchée italienne s’élève bien entendu l’ordre d’aller de l’avant, donné par le général en personne : « En avant ! soldats de ma glorieuse division. En avant ! En avant contre l’ennemi ! » On entrevoit ici ce qui sera explicitement formulé par le lieutenant Ottolenghi, adepte des thèses marxistes : les ennemis véritables ne sont pas les soldats d’en face, pauvres bougres contraints eux aussi de combattre pour une cause qui n’est pas la leur. Les vrais ennemis sont derrière les soldats, sont à l’arrière : ce sont les officiers de l’état-major et la classe politique au pouvoir. Cette guerre est un dérivatif où l’on contraint les prolétaires pour les détourner de la guerre qu’ils devraient légitimement mener, qui est une guerre de classes.

Éloge de la trêve.

Lussu met dans la bouche d’un vaillant officier, ayant fait « toute la guerre de Libye » et pris part déjà à de nombreux combats, décoré pour son courage, un éloge de la trêve parfaitement contradictoire avec la rhétorique héroïque. « Nous sommes des professionnels de la guerre et nous ne pouvons pas nous plaindre si nous sommes obligés de la faire. Mais quand nous sommes prêts à un combat et qu’arrive, au dernier moment, l’ordre de le suspendre, c’est moi qui vous le dis, croyez-moi, on peut être aussi courageux qu’on veut, mais ça fait plaisir. C’est ça, en toute franchise, les plus beaux moments de la guerre » (chap. XXIII).

Les morts absurdes ou inutilement programmées.

Parmi d’autres exemples possibles, on peut citer d’une part l’épisode des « cuirasses Farina », sortes d’armures pesant sans doute (suppose le narrateur) pas moins de cinquante kilos, et supposément à l’épreuve des tirs de mitrailleuse. Dix-huit cuirasses arrivent, dont sont équipés autant de soldats, que le général de division charge d’aller couper les barbelés autrichiens, en vue d’une attaque prochaine. À peine sont-ils sortis de la tranchée qu’ils tombent l’un après l’autre sous le feu ennemi. Le général assiste à ce massacre « comme s’il avait prévu que les événements se dérouleraient exactement comme ils se déroulaient en réalité » (chap. XIV). Il y a d’autre part le sacrifice du lieutenant Santini, connu pour sa bravoure et son sens du devoir, auquel un lieutenant-colonel ordonne d’aller couper les fils barbelés, après que plusieurs hommes ont déjà laissé leur vie dans ce même genre d’opérations, sans le moindre résultat – ce que le lieutenant colonel sait parfaitement : « – C’est une opération impossible – répondit Santini – il est trop tard. – Je ne vous ai pas demandé – répliqua le lieutenant-colonel – s’il était tard ou tôt. Je vous ai demandé si vous vous portez volontaire. – Non, mon colonel. – Alors, je vous ordonne, je dis bien je vous ordonne de sortir quand même, et immédiatement. – Oui, mon colonel, – répondit Santini. Si vous me donnez un ordre, je ne peux que l’exécuter. » (chap. XIII). Parfaitement conscient de ce qui l’attend, Santini sort de la tranchée et est abattu quelques instants plus tard.

Dénonciation de l’inflexibilité de la hiérarchie militaire.

L’épisode de la mort de Santini illustre la règle militaire qui veut qu’un ordre doit être exécuté, sans que l’exécutant ait à en discuter le bien-fondé ou le bon sens. En temps de guerre, et notamment en présence de l’ennemi, cette règle devient un monstrueux instrument. Un ordre manifestement assassin a force de loi pour les subalternes, ni plus ni moins qu’un ordre raisonnable et juste. Qu’il soit inspiré par la bêtise, par l’excès de zèle, par l’abus d’alcool ou par la cruauté pure ne fait guère de différence pour ceux qui en subissent les conséquences mortelles. C’est également ce que soutient, pour le revendiquer du point de vue des chefs, un personnage du livre, le commandant Melchiorri : « Ceux qui commandent ne se trompent jamais et ne commettent pas d’erreurs. Commander signifie le droit qu’a le supérieur hiérarchique de donner un ordre. Il n’y a pas d’ordres bons et d’ordres mauvais, d’ordres justes et d’ordres injustes. L’ordre est toujours le même. C’est le droit absolu à l’obéissance d’autrui » (chap. XXIV).

Adepte fanatique d’une discipline de fer, qui fige les rôles dans un organigramme absolutisé et prive par principe les inférieurs de tout droit sur eux-mêmes, Melchiorri est un hiérarque fasciste avant l’heure (on est en 1916 quant au temps de l’action, mais en 1938 lorsque le livre paraît). Il confirme l’hypothèse selon laquelle Lussu, au cours des années qui suivirent la guerre et, particulièrement, pendant l’écriture d’Un anno sull’altipiano, prit conscience de la filiation directe entre ordre militaire dans l’armée en guerre et ordre civil voulu par le fascisme après la guerre. Une des devises du fascisme -« croire, obéir, combattre » – n’est somme toute que l’explicitation d’un axiome de la logique guerrière.

Plusieurs interprétations critiques d’Un anno sull’altipiano restent possibles, qui s’échelonnent entre la thèse qui veut que Lussu dénonce les modalités particulières de cette guerre, mais pas les causes et les raisons qui la justifiaient et cette autre selon laquelle la dénonciation affecte y compris les justifications historiques et morales de la Grande Guerre, voire toute guerre orchestrée par un État. Cette deuxième option, qui a été ouverte par l’adaptation cinématographique du livre de Lussu par Francesco Rosi (Uomini contro, 1970), semble actuellement gagner en crédibilité. On peut de fait la conforter à la lumière des engagements politiques jamais démentis de Lussu, qui s’enracinent dans une gauche radicale rétive aux structurations des appareils politiques, à toute forme de hiérarchisation obligée.

4. Pour aller plus loin

• Lussu E., Les hommes contre, Paris, Austral, 1995.

• Lussu E., La Marche sur Rome… et autres lieux, Paris, Arte-Le Félin, 2002.

• Lussu E., Théorie de l’Insurrection, Paris, Maspero, 1971

Emilio Lussu (1890-1975), politique, histoire, littérature, cinéma, (Collectif), sous la direction d’Eric Vial, Patrizia De Capitani et Christophe Mileschi, Grenoble, MSH-Alpes, 2008 (288 p.). (http://www.msh-alpes.prd.fr/Publications/OuvrageEmilioLussu.htm)

Christophe Mileschi

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Frot, Paul (1897-1964 ?)

1.   Le témoin

Paul Frot est étudiant préparant HEC et a 19 ans lorsqu’il est appelé avec la classe 17. Il effectue six mois de préparation à l’école d’officiers de Saint-Maixent ; maîtrise la langue allemande, ce qui lui permet d’interroger des prisonniers à plusieurs reprises.

Baptême du feu le 15 juin 1917 en Flandres au 165e R.I. ; 9 mois de tranchées de Coxyde à Nieuport.

29 mars 1918 : transféré dans le secteur de la Somme (Boves) ; il fait partie des troupes envoyées stopper l’offensive allemande qui paraît alors irrésistible ; brûlé à l’ypérite, il rejoint Verdun après sa convalescence.

En août, son régiment est sous le commandement du général Mangin chargé de la délivrance des territoires envahis ; combats dans l’Aisne.

2. Le témoignage

Ce témoignage est un journal retrouvé par les filles de l’auteur en 2004 et publié sous le titre : Paul Frot, Mon journal de guerre 1914/1918, du 15 juin 1917 au 11 novembre 1918, Paris, Connaissances & Savoirs, 2005. Cet ouvrage est précédé d’une « adresse » en guise de dernière lettre des trois filles à leur père. Ce journal est un récit composé par Paul Frot à partir des notes consignées dans son carnet de campagne ; on y trouve certains récits construits à partir des dires d’anciens (voir notamment sur l’affaire du 22 avril 1915 et la première attaque aux gaz sur le front occidental, p. 70) ; d’après « l’adresse » écrite par ses filles, cette copie aurait été réalisée sur une machine de l’armée (p. 9) « avec son ruban bleu » ; on notera qu’au moment de cette recopie, mise au propre et mise en récit, l’auteur a effectué quelques rajouts « extraits de mon carnet de campagne » qu’il signale, comme à la page 39. À partir du 9 octobre (p. 84), les dates deviennent plus fréquentes ; on peut supposer qu’à partir de cette date, le journal « colle » de plus en plus au carnet d’origine, mais de nombreux indices signalent la recomposition du récit jusqu’à la fin. Des notices historiques ponctuent le journal ; référence est faite d’un livre publié au lendemain de la guerre (p. 89)…

Ce journal a été ensuite transmis de génération en génération par la main d’hommes de la famille ayant également connu la guerre.

3.   L’analyse

Les Flandres belges : longue description du front dans le secteur de Nieuport-Bains. Une particularité, pas de boue ; de l’eau et du sable. Ce qui nécessite d’étayer en permanence les tranchées ; le vent est ici un problème majeur, qui pénètre partout et enraye notamment les armes.

Malgré les bombardements, présence de civils : « quelques belges encore tolérés par l’armée anglaise, séjournent dans le village dans l’espoir de sauvegarder leurs biens. Ils passent la plus grande partie de leur vie dans les caves » (p. 55)

Cadavres : L’émotion causée par les premiers (p. 53) ; Travaux d’approfondissement des tranchées dans un charnier (p. 72) ; les marais de Martjevaert (p. 89-90), espaces pestilentiels. « […] le corps d’un soldat du 321e Fusilier Mitrailleur, noyé dans la boue et dont le casque et l’extrémité du canon du fusil émergeaient » ; « J’ai appris que nos camarades en première ligne, aux petits postes les plus avancés, avaient sans cesse de l’eau jusqu’au ventre…

Un chef : Souci du confort de ses hommes (p. 59) ; « j’ai presque honte d’avoir la satisfaction de manger, malgré ma présence en secteur, une cuisine spécialement préparée à l’intention des sous-officiers par leur cuistot attitré établi avec la roulante de la compagnie au bord de l’Yser » (p. 59) ; montrer l’exemple : « J’ai gardé tout mon calme. J’ai conscience sans vanité que mon attitude a plu aux hommes et que, pour un véritable baptême du feu, je n’ai pas trop fait mauvaise figure. Je me persuade que c’est grâce à cette attitude que j’acquerrai à leurs yeux une autorité suffisante à l’avenir pour me faire respecter malgré mon jeune âge… » (p. 77) ; d’autres réflexions sur ce thème tout au long de l’ouvrage.

Regard critique envers son supérieur direct. 2 avril 1918, lors de la remontée en ligne (secteur d’Hailles) : « un peu d’énervement chez tout le monde, beaucoup chez notre commandant de compagnie qui se confond en gémissements et en lamentations avant d’étourdir ses subalternes par des ordres et des contre-ordres qu’accompagnent des termes vexants inutiles » (p. 148) ; « Notre lieutenant, commandant de compagnie, qui n’ose pas sortir le nez de son trou et qui n’a pas manqué d’exiger un compte-rendu écrit de notre installation pour s’éviter un dérangement, a rassemblé sa liaison pour lui aménager un abri » (p. 149)

Alliés: Voisinage britannique au camp de Woesten ; les Ecossais et leur flegme étonnant sous le bombardement ; fraternisation entre alliés avec force boisson… (p. 64-65)

Assauts : Le rôle du sergent serre-file au moment de l’assaut: « Le sergent Lagache, d’un calme et d’un sang-froid imperturbables, longe la tranchée sous les obus, observant si tout le monde est à  son poste et pour faire sortir si nécessaire les froussards de leurs trous ; précaution au fond inutile, car chacun fait preuve dans ces circonstances émouvantes d’une attitude parfaite » (p. 76)

Offensive allemande :

A partir du 29 mars 1918, en renfort des troupes britanniques refoulés violemment par l’offensive allemande (secteur de Bertheaucourt-les-Thennes). Attaques de la cavalerie canadienne (p. 143) ; grande tuerie de cavaliers » (p. 143-144) ; pillage consciencieux des caves mais « […] les hommes respectent les intérieurs des maisons. Nombreux sont, en effet, au Régiment ceux qui ont souffert de l’invasion et de l’occupation allemande. Ils savent bien tordre le cou d’une poulette ou écorcher un lapin, mais une sorte de respect les pousse à ne trop rien déranger du mobilier abandonné des maisons où le hasard des cantonnements les a placés » (p. 146)

Alcool : soutien du moral. 3 avril : « Le petit jour paraît. Avec lui, la gnole rempli les quarts, une gnole détestable mais réconfortante après une nuit terrible, glaciale, sous la pluie qui nous a traversés jusqu’aux os » (p 150)

13-14 septembre : la nuit précédant l’assaut sur Laffaux (Aisne) : « Impossible de chercher à trouver le sommeil. Je regarde mes hommes. Aucun ne dort. L’heure est trop grave. Les uns boivent du café corsé de gnole comme le feraient des chasseurs au marais. Les rations de gnole ont été fortes, c’est l’usage à la veille des attaques. Nous laissons aux Boches le procédé du dopage à l’éther. Jamais fantassin de France n’en a usé. D’autres rêvent éveillés, écrivent ou parlent à voix basse… » (p. 266) Ces mentions tardives des distributions de gnole au sein des troupes combattantes sont confirmées par de nombreux autres témoins. Ainsi, en dépit des inconvénients évidents de cette alcoolisation, l’armée n’a pas trouvé meilleur moyen pour consolider le moral des troupes d’assaut.

Tirs amis : Des batteries françaises et anglaises tirent sur les lignes françaises : « Malgré toutes les fusées lancées pour demander l’allongement du tir, celui-ci se poursuit… toujours trop court ! Les hommes quittent leurs emplacements pour chercher un coin plus sûr, à l’exemple du commandant de compagnie lui-même » (p. 153) ; à d’autres moments encore, les fantassins menacent de quitter les lignes…

12 avril 1918 : défense acharnée du château de Hangard (p. 162-182) ; encore des tirs « amis » (p. 169) ; l’auteur et ses hommes sont prisonniers des Allemands pendant quelques minutes avant d’être délivrés par une vive contre-attaque franco-canadienne ; 13 avril, gazé à l’hypérite pendant son repos à Domart et atteint par la grippe espagnole. Evacuation par train sanitaire sur l’hôpital n°16 de Poitiers. Le 30 mai, rejoint son corps devant Verdun.

Fin août 1918, son régiment est mis à la disposition du général Mangin pour la poursuite victorieuse.

Une réflexion sur le comportement des soldats : « 28 août [1918]. Cette terrible guerre est un grand exemple de la toute puissance de l’habitude. Le Français d’aujourd’hui combat avec une passivité qui, à la réflexion, s’avère stupéfiante pour quiconque a vécu depuis longtemps les souffrances du soldat. Au moment où les périls s’aggravent, où les embûches, se dressant partout à la fois, devraient secouer les âmes d’anxiété, les hommes, dont les maîtres attendent encore un effort gigantesque, se conduisent comme les rouages fidèles d’une force que l’on croirait mécanique. Ils se meuvent avec une précision et une si grande docilité que l’on se demanderait parfois si ce sont là des êtres qui souffrent. Pour comprendre à quel degré d’automatisme, d’assujettissement, sont parvenus les tempéraments même les plus réfractaires, il faut voir évoluer les unités de notre arme, sans cesse alertées, déplacées, oubliées, rappelées, et aussi sobres devant le danger et la mort que devant la cohue des routes et des bivouacs » (p. 232-233).

Il est significatif qu’un officier reconnaissent aussi ouvertement l’assujettissement des hommes de troupe. La force de l’habitude, le poids des automatismes, l’idée de ne pouvoir échapper à son « destin » ou son « devoir », l’idée d’être dépassé, sinon écrasé par l’événement (la guerre) ont effectivement contribué dans une certaine mesure à nourrir ce que l’on appelle la ténacité des combattants.

Panique causée par les gaz (p. 252)

Combats sur le Chemin des Dames. Septembre 1918.

Frédéric Rousseau, juillet 2008.

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Ligonnès, Bernard de (1865-1936)

1.   Le témoin

Bernard de Ligonnès est né à Mende (Lozère) le 15 novembre 1865. Son père, Édouard, né à Aurillac en 1838, descend d’une famille noble du Vivarais venue s’établir en Gévaudan, les Dupont de Ligonnès. Famille de militaire ; un cousin évêque de Rodez. Édouard entre dans l’administration comme percepteur 2ème classe après une carrière militaire de laquelle il sort à l’âge de 25 ans. Il décède le 1er juin 1889 à Tergnier (Aisne).

Le 9 juin 1885, à 20 ans, Bernard de Ligonnès souscrit un engagement au 87e régiment d’infanterie. Commence alors une longue carrière militaire. Élève officier à Saint-Maixent le 23 avril 1890. 1er avril 1891 : sous-lieutenant au 78e R.I. Son jeune frère, Pierre, choisit également la carrière des armes et par la voie de Saint-Cyr, il devient officier de cavalerie (il décède prématurément suite à une mauvaise chute de cheval en 1906).

Alors qu’il est en garnison en Avignon, Bernard de Ligonnès, catholique et quelque peu réactionnaire, connaît quelques démêlés avec les francs-maçons locaux, en pleine affaire Dreyfus. Ce n’est que le 24 décembre 1904 qu’il est nommé capitaine au 75e R.I. stationné à Romans (Isère). Profondément traditionnel et conservateur, Bernard de Ligonnès éprouve de plus en plus de mal à supporter le « républicanisme » qui gagne le corps des officiers. Le 26 mai 1912, prétextant devoir s’occuper de ses deux propriétés, il demande un congé de trois ans sans solde. Il est libre le 17 juin.

Fin juillet 1914, il est rappelé ; il a 49 ans. Le 2 août, il rejoint le 275e R.I. en cours de formation à Romans. Du 9 au 19 août, entraînement des réservistes. À partir du 22 août, front de Lorraine. Le 20 décembre 1915, de Ligonnès passe au 157e où durant quatre mois, il parfait l’instruction d’un bataillon composé de jeunes gens de la classe 16 ; le 12 mai 1916, il rejoint le 227e R.I. dans lequel il devient chef de bataillon le 4 avril. Du 25 mai au 28 novembre, secteur des Vosges. Cette unité est transformée en unité alpine et part pour l’Orient ; combats autour de Monastir.

Après trois ans de guerre, le commandant est épuisé ; il a alors 52 ans, et, le 14 octobre 1917, général Sarrail le remet à la disposition du ministère de la guerre. Pour Bernard de Ligonnès la guerre est terminée ; il referme ses carnets sur la date du 13 août 1917.

Fin 1919, de Ligonnès devient conseiller municipal de Chanac (élu maire en 1925) et conseiller d’arrondissement. Le préfet le qualifie « d’homme fort distingué, mais réactionnaire militant » (cité par Y. Pourcher, p. 60.). Le 25 janvier 1936, meurt le commandant marquis de Ligonnès.

2. Le témoignage

Le témoignage a été mis au jour et présenté par Yves Pourcher  et publié sous le titre : Un commandant bleu horizon. Souvenirs de guerre de Bernard de Ligonnès, 1914-1917, Paris, Les Editions de Paris, 1998 ; il se compose de trois carnets pour trois années de guerre. Bernard de Ligonnès a composé ces carnets après la guerre à partir des notes prises durant la guerre. Comme l’indique Yves Pourcher, ces souvenirs sont le produit d’une réécriture, « l’écriture est mise en scène ». Ils sont découpés en trois parties : Mes souvenirs du 8 août 1914-février 1915 et de février 1915 au 1er janvier 1917 ; Campagne d’Orient du 1er janvier au 13 novembre 1917.

On peut noter la belle et riche présentation d’Yves Pourcher qui écrit : « Jour après jour, Bernard de Ligonnès reconstitue sa guerre. Dans son beau texte, il décrit les lieux et les événements, mais il ne dit rien sur les mutilations volontaires, rien sur les pieds gelés, sur l’horreur des blessures et sur la souffrance des hommes, comme il ne dira rien d’ailleurs, en 1917, sur les mutineries… » (p. 36)

Photographies de la collection personnelle du commandant.

3.   L’analyse

Ces cahiers qui sont des souvenirs reconstitués sont ceux d’un officier d’active et d’un chef ; ils ont la précision d’un rapport d’officier et permettent de suivre les pérégrinations de l’auteur ; rares sont les notations s’écartant de la relation de la mission et de son exécution ; peu d’état d’âme ; peu de descriptions, sauf peut-être, pendant la campagne d’Orient ; fort peu de commentaires ; assurément, ces cahiers témoignent d’un autre point de vue que les carnets d’un Barthas ou du texte d’un Barbusse ; dans ce document, on ne trouve ni déclamations patriotiques, ni dénonciations ; mais de la réserve, de la retenue ; un patriotisme, et une foi aussi qui s’expriment avec simplicité, non dans les mots mais dans la recension des actes et des engagements. Au total, ces cahiers ne nous renseignent pas seulement – un peu – sur la condition d’un officier en campagne. Ils témoignent de la mentalité singulière d’un officier d’active…

1er cahier : Lorraine

22 août 1914 : mise en défense d’une position de repli devant le château de Sandroviller (au loin Dombasle et Rosières-aux-Salines brûlent…).

26 août, bataille de la Mortagne. Attaque en direction du village de Xermaménil.

29 août, traversée de Nancy. Enthousiasme de la population civile (p. 74) ;

8 septembre, bataille du Grand Couronné.

26 septembre, attaque du village de Lahayville ;

Expression du sentiment religieux : 9 septembre 1914 : fait bénir l’ensemble de sa compagnie par un aumônier du 20e corps (p. 76) ; 24 décembre 1914, organisation d’une messe de Noël (p. 86)

Le chef à la manœuvre : en chef avisé, il organise un repli en bon ordre, en plein jour (29 septembre 1914, p. 80) ; 14 décembre, attaque en avant de Flirey. Echec. 18-22 décembre 1914, tranchées dans un charnier (p. 84). La vie dans les tranchées (p. 87-88)

Privilèges de l’officier : les serviteurs (sa « maison ») : le cuisinier, l’ordonnance, et Morette chargé de son cheval  (p. 88)

2e cahier : 1915-1916

Février 1915, de nouveau à Flirey ; description de l’église en ruine et saccagée (p. 91) : « la grande croix du cimetière dont le Christ, coupé en deux, à hauteur de la taille, par un obus, pend lamentablement, accroché encore à la croix par le seul bras qui lui reste… » (p. 91-92)

Relations avec l’ennemi : échanges de mots et de cigarettes, de vin, de tranchée à tranchée (p. 92 et p. 94)

« Un sergent parlant allemand cherche à persuader le Boche qu’il sera très bien chez nous, il ne peut le convaincre. Ce n’est pas l’envie qui lui en manque, mais c’est la peur d’être vu par un de ses supérieurs et la certitude qu’il a qu’il sera fusillé. On le leur dit » (p. 94)

Un prisonnier allemand qui demande grâce, expédié à l’arrière avec un camarade blessé à la jambe (p. 94)

Mars : Toujours le service de tranchée à Flirey en alternance avec le cantonnement à Noviant.

Avril 1915 : bataille de Flirey ; 29 avril-17 juillet 1915 : occupation de tranchées au nord de Seicheprey (bois de Remières) ; annonce aux Allemands, à l’aide d’une planche, de l’entrée en guerre de l’Italie (p. 96-97) ; 17 juillet-19 septembre : congé de repos et de convalescence.

Champagne : Octobre 1915 : secteur de Souain ; des territoriaux, les « pépères » nettoient le champ de bataille (p. 99) ; 10-14 octobre : 2ème bataille de Champagne ; « 400 mètres sud de la Ferme Navarin » ;

Messe dans les ruines de Souain, (p. 101)

30 octobre, relève ; départ pour Toul et Sanzey

Privilèges de l’officier :

24 novembre-4 décembre 1915 : sa femme peut le rejoindre dans un hôtel de Nancy (p. 102).

8 décembre 1915-10 avril 1916 : séjour de 4 mois à Maxey, entre Domrémy et Vaucouleurs (fait défiler son bataillon devant la statue et la maison de Jeanne d’Arc) au cours duquel il parfait l’instruction d’un bataillon du 157e R.I. ; sa femme peut le rejoindre durant cette période (p. 103).

Vosges : 25 mai-28 novembre 1916. Positions à la cote 607, près de Lesseux, rive gauche de la Fave (p. 104-108) ; Une femme de Wissembach, décorée de la Croix de guerre pour son attitude au début de la guerre (p. 107-108)

3e cahier : campagne d’Orient

1er janvier 1917-13 novembre 1917. Voyage en train : Modane, Turin, Gênes, Pise, Rome, jusqu’à Tarente ; et Salonique en bateau ; la croisière (p. 112-113) ; Salonique (p. 114-117): camp de Zeïtenlick (Cf. dans ce dictionnaire la notice de Constantin-Weyer)

24 janvier 1917 : départ pour Koritza (Albanie) ; traversée de la Macédoine, à pieds en compagnie de mulets ; quelques remarques sur la population locale et notamment sur les femmes musulmanes (p. 120) ; nombreuses ruines des guerres balkaniques.

14 février : attaque des hauteurs de Loumlas, du tékké (monastère) de Melkan occupé par les Autrichiens (p. 123); retrait autrichien ; 16 mars 1917 : attaque du « Petit Couronné », secteur de Leskovec, tenu par des forces austro-bulgares ; maintien sur la position conquise jusqu’au 25 mars ; nouvel engagement le 1er avril (p. 133) ; l’extrait suivant permet de se rendre compte de la nature de la description des combats menés : « Ce que je craignais s’est produit. Vers cinq heures, les turcs attaquent très vigoureusement ma compagnie déjà très éprouvée à l’attaque du Couronné. Je la fais renforcer par ma compagnie de réserve. Malgré cela, elle cède un peu de terrain et se replie. Je me porte de ce côté pour examiner la situation et je constate que les turcs occupent quelques éléments de mes tranchées. Après des dispositions prises, je fais contre-attaquer et vers quatorze heures, les Turcs étaient délogés et renvoyés chez eux ou restés sur le terrain ! Leurs pertes furent fortes et surtout dans leur repli… De mon côté, j’ai eu un officier tué, deux blessés et cinquante hommes hors de combat. Le butin laissé par les turcs sur le terrain était nombreux ».

Information par des déserteurs turcs : « C’est cette attaque à laquelle ils ne désiraient pas prendre part qu’ils donnent comme motif de leur désertion. Nous restons alertés pendant une semaine et prêts à recevoir cette attaque. Ces déserteurs se plaignent des mauvais traitements dont ils sont l’objet de la part des cadres boches qui les encadrent. Le moral ne paraît pas bon en face parmi les Turco-Austro-Bulgares et l’entente entre eux non plus… » (p. 134)

Hommages aux morts, avant d’être relevés par des Russes (2-3 août) : messe pour les morts des combats de mars-avril du bataillon ; scellement d’une plaque de cuivre commémorative ; érection d’une croix au cimetière du régiment (p. 135)

Comité de soldats chez les Russes : note 46 (p. 136) : « La relève devait, paraît-il se faire la veille, mais, sur l’avis du comité des soldats, qui existe dans les régiments russes depuis la Révolution, cette relève a été retardée d’un jour. »

Frédéric Rousseau, juillet 2008.

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