Rocacher, Emilien (1882-1915), et Marie

Né le 29 juin 1882 à Cambon-les-Lavaur (Tarn) dans une famille paysanne, il était lui-même cultivateur à Marzens, marié et père de deux fillettes lorsque la mobilisation le prit au 8e RIC. Arrivé sur le front en octobre 1914, il resta dans le secteur de la Main de Massiges où il fut tué le 3 février 1915, sans avoir pu revoir sa famille. Il a adressé de nombreuses lettres à sa femme, Marie, et lui a renvoyé les siennes en lui demandant de conserver le tout comme souvenirs.
Le premier centre d’intérêt est la poursuite de la vie civile : le soldat interroge sur la vente du mulet, des cochons ; l’épouse décrit les vendanges, la récolte du maïs, la foire de Puylaurens. Elle lui envoie des curbelets (sortes de gaufrettes), du foie d’oie, un pâté de lapin sauvage… Émilien tente de décrire ses conditions de vie et le danger que représentent les marmites, mais Marie doit avouer : « Je m’évertue de comprendre dans quelle situation tu dois être, et malgré toutes mes réflexions je ne peux absolument pas y arriver » (15-11-14). Elle remarque cependant, le 1er décembre : « Je pense que tu as beaucoup de choses dans la tête qui t’ennuient, et il me semble que tu montrais au début beaucoup plus de courage pour tout. » Le soldat trouve la guerre plus longue que prévu : « Je commence bien d’être fatigué d’entendre tout ce mal qui se fait et de voir que personne ne parle de fin, au contraire » (6-12-14). Marie prie « la Vierge protectrice de la France » ; Émilien pense que, prisonnier, il pourrait sauver sa vie, ou bien il aspire à la fine blessure : « Si on pouvait conduire une bonne balle qui nous blesse sans gravité, on la ferait bien venir » (16-1-15).
La guerre est l’occasion de redécouvrir l’amour et l’affection. Émilien termine une de ses lettres par : « En attendant toujours de tes nouvelles qui me renaissent quand j’entends appeler mon nom » (11-12-14). Marie évoque la fin : « Alors nous n’écouterons plus rien, et nous irons à la hâte l’un vers l’autre » (24-1-15). Mais : « On nous dit que nous en avons pour jusqu’à la fin juillet, époque où nous ne pourrons jamais arriver car nous sommes trop dans la souffrance. Il faut espérer que les Chambres se réunissent et que les diplomates fassent cesser les hostilités, sans cela nous n’en sortirons pas. » Le corpus contient les dernières lettres de Marie, marquées : « Retour à l’envoyeur : le destinataire n’a pu être atteint en temps utile. »
RC
*Philippe Bloqué, « La guerre d’Émilien Rocacher », in Revue du Tarn, n° 196, hiver 2004, p. 636-657.

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Joly, Emile (1863-1918)

Né à Toulon le 17 mai 1863, cet avocat, radical-socialiste, s’est installé à Mende (Lozère) où il s’est marié en 1887 et où il a eu un fils unique, Paul, né en 1889. Émile Joly est élu maire de Mende en 1908 et réélu en 1912. Il va donc gérer les affaires communales pendant la difficile période de la guerre, tandis que Paul est sous-lieutenant au 81e RI. Du 30 avril 1916 au 14 décembre 1918, Émile Joly tient les 943 pages de son journal. Il y décrit la vie quotidienne, la forte hausse des prix, les foires perturbées, les réquisitions, les mesures contre la prostitution, les envois de colis aux prisonniers mendois en Allemagne, le remplacement des enseignants par des demoiselles, les paysans qui monopolisent les pièces et refusent les billets de banque, la taxe du prix des pommes de terre qui vide les marchés, la récupération du cuivre alors qu’on s’était moqué des Allemands lorsqu’ils l’avaient instituée… Il note qu’en 1916 le communiqué officiel n’intéresse plus la population, que les emblèmes nationaux marqués du cœur de Jésus, abondants au début, ont à peu près disparu, que les établissements d’enseignement sont transformés en hôpitaux, tandis que les cours sont dispensés dans des locaux de fortune dispersés à travers la ville. Le 10 mai 1916, un individu est condamné « pour avoir vendu et tenté de vendre à des militaires un liquide ayant la propriété de provoquer une éruption de boutons d’apparence assez sérieuse pour retarder le départ au front ». Le 20 novembre 1916 et les jours suivants, le maire patriote s’étonne et s’attriste de voir des permissionnaires « découragés, pessimistes et haineux contre les députés, les ministres et le gouvernement ». « Ils en ont assez. La campagne d’hiver, dans la neige, sous la pluie, dans la boue et la vermine, fait d’eux des révoltés. On les plaint, mais on n’a pas le courage de les contredire. » [Sur la vie à Mende pendant la guerre, voir aussi la notice Jurquet Albert.]
Dès le début, le maire de Mende souligne sa situation peu enviable quand il s’agit d’aller annoncer le décès d’un soldat dans une famille. Le 16 juin 1916, il précise : « Verdun nous aura coûté bien cher. Le nombre des Mendois tombés dans cette formidable bataille est déjà grand, et tout fait prévoir qu’il va s’accroître encore, car dix familles sont sans nouvelles depuis près d’un mois. […] Depuis quelques jours, je vis des heures bien pénibles. Je ne sais rien et ces pères désolés, ces mères en larmes, ces sœurs désespérées, ces épouses affolées croient que je sais quelque chose et que, par pitié pour eux, je ne veux rien dire. En ce moment les fonctions de maire sont cruelles à remplir. Il faut consoler ceux dont la douleur est inconsolable. Il faut donner de l’espoir quand on est convaincu que tout espoir est perdu. » Et, le 16 novembre 1916 : « Ces jours-ci, les morts vont vite. La Somme nous coûtera autant, sinon plus que Verdun. » Un an plus tard, jour pour jour, Émile Joly pousse un cri de souffrance : il vient d’apprendre la mort de son fils ; il déborde de haine contre les Allemands et veut se venger. Il entreprend des démarches pour s’assurer que Paul a eu une tombe décente. On lui répond qu’on ne pouvait sacrifier des vivants pour récupérer un mort et qu’on a fait ce qu’on a pu. Le père le concède et s’enferme dans sa douleur. Il meurt le 29 décembre 1918, quinze jours après avoir cessé de tenir son journal.
Rémy Cazals
*Des extraits du journal d’Émile Joly sont publiés par Yves Pourcher dans Les jours de guerre, La vie des Français au jour le jour 1914-1918, Paris, Plon, 1994. Merci à Yves Pourcher et à Samuel Caldier pour les renseignements biographiques.

* L’ensemble du texte sera publié par Jules Maurin en 2018.

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Danré (née Darras), Thérèse (1883-1978)

Thérèse Darras, née le 6 novembre 1883 à Villers-Saint-Frambourg (Oise), dirigeait avec son mari Paul Danré la grosse ferme de Puiseux, à peu de distance du département de l’Aisne. Cette ferme, qui appartenait au couple, comptait une cinquantaine de domestiques pour s’occuper des champs et d’un cheptel important et varié. Son mari mobilisé, Thérèse resta à Puiseux avec ses quatre enfants pour essayer de défendre son bien. Elle écrivit au jour le jour, du 1er septembre 1914 au 2 avril 1915, témoignant de sentiments patriotiques et catholiques.
Les Allemands apparurent le 1er septembre, dans leur marche vers Paris, mais cela n’interrompit point les moissons. Thérèse pensait avec inquiétude à son mari et à ses parents, et plaçait sa confiance dans la protection divine. Ainsi, le 10 septembre : « Je suis dans l’anxiété. J’ai peur de me trouver en pleine bataille ; mais j’ai confiance en Dieu, je lui recommande toute ma maisonnée. Il la protègera comme il l’a fait jusqu’ici. » Parmi les Allemands, certains sont brutaux et pillards ; d’autres plus sympathiques. Plusieurs parlent français. Les Français reviennent le 13 septembre, dans le prolongement de la victoire de la Marne. La ferme se trouve alors au cœur des combats. Les blessés et les enfants sont mis à l’abri dans les carrières proches : « Toujours dans l’isolement ! Quelle épreuve ! Nous logeons toujours dans la carrière. Le soir, nous mettons nos matelas sur la paille et nous nous y étendons tout habillés. Des moutons sont à côté de nous, enfermés derrière les claies ; nous avons aussi une vache de peur qu’on nous la prenne. » Thérèse participe aux soins des blessés, en ayant pris des leçons auprès des soldats eux-mêmes, puis d’un major.
À partir du 20 septembre, la ferme reste aux mains des Allemands, mais le front est trop proche et il faut évacuer, vers Nampcel. La cohabitation avec les Allemands est supportable : ils distribuent du café, du sucre, du sel, de la viande de cheval ; on peut se procurer du pain. On peut aussi discuter avec eux, même si c’est pour que chacun affirme le droit de sa patrie. Ainsi cet Allemand, qui s’en va et dit au revoir aux enfants, ajoute : « Ces petits vont dire encore des cochons d’Allemands. » Ou bien, lorsque le petit Lucien est monté sur les épaules d’un Allemand, que réussira-t-on à lui faire crier : « Vive la France » ou « Vive l’Allemagne » ou « Vive la France et l’Allemagne » ? Thérèse est également capable d’observer, le 31 janvier 1915, par exemple, que les Allemands sont tristes de repartir vers les tranchées. Elle n’est pas dénuée d’humour lorsque, les femmes étant conduites à la messe par un soldat, elles lui demandent s’il est catholique. Sur sa réponse : « protestant, ajoutant pour s’excuser que ce n’était pas sa faute », elles décident « de prier pour sa conversion » (3 novembre 1914).
Thérèse et ses enfants sont évacués très tôt (le 15 mars 1915) vers la Suisse où ils arrivent le 17 mars, opposant l’accueil chaleureux reçu dans le pays neutre à celui, « glacial » de la France à Évian. Mais c’est beaucoup mieux en Lot-et-Garonne, dernière étape avant les retrouvailles familiales dans la région parisienne et la clôture du journal personnel. En France, Thérèse a pu recevoir une citation à l’ordre de la VIe armée pour les soins donnés aux blessés.
Rémy Cazals
*« Mémoires de Thérèse Danré », présentées par Robert Attal et Denis Rolland, dans Mémoires du Soissonnais, 1999-2001, p. 125-157, illustrations.

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Chauvet, Félix (1860-1926)

1. Le témoin

Félix, Louis, Amédée Chauvet est né en 1860 à Paris, de François Chauvet et de Marie Louise Deffauchaux, tous deux aubergistes à Bailly (Oise). A 21 ans, il travaille dans l’entreprise familiale et se marie à Jeanne Sophie Senez, née à Ribécourt (Oise). Trois enfants, Charlotte Hélène, dite Louise, Maxime Félix, dit Lucien et Félix Léon, dit Louis, naîtront de cette union. En 1883, il demeure à Paris, puis revient dans l’Oise, à Ribécourt en 1911, à Dreslincourt, puis à Passel, dans la maison de sa mère, décédé en 1911. C’est là que la guerre trouve Félix et Marie. Ils vivent également avec la belle-mère de Félix, avec laquelle il a des relations manifestement conflictuelles tant elle semble vivre « pour ainsi dire en dehors des évènements » (page 46). En 1917, à une date non précisée, ils sont évacués de Passel et leur maison est entièrement détruite par les combats de 1918. Vivant sous régime d’occupé, il n’apprend que très tardivement que son plus jeune fils Léon a été tué à Saint-Thierry, près de Reims, le 19 septembre 1914. Il sera et ramené au caveau de Passel en 1921. Lucien, prisonnier, survivra au conflit et Louise assistera sa mère dans la maison familiale jusqu’à sa mort. Un temps conseiller municipal, Félix est déclaré comme rentier au moment de son décès. Etant devenu sourd, il meurt le 2 décembre 1926, happé par un train qu’il n’avait pas entendu au passage à niveau de Ribécourt. Son épouse lui survit jusqu’en 1952, année de sa mort dans sa 90e année.

2. Le témoignage

Chauvet, Félix, Mémento de guerre de M. Félix Chauvet. Journal d’un habitant de Passel pendant l’occupation allemande, Chiry-Ourscamp, Patrimoine de la  Grande Guerre, 2011, 140 pages.

Félix Chauvet, qui habite une grande maison dans le petit village de Passel, débute un journal de guerre le samedi 12 août 1916, au « 738e jour de guerre, 708e jour de l’invasion allemande », sous forme de « mémento de la guerre en souvenir de [s]es enfants »
(page 6). Il pense écrire peu de temps, toujours confiant d’une libération prochaine, malgré deux ans de guerre déjà : « En commençant ces pages, j’avais dans l’idée que je ne les ferais pas bien longtemps. Un peu de supputation chez moi. Je me disais à ce moment-là que je voulais faire un recueil des évènements de la guerre si, le cas échéant, elle devait se terminer bien vite » (page 29). De fait, la durée de la guerre comme le bruit du canon seront les préoccupations récurrentes de son récit. Il se raccroche ainsi à n’importe quel signe qui pourrait être annonciateur de la réduction de sa peine : l’arrêt du travail de la terre par les soldats (page 62), la réquisition des vaches (pages 63 et 65), ou même les prédications de madame de Thèbes (pages 128 et 137). Le village, proche de
Noyon, est donc sous l’occupation allemande depuis plusieurs mois et sous la menace d’un front qui se situe à moins de dix kilomètres. D’ailleurs, il revient sur les mois précédents, formant ainsi une rapide histoire de Passel de 1914 à 1916. Il termine son récit après 175 journées le 2 février 1917, sans expliquer cette interruption. Madame Jasmine Party, épouse de Henri Mills, arrière petit-fils de Louis Chauvet évoque juste une évacuation sur Noyon « peu après la fin de ce journal » (page 138).

3. Analyse

Assez ténu, le regard de Félix Chauvet ne diffère pas fondamentalement des témoignages de civils occupés, entre claustration, espoir mais aussi menace d’un front trop proche, et brimades (celle d’un « interprète » chargé des basses œuvres de l’exhaustion de Passel occupée). Ainsi, il résiste, cache les pommes de terre puis « tout ce que nous jugeons utile » dans des trous dans le jardin, ou le bûcher, les outils (pages 42 et 48), etc. Pourtant, le côtoiement des Allemands, qu’il héberge, officiers et ordonnances, à la maison, ne lui pose pas de problème insurmontable. Il a fini par apprendre quelques rudiments de langage (page 13), s’en accommode et recherche par fois même la compagnie de l’occupant, tant il manque d’un interlocuteur pour converser. Est-ce une raison supplémentaire de la tenue de son journal ? A l’instar de Clémence Martin-Froment [1], qui elle sera inquiété pour se motif après-guerre, il dit avec honnêteté, parlant des Allemands : « Il y en a parmi eux qui sont bons et qui vivent avec nous sans haine ou du moins, ils ne le font pas voir » (page 101). En tous cas, il semble que les relations très tendues avec les deux femmes qui partagent sa vie dans la maison familiale génèrent chez lui un manque de vie sociale qu’il tente de combler par ces pages. Il dénonce à plusieurs reprises l’absence de solidarité entres les habitants de Passel (pages 42 et 130). Aussi, il a une certaine compassion, notamment à l’endroit des filles-mères d’enfants allemands (page 95 et 126). Il analyse ainsi leur situation : « Il me semble qu’elles ont droit à de l’indulgence car par ces temps que nous vivons, la plupart de ces femmes n’ont succombé que par le besoin. Alors, il arrive ce qui est arrivé. C’est qu’en échange d’un peu de bien être que les soldats leur donnaient, elles accordaient leur faveur. Quand il faut vivre constamment depuis deux ans et plus, avec des hommes qui, de leur côté, sont heureux de rencontrer de la sympathie, il est, ou il doit être difficile de se garantir contre ces évènements et, si beaucoup sont restées sages, c’est qu’elles avaient des parent pour les protéger » (page 102).

Yann Prouillet, janvier 2013

[1] Voir dans le présent dictionnaire sa notice in http://www.crid1418.org/temoins/2011/09/26/martin-froment-clemence-1885-1960/.

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Ferry, Abel (1881-1918)

Petit-fils du ministre Allain-Targé, neveu du fameux Jules Ferry, fils d’un député puis sénateur des Vosges, Abel Édouard Jules Ferry est né à Paris le 26 mai 1881. Après des études en histoire et en droit, il est à son tour élu député des Vosges en 1909. Lors de la déclaration de guerre, il occupe le poste de sous-secrétaire d’État aux Affaires étrangères et reste en fonction jusqu’en octobre 1915 tout en ayant rejoint le 166e RI avec le grade de sous-lieutenant. Abel Ferry peut ainsi connaître le front, parler aux soldats et aux officiers de terrain, en faire état auprès du gouvernement et de ses collègues députés, être envoyé en mission auprès des généraux, et voir la guerre « d’en bas et d’en haut », titre repris dans un de ses livres posthumes. Car il meurt de ses blessures lors d’une mission d’enquête sur le front, le 15 septembre 1918. Son premier livre, reprenant des rapports officiels, est publié par Bernard Grasset dès 1920 avec, en exergue, cette phrase qui résume sa pensée : « L’Âme de 1793 est en bas, La Bureaucratie est en haut. » Ses carnets personnels étaient également destinés à la publication, trente ans après la fin de la guerre. Sa veuve, Hélène, s’en charge en 1957, en édulcorant quelque peu le texte. Pour le même éditeur, Nicolas Offenstadt et André Loez l’ont repris en 2005, en revenant à l’original et en consultant les archives de la maison Grasset. Cette dernière édition est ainsi introduite par une préface, « Histoire d’un livre », et complétée par quelques lettres d’Abel à Hélène.
L’ouvrage de 1920 répond à cette remarque fondamentale d’Abel Ferry : « Toute ma conduite dans la guerre a été déterminée par ce double spectacle : dans la tranchée, des morts inutiles ; à Paris, pas de gouvernement. » D’un côté, l’incompétence : « Il faut avoir combattu pour savoir à quel degré les E. M. ignoraient la nature du combat, la puissance des feux de mitrailleuses et d’infanterie, la force des fils de fer, les nécessités de l’artillerie lourde. » De l’autre, la méfiance de la démocratie : « L’erreur de la France fut, pendant les deux premières années de guerre, de craindre la forme parlementaire de son gouvernement. » Le livre contient les mémoires et discours d’Abel Ferry sur la bataille des Hurlus (mars 1915), les opérations en Woëvre (avril), les méthodes du commandement (février 1916), l’état moral de la Ve armée (juillet 1917), avec un retour sur l’offensive générale du 16 avril 1917, etc. Chacun de ces textes est l’occasion de revenir sur les constantes : les folles attaques ; la méconnaissance du fait qu’une troupe qui attaque, même si elle a pris la tranchée adverse, a tellement fondu en effectif qu’elle est « virtuellement hors de combat » ; l’absence de vision d’ensemble. Il faudrait, propose-t-il, mettre au point une offensive « qui unisse la préparation à la surprise ». Dès le 27 octobre 1914, une lettre à Hélène précise que « seuls les artilleurs gardent dans cette guerre un intérêt joyeux. Seuls, en effet, ils ont des armes à la hauteur des nécessités. Nous, nous n’avons qu’un bâton sur l’épaule ; la plupart de nos hommes sont tombés sans tirer un coup de fusil ; les autres n’ont jamais vu un Allemand. […] La reine des batailles, c’est la mécanique. »
En haut, c’est la dictature du GQG avec la complicité de Millerand, Maginot et Poincaré. Les généraux sont les maîtres, et la réaction cléricale en profite (Carnets, 30 décembre 1914). Au gouvernement, on parle mais on n’exécute pas. Heureusement, peu à peu, s’instaure un contrôle parlementaire, évolution souhaitée et provoquée par Abel Ferry et ses amis. Mais la tâche est rendue difficile par la presse qui « a faussé l’opinion publique, elle a créé la légende de Joffre, elle a créé une légende antiparlementaire » (26 février 1916). Il note, plus tard, « une campagne de réclame organisée autour de Mangin » (30 juillet 1918), puis la tentative de persuader à la France, contre toute évidence, « que la défaite du 16 avril était une victoire et qu’elle avait été arrêtée, non par les mitrailleuses allemandes, mais par les critiques des hommes politiques » (17 août 1918). C’est en effet sur l’offensive Nivelle que les livres d’Abel Ferry sont particulièrement critiques, et il faut lire en entier son rapport du 16 mai 1917, après un mois d’enquête sur le terrain, dans les unités et auprès des chefs : les causes de l’échec sont strictement militaires ; les conséquences sont catastrophiques pour le moral des combattants, et on peut se demander si « nous allons à la paix par la révolution » (12 juillet 1917). Au total, une si brève notice ne peut qu’effleurer la richesse des observations d’Abel Ferry, bien placé pour voir la guerre d’en bas et d’en haut.
Rémy Cazals
*Abel Ferry, La Guerre vue d’en bas et d’en haut, Paris, Bernard Grasset, 1920, 328 p.
*Les Carnets secrets d’Abel Ferry 1914-1918, Paris, Grasset, 1957, 255 p. ; nouvelle édition préfacée par Nicolas Offenstadt, Paris, Grasset, 2005, 393 p.

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Grimal, Henri (1910-2012)

Né à Arvieu (Aveyron) le 19 juillet 1910, le grand historien de l’Empire britannique et de la décolonisation est mort à Paris le 3 novembre 2012. Il était issu d’un milieu conservateur et royaliste par tradition, dans lequel on se méfiait des Lumières et des intellectuels considérés comme improductifs, inutiles et dangereux : « Dans ce vase clos, voué à l’ignorance, aux rancunes mille fois ressassées, tout allait à l’encontre de l’idée même de progrès, plus combattue que favorisée par toutes les autorités sociales. On cultivait la tradition dans ce qu’elle avait de détestable et on refusait, comme mauvaise, toute innovation. » Ni l’école primaire, ni le collège religieux n’ont apporté au jeune Grimal de quoi s’émanciper jusqu’à ce que, pupille de la nation, il puisse aller au lycée de Rodez et découvrir un autre monde. C’est la formation de sa jeunesse qu’il a voulu raconter dans un texte autobiographique publié en 2005 (voir le cas d’Henri Michel). La guerre de 14-18 en occupe les premières pages.
Les souvenirs qu’il a de la mobilisation « restent assez imprécis », mais suffisants pour dire qu’elle ne s’est pas faite la fleur au fusil, tous ceux qui partaient ayant hâte de rentrer à la maison. Henri Grimal évoque la correspondance de ses parents, qu’il a conservée. Le père, soldat, écrit dès le 23 août 1914, en pleine bataille en Lorraine : « Je ne peux pas m’expliquer sur ce qui se passe ici, de peur que ma lettre tombe entre des mains indiscrètes. » Il cherche secours dans la protection de la Sainte Vierge, mais il est blessé au genou et évacué vers l’hôpital de Rodez où son fils ne le reconnaît pas dans cet homme fatigué et triste, au « visage pâle et terriblement amaigri [qui] s’orne d’une grande barbe noire ». Henri Grimal va perdre à la guerre son père (en 1917) et un oncle. Ces décès marqueront aussi la mort de la ferme familiale. Le livre décrit longuement l’épisode de la construction du monument aux morts du village (p. 226-232), mais précise que le massacre avait porté un rude coup au nationalisme, tandis que le spectacle de ceux que la guerre avait transformés en invalides finit par ne susciter que de l’indifférence.
Un épisode rarement décrit ailleurs est celui du déserteur qui, blessé et venu au village en convalescence, n’avait pas rejoint son unité. Les gendarmes le cherchaient partout, mais n’auraient pas eu l’idée qu’il pouvait être caché dans la maison familiale par sa pieuse sœur au patriotisme incontestable.
Rémy Cazals
*Henri Grimal, L’Envol, Souvenirs d’enfance et de jeunesse, Toulouse, Presses de l’université des Sciences sociales, 2005, 355 p.

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Michel, Henri (1907-1986)

Henri Michel est bien connu comme historien de la Résistance et de la guerre de 1939-1945 (plusieurs ouvrages, création du Comité et de la Revue de la Deuxième Guerre mondiale). Il est né à Vidauban (Var) dans une famille provençale typique de paysans, artisans et petits commerçants. « À plus de soixante années de distance », il a voulu rédiger ses souvenirs d’enfance sur 1914-18, retrouvant « des images, des odeurs, des émotions, des sensations, d’une extrême netteté », et les enrichissant de toute une culture, les mettant en valeur par le travail de l’historien. La vie du jeune garçon, liée à celle de son village natal, se trouve raccrochée à l’histoire générale de la période, selon le plan : 1) Mon village à la veille de la guerre ; 2) Dix ans en 1914 (en fait : sept ans) ; 3) Du collège à l’armistice ; 4) Un autre village ?
La mobilisation et les débuts de la guerre sont vécus à Vidauban dans l’exaltation patriotique particulièrement visible chez les enfants qui jouent à la guerre, qui prient le Bon Dieu pour la victoire et qui « traquent » les espions. Plus tard, vers la fin de 1915, arrivent les premiers permissionnaires : « Ce qu’ils décrivaient n’avait pas grand-chose à voir avec ce que les journaux racontaient. » Alors, les gens de l’arrière leur expliquaient « la vérité des choses de la guerre » qu’ils connaissaient mieux, et Henri Michel de noter : « À nous revoir leur faire la leçon, je suis étonné aujourd’hui encore qu’aucun permissionnaire ne nous ait jeté au visage son mépris et sa colère. » Avant 1914, le conseil de révision était un rite de passage, et l’ajournement « une injure grave » qui provoquait le dédain des filles et les quolibets des camarades. Vers la fin, quand arrive le tour du frère aîné d’Henri, « ne pas être jugé bon pour le service signifiait qu’on demeurait apte à vivre. Les parents voyaient avec appréhension partir leurs enfants pour l’examen fatal et certains des appelés n’avaient pas hésité à s’affaiblir systématiquement pour garder une chance d’être refusés. » Une fois jugés bons, les conscrits refusent de travailler, se mettent à boire, à provoquer et scandaliser le village. Henri Michel en a parfaitement compris les raisons : « Ils s’étourdissaient, ils s’abrutissaient, pour ne pas penser. » Et le 11 novembre 1918, ces jeunes qui allaient partir ont « l’impression de renaître à la vie ».
Pendant toute la guerre, un grand problème pour les activités du village fut celui de la main-d’œuvre. Les femmes redoublèrent d’efforts, les retraités reprirent du service, on continua à employer des travailleurs italiens, puis des prisonniers allemands. Le retour des hommes remit les choses à leur ancienne place, mais pas tout à fait. Les veuves continuèrent à diriger leur commerce ou leur exploitation agricole. Un début d’émancipation se produisit et le village eut sa garçonne, sa divorcée, sa veuve joyeuse… Une certaine ouverture aussi car le développement de l’automobile raccourcissait les distances, et parce que les combattants avaient vu du pays et côtoyé toutes sortes de peuples. La mort avait laissé son empreinte : le village avait eu 91 tués, 1 pour 33 habitants, mais 1 combattant du front sur 4 ; les trois quarts avaient entre 20 et 30 ans ; sans compter les blessés, les amputés, les gazés. Les survivants n’aimaient pas parler de leur expérience traumatisante, mais ce sont des anciens combattants qui ont créé la section locale du parti communiste. Le 11 novembre 1920, à l’issue de la cérémonie au monument aux morts, un groupe d’anciens combattants se mit à crier : « Plus jamais ça ! Plus jamais ça ! »
Rémy Cazals
*Henri Michel, Une enfance provençale au temps de la Première Guerre mondiale, Vidauban dans la mémoire d’un historien, présenté par Jean-Marie Guillon et Alain Droguet, Forcalquier, C’est-à-dire éditions, 2012, 416 p., nombreuses illustrations.

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Toison, Léon (1841-1924)

Né à Courteau, près de Château-Thierry (Aisne), le 17 avril 1841, Léon Toison resta fidèle aux activités viticoles de sa famille. Marié en 1868, il eut sept enfants. Il avait 77 ans lorsqu’il écrivit quelques pages sur les terribles journées du 1er juin au 21 juillet 1918. Le manuscrit original a aujourd’hui disparu, mais il avait été utilisé et copié par des érudits de la Société historique de Château-Thierry.
Le fond du décor est un bombardement incessant, tandis que « les Prussiens » occupent la région, pillent les caves et les maisons, enterrent leurs morts dans les jardins. Le 16 juin, les habitants sont évacués vers la ville en partie détruite, et se posent les problèmes de trouver des vivres, de gérer les relations avec les occupants, de remplir les fonctions d’officier de l’état-civil… « Je n’ai plus rien de ce que j’avais eu tant de mal à économiser et à ériger », constate-t-il ; puis : « Comment pourrons-nous encore cultiver ces terres labourées d’obus ? » Le 21 juillet, arrivent les Français et les Américains. Octavie, fille de Léon, a livré par la suite son témoignage oral : « Encore un tableau que je n’oublierai pas : dans l’avenue de Paris, mon père pleurant de joie en dévorant à belles dents le beau pain blanc qu’un Américain vient de lui donner. »
Rémy Cazals
* « « Mes pauvres vignes ! » Journal de Léon Toison, vigneron à Courteau », dans Graines d’histoire, La mémoire de l’Aisne, n° 9, printemps 2000, p. 26-32.

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Renty, Jeanne de (1872-1945)

Jeanne Babled, née à Saint-Quentin le 27 février 1872, épousa M. de Renty, cadre supérieur de la compagnie des chemins de fer du Nord, dont elle eut quatre enfants. Elle vivait à Craonne lors de l’arrivée des Allemands, début septembre 1914. Elle assista aux combats pour le village, organisant une ambulance et vivant pendant 17 jours dans une cave. Dans trois lettres adressées depuis Paris et Vichy à sa cousine Marie-Thérèse de Hédouville en juin et septembre 1915, elle raconte ces épisodes, puis l’évacuation vers Laon et le rapatriement par la Suisse. Ces textes, retranscrits, sont conservés à la mairie de Craonne.
RC

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Marcq, Alphonse (1867-1943)

Ce maraîcher de Craonne est né à Ailles (Aisne) le 25 août 1867. D’un premier mariage, il a une fille et un fils, Jean, soldat tué à Doncourt le 22 août 1914, Alphonse restant dans l’ignorance du sort de son fils pendant toute la durée de la guerre. Veuf, il s’est remarié en 1901. Il avait une instruction suffisante pour être désigné comme instituteur en septembre 1916 à La Selve où il avait été évacué. La transcription de son journal (du 1er août 1914 au 15 mars 1919) est conservée à la mairie de Craonne.
La première partie décrit l’arrivée des Allemands au village le 2 septembre 1914, les combats tout autour au cours du même mois, le bombardement (« c’est un chassé-croisé épouvantable d’obus ») qui oblige à vivre dans les caves où on a pu cacher quelques poules, et d’où on peut sortir « au péril de sa vie » pour aller récupérer quelques pommes de terre dans les champs. « Les routes et les jardins sont coupés de tranchées dans tous les sens », écrit-il le 29 septembre. Quelques jours après, il faut évacuer vers Sissonne, puis La Selve, où se manifeste une réelle solidarité.
Pendant quatre années, le journal d’Alphonse Marcq est rythmé par le bruit du canon. La canonnade est plus ou moins espacée ou « dure », comme lors de l’offensive de la Somme (en octobre 1916), lors de celle du Chemin des Dames en 1917, tandis qu’arrivent de nouveaux évacués et que se concentrent les renforts allemands. En « pays envahi », les Allemands imposent réquisitions, amendes, confiscations, travail forcé, thèmes bien connus et plus largement décrits par Albert Denisse (voir ce nom). Ici encore, on voit jusqu’où peut aller l’organisation bureaucratique tatillonne : empêcher les chevaux de manger les épis quand on les fait paître (23 juillet 1916) ; interdire de jeter des boîtes de conserve vides dans les abris contre les aéros (30 mai 1917) ; condamner au travail forcé les personnes qui répondraient « j’aime mieux faire de la prison que de payer une amende »… Dans cette accumulation d’interdictions et de menaces, on distingue une double obsession : celle des épidémies ; celle de ne rien laisser perdre. Ainsi, celui que les circonstances ont fait instituteur doit-il « aller avec les enfants de l’école glaner du seigle tous les après-midi ». Les habitants « résistent » en cachant leur vin et leurs volailles, en produisant de la farine au moulin à café, en braconnant (comme Alphonse Marcq lui-même). Le 14 juillet 1916, « les demoiselles arborent chacune un bouquet tricolore à la boutonnière en revenant des champs ». Mais il est difficile d’obéir aux avis lancés par avion de refuser de travailler pour l’armée allemande lorsque des sanctions très fortes sont affichées visant ceux qui veulent « rester à ne rien faire » (4 mars 1916).
Cette politique générale de spoliation bien précisée, certains Allemands sont aimables (même des Prussiens) ; ils aident les populations à survivre ; on assiste à des distributions gratuites de viande de cheval accidenté ; certains Allemands sont « reçus très affectueusement ». Les contacts font apparaître que les soldats désirent le retour de la paix (16 janvier et 12 décembre 1916) ; un Bavarois glisse à Alphonse : « Allez monsieur Bayern mit Frankreich ». Les soldats, autant que les populations du pays envahi, crèvent de faim, ce qui explique leurs pillages ; il y a même des combats entre gendarmes et soldats (1er septembre 1917) : « Les gendarmes tirent sur les maraudeurs de pommes de terre qui leur répondent de même. Un soldat et un gendarme sont tués à Sissonne, le soldat d’abord par le gendarme qui se fait tirer ensuite par les camarades du défunt. »
Dès juillet 1918, Alphonse Marcq comprend que les Allemands reculent. Bientôt il faut envisager une nouvelle évacuation qui le porte vers les Ardennes. Il faut à nouveau vivre dans une cave, mais pour peu de temps : les Français sont là le 9 novembre et l’armistice survient deux jours plus tard. Tout n’est pas terminé. Le 15 janvier 1919, un voyage à Craonne est qualifié de « triste pèlerinage ». Le 28 janvier, le constat reste pessimiste : « Nous traînons toujours notre malheureuse vie d’affamés. » Alphonse décide alors de s’installer à Montaigu, à quelques kilomètres au nord du village détruit. Il y restera jusqu’à son décès en avril 1943.
Rémy Cazals

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