Paret, Lucien (1884 – 1914)

1. Les témoins

Lucien Paret (1884 – 1914), viticulteur, est né à Saint-Pierre-de-Bœuf (Loire). Il a épousé en 1913 Octavie Guigal (1889 – 1982), originaire de Limony (Ardèche). Étant de « premier jour » de mobilisation, il est immédiatement incorporé à Saint-Étienne au 358e RI. Rapidement transporté vers l’Est avec son unité, il est tué le 24 août au col de Sainte-Marie-aux-Mines (Haut-Rhin).

2. Le témoignage

L’association « Visages de notre Pilat » (42410 Pélussin) a publié en 2009 un ouvrage de Jacques Perreton : « Feuilles mortes», courriers de guerre de Lucien et Octavie Paret de Saint-Pierre-de-Bœuf, 123 pages. L’ouvrage a été rédigé par le petit-fils des protagonistes, en s’aidant des quelques sources accessibles. La majorité des courriers disponibles, une dizaine de lettres, est reproduite dans le volume, avec quelques documents officiels.

3. Analyse

L’apport de ce petit livre attachant est limité sur le plan du témoignage direct, car Lucien Paret est tué très tôt, et de ce fait, le nombre de lettres est très réduit. Il s’agit plutôt ici du témoignage d’un petit-fils, très attaché au souvenir de sa grand-mère, décédée à 93 ans en 1982, et en introduction, Louis Challet signale que l’auteur avait d’abord destiné ce travail à sa seule famille. Le propos est animé par la volonté de faire connaître les anciens aux petits-enfants, avec une évocation de la vie familiale et agricole dans le Pilat rhodanien : ici en effet, nous sommes dans une zone mixte, et Octavie est tisseuse en usine chez Baumann (fabrique de soieries). La seconde partie de l’ouvrage, basée sur le J.M.O. du 358e RI, décrit l’itinéraire militaire de Lucien, met en scène ses derniers jours et explique la façon dont Octavie a appris la mort de son mari.

Donc ici, surtout piété filiale et reconstitution historique, parfois légèrement romancée, mais on peut toutefois signaler trois éléments utiles.

D’abord l’ambiance, au départ des mobilisés.

Lucien, qui n’a pas voulu qu’Octavie l’accompagne à la gare de Saint-Pierre-de-Bœuf, reste assez longtemps dans le train, qui part beaucoup plus tard que prévu, et il écrit le lendemain (p. 68) : « je suis avec des copains de l’actif ; on ne s’ennuie pas, ce qui a été plus pénible c’est au train à Bœuf car tout le monde pleurait. Tu dois savoir que nous sommes partis à huit heures et demi mais je n’ai pas voulu aller à la maison car ça m’aurait fait de la peine. »

Puis l’annonce de la disparition, avec la manière progressive d’annoncer la mauvaise nouvelle.

Il existe deux lettres d’Adrien Dervieux, une connaissance de Saint-Pierre, sergent au 102e RIT, et qui était « avec les voitures » quand les compagnies éprouvées du 358e RI redescendent du col alsacien le 24 août. Il écrit le 24 septembre qu’un homme de la compagnie de Lucien lui avait signalé qu’il faisait partie d’un groupe qui n’était pas rentré : «Tous sont portés comme disparus. En conséquence, je ne voudrais pas vous donner un espoir qui par la suite pourra être déçu, mais il est fort probable qu’ils sont prisonniers. L’hypothèse de sa mort est certainement la dernière à laquelle l’on puisse s’arrêter. » Dans une deuxième lettre tardive (avril 1915), A. Dervieux, qui sait par ailleurs qu’Octavie a appris la mort de son mari, est plus précis. Il raconte qu’en septembre il a dit tout ce qu’il savait, mais qu’entre-temps il a été affecté à la « Cie où il [Lucien] était », ce qui est très curieux (sa F.M. n’évoque que le 102e RIT), et que « ce n’est que le 15 mars qu’un camarade m’a parlé de lui et m’a dit l’avoir vu tomber.» A. Dervieux écrit qu’il vient de réinterroger ce témoin, et celui-ci raconte : « Quand je me suis retourné, j’ai vu à ce moment mon camarade Paret qui s’est abattu la face en avant. Il ne s’est pas relevé ni n’a fait aucun mouvement tant que je l’ai regardé. Mais comme il était à une quinzaine de mètres de moi et que les balles sifflaient de tous côtés, je n’ai pu m’approcher de lui. »

Enfin on trouve mention d’une lettre chaleureuse, reçue par Octavie en 1920, de Berthe Schlacher, qui s’occupe au bourg des sépultures militaires : « Si vous voulez venir sur les lieux où votre mari est tombé, vous n’aurez qu’à m’écrire et me dire par quel train vous arriverez et comment nous pourrons nous reconnaître. Ma sœur et moi serons en gare. Vous serez chez nous notre hôte, pendant votre séjour à Sainte-Marie. Acceptez sans hésiter et surtout pas de remerciements car c’est une dette de reconnaissance que nous acquittons, votre mari n’a-t-il pas donné sa vie pour nous. À bientôt, on vous attend… » On ignore si Octavie Paret s’est rendue en Alsace.

Vincent Suard (mars 2022)

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Bonnaud, Claudius (1891-1944)

1. Le témoin

Claudius Bonnaud, né à Givors (Rhône) en 1891, exerce la profession de vannier. Exempté en 1911, il est récupéré en novembre 1914 et sert alors au 22e RI. Passant par le 12e BCP, puis le 11e BCP, il est blessé à Souchez et à Verdun. Passé au 297e RI en octobre 1916, il est fait prisonnier au Chemin des Dames en juin 1917. Il revient de captivité le 27 novembre 1918. Il est à nouveau mobilisé comme garde-voie, pendant deux mois, en 1939. Il décède en 1944.

2. Le témoignage

Jacques Bonnaud a publié avec l’association « Visages de notre Pilat » en 1998 le « Journal de prisonnier », « de mon oncle et parrain », Claudius Bonnaud (31 pages). Il s’agit de la reproduction d’un carnet, écrit au crayon, et qui décrit la captivité de C. Bonnaud de juin 1917 à novembre 1918. Jacques Bonnaud, qui dit avoir beaucoup aimé cet oncle, considère comme un devoir important de publier cette « relique précieuse » (introduction).

3. Analyse

Le récit est rapide, mais factuel, et donne des éléments intéressants sur le chapitre spécifique de la captivité.  L’auteur signale la rapidité et la violence du combat, à l’occasion duquel ils sont environ 250 Français à être faits prisonniers, le 22 juin 1917, au Chemin des Dames, sans plus de précision géographique, ni de soucis de justification, comme on le trouve souvent dans ce cas de figure. Claudius Bonnaud s’éloigne du front, et est enfermé la nuit dans la Citadelle de Laon, durant trois semaines. Le jour (p. 5), les prisonniers sont employés à charger et décharger des wagons à la gare, en contrebas, et l’auteur décrit la difficulté à regravir la pente le soir, car ils sont épuisés et sous-alimentés. Ils se plaignent à plusieurs reprises de la nourriture, mais (p. 6) «les Allemands nous disaient qu’ils ne pouvaient mieux nous donner, que c’était de notre faute si on les bloquait, et eux ne mangeaient guère mieux que nous. Leur pain était le même, ration plus forte, car pour nous il y en avait de quoi donner une petite portion à un enfant. » En juillet, les prisonniers sont déplacés dans divers camps de transit ; ces espaces sont surpeuplés et beaucoup d’hommes affaiblis par la disette sont trop faibles pour travailler. Ces prisonniers espèrent constamment partir pour l’Allemagne, car ils y escomptent un sort meilleur. C. Bonnaud est ensuite transféré à Rumigny (Aisne) puis à Vireux (Ardennes), l’auteur y évoque un sort meilleur car des civils les aident, en leur apportant de la soupe (p. 8) et aussi parce qu’il peut faire le vannier, échappant ainsi à des corvées plus pénibles (p. 9) «Je travaillai pour le chef de camp et pour des Allemands. (…) Je travaillais également pour les copains pendant mes heures de repos. Ils étaient contents d’avoir une valise pour mettre leur peu d’effets. »

L’auteur, malade en septembre, évoque ses pérégrinations pour trouver un hôpital qui veuille bien s’occupe de lui; il décrit des Russes cadavériques à l’hôpital de Rethel (p. 12), « Il mourait des Russes journellement. Comme soins, presque rien. », et il conclut s’en être sorti uniquement grâce aux dons des civils (œufs et lait). L’auteur revient à Vireux, et en octobre 1917, il décrit un camp sans ni colis ni lettres, et dans lequel le ravitaillement était nul, sauf contre argent (p. 14 « 2 marks 5 kg de patates. Mais cela était cher et l’argent se faisait rare. »). La situation s’améliore dans le courant du mois car se met en place un système informel de « marraines », des femmes charitables qui font des dons individuels de nourriture. Les Allemands laissent faire, il est probable que cela les arrange. Lors d’une messe dominicale à laquelle les prisonniers sont « envoyés » (prêtre allemand, p. 15) « Les civils étaient heureux de nous voir, et chaque femme montrait son filleul. A la sortie, les femmes nous distribuaient des gâteaux. ». Le transfert en Allemagne intervient début décembre 1917. Le sort de C. Bonnaud s’étant alors nettement amélioré, celui-ci n’est plus aussi enthousiaste pour y partir. L’ordre de départ leur arrive assez brusquement (p. 18) « on était attrapés de voir de n’être pas renseignés plus tôt. – Les marraines, que vont-elles dire ? – était le mot de chacun. » Mais le village est très vite au courant, et à la gare il y a « un arrivage de marraine avec des brassées de colis », l’auteur signale que le caporal allemand, très gentil, se fait un plaisir de distribuer ces colis (p. 19) « ce n’était que des adieux et des baisers, même des pleurs. »

Le voyage, qui a lieu du 6 au 11 décembre, conduit les prisonniers en « Russie » (Pologne occupée), et l’auteur fait partie d’un commando envoyé dans une grande ferme de Costau (Ostrovo), un « petit patelin de Pologne ». Le sort de l’auteur, comparé à celui décrit par la majorité des diaristes prisonniers, est plutôt enviable. Il décrit un travail « pas trop dur », des patates à volonté et trois soupes par jour, ainsi qu’une population polonaise qui semble apprécier les Français (p. 25, Noël 1917) : « C’est encore fête. On ne travaille pas. Les gens sont très bons envers nous et nous aiment beaucoup. Ils ne savent que nous dire qu’ils sont Polonais. » Les mentions se font ensuite plus courtes, elles signalent les arrivées de lettres et de colis. En février 1918, il reçoit la première lettre de sa famille (sept mois après avoir été fait prisonnier) mais les arrivages, s’ils arrivent dans le désordre, se précipitent par la suite :

23 février 1918  « j’ai eu 10 lettres de Limburg, toutes de septembre et octobre »

2 mars 1918 « reçu deux lettres de février. Pas grand nouveau. Pas encore de colis sur 12 annoncés. »

rien en avril

9 juin 1918 « vingt lettres de Darmstadt de novembre et décembre. »

23 juin 1918 « reçu cette semaine 7 colis dont un de Skalmierschütz, les autres de Limburg. Reçu galoches, chaussons, chandail, caleçon, flanelle , chaussettes, tous en bon état. »

Le 28 juillet 1918 – Reçu un colis contenant une capote, molletières. Cela me fait 3 capotes. Reçu plusieurs lettres. Chez moi sont restés plus de deux mois sans nouvelles. J’ai été heureux de savoir que chez moi savent que je reçois des colis. »

Le 1er août – Reçu mon dix-huitième colis de chez moi. Il y avait une bouteille de vin dont moi et mes copains on s’est bien régalés.

Après l’Armistice, C. Bonnaud et ses camarades progressent assez rapidement vers l’ouest (à Darmstadt le 23 novembre). Auparavant, il décrit une scène d’émancipation des Français  (p. 30) : Le 21, en transit à la gare de Skalmierschütz. « Il y a au moins 300 colis qui étaient ici. On nous les donne tous. Quelle joie pour soixante que l’on était. On fit dans la gare un vrai déballage, choisissant ce qui nous fit plaisir et vendant le reste à vil prix aux Boches enchantés de l’aubaine. Les officiers nous demandaient du chocolat et nous appelaient Kamerad. »  Les Français arrivent à Metz le 27 novembre.

Ainsi un court document, mais assez riche d’enseignements, car l’auteur, s’il ne fait aucune mention stratégique, patriotique et politique, est en revanche très précis sur la question de l’alimentation. On s’aperçoit à son récit de la diversité du sort des prisonniers français : s’ils restent dans la zone des combats (Aisne), ils sont sous-alimentés et on a rencontré ces squelettes vivants dans d’autres témoignages (E. Carlier ou M.  Pascaud par exemple). Dans la zone des étapes des Ardennes, on voit que la situation des détenus, comme l’attitude des gardiens, peut changer d’un village à l’autre ; le sort de l’auteur, avec sa marraine qui le nourrit, est ici presque enviable pour un soldat allemand du front qui ne « touche que de la soupe » (témoignage d’une civile de 1918, Leers, Nord). Dans certains récits, on voit souvent les Allemands séparer avec brutalité les civils des prisonniers, mais à l’inverse, ici, des accommodements facilitent l’alimentation de tous. Connaissant par ailleurs la rapacité de l’occupant, qui, avec méthode, ne laisse jamais un œuf en déshérence, on se demande même si l’auteur n’a pas exagéré l’aisance alimentaire des habitants civils. De même, son sort en commando dans une grande ferme polonaise, paraît bien plus enviable que celui de Français enfermés dans certains Lager, où on ne survit que grâce aux biscuits de la Croix-Rouge et aux colis, quand ils arrivent et que la famille a les moyens d’en faire. On constate aussi que malgré les combats et les désordres liés en France aux offensives allemandes de mars à juillet 1918, l’auteur, au 1er août, a reçu son 18ème colis et une bouteille de vin de chez lui qu’il partage avec ses camarades… Ce qui frappe ici, c’est donc bien, malgré les retards importants, cette « continuité du service » des colis qui transitent à travers une Allemagne affamée, et plus globalement la diversité du sort des captifs. Aussi merci à l’association « Visages du Pilat », car ce modeste opuscule de 31 pages a aujourd’hui un intérêt historique tout à fait réel.

Vincent Suard (mars 2022)

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Raffard, Louis (1893 – 1961)

1. Le témoin

Louis Raffard (1893 – 1961), né à Pélussin (Loire), se destine à la prêtrise et vient d’entrer au grand séminaire de Francheville (Rhône) lorsque la guerre se déclenche. Il est mobilisé au 99e RI dans lequel il sert jusqu’à sa libération en septembre 1919. En 1915, il devient téléphoniste. Gazé et évacué en octobre 1918, il est en convalescence à Lyon à l’Armistice. Il est ensuite ordonné prêtre en 1923 et l’hémiplégie interrompt son ministère, alors qu’il était curé de Pélussin (1945 -1954). Il décède en 1961.

2. Le témoignage

L’association « Visages de notre Pilat » (42410 Pélussin) a publié en 2014 « Mes souvenirs de guerre 1914 – 1919 », Mémoires d’un petit soldat, de Louis Raffard (236 pages). L’auteur signale qu’il a retranscrit des notes griffonnées au jour le jour ; elles ont été rassemblées lors de moments de loisir au séminaire de Francheville, où il a achevé sa formation de prêtre, de 1920 à 1922. Le manuscrit original se compose d’un tome 1 (192 pages), avec le récit des faits vécus, organisé de manière chronologique, et illustré de photographies et de cartes découpées. Un tome 2 (127 pages) contient des remarques postérieures, ainsi que des emprunts à d’autres auteurs, à des coupures de presse ou des chansons ; cette partie est la moins intéressante. Dans la restitution, Marcel Boyer (Visages de notre Pilat) signale avoir concentré tout ce qui concernait la guerre, et éliminé ce qui ressortait du domaine purement religieux. Chaque chapitre, organisé chronologiquement, présente d’abord les notes du tome 1 puis des extraits du tome 2.

3. Analyse

Avec ses consignations remises au propre après-guerre, Louis Raffard veut pouvoir se relire  « au déclin de sa vie » et communiquer aux siens ce que fut son existence pendant le conflit. L’auteur, qui combat dans les principales batailles de la guerre (Champagne, Verdun, Chemin des Dames, Mont Kemmel et Reims en 1918…), produit un récit factuel assez riche. Au début des carnets, il mentionne une trêve de Noël aux dimensions assez importantes, dans le secteur de Fay (Somme). Elle commence par des drapeaux blancs dans la tranchée allemande, et des deux côtés on monte sur le parapet (25 décembre 1914, p. 23) : «Trois boches et trois français s’échangent des journaux. L’un de mes camarades, Marcel, instituteur antipatriote, parle à un officier allemand en ces termes : « Ce n’est pas honteux de se tuer ainsi, ne ferait-on pas mieux de s’embrasser comme des frères ? »  « Oui ! » répond l’officier allemand, « mais c’est la guerre ». Tableau extraordinaire qui se reproduisit chaque jour et chaque nuit pendant huit jours. Une nuit un Boche est même venu nous aider à mettre des fils de fer devant nos lignes. [Un Lorrain ? Un Alsacien ?] En travaillant, il sifflait la Marseillaise. Dans toutes ces relations avec l’ennemi, il est à remarquer la grande part prise par les officiers eux-mêmes (…)».

Les combats

Assez rapidement nommé téléphoniste, l’auteur participe à l’assaut en première ligne en Champagne (septembre 1915), et il signale à deux reprises les zigouilleurs de deuxième ligne, chargés du « triste travail de tout tuer. » (p. 47 et 48) Il insiste sur le fait que les nettoyeurs ne font pas quartier, mais chargeant devant, il ne les a pas vus à l’œuvre. Il signale aussi, de manière contradictoire, que sa division aurait fait 9000 prisonniers. L’auteur décrit au ras du sol les combats de son unité, avec l’épisode de la conquête du Fort de la Malmaison (octobre 1917), avec le spectacle effrayant des cadavres allemands au cours de la progression, l’urgence et la violence de l’intervention sur les flancs du mont Kemmel, dans une sape « cosmopolite » mélangée avec des Anglais, et d’où ils échappent de justesse à l’encerclement (18 au 22 avril 1918). L’année 1918 voit aussi des engagements très durs près de Reims à la cote 240 (juin) et à Somme-Py sur la ligne de 1915 (octobre). On citera le début de l’assaut vers la tranchée du Chat à la Malmaison (23 octobre 1917) pour illustrer les mentions de l’auteur  (p. 150) : « 5 h 15 L’attaque se déclenche ; quelques minutes après le flot des prisonniers arrivent jusqu’à nous : beaucoup de jeunes Boches. L’un d’eux, du 56 RI, est tout brûlé par nos gaz ou nos liquides enflammés, ce n’est qu’une plaie ; ils sont maigres et nous font pitié. J’ai presque les larmes aux yeux. Où sont donc les coupables véritables de cette atroce boucherie de chair humaine ? » Au fil du récit, on retrouve des éléments communs à d’autres carnets, comme l’impatience devant la durée du conflit en 1915 (p. 40), les histoires que l’on raconte à Verdun au sujet de gendarmes jetés dans la Meuse (p. 77), ainsi que la soif de trophées, que ce soit dans des sapes allemandes conquises en 1917 ou à Montigny-les-Metz en décembre 1918 : (p. 207)  « Expédition au magasin du XVIe Corps allemand à Montigny : chasse aux téléphones et aux souvenirs, casques, sacs, bidons. Je me monte ! Hélas, la crise des transports nous oblige à diminuer nos prises. »

Sensibilité et sociabilité catholique

Louis Raffard est séminariste, ce qui le met dans un entre-deux par rapport à ses camarades, mais il n’est pas bégueule et apprécie leur compagnie et leurs lazzis. Il a aussi une sociabilité à lui, faite d’une relation privilégiée avec les aumôniers et prêtres qu’il a l’occasion de rencontrer. À l’étape, son état lui permet souvent d’avoir un abri enviable à la cure ou des petits plats de la part de la vieille femme qui s’occupe du presbytère. Un passage intéressant montre que son origine n’est pas ignorée par sa hiérarchie (p. 24) (26 décembre 1914 – Somme) : « Vers 10 h, dans la nuit, je m’entends appeler et l’on me dit d’aller de suite au lieutenant Besset. Je me mets en route (…) J’arrive à leur poste. Le lieutenant me dit : « Vous êtes bien curé ? Non, lui-dis-je, je ne suis que séminariste. Ça ne fait rien, vous allez aller avec les brancardiers pour faire une prière sur les camarades du 205 que l’on va enterrer. Oui mon lieutenant. » Un infirmier me mène sur le bled vers un groupe de cadavres. Les brancardiers faisaient la fosse. (…) Quand ils eurent terminé la triste besogne, je viens près de ces morts et là j’ai récité le De Profondis, en ajoutant : « Nous allons dire ensemble un Notre Père et un Je vous salue Marie, pour eux. » Et tous ensembles, têtes nues, nous récitâmes cette prière. Cette invitation du lieutenant m’a surpris, il était sans religion. » L’auteur sert lors des messes, et mentionne à plusieurs reprises quelques retours à Dieu, surtout avant la bataille, mais aussi des déceptions comme en 1919 : (p. 216) « Touchante procession à Aulnois. (…) Admirable foi de ces gens de Lorraine ; soldats français indifférents, triste contraste. ».

L. Raffard est impressionné et admiratif devant la personnalité de Charles Thellier de Poncheville, son aumônier à la 28e DI, qui a par ailleurs laissé un récit de guerre connu (« Dix mois à Verdun, un aumônier militaire en première ligne, 1920 », mention dans N. Cru). Lui-même, dans son récit de Verdun (Ravin de la Mort, relève du « jeudi Saint au vendredi Saint » [fin avril 1916]), fait un long parallèle entre le Chemin de Croix et sa dure progression sous le bombardement (p. 82) : «L’homme est seul ici comme l’exilé, seul avec sa croix, et s’il tombe, nulle Véronique n’essuiera son front souillé de boue (…). » Il relate aussi des événements restitués à travers le prisme de sa foi, et il en tire des éléments édifiants, comme par exemple la description, à Verdun, de la mort chrétienne du lieutenant De Malezieux, qui, ayant eu une jambe et un bras coupé par un 77, « vécut plus d’une heure dans ce lamentable état » (p. 91) « A un prêtre-brancardier qui lui disait : « Priez mon capitaine », il répondit « C’est fait mon ami ». Ce prêtre l’administre et, avant de mourir, le lieutenant dit au prêtre-soldat qui l’assistait comme une mère assisterait son enfant : « Laissez-moi vous embrasser, mon ami, pour tous ceux que j’aime. Oh ! Que je suis heureux de mourir dans les bras d’un prêtre ». »

Dans un autre domaine, L. Raffard évoque, en juillet 1917, l’église de Commenchon (Aisne), seul bâtiment du village à être resté debout (p. 146) : « Quelle ne fut pas ma surprise en voyant dans un coin de l’église un dépôt d’objets les plus divers, tableaux, statues, souvenirs de famille de toutes sortes, aumonière de première communion, lampe, poupée, pendule, livres. Devant ces objets était une inscription en français et en allemand sur une bande de calicot clouées au mur « Victimes innocentes de la guerre, nous déposons ces objets sous la protection du Dieu tout-puissant et de la très-Sainte Vierge avec la conviction qu’en ce saint lieu les autorités allemandes les respecteront »… Et une bonne femme, à qui je demandais quelques histoires du pays me disait : « Si l’on avait su qu’ils respectent l’église, on y aurait bien déposé d’autres affaires. » Les pauvres gens n’avaient plus rien, que leurs yeux pour pleurer. » La religion est aussi l’occasion d’une sociabilité de la célébration, qui permet de retrouver une chaleur collective, comme par exemple avec la mention du Noël 1917 (p. 157) : « Dès 23 heures, avec Rampal, nous nous rendons à l’église où déjà arrivaient des civils et surtout de nombreux poilus. (…) Un groupe de soldats nous arrête et ils nous disent tous : « Nous venons chanter Minuit Chrétien. C’est parfait, leur dis-je, mettez-vous dans ces bancs et aux refrains populaires des vieux Noëls, je compte sur vos voix pour entraîner tout le monde. »

Description de la Lorraine libérée

L’auteur fait avec son unité un assez long séjour à Metz et dans ses environs, passant de nombreuses soirées agréables « à la cure », et avec quelques remarques sur les régions nouvellement libérées. Ainsi d’enfants (p. 202) : «En sortant, nous causons aux enfants du village avec qui nous nous amusons à lancer des fusées. L’un de ces petits garçons nous traite de Boches car nous prononçons Metz à l’Allemande. Ce sont de vrais gones de France. » La description de Metz est intéressante (p. 202)   « Nous traversons le nouveau Metz, le Metz boche : grandes maisons carrées couleur café au lait, froides, mornes, alignées comme une compagnie à la parade ; le caporalisme prussien dans l’architecture, c’est cela. Sur notre passage, souvent les rideaux se soulèvent, des regards sournois embusqués derrière les inévitables lunettes d’or, dévisagent nos troupes joyeuses. Nous remarquons, non sans surprise, qu’eux aussi, ces boches implantés en terre française, ont pavoisé à nos trois couleurs, crainte du vainqueur. »Enfin – et dernière mention pour ce riche témoignage – avant d’évoquer son retour à Lyon, L. Raffard mentionne (p. 215, avril 1919) son séjour dans le village de Lemoncourt (Moselle), dont la population comprenait « environ 200 Russes gardés par 30 Français. »

Vincent Suard (mars 2022)

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Lalumière, Jean Gaston (1894-1966)

Le témoin

Jean Gaston Lalumière est né le 13 août 1894 à Eyzines (Gironde), près de Bordeaux, dans une famille de maraichers et vignerons. Famille aisée : le soldat reçoit de nombreux colis de nourriture et des billets de dix francs ; les parents restés sur l’exploitation ne touchent pas d’allocation pendant la guerre. Son père a été dreyfusard. JGL fréquente l’école primaire mais ne semble pas avoir obtenu le certif.

Mobilisé en septembre 1914, il ne reçoit cependant le baptême du feu qu’en mars 1916 au 23e RIC où il reste pendant toute la guerre. Il participe à la bataille de la Somme en 1916, il est blessé en décembre, il est engagé dans les combats sur le Chemin des Dames en avril 1917. Le 3 mai de cette année, il obtient une place de téléphoniste au PC du capitaine. En 1918, le régiment défend Reims. De février à avril 1919, occupation en Allemagne.

Le témoignage et son éclairage

La famille a conservé 1467 lettres et cartes, principalement adressées par JGL à ses parents. Une correspondance est échangée avec son frère ainé Maurice, également combattant. Moins nombreuses sont les lettres de personnes diverses. Les présentateurs, notamment la petite-fille du témoin qui est anthropologue, ont opéré un choix et ont modernisé orthographe et ponctuation pour réaliser le livre : Jean Gaston Lalumière, Où est passée l’humanité ? Lettres et carnets de guerre (1914-1919), édition établie et présentée par Marie-Claire Latry et Guy Latry, Presses universitaires de Bordeaux, 2021, 682 pages, 30 euros. Pour éclairer le texte principal constitué par la correspondance, les présentateurs ont utilisé les notes brèves de carnets tenus par le soldat, des cartes et des photos. Ils ont puisé dans 500 témoins de la Grande Guerre et le site du CRID 14-18 ; ils connaissent Jean Norton Cru. JGL ayant choisi le mensonge systématique rassurant pour ses parents, ses lettres constituent surtout un témoignage sur la construction de ce mensonge. Le titre choisi correspond à la réalité vécue par le soldat. Les expressions comme « tranquille », « je me laisse vivre », « s’en mettre plein la lampe », sont plus représentatives du contenu des lettres.

La construction du mensonge rassurant

Quelques phrases du carnet de JGL et d’un texte personnel écrit après la guerre montrent qu’il a connu les tranchées, les bombardements, les attaques, le carnage, la « bouillie humaine ». Mais il a décidé de le cacher et il l’écrit à plusieurs reprises à son frère. Dès le 25 mars 1916 : « À la maison, je ne leur parle de rien de tout ça. Ils le sauront toujours assez tôt. » Le 26 juin : « À la maison, je leur arrange ça à ma fantaisie. » Le 21 juillet : « En même temps qu’à toi, j’écris à la maison, mais je ne leur cause de rien. » Cela dure jusqu’à la fin de la guerre, le 24 octobre 1918, par exemple, à son frère qui a été atteint par les gaz : « J’ai quitté la famille en bonne santé, mais un peu inquiète sur ton sort : aussi, fais ton possible pour les rassurer. Et à moi, n’oublie pas de me dire exactement ce qui en est. Quel genre de gaz et de quelle manière tu les as pris : par obus, vague ou comment ? »

Il est toutefois difficile de tenir aussi longtemps, et JGL se laisse quelquefois aller à prononcer des phrases comme (7 juillet 1916) : « Pour l’armement, c’est [pour] tous le même pour une attaque : fusil, baïonnette, revolver, poignard, grenades. L’on dirait des bêtes sauvages. Je me demande depuis quelque temps où est passée l’humanité. Enfin ! C’est la guerre… » Ou le 28 juillet 1918 : « Depuis que je suis à la guerre, je n’ai jamais vu un si effroyable carnage ! Dans 48 heures, nous avons eu 70 % de pertes. Mais rassurez-vous, pour cette fois encore, j’en suis sorti. »

Il est clair que c’est un autre univers qui l’intéresse et qu’il entend superposer à la réalité : la copie de la vie en temps de paix. C’est la récolte des patates, le mûrissement des raisins, le recrutement des journaliers. « Continuez donc à me donner comme ça des détails car cela me fait bien plaisir d’apprendre ce qui se passe dans son pays natal » (15 avril 1916). Plusieurs fois, il regrette de perdre son temps alors qu’il y a tant de travail à Eyzines. Le 1er janvier 1918, par exemple, il évoque : « Ce jour où je pourrai enfin prendre votre place au travail, où je serai libre et tout à vous, vous goûterez la paix, le bonheur, le repos. Repos bien gagné par tant d’années de labeur, de misère. Tout cela s’effacera et, comme par le passé, nous reprendrons nos belles soirées de chant, de gaieté, mais appréciant plus que jamais le bonheur, dans la tranquillité, qu’offre la douce vie familiale. »

Quelques notes, cependant, sur la vie et les sentiments du soldat

– 10 avril 1916 : prendre des lièvres au lacet, chasser les perdrix, ramasser le pissenlit.

– 28 avril : supériorité de la gourde en peau de bouc sur le bidon règlementaire.

– 12 juin : épisode humoristique de chasse aux totos.

– 24 juin : les photos du front parues dans la presse sont du « chiqué », elles sont prises à l’arrière par des embusqués.

– 23 juillet : au repos, la joie de pouvoir « se promener à son aise sur terrain plat ».

– 20 mars 1917 (repli des Allemands sur la ligne Hindenburg) : désir de vengeance contre « ces vaches » qui coupent les arbres fruitiers et incendient les villages.

– 15 juin 1917 en Alsace : « Le plus embêtant, c’est que les habitants ont un jargonnage que l’on ne peut comprendre, vu que ce sont des boches ou à peu près. »

– Et encore le 20 juin : « L’accueil est bien froid. C’est tout des boches. Aussi, je ne vois pas que l’on se fasse tuer pour des types qui ne demandent qu’à rester ce qui sont. »

– 26 décembre 1917 : critique du gouvernement qui a refusé l’allocation de guerre à ses parents qui ont pourtant deux fils « à nous faire casser la gueule ».

– Janvier 1918 : se prémunir contre les pénuries, contester les réquisitions.

– 24 février : contre la présence des Annamites qui sont là pour « la repopulation ».

– 6 novembre : la « croûte » est « bien moche ». « Un goret n’en voudrait pas. »

Après la guerre

Le danger passé, le contenu des lettres d’après le 11 novembre 1918 est plus proche de la vérité. En Lorraine et en Alsace, on rencontre des soldats, des blessés « en uniforme boche ». En occupation en Allemagne, la peur rend les gens gentils. Mais c’est vraiment trop long. Cafard et nostalgie du pays natal sont évoqués plusieurs fois. Les poilus ne supportent pas la vie de caserne et les officiers arrogants et brutaux. « Vivement la fuite », conclut-il le 8 mars 1919. Il rentre chez lui fin avril.

Conformément à son quasi silence sur les horreurs de la guerre dans ses lettres, JGL ne parlait pas de son vécu, ni de sa correspondance : « l’objet devenu tabou est remisé, retiré de tout circuit d’échanges entre vivants, en même temps que JGL se mure dans le silence sur sa guerre » (introduction, p. 59).

Il écrit cependant (en 1962 ?) un court texte récapitulatif intitulé « Mémoire du passé » dans lequel il rappelle sa véritable expérience de guerre. De cette « bouillie humaine », il dit être sorti « terriblement marqué » : « Ces années de servitude, d’abrutissement, n’ont abouti qu’à faire de moi un révolté. » Heureusement, il rencontre « un ange » et se marie en avril 1925. Il reprend et modernise l’exploitation familiale jusqu’au moment de sa retraite, fin décembre 1961. Entre temps, il faut signaler qu’il a accueilli en 1939 deux familles de « rouges » espagnols chassés par le franquisme, et leur a permis de s’intégrer en France avec succès.

Le fonds Lalumière est conservé aux Archives départementales de la Gironde.

Rémy Cazals, janvier 2022

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Portes, Jules (1890-1914)

Il y a quelque temps, la revue en ligne « Patrimoines du Sud » de la région Occitanie m’a demandé un article sur le livre d’or des tués 1914-1918 de la paroisse Notre-Dame de Mazamet (Tarn). Il a paru dans le n° 14, de 2021. Un soldat de la liste s’appelait Louis Portes. Ce garçon de 22 ans, du 81e RI, est mort de ses blessures à Toul, le 1er octobre 1914. Et voici qu’un de mes amis, collectionneur passionné de livres, me confie un exemplaire d’un ouvrage qui permet de classer Jules Portes, frère de Louis, parmi nos témoins.

Le témoin

Jules Portes est né le 20 février 1890 à Payrin, près de Mazamet, où la famille vient bientôt s’installer. Le père est employé de l’entreprise textile Boudou. Après le primaire, Jules suit pendant deux ans les cours de l’École pratique de commerce et d’industrie. À l’âge de 15 ans, il entre à son tour comme employé de bureau dans la même entreprise que son père. Des amis protestants lui font partager leurs activités au sein de l’Union chrétienne de jeunes gens et le persuadent de se convertir, décision courageuse « dans une petite ville provinciale où les partis confessionnels sont si tranchés et les abjurations si rares » (Gaston Tournier).

Il effectue son service militaire au 81e RI de Montpellier de 1911 à 1913 et devient sergent. Il se marie en décembre 1913. Devenu chef de la section des éclaireurs unionistes (scouts protestants), il prononce, le 25 janvier 1914, lors de la remise d’un drapeau à sa troupe, un discours dans lequel je retiens ce passage qui établit une distinction entre deux patriotismes : « Le premier se compose de tous les préjugés, de toutes les haines, de toutes les antipathies qu’un peuple, quelquefois par ignorance, nourrit contre un autre peuple. « Je déteste bien, je hais bien le peuple qui se trouve au-delà des frontières et qui est mon rival. Donc je suis patriote. » Voilà le patriotisme de beaucoup. Ce patriotisme-là ne coûte pas cher ; il ne doit pas être le tien. Il en est un autre qu’il n’est pas aussi facile de réaliser mais qui est plus digne de toi ; il est fait de toutes les vérités, de tous les droits qui sont communs à tous les peuples ; il veut que tout en aimant passionnément ton pays, tu laisses déborder ta sympathie au-delà des races, des langues et des frontières. » C’est un patriotisme « fait d’amour et non de haine ». Jules Portes rejoint son 81e en août 1914. Il affronte de durs combats en Lorraine. Le 24 septembre, il aide son frère blessé à rejoindre un poste de secours, en se faisant des illusions sur une rapide guérison. Lui-même est tué le 5 octobre ; il est enterré au bord de la route de Toul à Bernécourt. Le 12 octobre, son fils nait à Mazamet. Le livre laisse imaginer ces journées d’octobre pour la famille.

Le témoignage

Gaston Tournier, d’une autre famille active dans l’industrie de la laine, protestant militant, a publié à ses frais le livre : Jules Portes, Souvenirs et Correspondance de Guerre, Comité national des éclaireurs-unionistes de France, Paris, 1915, 184 pages, avec un portrait de Jules. Une phrase précise : « Cet ouvrage, tiré à un nombre restreint d’exemplaires, est vendu au profit des soldats français blessés. » Il comprend quatre parties : I. Souvenirs (sur Jules Portes, par Gaston Tournier) ; II. Correspondance de guerre (60 lettres de Jules principalement adressées à sa femme ; le 31 août, il écrit qu’il vient de perdre son carnet de notes) ; les parties III et IV apportent quelques compléments et appendices.

Les lettres témoignent d’abord de l’amour conjugal. Jules demande à sa femme enceinte de ne pas s’épuiser au travail. Il dit à quel point les lettres de celle-ci sont un réconfort. Le 23 août, il lui avoue qu’il ne pourra pas lui dire tout, et il est vrai que ses évocations de « l’horreur » existent mais ne sont pas chargées de précisions. Par contre, les lettres fourmillent d’observations concrètes sur la vie du soldat, qui sont intéressantes pour nous. Il signale aussi diverses rumeurs, mais beaucoup moins systématiquement que le sergent Arnaud Pomiro (voir ce nom dans notre dictionnaire). Et son rapport à Dieu est une dimension qui mérite examen.

Le départ

Le trajet de Mazamet vers Montpellier s’est fait dans un mélange d’enthousiasme patriotique, de tristesse et de « joie intérieure faite d’espoir ». « Il faisait très chaud et, vers la fin du trajet, de nombreux camarades ayant profité largement des distributions gratuites de vin que les habitants des villes faisaient dans les gares, il y avait un supplément d’enthousiasme. » La ville de garnison du 81e RI et d’autres régiments est remplie de soldats : « on ne voit qu’uniformes dans les rues. » Arrivé le 7 août près de Chalon-sur-Saône, il note : « Pas plus que vous qui êtes dans le Midi, nous ne sommes au courant de ce qui se passe devant nous ; il parait que les nouvelles sont bonnes et que le drapeau français flotte à Strasbourg. » En passant à Mirecourt : « Sur la place se trouve une statue de Jeanne d’Arc ; le bataillon a présenté les armes ; cela a fait plaisir à tout le monde. »

« Se revoir ainsi loin du pays »

Jules emploie cette expression le 24 août en signalant qu’il a rencontré des camarades de Mazamet. Il demande l’envoi des journaux locaux, Le Réveil du Tarn, La Dépêche. Les lettres qu’il reçoit sont comme « un peu du « pays » qui me vient jusqu’ici ». Il réagit favorablement lorsque sa femme lui apprend l’arrivée à Mazamet de 60 petits Parisiens réfugiés (peut-être acheminés par l’œuvre de la Sauvegarde dont s’occupe une protestante apparentée à Gaston Tournier, Marie-Louise Puech-Milhau – voir ce nom dans notre dictionnaire des témoins). Ces enfants sont hébergés dans les locaux de l’Union chrétienne. Mazamet a aussi reçu des soldats blessés ou malades : « On a eu la bonne idée d’installer les blessés chez les Allemands », note Jules Portes qui fait allusion au domicile de familles allemandes venues à Mazamet dans le cadre du commerce international des laines.

Nouvelles formes de guerre

Dès le 29 août, il signale le rôle principal joué dans la guerre par l’artillerie. Le 6 septembre, il décrit le creusement des tranchées qui permet d’éviter de sacrifier des hommes, et il revient là-dessus le 14 : « Nous avons perdu beaucoup de monde en attaquant à découvert ; nous les attendrons sans doute dans des retranchements pour ne pas perdre trop de monde. » L’entrainement des éclaireurs protestants rend supportable la vie à la dure (3 septembre). Le 22 septembre, après une marche sous la pluie : « Heureusement nous avons été cantonnés convenablement ; moi j’ai couché entre deux vaches qui m’ont tenu chaud la nuit et fourni du lait au réveil. » Il serait cependant utile de recevoir un colis contenant un passe-montagne, de fortes chaussettes et du chocolat (28 septembre). Comme beaucoup, il craint de plus fortes souffrances dans une campagne d’hiver (voir une entrée dans l’index des thèmes du livre 500 témoins de la Grande Guerre). Pour un sergent fourrier, il est émouvant de recevoir des lettres destinées à des camarades disparus (3 septembre). Et encore, le 30 septembre : « Beaucoup de paquets qui arrivent n’ont plus hélas leur destinataire ; il est disparu. Que faire de ces paquets de chocolat, de tabac et de chaussettes ? Je ne les renvoie pas, ça ne vaut pas la peine et serait d’ailleurs volé en route. Je les distribue à ceux de la compagnie qui en sont dépourvus. » En même temps, les rumeurs les plus folles se répandent : gros succès russes ; Kronprinz assassiné ; révolution en Allemagne ; Berlin bombardé.

L’ennemi

Le 26 août, passant dans un village de Lorraine qui a été brièvement occupé par les Allemands, Jules Portes note : « Ils ont fait là du bel ouvrage ; ils n’ont pas eu le temps de mettre le feu, mais c’est tout ; ils ont pillé, volé, violé, tout ce qui leur est habituel. Vraiment il n’est pas croyable que Dieu soit avec des gens qui comprennent ainsi la guerre. » De son côté, la France se bat « pour la défense du droit et de la civilisation (3 septembre). Ce même jour, il ajoute : « Non certes que le peuple allemand soit plus mauvais que celui d’un autre pays ; les prisonniers que nous faisons nous disent bien ce qu’ils en pensent et combien chez eux cette guerre est pénible, mais il est certain que le parti militaire allemand est au-dessous de tout ce que l’on peut penser. » Le 14 septembre, encore une position nuancée : « Nous avons eu plusieurs fois l’occasion de nous rendre compte que les Allemands, contrairement à ce qui a été dit, soignent bien les blessés français. Cela ne les empêche pas de se conduire en parfaites brutes envers les populations qu’ils ont sous leurs mains. Ils ont pour principe d’inspirer la terreur par des incendies et des fusillades. »

La lettre du 24 septembre contient un passage remarquable : « Jusqu’ici j’ai eu le privilège non seulement de ne pas être touché, mais, ce que j’apprécie, j’ai pu, tout en faisant mon devoir d’agent de liaison, ne pas faire une victime. J’ai tellement horreur de ce carnage qui se trouve tellement coupable, que je serais privilégié et béni de Dieu s’il en était ainsi jusqu’à la fin de la guerre. Tant de fois déjà j’ai pu me rendre compte que ce sentiment-là est partagé par la plus grande partie de mes camarades et de combien d’Allemands aussi. Je veux te raconter un fait caractéristique : avant-hier soir, un homme de ma compagnie se trouvant face à face avec un Allemand, celui-ci le renversa à bras-le-corps, le désarma et lui tendit la main. »

Et Dieu, là-dedans ?

Comme pour Gaston Tournier, Dieu compte beaucoup pour Jules Portes. Au témoignage du premier, le second aurait dit juste avant la guerre : « Dieu ne permettra pas un tel fléau, ce serait trop affreux ! » Mais la guerre est là. Le 6 septembre, Jules cherche à comprendre : « Chaque jour je me demande pourquoi l’homme, après avoir connu pendant vingt siècles le commandement d’amour du Christ : « Aimez-vous les uns les autres » est encore si mauvais pour son semblable. » (Je me permets de citer ici deux phrases du dernier article de Jaurès paru le 30 juillet 1914 dans le journal toulousain La Dépêche : « Quoi ! C’est à cela qu’aboutit le mouvement humain ? C’est à cette barbarie que se retournent dix-huit siècles de christianisme, le magnifique idéalisme du droit révolutionnaire, cent années de démocratie ! ») La réponse de Jules Portes n’est évidemment pas celle de Jaurès : « J’ai la certitude que nous avions trop offensé Dieu et ses enseignements ; il fallait sans doute cette épreuve. »

Notre témoin est parti en guerre en emportant un exemplaire de la Bible : « Dans la compagnie je suis seul à avoir pris ma Bible ; j’ai trouvé plusieurs protestants qui ont été heureux de lire quelques passages dans la mienne. Elle passe même de mains en mains et quelquefois je lis à haute voix quelques chapitres. Plusieurs élèves ecclésiastiques catholiques prennent part à nos causeries et c’est je crois de façon bénie que nous nous groupons autour du Livre et devant notre Père commun. » Le 9 septembre, dans un engagement, Jules Portes a eu la certitude que le bras de Dieu le protégeait. En fait, il a reçu une blessure insignifiante (« une égratignure ») et il a regretté qu’elle ne soit pas plus grave car il aurait pu être soigné dans « une salle d’hôpital avec des lits bien blancs, entouré de visages amis ».

Il dit qu’il s’habitue aux horreurs de la guerre, mais elles restent des horreurs. Le 25 septembre, il écrit : « Ce sont des moments bien affreux, je vous assure, et il faut avoir bien confiance en Dieu pour ne pas être abattu tout à fait. » Son frère a été blessé : « Certes, les voies de Dieu nous sont cachées, mais j’ai la ferme assurance que nous reviendrons tous deux. » Et encore, dans la longue lettre du même jour : « Si Dieu voulait que ce fût un des derniers efforts que l’on nous demande, ce serait une grande bénédiction, et pour tant que les hommes soient mauvais, je ne pense pas que Dieu veuille prolonger cette horrible épreuve. »

Le 28 septembre, le doute se précise : « Que Dieu ait enfin pitié de nous tous et fasse finir bientôt cette horrible guerre ! Je suis toujours confiant et j’espère que ce n’est pas en vain, mais à certains moments je suis écœuré. » Enfin, dans sa dernière lettre, celle du 4 octobre : « C’est à la volonté de Dieu, je ne souhaite plus rien. Lui sait mieux que nous quels sont nos besoins. » Jules Portes est tué le lendemain et il est impossible de savoir si sa pensée aurait évolué comme ses dernières évocations de la volonté divine pourraient le laisser envisager.

Rémy Cazals, janvier 2022

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Droit, Jean (1884-1961)

Témoin d’Outre-Guerre

1. Le témoin

Jean Droit (1884 – 1961) passe son adolescence en Belgique. À la mobilisation, il rejoint comme caporal le 226e RI de Nancy. Trois fois blessé, il combat au Grand Couronné, en Artois, à Verdun, au Chemin des Dames et termine la guerre lieutenant, en Belgique. Il est illustrateur et peintre de profession : durant la guerre, il a réalisé des dessins inspirés par le front, certains étant publiés dans « l’Illustration », et utilisés pour des affiches d’emprunts de guerre.

2. Le témoignage

C’est son fils Michel Droit (l’académicien) qui a pris l’initiative de publier les notes de guerre de son père, aux éditions du Rocher en 1991 (Témoin d’outre-guerre, 183 pages). Il mentionne en préface qu’il a découvert le matériau qui compose ce livre plusieurs années après la mort de son père, et on ne sait rien sur l’élaboration du livre, qui a une forme de journal de guerre (avec notes préliminaires ? avec recomposition tardive ?). L’ensemble est plus approfondi sur les deux premières années de la guerre, plus rapide ensuite.

3. Analyse

La rédaction, et le ton général, surtout dans la première moitié de l’ouvrage, donnent une impression de travail soigné, fini, et l’on soupçonne volontiers une intention de publication. L’ensemble est rédigé dans un style qui est celui des articles ou des récits barrésiens, des évocations marquées par un ton patriotique, et rédigées pendant la guerre ou très peu après celle-ci. La sensibilité Action Française de l’auteur après-guerre peut aussi expliquer un style raciste caractéristique, dans lequel les Allemands sont toujours présentés avec les tares qui caractérisent les défauts de leur race. Pas de description d’un prisonnier sans allusion à cette apparence déplaisante, par exemple p. 81 : «un colosse au cou gras, au crâne tondu. Une paire de lunettes à verres ronds n’arrive pas à rehausser le peu d’éclat de ses deux yeux trop petits, séparés par un nez trop gros et tout luisant. ». Pas d’officier allemand (Somme 1916) qui ne soit hautain, arrogant, n’évoque, avec son torse aristocratique, le hobereau… « Il a de la race et surtout du mépris ». Il dit à un autre moment, dans une description de prisonniers qui défilent (p. 146), « si affirmés dans leur nationalité et leur caractère ethnique que jamais je n’oserais les dessiner sinon pour une charge mordante. »

Dans une progression chronologique à partir d’août 1914, il évoque, avec un récit vivant, la violence du premier choc (Courbesseaux, Bataille du Grand Couronné), avec une attaque massive de l’infanterie, sur des positions allemandes préparées ; l’auteur évoque l’état d’esprit du groupe lors du premier assaut (p.30) « Quel honneur, quel bonheur ! Nous grimpons, ivres de joie, la pente qui monte au plateau. » Juste avant le choc, il évoque son impression en se retournant : « A perte de vue la division se rue à l’attaque. Un mur compact et mouvant s’avance vers les bois sombre et muets. » Ce premier contact est un échec sanglant, sur seize caporaux, ils reviennent à trois. Il évoque à plusieurs reprises des blessés français achevés par des Allemands. (p. 37) : « Nos ennemis se partagent pour eux en deux catégories : la première achève, la seconde donne à boire.» A un autre moment, il signale des Allemands corrects : parce qu’un village a enterré avec les même égards deux Français et deux Allemands, le chef allemand fait écrire sur les portes des maisons du village « Gute Leute » [braves gens] (p. 52) : «le colonel, qui a eu cette clémence doit, à l’heure actuelle, passer auprès de ses collègues pour un détraqué notoire. ». Plus loin, il évoque les trophées saisis par les fantassins français (p. 48), « sur presque tous nos havresacs, un casque allemand solidement arrimé attend le retour au foyer. » ; sachant que ces entorses au règlement n’ont dû être tolérées qu’un temps, et que les soldats n’ont revu leur foyer qu’à l’été 1915, se pose la question du devenir de ces pièces. L’auteur signale qu’un grand nombre ont été échangées avec des civils lors de passage dans les gares (p. 59), et l’échelle de valeur des conversions peut surprendre : « Le moindre casque à pointe, voire de simples chargeurs munis de leurs cartouches, sont vite échangés contre une quantité de chocolat, de boîtes de pâté, de cigarettes, d’une autre valeur pour nous que ces trophées encombrants. »  

Le récit se borne volontairement à n’évoquer qu’une description au ras du sol, dans ce que le fantassin peut percevoir, mais le caractère bienvenu de ce choix est annulé par le refus de réfléchir (p. 81) : « Un simple sergent de demi-section n’a pas à juger les batailles. Le poids d’un sac de troupe fait ployer à la fois ses épaules et sa pensée. L’or grossier de ses galons poussiéreux ne l’autorise qu’à noter des faits strictement personnels. » Aussi les évocations font ici souvent penser aux articles de la grande presse et aux récits édifiants ou héroïques publiés dans les années de guerre, avec par exemple une attaque qui échoue à Carency sur un réseau intact (p. 81, 18 déc. 1914): « invraisemblable et joyeuse débauche de mitraille allemande (…) nos hommes ont un grand courage et une infinie confiance (…) les ordres étaient précis, l’exécution louable. Ce sont les réalités qui sont fautives. Simplement. » Certaines évocations, par exemple des portraits de soldats, sont plus réussies. L’évocation de Verdun, assez rapide, est intéressante dans sa description du bombardement continu, mais le refus d’aborder la psychologie individuelle des hommes reste constant : «30 mars 1916 Une avalanche ininterrompue, d’une fréquence inouïe. Rien ne s’apaise dans le torrent d’obus qui fond sur nous de tous côtés. Les hommes ont acquis un mépris absolu de l’existence. »  Lorsque le poilu de Verdun est décrit, on reste dans les approches traditionnelles, bien que se voulant un peu plus élaborées : « Le soldat ne dit pas emphatiquement, entre deux rafales : « Ils ne passeront pas. Nous sommes là ! ». Il craindrait d’emprunter les propos de gazettes. » L’auteur, passé sous-lieutenant au moment de la Somme, y décrit ses hommes ayant un excellent moral (Frise, mi-septembre 1916), notamment à cause du déploiement de forces et de l’afflux de moyens, « Quand je croise les yeux de mes hommes, je sens une confiance en soi, un surplus d’énergie, une gaîté qui m’assurent de leur concours illimité. » C’est un point de vue intéressant, la poussée française a donné des résultats, mais on peut aussi être aussi dubitatif, l’offensive étant déjà enlisée à ce moment et certains témoins de septembre 1916 (1ère DI par exemple) évoquent parfois une Somme pire que Verdun. Le récit s’accélère ensuite pour les deux dernières années de la guerre, et l’auteur, devenu officier d’État-major, avec sa vie loin de la troupe, avoue avoir abandonné ses carnets ; il se contente de rapides évocations, de petits chapitres sous forme de contes, et la phrase et l’emphase remplacent de plus en plus souvent les faits, avec par exemple cette évocation  (p. 161) « Ô soldat de 1916, vieux « papa », fils imberbe, tu es le seul qui, lorsque tout sera fini de quelque manière que cela finisse, tu es le seul en France qui n’aura rien à se reprocher. Tu pourras dresser ta tête qu’enfonce à présent, entre tes épaules meurtries par le sac, le souffle brutal de ton destin, tu pourras la dresser, auréolée de tous tes héroïsmes, de tes sacrifices, de tes amères souffrances. » Plus loin un essai sur les animaux dans la guerre, lié au souvenir de Louis Pergaud, ou une évocation des chants effectués avec des enfants dans l’Alsace libérée, sont plus intéressants.

Il est difficile en définitive de se prononcer sur ce témoignage de Jean Droit : soit il a été rédigé très tôt, et il est conforme à la majorité de la production de l’époque, avec une vision du conflit qui reste marquée par le style héroïque, soit, chez cet homme marqué politiquement à droite, il est plus tardif, et cette même tonalité lui donne alors, à sa parution en 1991, un caractère un peu « archaïque »; en effet, dans ces années quatre-vingt-dix, les nouveaux témoignages qui paraissent ont souvent abandonné ce style et présentent des auteurs qui ont en général plus de distance réflexive par rapport à leur expérience.

Vincent Suard décembre 2021

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de Diesbach, Louis (1893-1982)

Souvenirs de Louis de Diesbach, Pilote de chasse de la Grande Guerre

1. Le témoin

Le comte Louis de Diesbach de Belleroche (1893 – 1982) est originaire d’Hendecourt-lez-Ransart (Pas-de-Calais). Onzième enfant de la famille, il est, après un court passage au collège Stanislas à Paris, collégien en Suisse jusqu’en 1912, et intègre en 1913 le 21e Dragon à Saint-Omer. Il sert à cheval dans cette unité, puis à pied dans les tranchées, jusqu’en juin 1916. Maréchal des logis, il suit ensuite la formation de pilote, et est blessé (mai 1917) après deux mois de vol en première ligne. Il suit une difficile convalescence pendant le reste du conflit. Après la guerre, il est maire d’Hendecourt, conseiller général de 1928 à 1940, et député « Républicain de gauche » de 1932 à 1940. Après la Libération, son maréchalisme lui a causé quelques ennuis. Il anime, dans les années soixante, avec Joseph Frantz, l’association d’anciens pilotes « Les Vieilles Tiges ».

2. Le témoignage

Benoît de Diesbach a publié en 2005 à Fribourg « Souvenirs de Louis de Diesbach, Pilote de Chasse de la Grande Guerre » (176 pages) avec de nombreuses reproductions photographiques. Ce document de synthèse repose sur des extraits de documents émanant de Louis de Diesbach, mais ce n’est pas un témoignage linéaire ; le corpus est composé de lettres adressées à sa mère, d’extraits de ses mémoires à la première personne (vers 1970), mais de deuxième main car issus de passages pris dans « Louis de Diesbach » (biographie) de Ghislain de Diesbach, et d’extraits liés à l’émission télévisée «Les dossiers de l’écran »(1977) et à un entretien mené en 1977 par le Service Historique de l’Armée de l’Air.

3. Analyse

Par sa nature composite, le texte donne une bonne idée de l’expérience de guerre de Louis de Diesbach, mais il est difficile de dire si le résultat final correspond bien au centre de gravité qu’il aurait voulu donner à son récit. L’auteur évoque d’abord en août 1914 l’interminable chevauchée, qui après les Ardennes belges et la frontière du Luxembourg, le mène vers Liège : la chute de la place renvoie le 21e Dragon vers Paris. Il n’y a pas d’affrontement direct, seulement quelques escarmouches ou des cavaliers victimes du tir direct de l’artillerie allemande. L’auteur évoque, derrière les haies, la nervosité et la tension répétée liées à la préparation de charges qui ne se déclenchent jamais. Il incrimine aussi le régiment voisin (p. 18) : « Lors de ces longues attentes, combien nous maudissions notre régiment de cuirassiers dont les cuirasses brillaient si insolemment au soleil, et ne manquaient pas de nous faire repérer, nous faisant risquer de recevoir des dégelées d’obus. » Le témoin combat ensuite à pied, à partir de novembre 1914, dans le secteur d’Ypres. Dans ses lettres à sa mère, le ton est enjoué et il cherche nettement à la rassurer. Il a sur lui comme protection un « billet des rois mages », une petite gravure sur cuivre, dont l’efficacité était garantie par le fait qu’elle a touché les reliques des rois mages de Cologne. Il y a peu de détails sur l’année 1915, il est instructeur à Saumur, moniteur à Toulouse et il passe maréchal des logis. Il signale qu’il fait tôt sa demande pour l’aviation. Il revient au front en juillet 1915, et évoque des connaissances qui deviennent directement sous-lieutenant en demandant l’infanterie.

Pris dans l’aviation en juin 1916, il décrit sa formation classique, par Dijon et Chartres, l’école de chasse d’Avord, puis le stage de tir à Cazaux et l’école d’acrobatie de Pau. Malgré la mention d’un accident mortel qui s’y déroule sous ses yeux, (aile arrachée pendant un exercice de vrille volontaire), il considère (p. 56), au contraire d’autres témoins, « qu’en somme, il y eut peu d’accidents. » Il semble à ce moment désargenté, et sa mère, qui l’aide un peu, a dû quitter le château familial du Pas-de-Calais en se réfugiant à l’arrière, et se retrouve elle aussi dans une gêne relative. Il lui écrit qu’il gagne un complément de revenu en traduisant pour la «Guerre aérienne » de Jacques Mortane des extraits du livre récent de l’as allemand Boelcke : « je travaille tous les soirs mon allemand !… Je traduis les mémoires du capitaine aviateur (boche) Boelcke (qui a abattu 40 avions !). » A l’issue de sa formation, il intègre la N 15 au Plessis-Belleville en mars 1917 et vole en missions de guerre jusqu’à sa blessure du 3 mai.

Georges Guynemer est un personnage récurrent des souvenirs. L. de Diesbach lui écrit à plusieurs reprises, et le mentionne souvent, avec admiration. Il l’évoque comme camarade de classe au Collège Stanislas (« un de mes meilleurs camarades ») en 1907. Il exagère, auprès de sa mère, la réalité de cette amitié, disant être resté en relation avec lui, et (p. 40) « malheureusement, nous nous sommes un peu perdu de vue depuis 2 ou 3 ans ». C. Guynemer se manifeste seulement en février 1916, en répondant : « Oui, mon vieux, c’est bien moi ! il y a près de 10 ans que nous ne nous sommes vus et ta lettre m’a fait vraiment plaisir car je ne t’ai pas oublié. ». La relation est assez unilatérale, mais pour L. de Disbach, l’as français représente un modèle, dont la renommée rejaillit un peu sur lui, s’il arrive à s’en rapprocher. C’est aussi le moment de l’explosion de la médiatisation des héros de l’air, qui a commencé avec Jean Navarre, et qui génère une presse spécialisée à laquelle il collabore. Notre témoin est assez tôt en relation avec le père du héros, Paul Guynemer, et quelque temps après la mort de Charles, il écrit à sa mère (p. 98) : « J’ai reçu ces jours-ci de M. Bordeaux et de M. Guynemer une édition spéciale de la « Vie héroïque de Guynemer » de H. Bordeaux sur papier Hollande avec imprimé en tête : « imprimé spécialement pour le comte Louis de Diesbach de Belleroche. » J’en suis très fier. ». C. Guynemer n’avait pas la réputation d’être très sociable, et un extrait d’entretien tardif donne des éléments qui semblent plus proches de la réalité vécue : « Je lui avais écrit à plusieurs reprises (…), mais ses rares réponses étaient toujours brèves, racontant surtout ses combats aériens. C’était pratiquement, comme je pus le constater, la seule conversation que l’on pouvait avoir avec lui à ce moment-là, car nos entretiens ne duraient guère. » Plus loin, c’est avec un autre as qu’il revendique dans une lettre une proximité passagère mais funeste (23 avril 1918, p. 92) : « J’ai été heureux d’apprendre ce matin la mort du Capitaine von Richthofen ; c’est lui qui m’a descendu voici bientôt un an, hélas !… » Cette affirmation est erronée, le Baron Rouge n’étant pas sur ce front en mai 1917.

Arrivé au front, il acquiert rapidement une citation (12 avril 1917), est crédité de deux victoires, mais il détruit aussi son nouveau Spad dès réception (17 avril), sur une erreur de pilotage à l’atterrissage, probablement par manque d’expérience. Le 3 mai, il reçoit dans un combat aérien une balle incendiaire dans le genou et réussit à rejoindre les lignes françaises. Il passe sur la table d’opération, parmi de nombreux blessés de la Bataille du Chemin des Dames qui se poursuit alors. Au cours de l’année 1917, c’est une suite de séjours hospitaliers, avec d’abord l’hôpital américain de Neuilly, il ne peut remarcher, subit d’autres opérations, a besoin d’un appareillage qui n’arrive pas… Plus d’un an après sa blessure, en juin 1918, il évoque des médecins qui (p. 95) « ont été étonnés du progrès et du mieux de ma jambe. Moi je n’en trouve aucun. Tant que je ne puis marcher, je ne trouve aucune amélioration, ils me dégoûtent tous. » Il est ensuite affaibli par ce qu’il appelle la « Dingue Espagnole », traverse une grave dépression et émerge seulement, après deux ans, en 1919 : il semble qu’il lui ait fallu ce temps pour accepter la réalité de son invalidité, en refusant une dernière opération (p. 112) « je n’eus pas le courage de recommencer. J’avais déjà subi sept opérations et je ne voulais plus en entendre parler. » Cette expérience de la guerre influencera son engagement politique ultérieur dans les années Vingt (p. 102) : « Maire depuis 1919 d’une commune rurale dévastée, je me suis attelé à sa reconstruction. Vivant constamment au milieu de ceux qui comme moi avaient durement souffert de la guerre, j’ai soutenu jour après jour leurs revendications. »

Ainsi, un témoignage intéressant sur un des nombreux aviateurs venus de la cavalerie, sur un itinéraire de convalescence après une blessure grave, ainsi que l’aperçu d’une façon d’appréhender le conflit par un jeune notable rural de noblesse ancienne (Suisse) ; cette appartenance est importante pour lui, ainsi que pour l’auteur du recueil, Benoît de Diesbach, et les précisions généalogiques abondent en notes de bas de pages, pour présenter tous les membres de ces prolifiques familles.

Vincent Suard décembre 2021

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Astruc, Jules (1889-1975)

Le collectionneur Bernard Azéma, de Mazamet, a acheté dans une brocante un cahier format écolier portant le titre « Campagne 1914 à 1919 » et un sous-titre « Résumé de mes carnets de route 10 octobre 1914 – 19 février 1919 ». L’auteur est Jean Astruc, de Cahors, brancardier-musicien au 344e RI de Bordeaux, 136e brigade, 68e division. Bernard Azéma a appris qu’il existait une dizaine de carnets qui auraient été confiés par la famille à l’écrivain Georges Blond. Il est regrettable qu’ils n’aient pas été conservés car le « résumé » ne reprend pas les sentiments que le poilu aurait pu exprimer sur le moment. Il faut donc se contenter d’analyser le contenu du « résumé ».

Celui-ci contient une série de cartes : cartes de France pour représenter les parcours entre Cahors et le front, et les retours dans le cas des 11 permissions obtenues ; croquis précis des secteurs tenus par le 344e RI. Le récit est laconique. Astruc mentionne le nom des villes et villages traversés. Il compte avec précision les kilomètres parcourus : 24 804 km au total général, dont 19 669 km à l’occasion des permissions.

Il note le froid terrible de janvier 1915 quand pain, vin et café sont gelés. Il reçoit la tenue bleu horizon en février, le casque Adrian en décembre 1915, la première permission en février 1916. Il note les pertes du régiment en Woëvre en 1915, à Verdun en 1916, à Cerny en 1917. Il évoque la boue de Verdun, les creutes de l’Aisne, les brancardiers allemands participant au transport des blessés lors de la deuxième bataille de la Marne en août 1918, l’accueil des troupes françaises à Mulhouse après l’armistice. Mais tout cela trop brièvement. Les carnets originaux contenaient peut-être des récits plus développés.

L’originalité du cahier résumé tient à ce qu’il dit des activités des musiciens du 344e. Concerts épisodiques pendant la guerre, nombreux concerts publics à Mulhouse après l’armistice, un concert de nuit sur la glace du canal à Montbéliard, le 11 février 1919. Il donne la liste complète des morceaux joués pendant la période, et la liste des musiciens avec leur instrument, mais aussi avec leur profession dans le civil. Jules Astruc jouait de la clarinette ; il était commerçant en fers à Cahors. Quelques photos sont collées sur les pages ainsi qu’un extrait du Poilu déchaîné, journal du 344.

Belle écriture, bonne orthographe.

Rémy Cazals, novembre 2021

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Pascaud, Martial (1894-1980)

Une vie, un exemple Mémoires

1. Le témoin

Martial Pascaud (1894 – 1980) est né à Saint-Junien (Haute-Vienne) dans une famille de cultivateurs pauvres. Classe 14, il sert au 42e RI, étant engagé dans l’Aisne et dans l’offensive de Champagne en 1915. Convalescent au moment de Verdun, il passe au 116e RI de Vannes en 1916, et est en ligne en 1917 au Chemin des Dames. Il est fait prisonnier en juin 1918 lors de l’offensive allemande sur ce même Chemin des Dames. Blessé trois fois durant la guerre, c’est sa captivité qui s’avère la plus éprouvante pour sa santé. Après la guerre, redevenu ouvrier (papetier-sachetier), il se syndique, fonde avec d’autres une coopérative ouvrière de fabrication, et adhère au parti communiste en 1933. Résistant proche des F.T.P., il devient après la guerre maire de Saint-Junien sous l’étiquette communiste de 1945 à 1965.

2. Le témoignage

Une vie, un exemple, Mémoires, de Martial Pascaud a paru en 1981, avec une préface de Marcel Rigout, aux éditions S.P.E.C. – L’Écho du Centre (198 pages). Le récit de sa participation à la Grande Guerre occupe les pages 33 à 89 ; la première moitié de l’ouvrage va de l’enfance à 1919, et a été terminée en 1943 ; la suite (luttes syndicales, participation à la Résistance) a été rédigée vers 1965.

3. Analyse

Le récit de Martial Pascaud est marqué par la volonté de décrire la réalité vécue, c’est la narration de l’expérience du combat d’un jeune « classe 14 », au contact de secteurs souvent exposés, des offensives ou de l’hôpital et de la captivité. Le ton général n’est pas antipatriotique, mais est très réservé par rapport à la guerre elle-même, et l’auteur fait, dans la description de chaque bataille où il est engagé, le constat de l’horreur et de l’absurdité de ces sanglants affrontements.

Après son baptême des tranchées sur le front de Vingré, il est engagé dans la bataille de Crouy en janvier 1915, dans une action de résistance, avant de repasser l’Aisne. La mort brutale à ses côtés de son capitaine lui montre rapidement la réalité : (p. 38) « Avec un frisson dans le dos, j’ai alors compris que la guerre n’était pas une promenade joyeuse où les héros meurent le sourire aux lèvres. » Il raconte la défense devant Soissons: isolé de sa section avec un camarade, il a perdu le contact avec son unité, et on le voit faire tout son possible pour se couvrir, pour prouver sa bonne foi : p. 41 « Je pensais aux soldats de Vingré qui avaient été passés par les armes au sujet d’un motif futile. » Plus loin, toujours devant Soissons, il contemple au loin les cadavres verts [des Allemands], et repense aux taches rouges [des Français] devant Vingré deux mois auparavant : p. 42 « N’ai-je pas l’occasion d’être satisfait de ce qu’on pourrait appeler une juste revanche ? Positivement, je ne peux avoir la même pitié pour cette dernière vision ; mais cela est tout de même atroce de voir que des victimes s’ajoutent à d’autres victimes ; de voir que la haine appelle la haine. ». Au repos en janvier 1915 à Saint-Pierre-Aigle, il doit participer à un bataillon qui encadre le peloton d’exécution d’un homme qui, ivre, avait mis en joue un gradé, puis s’était enfui des arrêts peu après. (p. 45) « J’ai vu partir la salve qui a désarticulé son corps, puis le coup de grâce. Malgré la faute de ce soldat (entraîné malgré lui dans la fournaise), cela nous a paru cruel et des larmes ont coulé sur nos visages impassibles. »

Son combat le plus dur de toute la guerre est celui de Quennevière en juin 1915 (Moulin-sous-Touvent) dans l’Oise, une bataille localisée pour réduire un saillant allemand, acharnée et sanglante et sans autre résultat que 600 m de progression sur 1.2 km de large, pour plusieurs milliers de pertes : « Bientôt le plateau sera arrosé de sang innocent et couvert de cadavres. Pour servir qui ?…Pour défendre quoi ?… C’est encore une question qui met en contradiction mon idéal et la réalité.» Il tente de décrire ce « lieu infernal », dans des tranchées bouleversées, où il faut résister, sous le bombardement, à une violente contre-attaque allemande avec des effectifs qui fondent. Son récit, fait presque 30 ans après les faits, trouve des accents qui permettent de bien se représenter ce qu’a éprouvé l’auteur.

Lors de l’offensive de Champagne, il décrit l’assaut du 25 septembre, sous une pluie fine. Ils franchissent sans obstacle les deux premières lignes allemandes, mais la troisième est intacte et se défend : « En quelques instants la bataille se transforme en un affreux massacre dont nous ne sommes pas exclus. (…) en un clin d’œil, j’enregistre des scènes incroyables dont je ne frémirai que plus tard.» Agent de liaison, au moment où il essaie de déployer au sol un calicot blanc visible par l’aviation, un projectile fait exploser sur lui ses fusées de signalement, et il est blessé, surtout à la tête. Il met toute son énergie à rentrer, se retrouve seul dans un entonnoir avec un Allemand désarmé (p. 61 et 62) : M. Pascaud essaie de le ramener prisonnier, mais l’Allemand refuse ; mis en joue, celui-ci pleure, agenouillé. L’auteur pense qu’il avait peur d’être massacré dans les lignes françaises. Il l’abandonne (« je ne suis pas un barbare ») et rejoint sa ligne de départ. Plus tard, un camarade lui avait dit : « fallait le zigouiller ». « Non, l’idée de tuer un homme blessé et désarmé ne m’est pas venue. Je l’ai laissé en pensant qu’il était aussi malheureux que moi. » En 1916, il signale qu’un concours de circonstance lui permet d’échapper aux débuts de la fournaise de Verdun. Il passe au 116e RI, refait des séjours à l’hôpital, et en 1917, il est en secteur au Moulin de Laffaut, puis vers Heurtebise. Il ne parle pas du 16 avril, mais centre un chapitre sur le 9 mai, jour qui voit sa 2ème blessure et son évacuation. Il a évoqué pour cette période le fait que (p. 69) : « le grand élan du début faisait place au découragement et aux actes de révolte dans plusieurs unités. J’étais moi-même ébranlé, et il m’arrivait de penser que le néant était une douce chose à côté de cette réalité cruelle», mais il n’entre pas dans les détails.

Soufflé par une torpille, alors qu’il tentait avec quatre camarades de réoccuper un petit poste abandonné, il est hospitalisé à Amiens. Il évoque le repos, et l’idylle qui s’ébauche avec Marthe, une infirmière avec qui il fait de lentes promenades, à petits pas, lorsqu’elle a fini son service. Il souligne qu’ils sont conscients de la folie de ce rêve, et au 53ème jour d’hôpital, il est envoyé chez lui (p. 74) : « Marthe est venue m’accompagner à la gare où, sans retenue et sans honte, nous avons mêlé nos larmes. Bien longtemps nous avons échangé des correspondances, mais ma captivité de juin 1918, devait rompre le dernier lien et ne laisser en moi qu’un bien doux souvenir. » Ayant rejoint son unité, il est à nouveau blessé légèrement en octobre 1917 lors des préparatifs de l’attaque de la Malmaison. Convalescent jusqu’à janvier 1918, le début de l’année est calme pour lui, mais son unité est engagée contre la poussée allemande de mai 1918. Il raconte le quotidien du combat de résistance en rase campagne, avec le décrochage tous les soirs, pour éviter l’enveloppement. Lui et sa section sont faits prisonnier le 2 juin 1918. Il évoque ensuite le triste sort des prisonniers français, qui doivent suivre le repli allemand, condamnés à des travaux de défense toujours recommencés par le déplacement des lignes, et très rapidement épuisés par ces travaux forcés et la sous-alimentation (p. 82) « En peu de jours, nous allons ressentir les morsures de la faim, de la maladie, de la vermine. Amaigris et épuisés, nos corps prendront bientôt, des formes squelettiques et la dysenterie creusera de grands ravages dans nos rangs. ». Le 11 novembre le trouve en Belgique, et lui et un camarade s’échappent dès le 12, et rentrent à pied en France (Sedan) par Bouillon.

Il est à noter que malgré le contexte de rédaction, pendant la dure année 1943 et la menace de la Gestapo, il n’y a jamais de haine des Allemands, sauf peut-être à l’occasion de la description de l’esclavage famélique auquel il est condamné à l’automne 1918 (p. 85) « Non ! Je ne pouvais, si tôt, pardonner à ceux, à tous ceux qui avaient été les fomentateurs et les bourreaux de tant de souffrances, de larmes et de deuils.» Dans ce récit intéressant se pose globalement la question de l’influence que la conscience politique de l’auteur et son engagement communiste des années 30 – 40, ont pu avoir comme empreinte sur son écriture de la Grande Guerre. S’il est probable que ses convictions politiques ultérieures ont influencé son témoignage, la seule certitude, en inversant les termes, est que c’est son vécu de la guerre qui a déterminé, au moins en partie, ses engagements d’après, avec par exemple son expérience Espérantiste des années 20. Cette guerre vécue a ainsi été déterminante pour la suite de son existence : (p. 86) : « Je m’efforce de renouer avec la vie normale, mais je n’arrive pas à chasser de mes pensées les scènes d’épouvante vécues au cours de ces quatre dernières années. »

Vincent Suard septembre 2021

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Caillierez, Marc (1897- ?)

Mémoires de Guerre, 1914-1918 – Quelques souvenirs de 1914 à 1919, sans indication d’éditeur ou d’année, 95 p.

(Tampon en page de garde : Ceux de Verdun – 1914-1918 – Amicale d’Arras)

Ces souvenirs se présentent comme un tapuscrit relié, il s’agit d’un document familial, diffusé également dans le cercle associatif ancien-combattant local. Le témoin se présente comme suit en fin d’ouvrage : « CAILLIEREZ Marc – Ex-chef de la première pièce de la 5e batterie du 26e RAC – secteur postal 70 ». Son grade le plus élevé est maréchal des logis.

Il s’agit de souvenirs mis en ordre très postérieurement à la guerre, vraisemblablement au cours des années 1970 comme permet de le déduire l’avertissement en page de garde : « Certains des faits que je vais essayer de relater datant de quelques soixante ans, je n’ai pas la prétention de toujours en garantir la date exacte ». Malgré cette précaution imputable certainement à la modestie de l’auteur, on a clairement affaire, à la lecture du texte, à un témoignage de bonne tenue, très factuel et dont la rigueur chronologique est tout à fait satisfaisante, quoique parfois implicite ou indirecte.

Le livre se divise en 19 petits chapitres, j’ai relevé et cité les passages présentant un intérêt singulier.

— « Période 1914-1915 » (pp. 5-14)

L’auteur a 17 ans au moment de l’entrée en guerre, il vit dans une région rurale dans le canton de Beaumetz-les-Loges (Pas-de-Calais). Il raconte les conditions particulières des travaux agricoles de l’été 1914, mais aussi la perception progressive du passage de la guerre de mouvement à la guerre de positions au cours de l’automne : « des réfugiés nous apprennent que les Allemands [autour d’Arras] n’avancent plus », « à partir du mois d’Octobre, les conducteurs vont ravitailler les pièces et conduire des matériaux pour construire des abris et des tranchées, l’on sent que la guerre de mouvement est arrêtée ». Il faut bien sûr ici faire la part de la vision très rétrospective des choses qui est celle de l’auteur au moment où il écrit : rédigeant en toute connaissance de la suite des événements, il a tendance à les organiser dans un déroulement cohérent.

En avril 1915 il signale son recensement au titre de la classe 1917. Fait très intéressant, il va devancer l’appel pour bénéficier du droit donné aux engagés volontaires de choisir leur arme d’incorporation. Cette démarche qui entre dans le registre des stratégies d’évitement car elle permet d’éviter d’être versé dans l’infanterie où les pertes sont les plus lourdes, est ici décrite de façon tout à fait limpide. Son père étant incorporé comme maréchal des logis dans le 26e RAC de Chartres, il lui fait savoir dans un courrier début juillet 1915 « que le 26e recrute encore des engagés pour la durée de la guerre, et que son capitaine, un ingénieur des mines de Lens lui conseille de me faire venir à Chartres car la classe 1917 sera appelée en grande partie dans l’infanterie ». (p. 13)…

— « Arrivée au 26e RAC » (pp. 15-21)

— « Départ pour le front – Main de Massigues » (pp. 22-23)

— « 1er séjour du 26e RAC à Verdun » (pp. 24-26)

— « 2e séjour du 26e RAC à Verdun » (pp. 27-34)

— « 3e séjour du 26e RAC à Verdun » (pp. 35-38)

— « 4e séjour à Verdun » (p. 39)

— « 5e séjour à Verdun » (p. 40-44)

— « Position entre Verdun et les Éparges » (pp. 45-47)

Caillierez se retrouve sur le front après une année passée à l’arrière à faire ses classes et à apprendre le métier d’artilleur. Son régiment est envoyé dans le secteur de Verdun en juillet 1916, où il participe notamment à la reprise du fort de Douaumont en octobre 1916. Divers éléments sont très intéressants dans son récit, en commençant par son récit de l’explosion d’une pièce d’artillerie : « le 17 [septembre 1916] à neuf heures du matin, la 3ème pièce qui a tiré toute la nuit comme les autres, est choisie par le capitaine pour régler le tir parce qu’elle est la plus récente de la batterie (9 000 coups ; elle éclate en plein milieu avec le 7ème obus que je venais de charger, alors que j’étais prêt à en charger un autre ; je reçois des éclats de fer et de boulons, mais sans mal. Par chance, sans doute parce qu’elle était en plein air, il n’y ni tué, ni blessé, ce qui a rarement été le cas quand les pièces éclatent sous abri – ce qui ne nous empêche pas de trembler « comme des feuilles » après coup. La culasse qui pèse dix-huit kilos est passée au-dessus de nos têtes et s’est enfoncée dans le sol, elle n’a pas été retrouvée ; l’obus, quant à lui, allait éclater à quelques mètres devant la pièce » (p. 25). L’auteur relate ici un moment périlleux, mais pas seulement : ce qui apparaît aussi, c’est la volonté de montrer les dangers encourus par les artilleurs, de fait moins exposés que les fantassins. Ces derniers leur reprochant souvent de mal ajuster leurs tirs et de les frapper ainsi involontairement, il s’agit de se justifier : « nous avons maintenant sur le front de Verdun, de l’artillerie de tous calibres et de l’aviation, pour remplacer le plus possible de poitrines. Si, pour la préparation, nos officiers s’efforcent d’atteindre les objectifs, pour l’attaque proprement dite, tous les calculs sont faits d’avance par le capitaine. À l’heure H, les chefs de pièce sont appelés et reçoivent une feuille de tir, leur donnant le nombre de coups à tirer par minute, et par bonds de 50 ou 100 mètres suivant la marche ; en principe, nous ne voyons plus les officiers. Il arrive encore que, par moments des coups tombent trop près des vagues d’assaut, quand par exemple l’infanterie ne rencontrant pas de résistance, a tendance à vouloir arriver plus vite sur son objectif, d’où les coups tirés trop courts, et reproche est fait à l’artillerie ! » (p. 37)

— « Position de Sept-Sault » (pp. 48-55)

— « Séjour en Belgique » (pp. 56-61) [mai-juillet 1918]

Durant la dernière offensive allemande du printemps 1918, les combats augmentent en intensité, ce qui donne à l’auteur l’occasion d’évoquer la question des citations et décorations, soit la reconnaissance officielle, cruciale pour le soldat-citoyen du devoir accompli : « chaque fois que la division avait subi un coup dur, comme c’était le cas en Belgique, il y avait quelques citations, d’abord pour les morts et les blessés. Pour la batterie, il en restait une, les lieutenants et l’aspirant étaient d’accord pour me proposer au capitaine, car chef de la première pièce, j’avais été souvent plus exposé que les autres en réglant le tir de la batterie, mais celui-ci a décidé que j’attendrais parce que je lui avais mal répondu (…) ce n’était pas trop grave pour moi, puisque j’avais déjà la croix [de guerre], surtout gagnée à la bataille de Verdun ». Le témoin explicite ici une sorte d’échelle de légitimité combattante, la croix de guerre gagnée à Verdun lui permettant de faire fi de l’arbitraire et des humeurs de son supérieur. Il ajoute ensuite cette remarque aigre-douce : « il fallait autant que possible, essayer de ne pas avoir la croix de bois, et l’on était encore loin, au mois de juillet, d’apercevoir la fin de la guerre. Il n’empêche que c’est comme cela que l’on écrivait déjà l’histoire ».

— « Reprise de la guerre de mouvement » (pp. 62-67)

— « Reprise de l’offensive » (pp. 67-69)

« Le 19 [juillet 1918], nous commençons à allonger le tir et bientôt il faut déménager pour aller de l’avant, les Allemands reculent. Peut-on se figurer ce que ces trois mots représentent pour nous, après avoir été à deux doigts d’être faits prisonniers (…) Quel changement, malgré la fatigue et le danger ! Le moral est beaucoup meilleur (…) Cette fois c’est bien la guerre de mouvement. Nous repartons en avant, éclairés maintenant par les incendies des villages qu’ils allument avant de partir ».

— « Derniers combats » (pp. 70-71)

— « 11 novembre 1918 » (pp. 72-79)

[À Sedan] : « accueil délirant de la population, les femmes embrassent nos chevaux, l’on se demande d’où sortent tous les petits drapeaux qui flottent aux fenêtres puisque la ville a été occupée pendant toute la guerre ; c’est une journée inoubliable » (p. 72)

— « Champ de destruction des Ardennes » (pp. 80-85)

— « Départ des Ardennes » (pp. 86-87)

Après l’armistice, au printemps 1919, Caillierez est chargé de détruire des obus dans les obus (« entre quarante-cinq et cinquante-mille obus de tous calibres »). Le principe est d’en disposer plusieurs centaines dans un grand trou de telle sorte qu’ils puissent tous exploser simultanément. C’est évidemment un travail assez dangereux, mais dont il semble bien s’accommoder en attendant sa démobilisation : « ce métier devait durer un long mois. Dans toute la vallée on m’appelait le destructeur (…) De nombreux habitants de plusieurs villages se plaignaient au capitaine que je faisais casser leurs carreaux, et celui-ci me les envoyait. Bien que je leur expliquais que je mettais toujours la même charge et que je ne pouvais faire autrement, quand ils « rouspétaient » trop, je menaçais de mettre 50 obus de plus le lendemain ».

— « Rentrée du régiment » (pp. 88-94)

— « Démobilisation » (p. 95)

« Après avoir passé une journée à Paris en revenant, et une à Douai pour me faire démobiliser, je suis rentré – comme l’on dit – « dans mes foyers ». Voilà comment s’est terminée ma campagne. J’avais passé quatre ans et quarante-cinq jours sous les drapeaux – de 18 à 22 ans – à tel point que je me suis toujours demandé si j’avais eu vingt ans. Tout le monde n’en a pas fait autant, le tout était d’en sortir ».

François Bouloc, septembre 2021

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