Castan, Jérôme (1893-1980)

1. Le témoin

Jérôme Castan est né le 13 décembre 1893 au Passage d’Agen, au bord de Garonne. Issu d’une famille modeste, il a suivi une scolarité un peu plus avancée que le commun des enfants de l’avant-guerre : reçu au certificat d’études, il poursuit encore deux ans à l’école pratique de commerce et d’industrie, rue Lacanal à Agen, avant d’intégrer en 1908 la Société Générale. Employé de banque, il passe devant le conseil de révision une première fois en 1913. Ajourné, il repasse devant le conseil en avril 1914 sans succès pour être finalement récupéré par l’armée en octobre 1914. Mobilisé en décembre de la même année au 78e RI de Guéret (Creuse) comme simple fantassin.

2. Le témoignage

Publié dans la Revue de l’Agenais (n°1, 2008), son « journal de route » commence le 18 décembre 1914, jour de son départ pour Guéret et le 78e régiment d’infanterie. Ses carnets ont suivi secteur après secteur l’itinéraire du combattant Castan, entre poche et musette. Un autre carnet, rouge celui-là, propre, d’une taille plus importante, aucunement abîmé, porte une autre écriture. Jérôme dans le calme a « reclassé par ordre les différentes phases de [son existence] pendant la guerre ». Les quelques paragraphes de « présentation » de ces notes sont datés du 25 juillet 1916 : Jérôme est alors au front, dans un secteur « d’une tranquillité absolue » comme on peut le lire dans ses petits carnets de route. Une rupture dans l’écriture entre février et juin 1917. Puis continuité jusqu’au terme de la guerre. L’écriture de ce carnet rouge ne correspond pas exactement à l’écriture du temps de guerre : lorsqu’il arrive à Verdun et monte pour la première fois aux tranchées, il écrit : « Dans la nuit du 6 au 7 avril [1916] émotionnés nous aussi de prendre part à la partie gigantesque qui se joue, nous allons prendre position ». Aucun passage de ses petits carnets ne mentionne cette réflexion. Jérôme a donc transcrit un sentiment peut-être ressenti sur le moment mais qu’il n’avait pas noté : sa double écriture se complète alors, plus qu’elle ne s’oppose.

Son parcours démarre au front en avril 1915 dans une compagnie de son régiment sur la ligne de feu. Puis, comme des millions de soldats devenus combattants, il parcourt les différentes parties du front, de secteur calme en secteur actif : la Meuse, l’Artois, Verdun, l’Aisne, la Somme, la Champagne. En novembre 1917, il part pour l’Italie soutenir les troupes transalpines et y reste jusqu’à la fin du conflit.

3. Analyse

Son témoigne apporte le regard d’un « col blanc » sur la guerre, témoignage assez rare dans la masse de ceux qui ont été publiés. Si beaucoup de thèmes bien connus sont évoqués ou absents (la violence donnée par exemple), la camaraderie revient très souvent au fil de son journal. Au front, les soldats n’hésitent pas à faire plusieurs kilomètres pour se rendre dans l’unité où se trouve un compatriote, connu d’avant guerre. Joie des retrouvailles d’autant plus grande que les hommes peuvent alors évoquer la vie au pays. Importance aussi des camarades de la classe : « J’ai la joie de retrouver bon nombre de camarades qui nous avaient précédés ». Entre autre l’ami Candelon. Et c’est une déception lorsque les amis ne sont pas versés dans la même compagnie. Jérôme ne manque pas d’écrire en arrivant dans sa nouvelle escouade en avril 1915 : « Bonne impression des nouvelles connaissances ». Il s’agit d’un aspect important de la vie des soldats au front : se savoir bien entouré, pouvoir s’inclure dans le groupe, notamment quand on arrive après la mobilisation d’août 1914 et la première constitution des unités, et que l’on fait partie des « bleus » (ici de la classe 1915).

Des notes intéressantes sur le traitement des tombes des camarades et sur la vie des soldats français en Italie.

Alexandre Lafon, 12/2007

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Basset, Abel (1875-1915)

1. Le témoin

Né le 26 mai 1875 à Sérignac dans le Lot (prénoms d’état-civil : Jean Emile). Il est cultivateur chez son beau-père à Courbiac, canton de Tournon d’Agenais (Lot-et-Garonne) lorsque la guerre éclate. Mobilisé dans l’armée territoriale, il est marié et père de deux enfants, propriétaire de quelques terres. Il n’est engagé dans aucun syndicat, association ou autre mouvement d’opinion. Il sait lire et écrire, sans avoir fait d’études importantes. D’abord incorporé dans l’armée territoriale, il part au front au début de l’année 1915 dans la réserve du régiment d’infanterie d’Agen, le 209e RI. Il est décédé le 23 septembre 1915 près de Roclincourt dans le Pas-de-Calais dans une sape. Médaillé militaire posthume.

2. Le témoignage

Il se compose de 150 cartes postales (aucune lettre) envoyées depuis l’arrière puis du front à sa femme et essentiellement à sa fille cadette, Elodie, âgée de 4 ans en 1914. Les textes sont très courts, parfois lapidaires. Hormis les quelques informations que l’on peut dégager des propos tenus par Abel Basset, les 150 cartes envoyées permettent de travailler sur un échantillon iconographique intéressant. Bibliographie : Lafon Alexandre : « Une correspondance de guerre », dans Revue de l’Agenais, n°2 – avril-juin 2005, p. 783-804.

3. Analyse du témoignage

Le corpus de cartes postales et plusieurs indications données par Abel Basset permettent de mieux comprendre comment les combattants ont pu choisir tel ou tel support iconographique pour leur correspondance. Dans le cas de Basset, il apparaît que son choix est lié non pas à une quelconque démarche pré-établie (sauf pour les vues panoramiques permettant de faire découvrir à sa fille les paysages de France), mue par un patriotisme chevillé au corps, mais bien par la possibilité de se procurer les dites cartes : il prenait simplement à l’arrière front ce qu’il trouvait. Sa correspondance dévoile essentiellement ses activités : terrassier, artisan de tranchées (notamment les bagues) et ses liens avec les camarades du « pays ». La guerre est surtout subie (ni haine, ni violence, mais le poids de l’autocensure est ici important) sans être maîtrisée.

Alexandre Lafon, 12/2007

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Despeyrières, Henri (1893-1915)

1. Le témoin

Né le 1er février 1893 dans la commune du Laussou, canton de Monflanquin (Lot-et-Garonne). Issu d’une famille de propriétaires terriens, études au-delà du certificat d’études sans être bachelier, célibataire. Part pour le front en août 1914 avec le 14e RI (Toulouse). Caporal fourrier (23 septembre 1914) puis sergent fourrier (mai 1915). Porté disparu le 8 septembre 1915, secteur de La Harazée en Argonne (55).

2. Le témoignage

L’ensemble de la correspondance adressée par Henri à sa famille, essentiellement à ses parents, a été retranscrite après sa mort alors que la guerre n’était pas terminée sur deux cahiers. Cent cinquante lettres et cartes postales en tout. Une partie est publiée une première fois dans la revue Sous les arcades, de la MJC de Monflanquin (juillet-septembre 2002) par les soins de Claude Bertrand qui jugeait ce document « passionnant et admirable ». La totalité est publiée en 2007 aux éditions Privat (Toulouse) sous le titre : « C’est si triste de mourir à vingt ans ». Lettres du soldat Henri Despeyrières 1914-1915 (préface d’André Bach, présentées par Alexandre Lafon), 294 p.

Le témoignage est également intéressant par sa forme : en premier lieu, il ne souffre d’aucune réécriture. D’autre part, Henri transmet à ses parents à la fin de l’année 1914 dans sa correspondance même le Journal de guerre qu’il a tenu semble-t-il jusqu’au 26 septembre de la même année, ce qui permet une comparaison du texte avec les lettres qu’il a pu écrire à la même période et ainsi percevoir l’autocensure qu’il a pu déployer.

3. Analyse

Henri Despeyrières dévoile des éléments sur des thèmes bien connus du quotidien des combattants : arrivée aux tranchées et leur description (21 septembre, p. 45), abris, secteurs calmes et actifs, importance des liens avec le « pays », la famille et ce que peuvent attendre les parents des lettres de leur fils combattant. Il confirme que la guerre vécue est rapidement condamnée (p. 42), que l’horizon d’attente des combattants est la fin « prochaine » de la guerre (vœu du 1er janvier 1915), sentiment qui s’accentue dans les premiers mois de l’année. La guerre des fantassins est souvent une succession d’actions dont le sens leur échappe, maintenus qu’ils sont dans l’ignorance des secteurs où on les transporte (par exemple fin août-septembre 1914).

Henri Despeyrières trouve étrange de ne participer dans les premiers combats que comme spectateur (« Je n’ai pas encore tiré un coup de fusil », p. 41), comme il trouve étrange que les Allemands communiquent avec les lignes françaises. Son témoignage permet également, dans cette perspective de mieux comprendre les stratégies relationnelles à plusieurs échelles, de voir à l’œuvre les liens tissés entre les soldats : entre les simples soldats et les officiers (suivant leurs caractères et leurs situations militaires, cadres de l’active ou de la réserve), rapport aux camarades avec qui on est parti qui n’ont pas le même statut que ceux qui arrivent ensuite (p. 118). D’autres remarques et réflexions dévoilent des pratiques de guerre à la fois très violentes (dépouiller les cadavres ennemis, p. 96), mais aussi les soins apportés aux blessés faits prisonniers. C’est surtout l’évolution du moral que l’on peut suivre, à la fois constitué de hauts et de bas, mais sur une tendance plutôt négative : une cérémonie d’exécution de soldats français (avril 1915, p. 204), la mort de son beau-frère, la guerre de siège installée et pour laquelle aucune issue n’est plus lisible ou l’inégalité ressentie entre les militaires (sur les régiments plus ou moins exposés par exemple, p. 179) ont tôt fait de faire d’Henri un combattant résigné qui cherche à limiter individuellement son exposition au feu ou à témoigner d’actes collectifs de limitation de la violence reçue ou donnée.

Quelques observations intéressantes, spécifiques ou bien connues :

– Autocensure, les obus allemand inoffensifs, p. 41.

– L’arrivée des « bleus », p. 72.

– La retraite avant la Marne, p. 87-92.

– Un « canard », p. 93.

– L’ami, p. 103, p. 132, p.142.

– Son regard sur son « témoignage », p. 120.

– Rapport de camaraderie avec son lieutenant, p. 158.

– Prisonniers qui se rendent, p. 167.

– Garder sa bonne place, p. 188.

– Refus collectif de monter à l’attaque, p. 192, p. 222.

Alexandre Lafon, 12/2007

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Capot, Valéry (1891-1970)

1. Le témoin

Valéry Capot est né le 6 mai 1891 à Feugarolles (Lot-et-Garonne). Classe 1911, incorporé normalement à l’automne 1912. Célibataire, titulaire d’un brevet simple et ayant suivi une préparation militaire, il est nommé caporal dès son incorporation au 9e RI d’Agen. Sergent, puis adjudant à partir de la fin 1917. Au dépôt en 1918 pour la formation de la classe 1919 puis retour au front en juillet. Démobilisé en août 1919, il retourne à Buzet-sur-Baïse et s’installe comme pépiniériste.

2. Le témoignage

Les carnets de Valéry Capot sont conservés sous deux formes : la première, ce sont ses carnets tenus pendant la guerre, écrits au crayon, au nombre de 14, versés par sa femme aux Archives départementales de Lot-et-Garonne (cote 90 J 814). La deuxième, constituée du « Carnet de Route », en fait trois carnets dont deux portent au propre la retranscription allégée des carnets de guerre entreprise au moment où V. Capot est à Agen pour superviser l’instruction de la classe 1919 entre février et août 1918, et l’un indique son parcours par secteurs et par mois de guerre. Le tout étant destiné à ses parents. Un passage de l’introduction du « Carnet de route » évoque les originaux : « Ils sont là devant moi ces pauvres compagnons de misère écrits au hasard de la mêlée, sales, écornés, tordus, mais cependant si chers ! Un à un je vais les prendre, et ce sont eux maintenant qui vont vous retracer ma triste vie passée. » La comparaison des deux supports permet d’approcher le travail de réécriture : ce qui a été gardé, ce qui a été éliminé (notamment tout ce qui touche au vocabulaire employé « sur le moment », puis gommé). Deux études se sont appuyées sur ce témoignage : Solès Bertand, Lafon Alexandre, Agen et les Agenais dans la Grande Guerre, Ed. Alan Sutton, Saint Cyr sur Loire, 2004 ; Lafon Alexandre, « Genèse et conséquence d’un échec : l’offensive Nivelle vécue par un lot-et-garonnais », dans Bulletin des Amis du Vieux Nérac, n°42 – 2007, p. 7-29.

3. Analyse

Conservateur, voire réactionnaire, V. Capot entre en guerre avec le sentiment de participer à un événement historique de grande ampleur, demandant son sacrifice, appelant un devoir sans réserve. La guerre vécue le surprend et l’oblige à modifier son point de vue. Présent à toutes les grandes offensives (Marne 1914, Champagne et Artois 1915, Verdun 1916 lors de laquelle il est évacué pour maladie, Moronvilliers le 17 avril 1917), il ne participe pas aux principales phases militaires du printemps et de l’été 1918. On suit à travers ses pérégrinations à la fois le parcours géographique des soldats, mais également les différentes affectations auxquelles ils pouvaient être soumis (stages, perfectionnement dans certaines armes, tenir la coopérative du régiment…). Son témoignage porte la marque d’un regard curieux (découverte des territoires parcourus, découverte des hommes). On retrouve des thèmes bien connus : la camaraderie avec les « pays », les conditions de vie, les combats, la colère envers les généraux que l’on ne croise pas dans les tranchées. D’autres un peu moins : la place du sport, les rapports aux gradés et notamment le regard d’un sous-officier de réserve, promu au feu. Le fil de la lecture est aisé à suivre puisque l’auteur a le souci de faire entrer le lecteur (ses parents) dans ses pensées, ses réflexions. Il est aisé ainsi de suivre l’évolution de son moral, le choc qu’a été la découverte de la guerre vécue, les « remobilisations » avant les grandes offensives, le rôle des sanctions positives (médailles). Les notes qu’il peut prendre pendant la préparation de l’offensive Nivelle en 1917 sont particulièrement instructives, comme celles qui concernent l’après armistice et le rôle donné aux régiments d’infanterie dans le maintien de l’ordre (mai 1919).

Alexandre Lafon, 12/2007

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Viguier, Prosper (1872-1942)

1. Le témoin

Né le 19 février 1872 à Verfeil-sur-Seye (Tarn-et-Garonne) dans une famille de cultivateurs aisés. Etudes secondaires à Montauban, école du Service de santé militaire à Lyon. Docteur en médecine en 1894. Médecin major de 2e classe en 1900, de première classe en 1911. Médecin militaire en Algérie de 1909 à 1914. Médecin major au 18e RI de Pau au début de la guerre, il est nommé médecin chef de l’ambulance 8/18 en mai 1915. Il reste à ce poste jusqu’à la fin de la guerre. Il devient ensuite médecin-chef de l’hôpital Larrey à Toulouse. Il prend sa retraite en 1931. Il meurt à Verfeil le 8 mai 1942.

2. Le témoignage

Prosper Viguier, Un chirurgien de la Grande Guerre, présentation de Rémy Cazals, Toulouse, Privat, collection « Témoignages pour l’histoire », 2007, 158 pages, illustrations.

Entre 1914 et 1918, il a pris des notes sur plusieurs cahiers : statistiques et bilans en vue d’établir les rapports officiels ; comptes rendus d’opérations chirurgicales, de lectures, d’échanges d’expériences ; remarques personnelles parfois critiques.

3. Analyse

L’ensemble du témoignage fournit un éclairage précieux sur la vie d’une ambulance de l’avant pendant toute la durée de la guerre, avec ses semaines d’activité chirurgicale intensive (l’Aisne, Verdun, la Somme, le Chemin des Dames…). Pendant les moments d’accalmie relative, le médecin-chef s’informe, réfléchit sur les complications à redouter après les opérations et les moyens d’en préserver les blessés, sur les améliorations à apporter au service de santé. Une vision réaliste et précise (par exemple les types de blessures et leurs origines, principalement les tirs d’artillerie), loin de toute fiction littéraire comme de toute surinterprétation hâtive. Non, le major Viguier n’a pas considéré comme un déshonneur de soigner des blessés et de sauver des vies au lieu de tuer des Allemands.

4. Autres informations

– Archives familiales.

– JMO de l’ambulance 8/18, archives du Service de santé militaire au Val de Grâce, cote 893.

Rémy Cazals, 12/2007

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Sittler, Bertrand (1891-1983)

1. Le témoin

Né à Montbéliard le 22 avril 1891. Parents négociants en vins et liqueurs. Il effectue son service militaire au 21e BCP, il est nommé sergent en 1913. Il est sous-lieutenant en septembre 1918. Survivant, Bertrand Sittler reprend le commerce de ses parents. Il est mort en 1983.

2. Le témoignage

Il a été rédigé au propre après la guerre. La précision des dates, lieux, descriptions, montre que l’auteur avait des notes très élaborées. Rien ne permet de dire qu’il en ait modifié l’esprit. Je pense qu’elles ont été, dans l’ensemble, recopiées. Deux indices de cela :

– la description des premiers tanks en octobre 1916, p. 67 : « Ce sont paraît-il des autos blindées rampant comme des vers de terre, armées de mitrailleuses et de canon, pouvant franchir des tranchées de trois mètres » ;

– fin août 18 : « L’ennemi recule de plus en plus. On entrevoit comme une mince lueur d’espoir la fin de la guerre. »

Dans son Bulletin n° 128 (2005, paru en 2006), p. 8-124, la Société d’Emulation de Montbéliard publie le texte intégral de « Mon journal de guerre avec les Chasseurs (1914-1918) », de Bertrand Sittler, précédé d’une brève présentation par Michel Turlotte.

3. Analyse

Chronologie :

Il part avec le 15e groupe de chasseurs cyclistes, 8e DC ; Alsace, Lorraine, Artois.

1915 : Champagne. Attaque de septembre (passages intéressants sur la préparation, p. 44 ; sur la prise du Trou Bricot, p. 48)

Fin 15 et plus grande partie de 16 en Lorraine.

Octobre 16 à Verdun au 107e BCP (reprise de Douaumont p. 69-75 ; attaque de décembre p. 79-85).

Avril 17 au Chemin des Dames, récit assez bref (17 avril : l’attaque se présente mal ; 28 avril : attaque de la sucrerie de Cerny ; mauvais ravitaillement, murmures ; infanterie victime de l’artillerie française, menaces contre artilleurs ; 1er-2 mai : tomber sur les cadavres des attaques précédentes).

Mai à novembre 17 en Flandres.

1918 au 116e BCA, chef de section, promu sous-lieutenant en septembre.

Des descriptions confirmant ce que l’on sait déjà, mais toujours intéressantes :

Tranchées, no man’s land, bombardements, montée en ligne, corvées, convois de bourricots algériens, attaques, attaque ennemie brisée par les mitrailleuses, la boue (le poids de la boue sur les capotes, p. 69 ; se nettoyer, p. 75), le sauvetage d’un camarade enseveli, un poste de secours très encombré…

Le repos, jeux des soldats, corbeau apprivoisé, braconnage pour améliorer l’ordinaire, à quoi sert la calotte métallique distribuée en avril 15, à quoi sert la graisse distribuée comme anti-gel pour les pieds…

Le « pays », les gars du pays, on parle du pays, chansons du pays, mesure à l’aune des réalités du pays…

Une fraternisation (p. 24, Artois, dès octobre 14) ; une exécution (p. 25, octobre 14, le chasseur Richter) ; une condamnation légère (p. 96, mai 17).

Plus original :

p. 54, Lorraine, novembre 15, une batterie de fusils : « pointés sur des objectifs boches, ponts, chemins, etc. Tous ceux qui passent par là doivent tirer sur le manche actionnant cette batterie, puis les recharger pour que les suivants fassent de même. »

p. 70, Verdun, octobre 16, un avertisseur sonore : « un drôle d’engin porté par deux hommes : il s’agit d’une espèce de pompe qui émet deux sons dans le genre de la trompe des autos de pompiers. C’est, disent-ils, pour signaler en morse par le son. Dans le vacarme ambiant, cela paraît hallucinant ! »

p. 98, Flandres, août 17, le chien sentinelle : « Son gardien m’appelle un jour pour aller le voir. Lorsque nous arrivâmes,le chien était couché en rond et ronflait on ne peut mieux. J’en rendis compte au capitaine qui le fit renvoyer à l’arrière. »

Des remarques intéressantes révélant des situations concrètes :

p. 12, Alsace, août 14 : des Français prennent d’autres Français pour des ennemis

p. 21, Artois, octobre 14 : des dragons, sabre au clair, font repartir en avant des territoriaux en retraite

p. 45, Champagne, août 15 : chasseurs accusés de venir « embêter » les Boches, puis de partir en laissant l’infanterie subir les représailles

p. 49, Champagne, septembre 15 : un chef refuse de lancer l’attaque car les barbelés ne sont pas détruits

p. 70, Verdun, octobre 16 : « Nous restons ainsi toute la journée du 23, ainsi que la nuit suivante, tout en souhaitant recevoir l’ordre d’attaquer pour soulager nos misères. »

p. 95, après le Chemin des Dames, période de repos près de Dunkerque, mai 17 : « On tiendrait bien ainsi jusqu’à la fin de la guerre. »

p. 116, septembre 18 : malgré les injonctions du lieutenant, les hommes refusent de chanter la Madelon.

p. 119, septembre 18 : officier sort son revolver et menace les chasseurs qui ne veulent pas attaquer.

Des éléments pour discuter sur l’ensauvagement :

voir ci-dessus : le « pays »

p. 45, popote chez une brave femme, comme en famille ; p. 63, amende à ceux qui prononcent des jurons

p. 51 : « attention, ne marchez pas sur le corps de nos camarades »

Situations concrètes quand on a pris une tranchée : tuer ceux qui résistent, lancer des grenades dans les abris d’où pourraient sortir des ennemis pour tirer dans le dos, envoyer ceux qui se rendent à l’arrière.

Un passage, p. 113 : « Dans la tranchée boche, nous avons trouvé un blessé allemand auprès de son chien attaché ; le blessé a été emmené alors qu’il jetait un regard de pitié vers ce chien qui nous montrait les dents et que nous avons été obligés d’abattre hors de la vue de son maître. » [note : rien ne les obligeait à abattre l’animal hors de la vue de son maître].

Au total, un récit intéressant, que chacun pourra utiliser en fonction de ses centres d’intérêt. L’auteur n’expose pas de position patriotique ou pacifiste. Il porte des jugements critiques sur la conduite de la guerre. Il aime le fanion de son unité ; son moral est remonté par la musique militaire ; il apprécie que l’on bombarde les Allemands avec leurs propres obus. Il ne dit jamais s’il est pour ou contre la guerre. Fin décembre, en 14 et en 15, ses vœux sont que la nouvelle année apporte la fin de l’épreuve ; de même lorsqu’on parle des tanks : Bertrand Sittler fait part de son espoir, ils vont peut-être hâter la fin de la guerre…

Rémy Cazals, 11/2007

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Rodewald, Hans (1891-1929)

1. Le témoin

Né le 17 avril 1891 à Celle (Basse Saxe), fils de Karl Rodewald, chef de gare, et de Wilhelmine Busch, dans un milieu de petite bourgeoisie. Etudes au Collège professionnel supérieur, commis dans un magasin de porcelaine et verrerie. Fiançailles avec Erna Rahls, fille de la maison, en 1912. Il ne peut l’épouser qu’en 1920 après son retour de captivité en France ; il devient l’associé de son beau-père. Il a trois enfants. Il meurt le 10 septembre 1929.

2. Le témoignage

Le premier agenda sur lequel Hans Rodewald notait au jour le jour ses impressions lui a été enlevé, après sa capture, par un officier français qui l’a considéré comme un « souvenir ». A partir de décembre 1914, sur des cahiers d’écolier français, il a repris son récit en remontant au 1er août 1914. La rédaction s’arrête en mai 1915.

Les originaux sont conservés dans la famille Birnstiel. Une traduction française, dans un ouvrage comparatif franco-allemand, est donnée dans Eckart Birnstiel et Rémy Cazals éd., Ennemis fraternels 1914-1915, Hans Rodewald, Antoine Bieisse, Fernand Tailhades, Carnets de guerre et de captivité, Toulouse, PUM, 2002, 191 p., illustrations.

3. Analyse

Trois périodes dans le récit : la grande offensive à travers la Belgique ; la bataille de la Marne où Hans est grièvement blessé, abandonné dans la retraite allemande, capturé et soigné par les Français ; la captivité à l’île d’Oléron. En 1918-1919, on sait qu’il a travaillé sur des exploitations forestières dans le département de l’Aude, mais il n’a pas fait le récit de cette expérience.

4. Autres informations

– Archives familiales.

– Archives de l’Aude, 15M 81.

Rémy Cazals, 11/2007

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Perroud, Marius (1881-1951)

1. Le témoin

Né le 3 février 1881 à Epagny (Haute-Savoie), fils de Joseph Perroux et de Françoise Grandchamp. Il est en 1914 métayer à Seysolaz (Haute-Savoie), marié, père de trois enfants. Au 230e RI, en Lorraine, à Verdun, en Champagne. Quitte le front en décembre 1917 en s’engageant dans la gendarmerie. A la retraite en 1930. Mort à Chambéry le 29 décembre 1951.

2. Le témoignage

Marius Perroud, Mes mémoires de la guerre 1914-1918, édité par P. Perroud, 1352 route de Bellecombette, 73000 Jacob-Bellecombette, 2006, 148 p., illustrations.

En 1940, Marius rédige ses mémoires de guerre pour ses petits-enfants, une première partie, jusqu’à octobre 1915, d’après un carnet de route conservé, et la deuxième partie d’après sa mémoire : « Ayant égaré le 2e carnet, je me vois obligé de faire appel à ma mémoire et à m’en reporter aux principaux faits sans pouvoir en préciser les dates exactes. » L’édition, non commercialisée, est une initiative familiale.

3. Analyse

Marius Perroud montre bien son appartenance au monde rural : le 2 août 14, sachant qu’il devait partir, plusieurs habitants du village viennent l’aider à rentrer le blé ; à proximité du front, il va aider les cultivateurs à rentrer l’avoine, à arracher les betteraves ; il trouve « pitoyable à voir » que les gradés fassent faire l’exercice dans les champs en détruisant les récoltes (« un crève-cœur pour un cultivateur comme moi ») ; il estime navrant de passer des journées à jouer aux cartes alors qu’il y a « tant de travail à la maison ». Il s’indigne de voir que, après une attaque, on a décoré de la Croix de guerre les deux soldats qui avaient gardé les sacs.

On trouve une bonne illustration du rôle du « regard des autres » en octobre 1916 à Verdun dans le récit de Marius Perroud : le commandant fait un discours patriotique et demande s’il y a des soldats qui ont peur et qui ne veulent pas aller à l’attaque. Et personne ne bouge. Récit intéressant et assez détaillé de fraternisation à l’occasion de l’inondation des tranchées en décembre 1915 (voir Louis Barthas).

Installé à l’arrière, il poursuit brièvement son récit, content d’avoir « réussi à fuir le front », devenu gendarme, mais en butte à l’animosité des anciens du métier.

Rémy Cazals, 11/2007

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Minvielle, Paul (1890-1956)

1. Le témoin

Né à Pau en 1890, devenu médecin, Paul Minvielle était passionné de photographie. Après la guerre, il exerça la profession de médecin à Pau.

2. Le témoignage

Pierre Minvielle, La guerre de mon père. Un photographe dans les tranchées (1914-1918), Biarritz, Atlantica, 2004, 153 p.

3. Analyse

Ce livre m’a été signalé pour deux photos de fraternisation prises dans le même secteur par le docteur Paul Minvielle. Comme dans le récit du caporal Barthas (p. 215-216), les pluies et l’effondrement des tranchées sont à l’origine de la trêve. Il fallut sortir à découvert. Une photo de Paul Minvielle (p. 78 dans le livre de son fils) représente au premier plan un groupe de soldats français et, à l’arrière-plan, mais à très courte distance, un groupe d’Allemands, debout, qui regardent. Cette photo a été publiée dans L’Illustration du 15 janvier 1916 avec comme légende : « Face à face après une explosion de mine. Au premier plan, un capitaine du génie qui vient diriger les travaux d’organisation du rebord français de l’entonnoir ; au fond, les Allemands. » Sur la même page, L’Illustration donne une autre photo qui semble de même origine (mais celle-ci n’est pas mentionnée) et a pour légende :

« Les Allemands sortis de leurs tranchées, sans armes, après avoir renoncé à occuper l’entonnoir. On lisait dans le communiqué du 8 décembre : « Au nord d’Arras, à l’ouest de la cote 140, nos tirs de barrage ont arrêté net une attaque allemande qui se préparait à la faveur d’une explosion de mine. » C’est le sol bouleversé par cette explosion que montrent nos photographies. La boue était telle, le 9, qu’il était matériellement impossible aux hommes, du côté français comme du côté allemand, de se disputer l’entonnoir où ils se seraient tous enlisés : ils durent se borner, de part et d’autre, à en organiser les rebords. »

Les mots de « trêve » et « fraternisation » ne sont évidemment pas prononcés. Cette légende n’explique pas pourquoi, des deux côtés, on est à découvert, sans armes, et visiblement pas en train de travailler. La fameuse revue illustrée n’a pas publié la deuxième photo du livre de Minvielle (p. 80) qui représente un groupe mêlé de Français et d’Allemands, souriant à l’objectif du photographe. A juste titre, la légende sur le livre distingue trêve et fraternisation : « Au cours de la trêve, certains soldats des deux camps ont fraternisé comme en témoigne cette photo inédite. »

Les autres clichés reproduits dans l’ouvrage concernent le front en Artois en 1915 : canons, « saucisses », abris, postes de secours, groupes, convoi de PG, tombes… Une photo représente une messe célébrée au pied des hauteurs de Notre-Dame de Lorette : on remarquera l’installation sommaire, la faible participation, le drapeau tricolore brodé d’un Sacré-Cœur. Les photos de groupes sont mises en scène avec beaucoup de soin. S’y ajoutent des vues des ruines d’Arras.

La deuxième partie du livre donne d’intéressantes photos du front d’Orient : Salonique, Florina, Monastir, Prilep… Au milieu d’une « macédoine » de populations, Grecs, Turcs, Slaves, Albanais, Juifs, les tirailleurs sénégalais du 20e bataillon se comportent en spectateurs des curieuses coutumes locales. Pourquoi faut-il que la présentation du livre par Pierre Minvielle nous informe que les Alliés ont été contraints d’ouvrir le front d’Orient [c’est en 1915 qu’il a été ouvert] « pour suppléer la défection de la Russie bolchevique » ? Ce n’est peut-être qu’une maladresse d’expression, mais elle est regrettable.

Rémy Cazals, 11/2007

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Mauny, Emile (1877-1946)

1. Le témoin

Emile Mauny est né le 1er mars 1877, d’un père cantonnier, puis vigneron dans l’Yonne. Devenu instituteur, il a épousé une institutrice, et le couple a été nommé au village de Courlon à la rentrée 1911. Leur fils Roger était né en 1906. Caporal à l’issue du service militaire, Emile est mobilisé au 33e régiment d’infanterie territoriale. Politiquement, il se situe à gauche, mais on n’a pas de trace d’engagement dans un parti. Après la guerre, il reprend le poste d’instituteur. Le couple prend la retraite à Auxerre où Emile meurt le 2 décembre 1946.

2. Le témoignage

Michel Mauny, Emile et Léa. Lettres d’un couple d’instituteurs bourguignons dans la tourmente de la Grande Guerre, chez l’auteur (10 rue du 4 août 1789, 89400 Migennes), 2006, 241 p., illustrations. Nouvelle édition, revue, en 2007. Ce livre a été composé par le petit-fils de ce couple d’instituteurs à partir des lettres retrouvées dans un carton marqué du simple mot : « Guerre ». Devant l’épaisseur du corpus, il a dû faire un choix, avec le souci de ne pas trahir. Mais l’ensemble est archivé et pourrait être produit à la demande. Michel Mauny a songé un moment à un plan thématique, mais il s’est heureusement rallié au plan chronologique qui respecte le rythme de l’histoire et l’enchevêtrement des thèmes. La plus grande partie des lettres sont écrites par Emile et adressées à Léa.

3. Analyse

Territorial, Emile Mauny reste d’abord dans l’Yonne, puis il est nommé instructeur à l’Ecole militaire préparatoire d’infanterie de Rambouillet (février-septembre 1915). Il arrive sur le front en Artois le 1er octobre, affecté au 246e RI. En Champagne de février à juillet 1916 (sergent en mars) ; en Argonne jusqu’en juin 1917 ; de nouveau en Champagne jusqu’à son évacuation pour maladie en août. Il revient sur le front (Aisne) en janvier 1918 avec le 122e RIT de Montpellier (« Presque tous les hommes et gradés parlent fréquemment le patois provençal. Je n’y comprends rien. ») A nouveau évacué en juin. En Flandres en octobre et novembre 1918, puis en Belgique, avant sa démobilisation le 1er février 1919. Le livre fait apparaître plusieurs points forts de cette correspondance.

On y trouve l’évocation de la désolation lors de l’annonce de la mobilisation (p. 22-26), de la légende des enfants aux mains coupées (p. 47), des prophéties (p. 58). Emile Mauny a assisté à une exécution (p. 116) ; il a été juge en Conseil de guerre (p. 163). Ses pages sur la boue ne nous apprennent évidemment rien de nouveau, mais elles sont parmi les plus fortes (p. 78, 151). Dès les premiers jours de front, il a compris quelles étaient les deux situations terribles : subir le bombardement (description concrète p. 77), sortir de la tranchée (« Car les attaques, on y va une fois, deux fois, vingt fois, puis finalement on y reste. »)

L’instituteur bourguignon a exprimé à plusieurs reprises le désir de voir la guerre se terminer (il ne dit pas si ce doit être par la victoire). Dès le 15 octobre 1915, après seulement deux semaines de front, il affirme que le retour au foyer est « notre plus cher désir à tous ». Le 30 mars 1916 : « Nous voudrions bien tous que la paix se signe enfin. Quelle vie de traîner partout alors qu’on a une famille, une maison. » Le 9 août 1916 : « Nous avons soif de tranquillité et c’est tout ce que nous souhaitons. » Et, thème fréquemment rencontré dans d’autres récits de combattants : « Heureux ceux qui sont tombés au début, quelle que soit la suite possible des événements » (5/4/1916) ; « Combien sont heureux ceux qui sont tombés au début de cette guerre » (23/12/16).

Un très fort éclairage est porté sur les rapports entre le front et l’arrière. La correspondance et quelques permissions constituent le lien bien connu. Emile se préoccupe de la santé des siens, du surcroît de travail de sa femme, des résultats scolaires de son fils et de sa bonne éducation en général. Il n’oublie pas ses anciens élèves, dont certains vont passer le certif’ : « J’ai reçu une lettre de Christen [qui contenait une grosse faute d’orthographe dans la conjugaison du verve envahir]. Dis-lui que cela m’a fait plaisir mais fais-lui trouver des mots de la famille d’envahir. Dans son esprit, il confond avec haïr. Un devoir sur ces deux mots leur servira à tous car ces expressions pourront se trouver dans la dictée du Certificat d’Etudes. » (15/2/16)

Mais, entre front et arrière, une coupure existe, à cause des journalistes. Emile est « dégoûté » par des journaux qui « suent la fausseté » (2/3/16). « Mon seul plaisir actuellement serait de pouvoir flanquer mon pied quelque part à un de ces nombreux imbéciles de l’arrière, surtout si c’était un journaliste » (16/12/16). Et quatre jours plus tard : « Quelle ignoble presse de guerre nous avons eue. » Et encore (24/12/16) : « La presse a constamment dénaturé les sentiments de tous durant la présente guerre […] C’est pourquoi nous crions tous : honte aux journalistes. » « Il y en a un qui me semble avoir dépassé toute limite. C’est le sieur Hervé », écrit, le 10 octobre 1916, Emile Mauny qui connaît bien le rôle de Gustave Hervé dans l’Yonne lorsqu’il était professeur au lycée de Sens. « Après avoir traîné le drapeau dans la boue, dans le fumier, prêché la grève en cas de guerre, tout dit, tout fait contre l’armée, il se permet aujourd’hui de traiter d’imbéciles tous ceux qui semblent ne pas le suivre dans ses nouvelles élucubrations. Ce petit monsieur au courage militaire si récent ne mérite que le mépris qui d’ailleurs lui est très généreusement accordé par l’unanimité des poilus. Quand on a un passé comme lui, on n’a qu’un moyen de faire croire à une conversion sincère, c’est d’empoigner un fusil et de venir à Verdun ou dans la Somme faire le coup de feu. Cet homme n’est pas digne d’un soufflet. »

A ce bourrage de crâne (Mauny emploie le mot « bluff »), l’arrière se laisse prendre. Emile est particulièrement sensible à l’incompréhension de son épouse et il ne se prive pas de la critiquer vertement : « Je t’en prie, ne lis plus les journaux car tu perds complètement la tête » (30/10/15). Le 19 janvier 1916, il rejoint l’expression de nombreux camarades dans cet espoir utopique : « si les femmes voyaient cela, je suis bien persuadé qu’elles feraient l’impossible pour prêcher à l’avenir la paix universelle ». Mais il doit reconnaître ses illusions (16/4/16) : « Je viens de recevoir tes lettres des 5 et 6 avril. J’y trouve toujours les idées fausses que vous [les gens de l’arrière] avez en toutes choses. Il est absolument impossible d’essayer de vous faire comprendre ce qui se passe. Vous le comprendrez quand nous serons tous tués. » Et encore (21/12/16) : « Je viens de recevoir ta lettre du 17. Une phrase me frappe : « Il paraît que cela a bien été, etc., etc. », dire que vous ne voudrez jamais comprendre ce que c’est que ce genre d’affaires… Vous n’aurez jamais à l’arrière le courage de demander des précisions. Voilà l’état d’esprit général. Les vies ne comptent pas pour qui est à l’abri. On ne peut être plus bête que les gens d’arrière, mais qu’ils ne crient pas si le malheur les frappe. »

Il reproche à sa femme d’avoir souscrit à l’emprunt de la défense nationale, « grosse bêtise » qui ne fera que « prolonger les sacrifices » (28/10/15). Il y revient le 16 novembre : « On parle d’emprunt nouveau. Tu sais, que pas un sou de chez nous ne serve à prolonger notre misère. » Et encore une fois, le 4 janvier 1917 : « Il est bien entendu qu’il ne faut fournir un seul sou. Cela suffit. »

A l’arrière se trouvent les embusqués et Emile Mauny souhaite « qu’ils y viennent un peu » (29/11/15). Le pire, c’est que même s’ils n’y viennent pas, surtout s’ils n’y viennent pas, ce sont eux qui raconteront la guerre : « Surtout [27/10/15], ne continue pas à croire aveuglément les formidables bourdes qui sont lancées un peu partout. Tout cela, c’est le bluff de l’arrière. Nous, ici, nous voyons les choses comme elles sont, mais nous sommes malgré tout gais, et le poilu du front, le véritable, n’a que mépris pour celui des dépôts ou pour celui qui s’approche seulement des lignes d’avant sans y prendre place et y faire le coup de feu. Tous ceux-là auront tout vu, tout fait après la guerre, mais espérons qu’il en restera assez des véritables pour rétablir la vérité ! » Thème récurrent, repris par exemple le 21 janvier 1916 à propos de « la danse infernale qui engloutira la moitié des nôtres » : « Mais on verra un peu ensuite si ceux qui resteront se laisseront faire après la guerre. Gare aux phraseurs. »

Instituteur bien noté, caporal puis sergent de confiance, Emile Mauny a toujours été un homme qui faisait ce qui devait être fait, avec application. On le discerne dans ses écrits et il le dit lui-même à plusieurs reprises, ainsi le 12 juin 1917 à sa femme : « Tu sais que je fais très consciencieusement tout ce qu’on me confie. Je m’y intéresse. J’ai à cœur de ne pas passer pour un imbécile dans mes fonctions et on ne connaît jamais trop de choses. C’est en tout la même chose [sans doute veut-il dire : en guerre comme en paix] et j’espère bien que Roger sera comme cela. » Mais, en cette année 1917, l’usure se fait sentir : « Le service qu’on réclame de nous est trop dur pour moi. Je n’ai pas le droit de dire comment le trouvent les autres. Les forces ont des limites, même celles des hommes du front. » Un poste d’instructeur pour l’emploi du fusil mitrailleur lui accorde un peu de répit. Le surcroît de travail de Léa (les deux classes regroupées, le secrétariat de mairie) lui fait joindre les deux situations. La lettre du 16 mai 1918 témoigne d’un grand découragement : « Tu n’as pas encore d’adjointe et tu as trop de travail. Nous voici arrivés à un moment où il va falloir nous décider à changer nos vues. La guerre dure. On ne consentira jamais à faire rentrer les vieux instituteurs. […] Toi, tu ne peux plus continuer ce que tu as fait jusqu’ici. Tu tomberas malade et ensuite ce sera pis. On te mettra en ½ solde puis à rien si la maladie continue et voilà. Ce sera le remerciement. […]Ce que je veux : c’est que tu ne continues pas à te tuer comme cela pour un profit hélas bien aléatoire. A l’époque des nouveaux riches, ce serait trop bête. » Découragement toujours présent alors que la guerre est finie (18/12/18) : « Laisse carrément de côté tout ce qui t’embarrasse et sois tranquille. J’ai réponse prête aux exhortations au zèle pour l’après-guerre. Mon service bien fait et c’est tout. J’ai payé de ma personne. Les embusqués en feront autant. »

Toutefois, revenu en poste à Courlon, l’instituteur consciencieux reparaît, dans son travail quotidien, dans l’acceptation des tâches commémoratives et l’adoption d’une rhétorique « acceptable » par les autorités. Certes, les discours d’Emile, dont Michel Mauny nous donne des extraits, ne sont pas nationalistes et contiennent un plaidoyer pour la paix ; les combattants y sont présentés comme des civils en uniforme, pensant toujours à leur famille, à leurs activités du temps de paix. Mais il a recours aux formules consacrées, celles qui doivent être prononcées : « foule recueillie » ; « enseveli dans les plis du drapeau » ; « la farouche mêlée » ; « s’offrir à la mort » ; « instant suprême »… Il faudrait se livrer à une comparaison approfondie des expressions qui contiennent le mot « sacrifice » pendant la guerre et après :

– 28 octobre 1915 : il ne faut pas souscrire à l’emprunt de la défense nationale, ce serait « prolonger les sacrifices ».

– 16 novembre 1915 : « que pas un sou de chez nous ne serve à prolonger notre misère. Je fais le sacrifice de ma vie, mais c’est tout ce qu’on est en droit de me demander. »

– 16 avril 1916 : « Il faut des sacrifiés, c’est entendu, soit, nous serons ceux-là, mais que le public d’arrière nous flanque la paix. »

– 21 décembre 1916 : « Qu’on ait la main lourde et qu’on secoue un peu la torpeur de ces gens qui font d’un cœur léger le sacrifice de notre vie à nous mais poussent des cris de putois quand on leur demande de venir ici prendre la place des camarades frappés en pleine force […] »

– 29 juin 1924, inauguration du monument aux morts de Courlon : « Puissent ceux qui n’ont pas vu ces choses comprendre la grandeur du sacrifice consenti par nos morts, en pleine conscience, simplement, sans colère, sans autre ambition que celle du devoir accompli, en toute confiance d’un avenir meilleur. »

Il n’y a pas là complète contradiction mais il faut remarquer les fortes nuances entre le pendant la guerre et l’après. Quant à régler les comptes avec les embusqués, Emile Mauny et les autres combattants ne sont finalement pas passés aux actes.

Rémy Cazals, 11/2007

Nouvelle édition revue et augmentée en janvier 2014 , Les Cahiers d’Adiamos 89, n° 9, 345 pages, avec une postface de Rémy Cazals.

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