Suberviolle, Pierre (1896-1964),

Les 300 lettres du soldat puis combattant Pierre Suberviolle, publiées en grande partie dans une belle publication de La Louve éditions à Cahors en 2011, témoignent, s’il le faut encore, de la variété des parcours de guerre qui ne se résument pas à la seule expérience combattante, et encore moins à une seule expérience qui serait valable pour un homme et pour tout le conflit.

L’auteur de cette correspondance, âgé de moins de 18 ans en août 1914 et issu d’une famille bourgeoise de Montauban,  est titulaire du permis de conduire depuis 1913. Il s’engage alors dans l’armée comme chauffeur-mécanicien affecté au 20e escadron du Train. S’il brûle de servir la Patrie au combat, Pierre Suberviolle vit d’abord la guerre dans le va-et-vient du transport de matériel entre les différents secteurs de l’arrière-front. Il y rencontre certes parfois les éclatements de gros calibres, une activité intense entre conduite de tracteurs et ravitaillement, mais sans vivre, comme les fantassins qu’il croise parfois, le feu des premières lignes. Il n’en reste pas moins qu’il expérimente la camaraderie avec des hommes de tous âges et de toutes conditions qui se trouvent comme lui sous l’uniforme: avocat, sous-préfet, secrétaire ministériel dans le civil ou garagiste. Derrière le patriotisme cocardier affiché dans des courriers où le ton est au récit d’une guerre en dentelle, le « gosse de la bande » exprime aussi son « cafard » de ne pouvoir être avec les siens et attend la permission salvatrice. D’abord dans la Meuse puis vers la mer du Nord, le jeune homme part pour l’Armée d’Orient en mars 1916 jusqu’en septembre 1917 toujours comme chauffeur, avant de revenir en France dans les Vosges pour  intégrer l’école d’officier de réserve. Comme brigadier puis maréchal des logis, il choisit finalement l’artillerie d’assaut en février 1918. Il est finalement engagé dans les combats à partir de juillet de la même année pour finalement perdre l’œil gauche alors qu’il se trouve dans son char en octobre. Ainsi, Pierre termine sa guerre comme grand invalide à l’âge de 21 ans, alors même qu’il l’avait commencée comme il le dit lui-même en « embusqué », assez loin des réalités du combat.

Ce corpus épistolaire met en fait davantage en lumière le dialogue à distance d’un « grand enfant » avec la figure omniprésente de la mère, tantôt possessive, tantôt figure de grande sœur, que de la guerre qui se déroule. Et Pierre raconte à travers son odyssée l’apprentissage de l’autonomie et de la virilité : fumer, partager les colis, s’intégrer à la camaraderie militaire, multiplier les conquêtes féminines parfois tarifées dans les villes de l’arrière. Il écrit ainsi le 26 mars 1916 avant de s’embarquer pour Salonique : «  C’est mon éducation que je fais en ce moment et je suis heureux que la guerre m’ait fourni cette occasion » (p.110). Il s’adonne ensuite dans les Balkans à une pratique photographie quasi ethnographique et demande toujours plus de matériel, d’argent (un thème récurrent dans sa correspondance), de nourriture de la France afin de combler l’ennui et le dépaysement. La mort de son père lui aussi mobilisé à l’arrière, et la perspective d’un mariage d’amour autant que de raison l’obligent à se projeter peu-à-peu, au-delà de la guerre, dans un futur construit.

En cela, cette correspondance agrémentée de quelques clichés pris par l’auteur (avec quelques erreurs de datation) et de quelques annexes montre qu’il s’est joué souvent dans la guerre autre chose que la seule confrontation des hommes au feu et à la violence du combat.

Source : LABAUME-HOWARD Catherine, Lettres de la « der des der ». Les lettres à Mérotte : correspondance de Pierre Suberviolle (1914-1918), Cahors, La Louve éditions, 2011, 271 p.

Alexandre Lafon, novembre 2012

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Ninet, Jules (18..-19..)

Jules Ninet, simple soldat au 89e RI, a pris le parti de décrire son expérience de 1917 et 1918 sous l’angle de l’amitié qui lie les soldats à l’échelle d’une escouade de la 9e compagnie de ce régiment, d’où le titre de son livre. Très bien écrit, son récit est vivant et très humaniste : il fait les portraits de ses camarades et décrit les relations entre eux, ainsi que, sans complaisance, les conditions de vie épouvantables du front du Chemin des Dames à la Somme. Il relate aussi les repos à l’arrière et les permissions. Il peut également se livrer à de belles introspections sur la nostalgie, la mort, etc. Argot, sueur et crasse brossent la toile de fond du témoignage. Mais ce récit authentique très axé sur la vie quotidienne et les sentiments humains peut sembler parfois bien lisse et le rendrait suspect pour Jean Norton Cru : pas de conflits (tous ces camarades ainsi que les gradés sont de « braves types »), pas de gros jurons (du patois tout au plus), pas de sexe (il n’arrive aux protagonistes que de chastes amourettes d’adolescents), et surtout pas d’opinion grave : une seule fois, quand un gradé dit que l’on fait tout cela « pour la France », un poilu râleur le moque, sans autre réaction par ailleurs. La préface du livre, écrite par un officier supérieur, constitue l’unique indice du consentement de l’auteur au contexte de l’époque. Employé de banque originaire de Bellegarde-sur-Valserine (Ain), il ne s’exprime donc pas sur les grands sujets, malgré son instruction soignée. On apprend juste qu’il ne souhaite que la paix, la fin de la guerre pour apaiser ses misères personnelles. Tout est subi, mais sans considération d’ensemble, sans critique. Il cherche le « filon », la bonne blessure, comme tout le monde, mais pas l’embuscade ; car les roulantes, et surtout l’artillerie, à ses yeux, c’est déjà l’arrière. Il ne maudit la guerre qu’à la fin de son récit, en voyant les mourants dans son hôpital en 1918. L’épilogue du récit finit 18 ans plus tard sur un gros meeting d’anciens combattants, sans que l’on sache d’ailleurs de quelle association il s’agit. Juste une réunion des anciens copains revenus du front. La guerre de Jules Ninet est, en somme, ramenée à une belle histoire d’amitié.
Sébastien Chatillon (doctorant à l’Université Lyon2)
*Jules Ninet, Copains du front, éditions d’Hartoy, 1937, 345 p.

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Jolidon, Paul (1892-1984)

1. Le témoin

Paul Jolidon naît le 14 octobre 1892[1] à Jungholz, village alsacien de l’arrondissement de Guebwiller, dans une famille nombreuse dont le père est fonctionnaire des postes. Avide d’aventure, il s’engage dans la marine impériale en 1908. En 1909-1910, il effectue sa première croisière en Méditerranée sur le navire-école Hansa. En juillet 1912, il embarque à bord du paquebot Gneisenau à destination de Sydney en Australie. A  son arrivée, il est affecté sur le croiseur Condor pour la durée de sa campagne du Pacifique. Il est de retour en Allemagne dans sa base d’origine à Kiel en juillet 1914, à la veille de la mobilisation générale qui le conduit à bord d’un croiseur naviguant en mer Baltique, l’Undine.
Au début de l’année 1915, il nécessite une hospitalisation à la suite de laquelle on décide de ne pas l’envoyer tout de suite en mer pour lui éviter une rechute. Il est donc nommé formateur pour les nouvelles recrues. Il trouve bientôt le moyen d’échapper à cette vie jugée trop monotone en s’engageant sur un croiseur auxiliaire, le Vienna (rebaptisé par la suite Meteor). C’est ainsi que débute son expérience de corsaire qui le mène essentiellement en mer du Nord et en mer Blanche. Elle prend fin moins d’un an plus tard le 29 février 1916 quand, lors d’une mission à bord du Rena, il est fait prisonnier avec ses autres camarades rescapés d’une bataille navale désastreuse pour l’équipage allemand. Il connaît alors la captivité dans différents camps britanniques puis des conditions de détention plus favorables en Hollande à partir d’avril 1918.  En novembre 1918, les évènements révolutionnaires puis l’armistice permettent son retour à Kiel et enfin en Alsace en mars 1919[2]. Dès le mois de juillet 1919, il entre dans l’administration française des douanes en Sarre, en qualité de préposé. Il épouse l’année suivante une jeune femme de Mulhouse avec qui il aura deux enfants[3]. En 1929, après sa réussite au concours de commis des douanes, il obtient un poste à Apach en Moselle, puis à Merzig en Sarre, où il demeure au moment de la publication de son ouvrage.
2. Le témoignage

JOLIDON Paul, Un Alsacien avec les corsaires du Kaiser, Hachette, 1934, 254 pages.

L’ouvrage de Paul Jolidon appartient à cette nouvelle vague dans la production de témoignages de la Grande Guerre qui sont publiés à partir de la fin des années 1920 et qui trouvent à nouveau un public. Lors de sa publication, il semble même connaître un certain succès à l’échelle nationale, auréolé du prestige d’avoir remporté le 1er Prix du Roman du Temps pour l’année 1934. Le quotidien national, ancêtre du Monde, en fait un large écho dans ses colonnes en publiant une partie de l’ouvrage sous la forme d’un feuilleton quotidien entre le 21 décembre 1933 et le 18 janvier 1934. Dès lors, d’autres journaux s’en font les relais, et la publicité pour l’ouvrage dépasse les frontières jusqu’en Belgique par exemple, où la Revue belge offre à ses lecteurs un chapitre de l’ouvrage dans son numéro du 1er avril 1934, ou encore en Allemagne où il est traduit et publié en allemand[4]. Ainsi, contrairement à la plupart des alsatiques, c’est-à-dire des livres concernant l’Alsace, sa diffusion est nationale avant d’être régionale[5].

Bien qu’ayant été primé du « prix du Roman », il s’agit bien du récit de son expérience de guerre. Les qualités littéraires de l’auteur, parmi lesquelles une écriture limpide, en rendent la lecture aisée et bien souvent captivante quand on suit ses missions de corsaire. On peut cependant regretter le manque de repères chronologiques, surtout dans la seconde partie de l’ouvrage consacrée à sa captivité.

Quand commence son récit, en juin 1914, il est rapatrié avec 1800 autres marins allemands vers l’Europe à bord du paquebot Patricia. C’est au passage du canal de Suez qu’ils apprennent l’attentat de Sarajevo. Le navire arrive à destination après 37 jours de voyage, le 17 juillet 1914. Jolidon rejoint sa base d’origine à Kiel, mais la mobilisation générale du 1er août intervient avant qu’il ne puisse profiter de son congé pour entamer son retour en Alsace. Il est d’abord affecté à Dantzig sur l’Undine, un croiseur employé à des missions de reconnaissance des positions russes (notamment dans le golfe de Riga) ou à la surveillance de l’Øresund afin d’empêcher l’accès du détroit aux sous-marins anglais. Le navire est ensuite immobilisé quelques mois à Kiel pour subir des transformations puis reprend ses activités au début de janvier
1915. Cependant, Jolidon nécessite une hospitalisation pour soigner des fièvres récurrentes. Il passe ainsi 18 jours dans un hôpital de Kiel, au terme desquels on décide de ne pas le renvoyer tout de suite en mer, à son grand regret,  mais plutôt de l’affecter au dépôt de la première division navale de Kiel afin d’y former les jeunes recrues. Résolu à retourner en mer, il se présente au bureau du personnel pour faire partie d’ «un navire marchand (…) mystérieusement armé » (p.31), du même type que les « forceurs de blocus » qui l’attirent beaucoup (p.32). Au début d’avril 1915, il parvient ainsi à être intégré à l’équipe du Vienna, un navire marchand transformé en croiseur auxiliaire. A son bord, Jolidon est chargé du canon de tribord. Fin mai, après les dernières mises au point, le navire prend le large dans la mer du Nord. Rebaptisé Meteor, il doit atteindre la mer Blanche et barrer l’accès au port d’approvisionnement russe d’Arkhangelsk en y déposant au large une barrière de mines.  Sur le trajet du retour, tous les navires civils rencontrés et suspectés de ravitailler l’ennemi sont coulés. A leur retour vers la mi-juin, la mission ayant été achevée avec succès, une partie de l’équipage est décorée de la croix de fer, dont Jolidon, puis un congé leur est accordé. Il peut enfin entreprendre un retour en Alsace après quatre années d’absence. Au début du mois d’août, il participe à la nouvelle mission du Meteor qui consiste à larguer des mines au large d’une base navale britannique dans le Moray Firth (au nord-est de l’Ecosse). Accomplie avec
succès, le retour est cependant moins aisé que lors de la première expédition. En effet, ils sont très vite rattrapés par une force navale britannique nettement supérieure, ce qui décide le commandant von Knorr à évacuer l’équipage du Meteor sur un voilier intercepté en chemin puis à saborder son navire. Cela a permis d’éviter une bataille navale perdue d’avance pour les marins allemands, rentrés finalement sains et saufs. N’ayant plus de navire d’affectation, Jolidon est à nouveau employé à l’instruction des recrues jusqu’en février 1916. Il reçoit alors une nouvelle affectation en tant que sous-officier sur le croiseur auxiliaire Greif (rebaptisé ensuite Rena). Fin février, celui-ci part en mission en mer du Nord mais ne peut échapper cette fois à une bataille navale fatale contre des croiseurs auxiliaires britanniques. Le Rena finit par sombrer et seuls 117 rescapés, parmi lesquels Paul Jolidon, sont recueillis, faits prisonniers puis débarqués à Edimbourg avant d’être dirigés vers le camp de Handforth, près de Liverpool. Il transite ensuite à Altrincham puis est employé pour travailler au camp de Bramley en tant que sergent fourrier à partir de la fin de l’été 1917. Son séjour à Bramley est écourté par l’annonce du transfert de tous les prisonniers gradés en Hollande. Le départ est cependant différé à plusieurs reprises, si bien qu’avec ses pairs, Jolidon doit passer l’hiver dans un dernier camp britannique, celui de Brocton. Le 2 avril 1918, à sa grande satisfaction, il est enfin transféré à Rotterdam. C’est dans cette ville, où il jouit d’une
semi-liberté, qu’il termine la guerre sans trop se soucier des évènements militaires. A la faveur de l’agitation révolutionnaire qui gagne la ville de Rotterdam, puis de l’armistice, sa captivité prend fin de fait et il peut retourner avec ses camarades à Kiel. Il y participe à la révolution des marins qui selon lui correspond davantage à un ras le bol contre l’autorité des officiers qu’à un mouvement révolutionnaire communiste (p.244-245). Dans ce contexte troublé, n’ayant pu obtenir satisfaction de l’ensemble de leurs revendications légitimes (vêtements civils, rappel de solde,…), il décide finalement avec un autre Alsacien de prendre le chemin du retour vers une Alsace désormais française.

3. Analyse

Le témoignage de Paul Jolidon est tout d’abord l’œuvre d’un marin passionné dont la soif d’aventure et de voyage le conduit à s’engager comme volontaire dans la marine impériale avant la guerre. Revêtir la tenue de marin représente alors « la réalisation de notre rêve d’enfant » (p.105). Sa campagne dans le Pacifique est une expérience profondément marquante dont il garde longtemps un bon souvenir (empreint d’une grande nostalgie quand il se retrouve prisonnier, p.100) et à laquelle il revient ponctuellement au cours de son récit. D’ailleurs, pour lui, un des seuls intérêts que suscite sa fonction occasionnelle de formateur est de pouvoir transmettre sa passion aux nouvelles recrues et leur conter le récit captivant de ses aventures passées (p.105-108). Les descriptions qu’il nous livre des paysages (émerveillement devant des paysages littoraux, p.16), des contrées traversées et des populations rencontrées (les « indigènes » de Port-Saïd, p.7-8) agrémentent le récit de ses opérations militaires et apparentent maintes fois son témoignage de guerre à un récit de voyage. Marin passionné, il trouve dans l’engagement au sein de la marine de guerre un moyen d’échapper à l’armée de terre et à ses officiers méprisants. Il nous rend ainsi compte des rivalités pouvant exister entre ces deux composantes de l’armée (p.57, 58), et du cloisonnement existant entre les marins et les autres soldats (p.191). Entré dans la marine de guerre par passion des océans plus que des armes, il n’en demeure pas moins fier de porter cet uniforme et assiste admiratif aux grandes manœuvres des monstres d’acier qui constituent les flottes allemande (p.10) ou anglaise (p.36). Son goût de l’aventure l’empêche de se satisfaire de rester à quai comme beaucoup de ses camarades (« le service à terre ou la discipline de fer sur les vaisseaux de ligne immobilisés sont sans attrait pour moi » p.98). Ainsi, il préfère être à bord d’un croiseur que sur « un de ces grands cuirassés, condamnés à attendre on ne sait quoi » (p.68), et fait le choix de s’engager comme corsaire pour échapper à la formation des recrues. Il nous livre ainsi un témoignage inédit sur la guerre de course allemande. Les renseignements abondent sur le déroulement des missions auxquelles il participe, l’équipement des croiseurs auxiliaires ou les ruses employées pour éviter de croiser des ennemis (le secret autour des missions, le camouflage des armes, le changement de nom des navires. (Voir par exemple p.121 à 125 pour le Greif). Il témoigne également des difficultés de la vie à bord de ce type de navires, notamment des peurs ou des craintes liées en particulier au transport d’énormes quantités d’explosifs (les mines), très risqué surtout en cas d’attaque ou de tempête, suivies du soulagement général une fois le largage accompli. Les récits des batailles navales, moments forts du témoignage, en renforcent l’originalité par rapport aux publications majoritaires des combattants des tranchées. En une dizaine de pages, l’auteur revient par exemple sur les combats à l’issue fatale qui opposent le Rena à deux croiseurs auxiliaires anglais, l’Alcantara et l’Andes (p.127-138). Il y décrit l’intensité des combats, les dégâts collatéraux puis la détresse à bord quand la défaite devient certaine : « sans mot dire, quelques marins découragés se jettent à la mer » (p.134), « chacun cherche le salut comme il peut, et abandonne ce brasier sinistre » (p.135). De son côté, Jolidon quitte le navire avec un de ses hommes sur la porte des toilettes, arrive à rejoindre un peu plus loin un radeau, puis affronte l’attente angoissante de se faire recueillir (« les appels des mourants nous glacent le sang », p.141).

Le second apport de cet ouvrage est de nous renseigner sur les conditions de captivité dans les camps britanniques puis en Hollande. En effet, suite au désastre naval du Rena, les rescapés sont recueillis par leurs adversaires britanniques et conduits à Edimbourg où ils sont d’abord détenus dans un gymnase puis dans une forteresse. Les conditions de détentions y sont bonnes et les prisonniers entretiennent même des rapports amicaux avec leurs gardiens. C’est le temps des interrogatoires individuels (p.152) pendant lesquels les Anglais tentent de récolter le maximum d’informations sur la guerre de course allemande. Ils sont ensuite dirigés vers le camp de Handforth (p.157), près de Liverpool, qui compte environ 3000 prisonniers de guerre allemands, dont beaucoup sont  rescapés de navires de guerre ou de sous-marins. A partir de l’été 1916, il accueille aussi des combattants de la Somme qui arrivent dans un triste état : « leurs visages, gravés par la vie terrible du front, disent mieux que des mots les souffrances qu’ils ont endurées » (p.163). Dans les dortoirs, il devient alors fréquent que certains d’entre eux se lèvent la nuit en hurlant et fuyant « devant des lance-flammes imaginaires » (p.175). Après environ une année passée à Handforth, il est transféré au camp d’Altrincham (sans doute au printemps 1917), puis dans un camp à Bramley vers la fin de l’été, et enfin un dernier à Brocton en hiver 1917. Pour chacun de ces camps, il livre une description du fonctionnement et des conditions de vie, dont les pires sont à Bramley :  le camp, encore inachevé à son arrivée, est construit sur une terre argileuse collante, les dortoirs n’ont ni portes ni fenêtres et des grillages de fer avec de la paille font office de lit (p.187). Pour tous, la vie dans ces camp est très monotone, les seuls moments agréables sont les sorties dans la campagne. Outre le petit artisanat qui occupe la plupart des prisonniers, la principale distraction de Jolidon est la lecture de la presse française et anglaise. Cela lui permet de consolider ses connaissances en français, d’apprendre l’anglais, et aussi de se tenir informé de l’actualité. Il occupe par la suite les fonctions de sergent fourrier au camp de Bramley  (il s’occupe du stock des vêtements et des ustensiles divers destinés aux prisonniers), puis d’aide-cuisinier à Brocton. Pour les soldats gradés qui, comme Jolidon, sont transférés à Rotterdam en avril 1918, les conditions de vie s’améliorent nettement : en semi-liberté, installés dans des maisons confortables, ils sont seulement astreints à passer la nuit dans leur maison et à se présenter à l’appel quotidien. Des cours leurs sont dispensés le matin, le reste de la journée étant libre.

Enfin, ce témoignage illustre toute l’ambiguïté du cas des Alsaciens-Lorrains pendant la Grande Guerre, partagés pour la plupart entre une expérience militaire dans les rangs de l’armée allemande et des sentiments francophiles plus ou moins prononcés. Bien que l’ouvrage soit rédigé des années après la guerre, ce qui en conditionne forcément l’écriture, on peut tout de même en dégager certains aspects. Paul Jolidon semble parfaitement intégré dans la marine allemande, dans laquelle il s’est engagé volontairement dès 1908. Il y a tissé des relations d’amitié fortes avec ses camarades, dont beaucoup se retrouvent avec lui sur l’Undine au début de la guerre, ce qui rend la séparation d’autant plus difficile quand il les quitte pour être hospitalisé au début de l’année 1915 (p.19). En bon soldat allemand passé par l’école puis par le service militaire, il cultive la mémoire de « héros » militaires allemands comme le « pionnier Klinke » (p.23)[6] ou son ancien lieutenant, le courageux Harren (p.25). Son propre courage lors de la première mission du Meteor lui vaut d’être décoré de la croix de fer puis  d’être promu sous-officier. Pourtant, cette carrière exemplaire ne l’empêche pas d’entretenir des liens d’affection pour la France qui semblent assez forts et lui font écrire : « si nous faisions la guerre contre la France seule, je me ferais hospitaliser pour paludisme » (62). Il a cependant conscience de sa position ambiguë : il sait qu’il combat indirectement contre la France, mais il s’en justifie ainsi : « il faut s’être trouvé dans les foules enthousiastes de soldats, avoir été fasciné et bouleversé à la fois par leur exaltation, pour comprendre ces tourments intimes. Nous aimons la France et voudrions qu’elle ne fût pas du côté des ennemis de l’Allemagne » (62-63). Pour lui, les vrais ennemis sont les Anglais. Déjà avant la guerre, il avait remarqué le « caractère fier et un peu méprisant des marins anglais » (p.61), à l’opposé du bon souvenir qu’il garde des marins français rencontrés dans les ports du Pacifique. Par ailleurs, comme beaucoup de soldats alsaciens-lorrains, il subit les différences de traitement qui leur sont réservés. Jolidon y est surtout confronté au moment de profiter de son congé pour rentrer en Alsace. En effet, son domicile étant proche de la zone de front, les autorités allemandes établissent d’abord une « enquête de loyauté » pour s’assurer qu’il ne soit pas tenté de déserter une fois rentré (p.56). On peut cependant noter une forme de résignation face à ce que certains considèrent comme une grande injustice. En effet, par souci de loyauté et pour ne pas éveiller sur lui des soupçons de désertion, Jolidon n’osait pas demander de permission (p.22). Rester loyal sans laisser paraître ses sentiments francophiles, ni s’offusquer contre des injustices, c’est accepter son sort d’Alsacien et ne pas compromettre son avenir en cas de victoire allemande. On en trouve l’illustration lors de sa captivité, quand sa sœur lui conseille de demander d’être transféré dans un camp en France au titre d’Alsacien : il réfléchit et rejette finalement l’idée car il craint que son engagement volontaire dans la marine lui soit reproché (p.189). De plus, à ce moment il envisage encore une carrière d’officier dans la marine marchande allemande, et craint ne pas pouvoir réaliser une telle carrière en France. Pourtant, il semble bien que la captivité change son regard sur l’Empire allemand, notamment à la lecture régulière de la presse française et anglaise. Il se forge alors une opinion nouvelle de l’Allemagne et de ses dirigeants, et dresse un portrait de l’Allemand (p.177), différent des Alsaciens : « je n’ai aucun enthousiasme pour ce qu’ils appellent la patrie. (…) Ma grande patrie de marin, c’est la mer ; ma petite patrie terrestre, c’est l’Alsace » (p.178). Au final, il semble ravi du nouveau destin français de l’Alsace-Lorraine, avec la « certitude que nous avons tous conservé ou retrouvé l’amour de la France » (254).

Raphaël GEORGES, août 2012


[1] Son acte de naissance est consultable en ligne : http://www.archives.cg68.fr/Services_Actes_Civils_Affichage.aspx?idActeCivil=2975&Image=149&idCommune=157&idTypeActe=2&idRecherche=1&anneeDebut=1892&anneeFin=
[2] Information extraite d’un article lui étant consacré dans le quotidien Le Temps, en date du 20 décembre 1933 (p.8).

[3] C’est du moins sa situation familiale en décembre 1933, telle qu’elle apparaît dans l’article du Temps mentionné ci-dessus.

[4] Paul Jolidon, Mit deutschen Kaperschiffen im Weltkrieg: Erlebnisse eines elsässischen Matrosen auf deutschen Blockadebrechern, Berlin, 1934.
[5] Il remporte le 3e prix ex aequo de l’ « Alsace littéraire » en 1936.

[6] Karl Klinke, soldat prussien s’étant illustré en sacrifiant sa vie lors de la guerre des Duchés contre le Danemark en 1864.

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Leleu, Louis (1892 -1967)

Originaire de Beuvry,  petit village du Nord de la France, Louis Leleu s’engage en mars 1913 à 21 ans au le 102e RI de Versailles après l’obtention du certificat d’études et une expérience de clerc de notaire, afin d’intégrer la musique militaire, musique qu’il pratique depuis l’enfance. Il entre ainsi en guerre comme « musicien militaire » attaché au poste de brancardier qu’il conservera comme soldat de 2e classe jusqu’en juillet 1919, date de sa démobilisation.

Ses souvenirs, écrits tardivement après l’événement, font montre à la fois d’un certain style et d’un recul bienvenu dont il prévient le lecteur et qu’il garde en permanence : « Je veux seulement décrire ce qu’a vu un simple soldat dans son horizon fort restreint », écrit-il comme une sorte de préambule. Et justement Louis Leleu s’astreint à replacer sa petite histoire dans la grande, avec le souci de bien écrire son expérience avec « son » 102e, d’en faire un récit vivant, soulignant lorsqu’il le faut, franchement les lacunes de sa mémoire. Le témoignage de Louis Leleu est à rapprocher de celui du musicien-brancardier Léopold Retailleau, écrit celui-ci « sur le vif ». Même ton, et similitudes dans les tâches et l’organisation du temps et de la sociabilité des musiciens-brancardiers chez les deux témoins, qui traversent la guerre dans des groupes stables. L’un, mort avant la fin de la guerre, tient un carnet non retouché alors que le second reprend ses souvenirs plusieurs dizaines d’années après le conflit pour les livrer aux lecteurs.

Evoquant ses jours de caserne d’avant août 1914 et l’organisation de la « carrée » (il confond d’ailleurs alors l’origine de l’expression « Sou du soldat »), l’auteur reconnaît la « naïveté » avec laquelle il aborda le conflit, comme nombre de ses jeunes camarades soucieux de sortir de l’enfermement militaire. Louis Leleu circule durant la guerre entre la Somme, la Marne, la Champagne et le front de Verdun qui prend d’entrée un caractère d’exception. Les musiciens-brancardiers sont essentiellement chargés de récupérer les cadavres sur le champ de bataille, soulignant les  moindres contraintes de l’autorité en première ligne, en proportion des dangers vécus. Il raconte les combats, le quotidien et les anecdotes de guerre sans toujours bien dater les faits. Mais il tente dans ses souvenirs de s’opposer une histoire mythifiée de la guerre, dénonçant l’aveuglement des chefs, rappelant utilement à travers la description empreinte encore de beaucoup d’émotion à plusieurs dizaines d’années de distance, de deux exécutions auxquelles assiste la Musique, que la justice militaire a sévi pendant toute la durée du conflit. La première se déroule dans la Somme fin 1914 : « La troupe, selon le rite, défila devant le cadavre avec notre Musique en tête » (p. 69). La seconde, à Verdun, est particulièrement traumatisante (p. 126).

Son témoignage met en valeur l’importance des rituels de socialisation, l’accueil des bleus, l’arrogance parfois des anciens, l’élaboration enfin de différentes strates de sociabilité dont celle du groupe de la Musique. Ce dernier trouve dans cette activité, celle du secours aux blessés, un solide ferment de solidarité d’autant que la fonction particulière « fait » groupe et séparent les musiciens-brancardiers des autres protagonistes. Ils s’appellent entre eux « les quatre mousquetaires », « les «bonshommes de la 1ère escouade » (p. 66 avec photographie de groupe page suivante) : « La première sera toujours la première » devient leur devise. Il souligne également la possibilité continuelle de nouvelles affectations et ses conséquences : « Quitter les copains, c’était pour moi une catastrophe, outre que la mission n’avait rien d’affriolant » (p. 134).

La circulation des régiments fait revenir les soldats dans les mêmes secteurs, retrouver les liens avec les civils, les régiments jumeaux. Peu  sensible aux distinctions qui se multiplient, mais qui permettent surtout des occasions festives et des jours de permission en plus. L’auteur fait montre d’un certain talent de conteur avec quelques brins d’humour (p. 134 sur le double sens du mot « coureur »), rappelant les bons mots échangés souvent entre les hommes dans les moments les plus difficiles. Il s’attarde également à souligner les liens noués avec les jeunes filles de l’arrière, et les « idylles » dont il semble écrire qu’elles furent nombreuses, débouchant parfois sur des mariages (p. 163). Les musiciens deviennent d’ailleurs au dire de Leleu de fervents catholiques pratiquant uniquement pour approcher le « cœur » des demoiselles (p. 157).

L’édition du texte de Louis Leleu est accompagnée de photographies de l’auteur ou de l’un de ses camarades, Deblander, intrépide photographe qui risque sa vie pour des photos (p. 138) réalisées au front et viennent heureusement apporter : portraits, groupes, à des dates différentes avec le nom des protagonistes.

Originaire d’un village d’un département situé à « 5 ou 6 kilomètres » de la ligne du front fin 1914, Louis Leleu évoque à plusieurs reprises la situation de ses parents qui tiennent un commerce : liens avec les régiments anglais, peur des bombardements et des pillages, évacuation en 1918 et perte de la maison familiale devant la violence des engagements. Pourtant, malgré cette situation, Louis Leleu écrit : « Ma mère avait reçu d’une commission administrative une sommation de payer immédiatement un impôt spécial sur les bénéfices de guerre ! » (p. 167).

Des Flandres aux Vosges. Un musicien-brancardier dans la Grande Guerre, texte transcrit par Danièle Percic, Saint-Cyr-sur-Loire, Éditions Alan Sutton, 2003, 192 p.

Avril 2012 – Alexandre Lafon

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Pergaud, Louis (1882-1915)

« Ça continue, je lâche le crayon et vive la France ! » (8 octobre 1914). Ce passage illustre à lui seul l’état d’esprit dans lequel l’écrivain Louis Pergaud, prix Goncourt 1910 avec La Guerre des boutons, a rédigé son carnet de guerre. Ce dernier  témoigne en tout cas, à travers une écriture directe, et grâce à la présentation critique de son édition par Françoise Maury, de l’expérience d’un homme de lettres appelé par la conscription au combat, soucieux de noter fidèlement sur son petit carnet marron ce qu’il vit, avec un certain talent de narrateur. Mobilisé dès l’entrée en guerre d’août 1914 au 166e RI cantonné à Verdun, il restera avec son unité dans le secteur au Sud-Est de cette ville jusqu’à sa disparition en avril 1915.

Pergaud retient d’abord l’incorporation et l’intégration au groupe des camarades de l’escouade du peloton des futurs sous-officiers, et à celles encore plus restreintes des camarades choisis (« la vie à trois s’organise ») à la caserne, mais qui partent à tour de rôle dans des directions différentes. Stéréotypes énoncés envers les Méridionaux, échos des « atrocités allemandes » et des « batailles » se succèdent dans les notes de l’écrivain jusqu’au départ au front en octobre 1914 après une courte formation. D’emblée, les « mots » de guerre de Louis Pergaud montrent un soldat investi dans son rôle de cadre combattant et une adaptation vitale aux conditions de vie et de combat. Il nous rappelle la violence des engagements de l’automne, ici autour de Verdun, chacun des deux armées ayant encore la perspective de prendre rapidement l’avantage.

L’intellectuel entre en contact avec toutes les composantes sociales et régionales de la société, intégrant l’argot de caserne et des tranchées qui s’installent avec la fixation de la ligne de front et en parallèle, le brassage et de la mobilité des hommes de secteurs en secteurs. Arrivé dans les tranchées, Louis Pergaud conserve son « métier » d’écrivain et rédige la préface du journal de son capitaine de compagnie, tout en s’incorporant au groupe des sous-officiers dont il narre le quotidien. Le rôle du sous-officier d’infanterie paraît difficile puisqu’il s’agit de régler en guerre la vie en communauté, sous les ordres d’officiers parfois peu altruistes : distribuer équitablement abris, postes et nourriture, surveiller et punir, régler les litiges entre les hommes et avec les civils, et sermonner les « poilus » qui « pissent » littéralement sur leurs camarades endormis (9 novembre). La guerre racontée par Pergaud est donc celle « au ras du sol », qui évite les grandes tirades et les réflexions panoramiques, pour s’attacher aux détails signifiants. Il trouve dans son nouveau « métier » à la fois une communauté, celle des sous-officiers « dans la tranchée » avec qui il partage les tâches, les corvées, les colis. C’est pour lui le cadre de la camaraderie masculine construite aussi par l’autorité militaire (appel des morts de la compagnie – 31 décembre 1914) qui ne va pas d’ailleurs toujours de soi, tant le camarade militaire peut être un « puant individu », ou porteur d’une identité de « caste » (p. 70).

La sanction positive devient un des horizons d’attente : devenir adjudant et coudre l’écusson du grade ou acheter après cette nomination sa gaine de revolver ; être proposé sous-lieutenant, autant de perspectives notées avec régularité dans le carnet de Pergaud qui témoigne de la force d’attraction de la hiérarchie : il s’agit aussi de briller et se rapprocher du monde des décideurs.

En février 1915, Pergaud n’a pas perdu son coup de plume et témoigne des échos de la bataille des Eparges. Les 18 et 19 mars, il connaît la violence décuplée des assauts devant Marchéville-en-Woëvre qui monte d’un cran, avec l’écrasement des hommes présentés comme spectateurs. L’écrivain n’hésite pas à noter l’horreur de la situation : « Le soir, la 1ère compagnie seule doit recommencer l’opération. C’est ridicule et odieux ! Et le 75 nous a tapé dessus achevant les blessés de P3 » ; « Danvin manque de se noyer dans un trou plein de boue, de sang, de pissat et de merde. » Il semble que Louis Pergaud ait été blessé dans la nuit du 7 au 8 avril 1915, pulvérisé ensuite sur le champ de bataille par les mêmes tirs des canons français.

Bibliographie :

. Pergaud Louis, Carnet de Guerre, Paris, Mercure de France, 2011, 158 p.

. Les Tranchées de Louis Pergaud, Connaissance de la Meuse, 2006.

Alexandre Lafon, février 2012

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Duchesne, Louis (1894-1918)

Le point de départ de cette notice est un cahier intitulé « Souvenirs de la Campagne 1914-1915 [Rajouté : 1916] Duchesne Louis Henri, 102e d’infanterie, 8e compagnie », d’une collection particulière. En lisant le texte, bien écrit, d’une assez bonne orthographe, on apprend que ce soldat appartenait à la classe 14, qu’il habitait en août 1914 à Auneuil (Oise), qu’il était catholique et vraisemblablement cultivateur. Le cahier paraît représenter la mise au propre de notes préalables ; il compte 136 pages, mais le récit n’occupe que les 27 premières. Il s’interrompt brutalement et les pages 28 à 126 sont blanches ou manquantes. Le texte reprend p. 127 avec la copie d’un article de Gustave Hervé dans La Guerre sociale du 25 avril 1915, article en l’honneur de ce commandant que nous « aimions beaucoup dans le parti socialiste auquel il est affilié depuis longtemps. C’était pour les questions militaires le bras droit de Jaurès, et un peu dans le parti notre ministre de la Guerre. L’Armée nouvelle, le puissant livre de Jaurès, est bien un peu son œuvre. Pourquoi ne les a-t-on pas écoutés, lui et Jaurès lorsqu’ils expliquaient au pays que, pour barrer la route à l’invasion torrentielle de l’armée allemande, ce n’était pas augmenter le temps de caserne qu’il fallait, c’était organiser puissamment les réservistes et les territoriaux […] » Le commandant dont il s’agit, blessé, qui fait l’éloge de ses soldats et de ses officiers massacrés lors d’une attaque, n’est autre que le commandant Gérard, et l’article de se terminer sur une critique des méthodes du haut-commandement : « Ce n’est pas possible, non ce n’est pas possible qu’avec un état-major comme le nôtre, où les hommes de valeur fourmillent, il n’y avait pas un moyen de préparer les attaques par le génie et l’artillerie de façon qu’une compagnie de héros comme celle-là n’aille pas s’empêtrer, s’accrocher, se faire décimer dans les fils barbelés des tranchées ennemies. » Le deuxième texte en annexe est un poème de Montéhus, « La Croix de Guerre », dédié « au commandant Gérard, respectueux hommage ». Il est clair, à la lecture de ces deux « annexes » et des notes personnelles de Louis Duchesne que celui-ci a été marqué par les attaques des 24 et 25 février 1915 et par la personnalité du commandant Gérard dont l’attitude très originale sera signalée ci-dessous.

Après les hommes, les chevaux

Le récit de la campagne de Louis Duchesne commence lors de l’annonce de la mobilisation à Auneuil : « Les femmes et les enfants pleurent ». La guerre pourra-t-elle être évitée ? « Le 4 août à 4 heures de l’après-midi, un gendarme nous annonce la terrible nouvelle, la guerre est déclarée. Depuis ce moment que je n’oublierai jamais, les autos se succèdent à la gendarmerie sans interruption, portant des ordres d’un côté et des feuilles de route d’un autre. Que de pleurs ! que de larmes ! Tous les jours depuis la première journée de mobilisation les voies de communications ainsi que le tunnel et le pont du chemin de fer sont gardés par la garde civique. Quel entrain ! depuis les plus jeunes jusqu’aux plus vieux, les habitants assurent la police dans le pays. Des patrouilles parcourent le village toutes les nuits, à huit heures tous les cafés sont fermés. Dans le jour, à chaque train en partance, les wagons sont pleins de mobilisés qui vont rejoindre leur régiment. Puis, après les hommes, ce sont les chevaux qui partent à leur tour, les pauvres bêtes elles vont aussi collaborer à la défense de la France. Le pauvre Bouleau part, bon pour le service, et c’est en pleurant que ses maîtres lui donnent le dernier morceau de sucre. » Les premières nouvelles sont bonnes, mais bientôt arrivent les réfugiés du Nord. La classe 14 va être appelée. Louis va d’abord au 51e RI à Brest, puis au 19e Chasseurs à cheval, enfin au 102e RI de Chartres, tout content car il « espère aller au feu beaucoup plus vite ». Il arrive sur le front de la Somme le 12 novembre, et ses premiers coups de fusil visent un Taube. Il découvre les marmites, les tirs de crapouillots, les ruines du front, la boue, et la camaraderie des anciens qui le surnomment le Ch’tiot. À la veille de Noël, trois Allemands viennent se rendre. Le jour de Noël, on entend « les Boches chanter la messe. Notre première ligne tire et c’est nous [en 2e ligne] qui récoltons les pruneaux boches. » « Le premier janvier, comme nous disons dans notre nouveau langage, nous faisons la nouba. Chaque homme touche ½ litre de vin, du jambon, pommes et oranges, ainsi qu’un bon haricot de mouton ; pour finir la fête, chacun fume un bon cigare offert par des personnes charitables et l’on déguste une bouteille de champagne pour 4 hommes. Dans l’après-midi, nous organisons un petit concert vocal et instrumental exécuté par les poilus de la 7e et de la 8e compagnie et présidé par notre colonel lui-même et son état-major. »

Février 1915

Au cours de ce mois, le régiment vient en renfort d’abord dans l’Aisne, près de Craonne, puis en Champagne, vers Suippes. Là, il croise un régiment décimé qui vient d’être relevé : « C’était chose bien triste de voir ces pauvres bougres défiler près de nous par groupes de deux ou de quatre ; ils ne ressemblaient pas à des hommes mais à de véritables masses de boue en mouvement. » On plonge dans l’horreur à Beauséjour, le 24 février : « Nous traversons une tranchée conquise. Elle est pleine de cadavres allemands et de Français. Ici, c’est une tête qui roule sous nos pieds, plus loin c’est un Boche en bouillie recouvert avec un peu de terre, un poilu met le pied dessus et le sang coule en avant. Enfin c’est une orgie indescriptible, pas moyen de poser le pied par terre sans que ce soit sur de la chair humaine. Arrivés à la tranchée de départ, toute la compagnie est massée, prête à sortir. A midi, le lieutenant Héliès crie : « En avant ! » et tous nous courons en hurlant, mais nous n’avions pas fait quinze [mètres ?] que le premier était couché par une balle. Tout le chemin que nous avions parcouru était parsemé de cadavres, tués ou blessés, soit par les balles de la Garde impériale ou par nos pièces d’artillerie. Enfin, quel carnage, quel massacre, morts sur morts, toute la 4e section de la 8e compagnie est obligée de rester sur le terrain, alors les quelques survivants font avec leurs camarades tués une tranchée humaine. La nuit, tout le monde travaille sous la neige à la construction d’une petite tranchée, mais comme on est plein de fièvre, nous dévalisons les morts de leurs bidons afin de se rafraîchir, mais rien à boire. Nous sommes obligés de manger la neige qui tombe et c’est sous ce mauvais que nous passons la nuit. Le 25, le bombardement recommence et à 10 h un bataillon du régiment charge encore une fois. Ah ! les malheureux, ils font le même boulot que nous la veille, c’est encore un massacre. Toute la journée se passe sous le bombardement, c’est un véritable enfer, nous sommes noirs de poudre et nous tirons autant comme nous pouvons sur ces maudits animaux de Boches. Un obus arrive sur notre parapet et met un de nos copains en miettes. Tous les morceaux retombent sur nous. »

Les ordres prévoient de recommencer le lendemain. Alors il se passe quelque chose d’extraordinaire. Le commandant Gérard leur conseille, « en pleurant » : « Cachez-vous afin que je ne puisse vous rassembler demain. » Au retour au repos, Louis Duchesne constate : « Cette fois nous avons de la place car les ¾ des nôtres sont en moins. »

L’apport précieux des archives

Ce témoin méritait d’être mieux connu. Les Archives départementales de l’Oise, consultées, nous ont fourni d’abord la date précise de naissance de Louis Henri Duchesne à Auneuil, le 23 mai 1894, d’un père journalier et d’une mère ménagère. L’acte de naissance ne porte aucune mention marginale de mariage ou de décès. C’est la fiche matricule qui nous en dit plus. Le jeune homme était ouvrier agricole en 1914. Pendant la guerre, il est devenu successivement caporal (octobre 1915), sergent (janvier 1916), sergent grenadier d’élite (janvier 1918). Il a été blessé à Thiaumont par éclat d’obus à la tête, le 30 août 1916 ; puis à Douaumont par éclat d’obus à la cuisse, le 26 octobre 1916 ; et au Grand Cornillet par éclat d’obus au bras, le 14 mars 1918. Il a été tué le 20 juillet 1918 « aux avant-postes, donnant une fois de plus à ses hommes l’exemple du mordant et de la bravoure ».

RC

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Castéla, Maurice (1892-1990)

1. Le témoin.

Maurice Castéla part en guerre comme sergent réserviste au 11e RI de Montauban, dès les premiers jours du conflit. Son parcours peut être qualifié d’odyssée. En effet, il connaît avec la IVe Armée la première épreuve du feu lors de l’offensive de Lorraine le 22 août 1914 dans les Ardennes belges qui se solde par la débâcle de son unité. Resté à l’arrière de l’avancée allemande, il ne rejoint les lignes françaises que le 16 septembre dans la Somme après avoir réussi à échapper aux troupes ennemies. De septembre à novembre 1914, il reste au dépôt à Montauban avant de reprendre le chemin du front dans le secteur de la Marne. Après un long séjour aux tranchées, il est évacué une première fois en janvier 1915 pour maladie, notamment à Mailly-Le-Camp puis à Castelnaudary. Il rejoint le front en mars 1916 mais reste plusieurs semaines au dépôt. Il est enfin affecté au 100e RI en juillet 1916. Incorporé après une formation dans une « compagnie des mitrailleuses », il sera encore par trois fois évacué, dont deux pour blessures (février 1917 et mars 1918).

2. Le témoignage.

Mis au propre en entre 1916 et 1919, le témoignage sans doute rédigé à partir de carnets écrits sur le moment  (« (…) Nous faisons la manille. Je viens de perdre deux sous » – 26 novembre 1914), se compose de feuilles dactylographiées organisées en trois parties. La première reprenant les souvenirs du sergent Castéla d’août 1914 jusqu’à l’engagement du 22 de ce même mois en Belgique, accompagnée de plusieurs lettres envoyées alors à ses parents. La seconde s’attache en 82 pages à décrire l’épisode des « 26 jours dans les lignes allemandes ». Sur ce sujet, lire également : Quatre ans derrière les lignes allemandes pendant la Grande Guerre. Les troglodytes de Graide 1914-1918, présentés par Jacques Clémens, Recueil de document n°4, Agen, Archives départementales de Lot-et-Garonne, 1984. C’est en cela que ce témoignage est essentiellement original. La troisième partie enfin relate l’expérience du témoin entre le 26 septembre et le 26 juillet 1916, date à laquelle se termine le témoignage : « (…) La guerre durant depuis trop longtemps déjà, les poilus cessent de noter leurs souvenirs de guerre » (p. 43). Nous n’avons ensuite qu’une feuille simple qui récapitule son parcours de 1916 à fin 1918 date à laquelle il est réformé.

Articles de journaux, extraits de citations, quelques correspondances échangées avec des soldats ayant été camarades d’infortune coincés avec le témoin derrière la ligne allemande et avec des civils qui les avaient abrités, listes de personnages intervenant dans le récit viennent compléter le témoignage proprement dit.

3. Analyse.

Maurice Castéla entre en guerre comme bien d’autres témoins, avec l’impression de partir et de vivre ensuite des grandes manœuvres. Les premiers combats du 22 août dans la forêt de Luchy (Ardennes belges) éclatent alors comme un coup de tonnerre (lire entre autre les témoignages de Valéry Capot et Henri Despeyrières sur cet épisode) : la première épreuve du feu s’avère catastrophique : « Le feu intense de l’adversaire nous inflige de lourdes pertes. » L’ennemi est invisible, et son tir précis, le combat se fait « d’arbre à arbre ». Quand la fusillade se calme, Maurice Castéla et un groupe d’hommes avec lui se retrouvent derrière la ligne allemande : « L’armée française recule donc. Aujourd’hui, il faudra essayer coûte que coûte de sortir d’ici » (23 août 1914). Finalement, le groupe d’étoffe de plusieurs dizaines de soldats de plusieurs unités, blessés ou valides, surpris par le recul des troupes française. Il prend le chemin du sud puis de l’ouest.  S’en suivent des jours de marche (une moyenne de 21 km par jour) dans les bois pour rejoindre le gros des troupes, en évitant les unités ennemies et en vivant sur le pays ou grâce en particulier à l’aide fournie par les populations civiles (nourriture, vêtements civils). Certains soldats quittent le groupe en volant des effets personnels de leurs camarades. Au final, Maurice Castéla reste avec deux autres soldats, mais écrit le 15 septembre aux abords des lignes allemandes en France, dans la Somme : « (…) Nous avons perdu Maury en route. Il a dû être fait prisonnier.»

Dans la courte période de guerre de position relatée dans le témoignage qui nous est parvenu, et qu’il découvre fin 1914 après sa difficile expérience de la guerre de mouvement,  Maurice Castéla évoque son univers de sous-officier de réserve : il retrouve au front ses anciens camarades du service militaire et du « païs », tout en s’inscrivant dans une camaraderie de grade (« popote » des sous-off, « club », « société »). Il accède rapidement au poste d’agent de liaison : « Ici, près du commandant se trouvent les cuisines, ce qui m’a permis mieux boire, mieux manger et de passer la nuit sous un très bon abri auprès d’un bon poêle » (26 novembre 1914). L’hiver 1914 est difficile dans la boue des tranchées et les attaques pour quelques mètres de terrain et c’est sans doute ces difficiles conditions de vie qui sont à l’origine de sa première évacuation. Il s’applique ensuite à décrire sa vie « d’éclopé » pendant laquelle se développent de nouvelles amitiés entre 1915 et 1916. La suite de son parcours montre de ce point de vue le caractère fragmenté de ce qu’ont pu être de nombreuses expériences de guerre.

Alexandre Lafon – novembre 2011

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Lechner, Jean (1893-1955)

1. Le témoin

Jean Lechner naît à Strasbourg le 14 juin 1893, d’un père alsacien et d’une mère allemande originaire de Düsseldorf. Cet exemple d’union mixte n’est pas inhabituel à cette époque en Alsace-Lorraine, surtout dans les grandes villes du Reichsland qui ont accueilli le plus grand nombre de migrants allemands au cours de l’Annexion. Né allemand, il poursuit sa scolarité jusqu’à l’obtention de l’Abitur, équivalent du Baccalauréat. Contrairement à la plupart des jeunes de son âge, il parle couramment français. Dès août 1914, à l’âge de 21 ans, il est mobilisé dans un régiment d’artillerie de l’armée allemande. Durant ses premiers mois de formation d’artilleur, il tire tous les bénéfices de sa bonne condition physique liée à une pratique régulière de la natation avant la guerre. Il rejoint le front de Champagne en février 1915 et y demeure jusqu’en avril, avant d’être transféré vers le front oriental en Pologne. En août, il est affecté aux équipes de téléphonistes. A sa grande satisfaction, sa campagne russe prend fin en septembre de la même année, quand il est redirigé vers la Champagne. Après avoir connu des combats très meurtriers dont il sort indemne, il est promu caporal le 20 octobre 1915. Un mois plus tard, il change de secteur pour celui de Verdun où il participe au début de la grande bataille en février 1916, avant d’obtenir sa première permission à Strasbourg le 1er avril. Là, il est affecté auprès d’une batterie de réserve à Schiltigheim afin de former les jeunes recrues. Il est par ailleurs cité à l’ordre de l’armée et décoré de la croix de fer 2e classe. Il repart au front à Verdun le 24 juin 1916. Ensuite, les permissions dans sa famille sont plus fréquentes et il connaît des promotions successives : le 1er janvier 1917 il est promu maréchal des logis, puis le 3 juillet lieutenant de réserve. Parallèlement, il intègre une formation d’officier d’artillerie qui  lui permet de quitter le front régulièrement pour des périodes variables. A chaque fois, ces périodes sont accueillies avec beaucoup de soulagement, comme autant de jours de répit loin du front (p.115). Après une dernière formation sur la logique de guerre entre le 25 juillet et le 8 septembre 1918, il rejoint le front dans les Ardennes. Bien que la guerre ne laisse plus aucun espoir de victoire du côté allemand, cet Alsacien est encore décoré de la croix de fer 1ère classe le 5 novembre. Malgré quelques difficultés rencontrées au passage du Rhin avec les troupes françaises, il peut enfin retrouver sa famille au début du mois de décembre 1918. Réintégré dans la nationalité française, il se marie en 1922 puis s’installe avec sa femme à Colmar, où il obtient un poste de fonctionnaire à la préfecture. Son passé militaire sous l’uniforme allemand le rattrape en 1940 quand l’Alsace est annexée de fait par l’Allemagne nazie. Les nouvelles autorités en place tentent alors de se rallier cet ancien officier de l’armée impériale, mais en vain car malgré les pressions et les menaces d’expulsion, celui-ci demeure hostile au IIIe Reich. Redevenu français en 1945, il s’éteint 10 ans plus tard, en décembre 1955.

2. Le témoignage

« Journal de la guerre 14/18 du soldat Jean Lechner », in Catherine Lechner, Alsace-Lorraine. Histoires d’une tragédie oubliée, Séguier, Paris, 2004, p.13-176.

Jean Lechner a rédigé son journal de guerre en allemand et semble avoir mis un point d’honneur à le tenir le plus régulièrement possible, depuis sa mobilisation jusqu’à son retour des armées. Ce n’est cependant pas la forme originale de ce journal qui a été éditée ici, mais la version traduite en français par les propres soins de son auteur. En effet, une fois la guerre terminée Jean Lechner entreprend de traduire son journal. Cela lui semble être un « bon exercice » linguistique au moment où le français redevient la langue officielle dans sa région natale (p.167). Il décide ensuite de brûler le journal original en allemand, comme pour effacer un peu d’un passé devenu controversé dans le contexte d’effervescence tricolore qui suit la réintégration de l’Alsace-Lorraine à la France. Cela rend donc impossible toute confrontation entre la source originale et sa traduction. Catherine Lechner, qui est à l’origine de sa publication, n’y a apporté aucune modification.

3. Analyse

Le premier intérêt d’un journal de guerre est d’offrir à l’historien une multitude de détails sur la vie quotidienne des soldats. Outre les qualités littéraires de Jean Lechner, la longueur de son service (52 mois) et la variété des théâtres d’opération sur lesquels il a été engagé font de son témoignage un outil remarquable pour appréhender les difficiles conditions de vie au front. Le froid (p.133), la boue (p.33, 39), les poux et plus généralement la mauvaise hygiène (p.34, 39, 52) sont des thèmes omniprésents, tout comme les préoccupations quotidiennes du soldat en dehors des combats : la faim, la soif et l’alimentation (voir notamment p.54, 102) occupent une place importante, de même que l’épuisement, la fatigue (p.85, 102), l’attente du courrier et la joie lors de son arrivée (p.45, 58, 78), ou encore la participation aux offices religieux (p.39, 110, 113, 127, 131, 139).

Ce témoignage permet également de suivre le parcours d’un soldat qui commence comme artilleur et finit la guerre comme officier. Les spécificités de la condition d’artilleur apparaissent au fil des pages, avec les changements réguliers de position, les longues marches, les travaux pour l’installation et le camouflage des pièces d’artillerie, puis les bombardements (l’auteur s’applique souvent à noter le nombre d’obus tirés), le bruit assourdissant qui occasionne des maux de tête, des vertiges, ou des saignements du nez et des oreilles (p.40). Pour Jean Lechner, à force de répéter sans cesse les mêmes gestes, la « guerre devient un métier » (p.63). Bien que moins soumis aux assauts de l’infanterie ennemie, l’artilleur craint des bombardements souvent meurtriers. Par ailleurs, Lechner est parfois désigné pour faire le guet en première ligne, ce qui constitue pour lui des moments où « la tension est à son comble » (p.57). Il connaît également l’épreuve du feu en première ligne en tant que téléphoniste, une fonction qui nécessite d’assurer les réparations des lignes lors des assauts. Cependant, malgré les risques encourus, il effectue son travail consciencieusement. Cela lui vaut de monter en grade et d’obtenir ainsi de meilleures conditions de vie, avec des heures de repos régulières, le confort d’un lit, une meilleure nourriture, une meilleure solde, et plus de temps libre qu’il peut mettre à profit pour ses loisirs (promenades à cheval, natation, théâtre, concerts ou casino).

Le style assez personnel d’un journal de guerre permet de pouvoir suivre l’évolution du moral de son auteur. Ici, le « cafard » et l’angoisse de la mort sont deux sentiments qui reviennent sans cesse. Dès août 1914, Jean Lechner fait part de ses réticences face à la guerre : « nous sommes jeunes et ne demandons qu’à vivre, à faire du sport, à poursuivre nos études et fonder une famille » (p.24). Puis, à partir de son baptême du feu en février 1915, il transcrit régulièrement et sans pudeur dans son journal la peur qui l’agite (p.34). Cette angoisse de la mort est très étroitement liée à sa profonde envie de vivre et/ou survivre à cette épreuve  (« je ne veux pas mourir » est une formule qui revient souvent). Tandis qu’à certains moments il veut croire à la bonne étoile qui l’a maintenu en vie quand ses camarades tombaient à ses côtés (p.74, 79), à d’autres sa désillusion est si grande qu’il se résigne à attendre une mort qui lui semble aussi certaine que prochaine (« J’ai un fort pressentiment. Cette fois je ne reviendrai pas », p.69. Voir aussi p.87-88). Ainsi, après la mort de ses plus proches camarades en septembre 1915, il n’attache plus aucune importance à sa vie et se porte volontaire pour des missions hautement dangereuses, qu’il s’agisse de faire le guet dans des postes d’observation pris pour cible par l’ennemi, ou bien d’aller réparer des lignes téléphoniques sous le feu de la mitraille. Il en sort pourtant à chaque fois indemne, et ses actes désespérés sont perçus par sa hiérarchie comme autant de preuves de courage et de bravoure qui lui valent une promotion au grade de caporal (p.89). Cependant, même avec les améliorations successives de sa condition, son fatalisme reprend régulièrement, notamment à partir de son arrivée à Verdun (« je vais mourir (…)  je ne reviendrai jamais de là », p.99). De la même manière, le cafard ne le quitte jamais longtemps et, même en permission auprès des siens, il a du mal à retrouver le calme intérieur auquel il aspire (p.58, 106, 150). Une forte lassitude se développe chez lui au cours de l’année 1918 devant une guerre qui ne se termine pas, accompagnée d’une amertume profonde envers les décideurs (« je hais ceux qui ont fait cette guerre » p.149, à nouveau p.162).

Enfin, l’intérêt principal de ce journal est de nous offrir un bon exemple de la complexité du cas des Alsaciens-Lorrains au cours de la Grande Guerre. Même s’il ne porte pas un grand intérêt aux affaires politiques de sa région natale, Jean Lechner semble être de tendance autonomiste, dans une famille dont le père et le frère sont francophiles et la mère allemande de naissance. Aussi, il est très vite confronté à un questionnement identitaire et s’interroge souvent sur le sens à donner à cette guerre. A la veille de son départ au front, il note : « Je n’ai pas de haine pour l’ennemi. Qui est l’ennemi, au juste ? Les Français aux côtés desquels certains de mes amis sont allés se battre ou les Allemands, les fils du pays de ma mère ? » (p.31). Cependant, les combats meurtriers auxquels il participe l’éloignent temporairement de ces réflexions, et il semble alors exercer son « travail » de soldat sérieusement et loyalement, sans jamais penser à déserter pour rejoindre les lignes françaises, ni hésiter à les combattre. Le 25 mars 1915, sur le front français, il écrit : « nous prenons des centaines d’obus sur la tête, j’en ferai prendre autant à mes ennemis (…) il faut tuer pour vivre » (p.41). Arriver à finir la guerre en vie et sans mutilation le préoccupe davantage que l’avenir politique de l’Alsace-Lorraine, qui fait pourtant l’objet de grands débats à l’arrière (p.107-108, et p.125 : « nous, Alsaciens, sommes les soldats oubliés de cette guerre (…) si plus tard je devais rester allemand ou devenir français, que m’importe »). Pourtant, les victoires alliées de l’été 1918 réactivent les questions d’identités et de sentiment d’appartenance : « beaucoup d’Alsaciens voudraient redevenir Français. Je le voudrais bien aussi » (p.159). Grâce à l’Armistice et à la démobilisation rapide de l’armée allemande, Jean Lechner arrive en gare de Kehl (première ville à l’est de Strasbourg, de l’autre côté du Rhin) le 4 décembre 1918. Impatient de retrouver les siens, il se heurte cependant aux contrôles des troupes françaises stationnées à la frontière. Ce n’est qu’après de longues heures d’interrogatoire qu’il peut enfin retrouver ses proches. Comme beaucoup d’Alsaciens-Lorrains rentrés de l’armée allemande défaite, il vit mal la méfiance dont il fait l’objet à son retour dans la région natale, autant celle des nouvelles autorités françaises en place que celle d’une population devenue hostile à tout ce qui rappelle l’Allemagne (« nous rentrons chez nous où notre population maudit les soldats allemands » p.166). Son malaise se poursuit les journées suivantes, quand toute la ville est plongée dans une euphorie tricolore à laquelle il se sent étranger : « je me sens très fatigué devant cette effervescence, ce déploiement d’enthousiasme. (…) Les cafés sont bondés de gens qui crient leur haine de l’Allemagne. Je ne crois pas qu’aucun soldat alsacien revenant du front puisse s’exclamer de la sorte. Nous sommes avant tout heureux d’être vivants. Des voisins à mes parents s’interrogent sur mon indifférence devant la victoire des Français et me soupçonnent presque d’être germanophile » (p.167). Trouver une place dans la nation du vainqueur après avoir combattu dans les rangs du vaincu : ce passage exprime très bien la difficulté que ces soldats rencontrent à partir de leur retour pour se réintégrer dans une société alsacienne-lorraine qui a radicalement changé depuis leur départ.

Raphaël GEORGES, août 2011.

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Varenne, Joseph (1894-1980)

1. Le témoin

Né le 27 février 1894 à Chavigny (Meurthe-et-Moselle). Aîné de 4 enfants, fils d’un ouvrier mineur, il obtient son Certificat d’études Primaires et est employé de commerce au moment de sa mobilisation. Appelé le 1er décembre 1914, il part pour la Somme le 17 mai 1915 avec le 414e RI, après une période d’instruction. Le 31 mai, son régiment tient le secteur de Lihons, puis celui de Frise où Varenne reçoit son baptême du feu. Il se trouve à Wailly le 25 septembre 1915, au moment où l’offensive est déclenchée. Son régiment participe ensuite à la bataille de Souchez. Comme beaucoup de ses camarades, Varenne souffre d’une gelure des pieds en novembre et ne peut se remettre de ses fatigues qu’au mois de décembre pendant le Grand Repos, en  Haute Saône. Du début de l’année 1916 jusqu’à la fin du mois de mars, son régiment est en Haute Alsace. Il occupe les tranchées de Moos et participe aux combats de Seppois. Il quitte ce secteur pour les Hauts de Meuse le 31 mars. Après une préparation au camp de Beholle où il arrive le 9 avril 1916, puis à celui de Tremblay, Varenne monte en ligne avec son régiment à Verdun, le 31 juillet. Il occupe la tranchée Christophe. Varenne écrit des pages poignantes sur cet épisode qui inflige au 414e RI de lourdes pertes. Relevé le 5 août, il part pour le Grand Repos près de Sainte-Menehould, puis rejoint ses camarades au camp de Mailly après une permission (il en aura 5 pendant la durée de ses campagnes, prodigalité qui le ravit). Dans le secteur de Douaumont, le 414e tient le bois des Caurières où il est engagé du 22 décembre 1916 au 18 janvier 1917. Au repos dans la Haute Marne, il repart pour la Somme début février. Le 414e RI entame alors une série d’étapes. La marche lui semble étonnamment « paisible » et pour cause : il ignore que les Allemands ont décidé d’un repli stratégique pour s’installer sur des positions plus solides : « Nous ne savons rien, sinon que nous ne sommes que de modestes pions qu’on déplace à volonté sur l’immense échiquier qui va de la Belgique à la frontière suisse » (p.123). Le 16 mars, il participe à une action sur le village de Crapeaumesnil. Il est alors agent de liaison. La progression française étant mal coordonnée, il se perd dans les lignes ennemies pendant l’une de ses courses, pensant alors rejoindre son unité. Il a la présence d’esprit de détruire l’ordre dont il est porteur et tente de fuir mais, pris pour cible, il doit « faire le mort » entre les lignes, attendant longuement la nuit. Varenne reçoit une citation à l’ordre du Corps d’Armée pour cette action de sang-froid. Son régiment continue sa marche en avant : découvrant les ruines abandonnées par les Allemands dans leur repli, il a un sursaut de colère. Le 15 avril, le 414e RI se met en marche et part en ligne le 16 au matin. Prêt à intervenir pour exploiter la grande offensive, il n’est pas engagé et se trouve mêlé à l’encombrement des routes. En attente au camp de Cambressis, il s’emploie à la réfection d’une route avant de partir pour un entraînement intensif le 21 avril 1917, au camp de la Villette. Les 7, 8 et 9 mai, son régiment est engagé sur le plateau de Californie. Varenne décrit une expérience d’apocalypse. Il abandonne sur le plateau nombre de ses anciens camarades. Après 10 jours de repos, il retrouve le secteur de Vauclerc du 19 au 31 mai (en réserve dans les abris Electra). Le moral est bas et Varenne, désigné pour une liaison avec le camp de Blanc-Sablon le 26, trouve à son arrivée un bataillon au bord de la révolte. Le 414e RI monte en ligne dans le secteur de Laffaux. De septembre à octobre 1917, Varenne participe à l’offensive qui aboutit à la prise du fort de la Malmaison. Du 13 au 17 novembre, le 414e RI est au Bois Mortier puis part à nouveau dans la Somme. Après un séjour au Camp B de Remaugies, il se porte dans le Pas de Calais à Nesles, puis dans les Vosges, avant de partir pour la Marne en mai 1918. Le 27, le 414e est en ligne pour tenter de contenir l’offensive allemande. Il se porte devant Bligny. C’est là que Varenne est grièvement blessé au crâne par un éclat d’obus qui traverse son casque, le 6 juin 1918. Il était alors sergent (Varenne ne mentionne aucune de ses promotions, dont je n’ai pas retrouvé les dates). Il est évacué et réformé le 15 novembre (date à laquelle son récit prend fin).

Souffrant d’une paralysie du côté droit et d’un trouble temporaire de l’élocution, Varenne suit une rééducation intensive. Son infirmité lui vaut une proposition pour être accueilli à l’Hôtel des Invalides : il la refuse et travaille avec acharnement à son insertion sociale. Apprenant à écrire de la main gauche, il passe les concours de l’administration et est admis en novembre 1919 à la fonction de percepteur des impôts. Il se marie en 1923 et aura deux fils. Après guerre, il s’implique dans de multiples activités associatives et présidences au sein du monde des anciens combattants. Il milite pour un rapprochement entre les adversaires d’hier, pour que cette guerre soit la dernière. À Carcassonne où il est muté en 1946, il se lie d’amitié avec Joë Bousquet. Varenne lit beaucoup, dessine encore de la main gauche, et écrit poèmes, articles et nouvelles dont certains sont publiés dans des revues et journaux. Retraité en 1960 (receveur des Finances), il meurt le 24 avril 1980.

2. Le témoignage

L’aube ensanglantée. Récits de guerre d’un poilu, éd. de la Revue mondiale, 1934, 223 p. réed. Paris, L’Harmattan, 2004.

Souvenirs rédigés d’après les carnets de route tenus pendant trois ans et demi de guerre. Paru une première fois en 1934, à compte d’auteur, les souvenirs de guerre de Varenne ont été l’objet d’une réédition en 2004, conforme à l’édition originale, et préparée par ses deux fils. Cette édition est enrichie d’annexes : un texte et des dessins inédits de l’auteur, des lettres inédites qui lui ont été adressées par Joë Bousquet, un glossaire, une note biographique, des repères géographiques.

Dans l’avant propos de l’édition de 2004, André et Georges Varenne examinent les raisons qui poussèrent leur père à attendre près de 15 années avant de se replonger dans ses carnets et de publier ce livre. La première raison tient au fait qu’ayant été grièvement blessé, Joseph Varenne avait perdu l’usage de sa main droite et souffrait de séquelles importantes. Il dut subir une longue rééducation. La seconde raison de cette attente découle de la première : il dut consacrer beaucoup de temps et d’effort pour assurer son insertion sociale. La troisième raison avancée par ses fils est un motif souvent invoqué dans l’explication de la rédaction sur le tard des souvenirs de combattants : choqué, traumatisé, Varenne avait trop souffert. Au lendemain de la guerre, il avait soigneusement remisé dans un tiroir de son bureau 6 carnets où il avait noté pendant 42 mois de guerre, presque chaque jour, ses « Souvenirs et impressions de guerre ». Le temps était alors à l’oubli et à la guérison des blessures physiques et morales.

Lecteur passionné, Joseph Varenne lit la littérature d’après guerre. Au sein d’associations d’anciens combattants, il milite pour un rapprochement entre les adversaires d’hier. Il ressent le devoir de raconter son expérience de combattant. À partir de 1930, il ressort ses carnets et commence à les mettre en forme.

À la page 244 figure un extrait (retranscrit) du manuscrit original, consignant le souvenir terrible de ce jour où il tomba entre les lignes ennemies et dut attendre là l’obscurité. On peut y constater la sobriété initiale de la prise de notes : « Retour aux nouvelles positions, portant un pli concernant la relève, avec Villard. Tranchée ennemie. Coups de feu. Imitant la mort de 7h à la nuit. Rafales de mitrailleuses. Retour indemne. Contentement ». Si l’on compare cette note au récit qui en est fait dans le témoignage, on mesure l’importance du travail de réécriture et de mise en récit a posteriori : « Peu à peu mes membres s’engourdissent. Alors le martyre commence, le corps sentant ses forces diminuer veut tenter l’impossible, mais la raison que dirige l’esprit de conversation commande d’attendre et de ne pas désespérer. Et ainsi, pendant des heures entières, ils se livrent à ce singulier combat dont ma vie est l’enjeu. Alors le « moi » se révèle, le passé s’impose en une foule de souvenirs. Je pense à tous ceux que j’aime et que je ne verrai peut-être plus. Le présent, c’est le devoir, l’abnégation, le sacrifice ; l’avenir, en ce moment, m’échappe. […] Maintenant je voudrais bouger, mais mon corps est scellé à la terre. Je suis lié à elle depuis environ 7 heures du matin, je me sens rapetisser. Que la nuit est donc lente à venir ! Je la désire, je l’appelle de toutes les forces qui me restent » (p.126).

Ce travail de mémoire s’inscrit dans une démarche de lutte farouche contre la guerre, ainsi que l’indique la dédicace : « à mes fils André et Georges. Qu’ils ne connaissent jamais pareil sacrifice ». Publié en 1934, l’ouvrage reçoit le Prix International de Littérature contre la Guerre de Genève la même année.

3. Analyse

Dans le paratexte de l’édition 2004, une page intitulée « Sur les camarades je, on et nous » attire notre attention sur le personnage principal du récit qui va suivre. Cette page, signée A. V. (André Varenne ?) soulève une question essentielle dans l’étude du témoignage. Qui parle par la plume de Joseph Varenne ? Est-ce « je » ? Est-ce un « on » impersonnel ou le « nous » des copains ? Le choix du système d’énonciation par le témoin est significatif d’une démarche, d’une intention. Le « on » pluriel comme le « nous » appellent la communauté à témoin. Le groupe donne une légitimité au discours, de par son autorité collective. Dire « je », c’est s’exposer seul au jugement. Si l’emploi du « je » créé l’illusion d’une mise à nu de l’auteur, il ne garantit pas un degré de sincérité supérieur au « nous ». Tout au plus assure-t-il un spectre d’analyse, un point de vue plus resserré sur l’individu. Le modèle d’écriture militaire tend à susciter le « nous » collectif : le combattant est imprégné du groupe, c’est là l’essence même de l’expérience de la camaraderie militaire. Si son emploi peut relever de la volonté de minimiser prudemment l’implication personnelle de l’auteur dans l’événement raconté, il peut aussi indiquer le désir de ressusciter une expérience vécue collectivement, dans la communion du groupe. Celui qui publie ses souvenirs en hommage à ses camarades devient le dépositaire de la mémoire de l’unité. Varenne est de ces auteurs qui recourent fréquemment au « on » des copains. Cependant, le « je » tient une place importante dans ce texte. En partie parce que Varenne exerça souvent la fonction de coureur, expérience « solitaire », et qu’il relate donc des missions effectuées en marge de l’action collective. Le point de vue adopté pour la narration se limite strictement à ce que l’auteur a vu et fait. L’exemple le plus éloquent de cette subjectivité : le témoignage se termine sans la moindre allusion à la victoire ou à la paix ! Il n’est fait aucune mention du 11 novembre, ni de la liesse qui l’accompagne. Pourtant farouche défenseur de la paix, Varenne aurait eu matière à disserter. Mais cette étonnante omission tient au parcours personnel de l’auteur : blessé grièvement le 6 juin 1918, sa guerre n’est hélas pas terminée… Une nouvelle bataille commence : « La patrie me remercie, à 24 ans, avec 80 pour cent d’invalidité, la médaille militaire, quatre citations, et le costume Abrami pour rentrer dans mes foyers »  (p.235).

Le témoignage de Joseph Varenne mêle la simplicité des scènes du quotidien aux réflexions les plus profondes sur le devoir, la résistance morale, l’obéissance. Les scènes de vie les plus douces et anodines alternent avec les scènes de mort les plus abjectes. L’auteur n’a pas sacrifié les scènes de repos, où la vie reprend ses droits au profit des scènes de combat les plus infernales. Ces évocations occupent des chapitres à part, intercalés entres les chapitres consacrés aux séjours au front. Dans cette alternance des expériences les plus contraires, c’est toute l’absurdité de la guerre qui est dépeinte avec finesse. C’est l’indignation de l’auteur que l’on retrouve à chaque page : « Quel lamentable destin est le nôtre ! En regardant autour de soi, en écoutant son propre désir, c’est avec un profond désespoir qu’on se retrouve n’être qu’un matricule, un chiffre insignifiant » (p.133).

Au centre de cet ouvrage : le poilu, qui nous apparaît comme un être « simplifié » (cf. Frédéric Rousseau, La guerre censurée, Paris, Seuil, 1999). Simplifié dans son corps (abandon de la pudeur, saleté, chosification par la non-information, le port d’un numéro de matricule, l’abandon dans la mort, etc.). Simplifié dans ses besoins (omniprésence du souci compulsif pour la nourriture, pour la boisson, évocation de la frustration sexuelle). Simplifiés dans son rapport aux autres (dureté des rapports, du langage, obéissance passive, etc.). S’il râle souvent, commente, critique, il a appris le sens de la résignation : « Cette docilité ne découlerait-elle pas de notre embrigadement, de l’abandon de notre personnalité ? Que vous soyez patriote convaincu ou un irréductible sans-patrie, que vous incarniez la révolte ou l’obéissance passive, vous n’êtes pas moins un matricule, considéré uniquement par sa valeur numérique, devant obéir sans regimber à des ordres parfois discutables » (p.57-58). Cette disparition de l’homme derrière sa seule utilité militaire écœure Varenne : dans ses souvenirs, il travaille à redonner un peu d’humanité à ses numéros qui étaient pères de famille, maris et fils, civils sous l’uniforme. Et les anecdotes comme les dialogues composés par l’auteur ébauchent une galerie de portraits qu’il n’a malheureusement pas le loisir d’approfondir.  Redescendant du plateau de Californie en mai 1917, il a alors déjà perdu presque tous ses anciens et plus proches camarades. À partir de ce moment, les poilus qu’il fréquente paraissent moins familiers au lecteur, Varenne met moins d’application à nous les faire connaître. « La compagnie Lambert n’est plus » (p.170).

Sans pour autant s’effacer dans cette reconstitution de l’univers des tranchées,  l’auteur s’applique à n’être qu’un poilu comme les autres. Il néglige même de mentionner ses différentes promotions (caporal puis sergent), rappelant ainsi ce qui compte réellement : partager le sort de ses camarades. Ses fils notent en préface que Joseph Varenne aurait refusé plusieurs fois la formation d’officier qui lui était proposée. Certaines pratiques, certaines méthodes de commandement, une trop grande négligence pour la vie des hommes l’indignent. Il ne restera qu’un exécutant. L’incarnation du chef modèle apparaît dans ses souvenirs sous les traits du sous-lieutenant Lambert. Tombé sur le Chemin des Dames, il emporte avec lui le regret de ses hommes, lui qui « tout en restant leur chef, sût être leur frère de misère » (p.170). Car c’est bien là la condition essentielle pour gagner le cœur des hommes. Les officiers étrangers à la tranchée n’appartiennent pas au même monde : « Quel contraste offrent ces officiers aux buffleteries étincelantes avec les nôtres nettoyées à la graisse et nos armes débronzées par le dur contact de la terre des tranchées et les intempéries ! » (p.40). Varenne se souvient de l’agitation fébrile excitée par la venue du général en première ligne dans le secteur de Douaumont. L’occasion en est si rare qu’elle a quelque chose de mystique !

L’aspiration égalitaire poussée à sa plus vibrante expression ne tolère pas les exceptions. Les souvenirs de Varenne traquent et débusquent le planqué sous toutes ses formes. L’embusqué de l’arrière-front n’échappe pas aux volées de bois vert. C’est un fait connu : pour le fantassin en première ligne, tout individu qui se trouve derrière lui est potentiellement un planqué… Pendant la Première Guerre mondiale, cette suspicion atteint un niveau paroxystique qui fait parler « d’embuscomanie ». L’embusqué est un exutoire, un modèle repoussoir qui exorcise la peur de céder à la tentation de l’imiter. Il est la détestable exception qui bafoue la règle d’or fraternelle. Dans les moments les pires, cette solidarité des camarades est tout ce qui reste ; un simple quart d’eau généreusement partagé entre des hommes torturés par la soif vaut tous les serments : « Si ce n’était la camaraderie créée par la souffrance mutuelle, le plus fortuné l’acquerrait à prix d’or. Mais ce dernier n’a ici aucune valeur et, même s’il en avait, il ne saurait corrompre la fraternité qui nous unit sans distinction de religion et de fortune » (p.69).

Joseph Varenne nous donne quelques indices précieux pour la compréhension de la résistance morale des hommes au combat. C’est par exemple la nécessaire intériorisation des exigences qui pèsent sur les épaules du combattant. Dans le combat, l’emprise des chefs n’est jamais absolue. L’homme se retrouve face à lui-même et doit apprendre à gérer cette dangereuse part d’autonomie : « On se retrouve quatre, quatre deuxièmes classes, pas un gradé pour nous guider. Que faire ? Où aller ? Se planquer ? Ah ! non. Le geste est trop grave » (p.20). Mais qui aurait pu leur en faire le reproche ? Personne, Varenne le sait. Dans la confusion du combat, ils étaient là, échappant à toute surveillance, si ce n’est la surveillance mutuelle. L’évitement est une alternative. Mais la ténacité dépasse l’obéissance et la discipline. Elle est aussi le fruit de l’intériorisation de valeurs sociales, de l’appropriation de valeurs collectives, le résultat de la pression d’exigences personnelles, intimes, qui poussent les hommes à faire leur devoir.  « Fuir ! Fuir ces lieux ! On ne pense qu’à cela ! Mais non, il faut rester là ! Vivre avec les morts et vaincre avec les vivants. Il faut attendre que la mort ait creusé les vides nécessaires pour espérer la relève. En attendant, autour de nous, les cadavres toujours plus nombreux s’amoncellent. Ils servent de boucliers aux vivants, bravant encore la mitraille en nous protégeant. Les chefs, à leur tour, un à un disparaissent ; puis le commandement cesse. Mais le combat, rapide comme la pensée, a fait vite du soldat un chef. Dès lors, l’action n’est plus subordonnée à un ordre, mais dépend de sa propre volonté, on est celui qui ordonne et qui obéit ».

Mais si Varenne exalte le courage simple des hommes, il n’en porte pas moins un regard honnête sur leurs défaillances. À commencer par les siennes. Peur et souffrance morale sont omniprésentes dans son récit. De même que le dégoût, l’indignation, la grogne et le grondement sourd des sentiments les plus amers. Varenne ne fait pas de secret de ses émotions. Il les contemple, les analyse. Il finit la guerre sur une blessure grave qui lui vaut la médaille militaire et la croix de guerre avec palme. Comme le veut la formule : il finit la guerre en héros. Le texte accompagnant cette distinction figure dans les annexes : « Sous-officier de tout premier ordre, courageux et plein d’allant ».  Que nous dit Varenne ? « Je suis appelé. Il est décidé que je contournerai le village sur la gauche pendant que l’un d’eux exécutera la même manœuvre à droite. J’ai un sursaut de révolte. – Ce n’est pas mon tour de marcher, vous n’ignorez pas que je viens de mener la patrouille au combat. […] Je suis surpris d’avoir manifesté si hautement mon indignation. Je ne me reconnais plus… […] – Quelle sale histoire ! Il faut que j’y retourne. C’est toujours aux mêmes poires à marcher ! ». C’est ainsi que l’auteur nous livre la réalité que sublime cette formule : « plein d’allant ». Cette faiblesse humilie-t-elle celui qui partit non avec enthousiasme mais par devoir, avec résignation ? Varenne est sans doute un héros, mais ce héros est un homme ordinaire, confronté à son instinct de conservation, combattant sa nature et luttant contre la révolte de sa chair. La sincérité de ce témoignage grandit plus qu’elle n’amoindrit l’homme, dans ce combat avec lui-même. Elle nous parle de ce sens du devoir tel qu’il a pu être vécu par beaucoup d’hommes : non pas comme une inspiration patriotique aux accents mystiques mais plutôt comme une lutte intérieure constante pour parvenir à l’obéissance. Assistant à la révolte d’un bataillon au Camp de Blanc-Sablon, au moment des mutineries de 1917, Varenne se souvient des paroles des officiers à la troupe : « les officiers s’efforcent de l’apaiser. Ils vont d’un groupe à un autre, ils ne parlent pas de patrie, mais s’adressant à l’homme plutôt qu’au soldat, en un tableau rapidement brossé, ils montrent le désespoir et le déshonneur des familles si jamais survenait le pire ! » (p.149-150).

La haine de l’ennemi ? « Ah ! si chaque projectile tuait, la guerre serait finie, bien finie. Nous ne serions plus là, obscurs artisans d’une mêlée fratricide dont les raisons nous échappent » (p.87).  Varenne œuvra après la guerre, à son niveau, au rapprochement des ennemis d’hier. Actif dans le milieu des anciens combattants, il organisait des rencontres. Nul étonnement à ce que la représentation de l’ennemi soit très mesurée sous sa plume, fidèle aux leçons que Varenne tira de son expérience de guerre et à son engagement : « En face, je devine la même immobilité forcée, les mêmes gestes et des besoins identiques. Mais voilà, ils sont vert réséda pendant que nous sommes bleu horizon ! Ce sont des humains qui défendent leur vie comme nous défendons la nôtre. Ils obéissent à la loi commune qui veut que celui qui tue diminue les chances de l’être. Et c’est surtout cette idée dominante qui donne la force de tuer, donc celle de vaincre, et qui crée à son insu tant d’héroïsme » (p.135-136).

Dorothée Malfoy-Noël, novembre 2010

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Maufrais, Louis (1889-1977)

1. Le témoin

Né le 29 septembre 1889. Externe à l’hôpital Saint-Louis, Louis Maufrais se trouve en vacances à Dol-de-Bretagne au moment de la déclaration de la guerre. Il reçoit sa feuille de route le 3 août et se rend à la Caserne Bellevue (août-décembre 1914). Nommé médecin auxiliaire dans le service de santé il part pour le camp de Coëtquidan pour être incorporé au dépôt du 94e régiment d’infanterie le 8 janvier 1915. Il part pour l’Argonne (février-mai 1915). Le 17 février, il se porte avec son régiment en renfort du Corps d’Armée, les Allemands attaquant à Vauquois. Début mars, il est dans le secteur de Blanloeil puis au saillant de Marie-Thérèse début avril. Louis Maufrais reçoit une citation au mois de mai. Successivement dans les secteurs de Bagatelle et de Beaumanoir au début de l’été, il quitte l’Argonne le 17 juillet. Il part en Champagne, secteur du bois Vauban. Le 18 septembre, arrive l’ordre de monter en première ligne. « J’avoue ne jamais avoir vu de scènes d’enthousiasme, en pareille circonstance » remarque-t-il (p.142). Le 25 septembre, c’est l’offensive : Maufrais est dans son poste de secours de première ligne, désemparé face à l’afflux de blessés et le manque de moyens. L’année suivante, il est à Verdun (mars-avril 1916), dans les secteurs de la redoute de Thiaumont puis de Cumières en avril. Le 19 de ce mois, il est nommé médecin du 1er bataillon, médecin aide-major de 2e classe et officier. Il est au Mort-Homme en mai. Maufrais note le 17 mai une veillée d’armes morose : les hommes ont le cafard, plus que d’habitude. Entre mai et septembre 1916, son régiment est en Lorraine, placé en réserve en juin. Maufrais est maintenant chef du service médical du 1er bataillon. Il retourne dans la Somme du 1er juillet au 18 novembre 1916. Souffrant de rhumatisme fébrile, il passe 15 jours à l’hôpital. Le moral est mauvais, ses amis de l’Argonne et de la Champagne sont tombés et Maufrais décide de quitter l’infanterie. On lui propose de devenir médecin du 2e groupe du 40e régiment d’artillerie : il accepte avec soulagement et rejoint son nouveau poste le 10 mars 1917. Dans l’Aisne, son régiment prend position en préparation de l’attaque du 16 avril, au centre du dispositif, face à ses objectifs : la cote 108 et le Mont Sapigneul. « Enfin arrive le 16 avril, jour fixé de l’attaque. Lever à 4 heures du matin. À cinq heures, nous quittons les positions avec tout le matériel pour aller, en principe, nous poster derrière l’infanterie et l’accompagner dans son avance » (p.269). Il voit l’infanterie à Berry-au-Bac et à la ferme de Moscou et souhaite se placer au poste de secours du 94e RI, son ancien régiment. Le 16 avril, c’est l’incompréhension : « L’attaque a été ajournée. C’est ce que me dit le commandant, en veine de confidences. La cote 108 et Sapigneul sont encore trop fortement occupés par les Allemands, paraît-il » (p.270). Son régiment est en attente pendant une vingtaine de jours à Hermonville, puis à St Thierry et Merfy. En juillet, il reçoit l’ordre de prendre la route pour le front de Verdun. Une grande offensive se prépare pour le 25 septembre. Maufrais est ensuite affecté à l’ambulance 1/10. À peine arrivé, il doit passer 15 jours avec le 332e RI : très las, il se dit désespéré d’être toujours ramené à l’infanterie. À l’ambulance 1/10, d’avril à novembre 1918, il fait fonction d’aide-chirurgien. L’ambulance part pour la Somme le 30 avril. Après l’armistice, il est détaché de l’ambulance 1/10 et affecté à la mission française près de la 3e armée britannique. Ses souvenirs se terminent sur l’évocation du défilé sur les Champs Elysées le 14 juillet 1919. Louis Maufrais soutient sa thèse en 1920 et devient médecin généraliste. Il décède le 5 décembre 1977.

2. Le témoignage

J’étais médecin dans les tranchées, Paris, Laffont, 2008.

Dans ses vieux jours, devenu presque aveugle, Louis Maufrais entreprit de sauvegarder ses souvenirs de guerre en s’enregistrant à l’aide d’un magnétophone. Dans l’héritage qu’il laisse à ses enfants se trouvent quelques 600 photographies du front légendées et une boîte à chaussures contenant 16 cassettes de 90 minutes. Sa petite fille, Martine Veillet découvre ce précieux héritage en 2001. Elle passe 4 années à la mise en écriture des souvenirs de son grand-père, procédant à une retranscription du témoignage et menant une enquête appliquée, afin de vérifier l’exactitude des faits racontés par son aïeul (consultation des JMO, de quelques carnets personnels conservés par Louis Maufrais, de lettres adressées par lui à ses parents, du journal non publié d’un camarade, etc.).

Le témoin se met une fois en scène dans son travail d’écriture : « La fatigue aurait dû me faire tomber de sommeil. Mais c’est le contraire qui se produit. Toutes les émotions de la nuit me bourdonnent dans la tête. Alors je prends un carnet et j’écris. Je décris, je classe, j’essaie d’en tirer quelques réflexions et enseignements pour les jours suivants » (p.75-76). La prise de notes aurait été une sorte d’exutoire, un travail intime, un besoin impérieux de laisser une trace, de ne pas oublier. C’est d’ailleurs ce qui le poussa à s’enregistrer peu de temps avant sa mort. Martine Veillet remarque dans sa préface que les raisons qui incitèrent son grand-père à immortaliser ses souvenirs semblent avoir évolué au cours du temps : d’abord soucieux de garder le souvenir d’une expérience personnelle, Maufrais aurait pris conscience d’être le témoin d’une page d’histoire exceptionnelle. Photographies et notes deviennent un reportage. Le souci de Maufrais était avant tout de décrire ce dont il avait été lui-même témoin. S’il s’autorise des passages moins subjectifs, dans le souci de poser le contexte, il ne manque jamais de rappeler ce que lui-même pouvait voir ou entendre de son poste : « Cela, ce sont les rescapés qui me le décrivent au fur et à mesure. Car je suis au travail, avec Parades, enterré dans le poste de secours, au milieu du vacarme assourdissant » (p.150). Ou encore : « Moi, je n’avais rien vu. Ma seule ouverture sur l’extérieur était un petit soupirail de dix centimètres de haut sur vingt-cinq de large » (p.220).

3. Analyse

Témoignage d’un grand intérêt, autant pour la qualité du texte, la finesse des observations, que pour le très riche corpus de photographies. Le texte mis au point par la petite-fille de Louis Maufrais laisse transparaître un sens de l’observation aiguisé, un esprit d’analyse et un vrai souci de précision.

Martine Veillet remarque dans sa préface que Louis Maufrais ne s’est jamais senti atteint dans sa virilité par le fait de ne pas porter les armes. Son devoir était de soigner. Cette réflexion semble justifiée : il est vrai que l’on ne retrouve chez Maufrais aucune des mentions que l’on peut trouver chez un Lucien Laby par exemple (Les Carnets de l’aspirant Laby, Bayard, 2001), qui, quant à lui, exprime un certain « complexe » à ne pas participer à l’activité guerrière au même titre que ses camarades combattants : « Je serais tellement vexé d’arriver à la fin de la guerre sans avoir tué un Prussien […] j’ai décidé fermement d’aller passer vingt-quatre heures dans un petit poste avancé, sans brassard, mais avec un Lebel » (Laby, p.75). Notons que Laby ne fait pas figure de belliqueuse exception. On retrouve aussi chez Édouard Laval (Souvenirs d’un médecin major, 1914-1917, Paris, Payot, 1932, 237 p.) : « Combattants mes frères […] dans ces minutes extraordinaires, ceux que vous dénommez non-combattants donneraient beaucoup pour être à votre place » (p.80). Le besoin de participer à l’action combattante n’est pas, semble-t-il, une aspiration unanimement partagée. Toutefois, on remarque dans le témoignage de Maufrais d’autres signes d’un besoin de « conformisme » générationnel. Au-delà de l’exaltation d’une identité virile, le besoin de participer à l’action collective s’inscrit avant tout dans la revendication de l’appartenance au groupe. La pression sociale est très forte à l’entrée en guerre. L’expérience collective mise en scène au moment du départ tend à rendre illégitime toute autre situation. Maufrais, partant pour l’armée, exprime la satisfaction de ne plus se démarquer. Il semble fier : « désormais comme les autres garçons de ma classe d’âge. Je pouvais enfin dire aux gens où j’allais ! » (p.28). Son séjour à la caserne s’éternisant, il manifeste la peur de ne pas avoir le temps de faire la guerre, ce qui le démarquerait à vie de sa génération : « Je me sentais mauvaise conscience. Je me disais : ‘La guerre va se terminer au printemps, après une offensive’. J’imaginais déjà une seconde bataille de la Marne er je me disais : ‘Je n’aurai pas fait la guerre. Je n’aurai pas suivi le sort de ma génération. Et cela, ce sera une tache que je ne pourrai pas effacer’ » (p.45). Il écrit alors au député, M. le Hérissé, pour demander son départ.

Louis Maufrais n’est pas un sujet très sensible à la propagande patriotique. Patrie et ennemi sont presque absents de son récit. S’il fait quelques réflexions sur l’ennemi, c’est plutôt pour parler de l’attitude du soldat à son égard. p.81, il note que les hommes urinent dans des boîtes de conserve pour les jeter aux Allemands quand ils n’ont plus de munitions. Le commandant se sent obligé de lui dire : « On ne peut pas tenir les hommes. Ils font ça malgré nous ». Il remarque aussi, lors de l’interrogatoire d’un prisonnier allemand, qu’un homme est en train de couper des boutons de sa vareuse pour les récupérer. Quel sentiment Maufrais éprouve-t-il face à ces procédés ? On ne le sait guère. On peut lire un passage frappant, au moment où il se trouve au Mort-Homme, après l’attaque du 18 mai 1916. Maufrais décrit une forme de cessez le feu entre les Français et les Allemands ahuris par la violence de la lutte :

« Alors nous nous avançons. Nous trouvons des gars qui cherchent on ne sait quoi, l’air hagard. Il y en a qui titubent. Un peu plus loin, qu’est-ce que je vois ? Des Allemands. Je dis à Cousin : – ça y est mon vieux, nous sommes prisonniers. – Oh, me répond-il, ce n’est pas possible, les Allemands n’ont pas d’armes.

Eh bien oui. Aucun d’eux n’est équipé, pas plus les Allemands que les Français. Les hommes se croisent, ils ne se parlent pas. Tous, ils sont brisés. Plus bons à rien. Dégoûtés de tout. De la guerre en particulier. Les Allemands comme les Français, ils sont à chercher quelque chose, des blessés, des morts, ou rien » (p.236).

Soucieux des autres et plein de bonne volonté, Maufrais nous fait partager de nombreuses réflexions sur la place du médecin au sein de l’unité combattante. On trouve par exemple une remarque intéressante ayant trait à son expérience du brassage social induit par l’expérience militaire : « Je trouve tout à fait extraordinaire de pouvoir discuter amicalement avec des gens que je n’aurais jamais eu l’occasion de rencontrer dans la vie civile » (p.33). Maufrais est étudiant en médecine : tout naturellement, les médecins militaires d’active l’intriguent. Il en a généralement une assez mauvaise impression : « Et voilà comment, dans l’armée, d’anciens médecins d’active dont les connaissances médicales commencent à faiblir sérieusement s’arrangent pour s’adjoindre des gens de la réserve très à la page de façon à profiter de leurs leçons en se piquant de faire des publications médicales sous la signature, associée à la leur, d’un gars qui connaissait son affaire » (p.57).

Le récit de Maufrais est évidemment intéressant pour une histoire des premiers soins. Il évoque ses pratiques de médecin de tranchées, dans les postes de secours de première ligne, parfois décrites dans le détail sans pour autant constituer un récit très technique. Elles le désolent. Il se livre d’ailleurs sur cette peur qu’ont pu avoir les jeunes étudiants de médecine d’avoir tout oublié à la fin de la guerre et d’être incapables d’exercer la médecine dans des conditions normales : « j’étais torturé par l’idée du temps qui passait. J’étais en train d’oublier mes connaissances. Faute d’exercices, la médecine me devenait de plus en plus étrangère » (p.279). S’il observe les blessures, il est aussi témoin des effets du stress et des bombardements sur les hommes, effets qu’il peut également observer sur lui-même : « Ca martèle la tête, et tout notre système nerveux en est ébranlé. Je vois mes gars peu à peu perdre connaissance. Devant moi, Vannier me regarde avec des yeux ronds sans me voir. À côté de lui, un infirmier dort déjà… » (p.234). Il se rappelle, entre autres, avoir vu un homme devenir fou furieux après l’éclatement d’un obus (p.92). Maufrais ne cherche pas à cacher sa peur. Comme ses camarades combattants, c’est un sentiment avec lequel il doit vivre tous les jours : « On n’a pas envie de manger, pas envie de rire. Par moments, il nous semble entendre deux pioches frapper presque en même temps. J’essaie de me rassurer. […] Puis, quand le bruit s’arrête, l’angoisse commence. Autour de moi, il n’y a que des types courageux, mais ce danger-là n’est pas comme les autres. On ne peut rien contre lui. Alors comment ne pas avoir peur ? » (p.94).

Le témoignage de Louis Maufrais est également riche en observations sur le personnel de santé, les brancardiers en premier lieu. Car sans brancardiers efficaces, le poste de secours est bien vite saturé : « Je suis découragé. Par moments, il y a quinze à vingt blessés à évacuer. Je demande des renforts au régiment et aux musiciens. Le chef de musique me fait répondre qu’un saxophone vient d’être évacué et que, s’il donne encore des hommes, la musique cessera d’exister. Alors, on fait appel aux brancardiers divisionnaires, qui font le service entre les postes de régiments et les hôpitaux de l’arrière » (p.89). Sans porter de jugements très sévères à leur encontre, souvent indulgent même, il note la difficulté pour les brancardiers à être là où l’on souhaiterait qu’ils soient : « Parmi les brancardiers bénévoles et les convoyeurs volontaires qui effectuent les évacuations, quelques-uns reviennent mais pas tous. Les autres préfèrent rester aux cuisines, en fin de compte. Faut-il leur en vouloir ? Ils risquent leur vie à chaque trajet. Au poste de secours, nous vivons dans l’attente des brancardiers, qui arrivent souvent trop tard, pour les blessés les plus graves » (p.122). Maufrais a conscience que le brancardier qui est sorti vivant de la fournaise a bien du mal à revenir sur les lieux de combat. Il fait cette remarque : « Au tout début de la guerre, il était dans les habitudes des cadres de l’armée de désigner comme brancardier des hommes incapables de se battre. Mais ils comprirent rapidement que c’était l’inverse qu’il fallait faire. Parce que ces gars-là agissaient en dehors de tout contrôle, que leur rendement était subordonné à leur dévouement, sans aucun repos ni de jour ni de nuit. Et les brancardiers furent alors sélectionnés parmi les meilleurs éléments – résistance physique et morale, esprit de devoir » (p.72). Cette part d’autonomie, cette façon d’agir « en dehors de tout contrôle », le médecin y est aussi confronté. Car, bien souvent dans le combat, il ne s’agit pas tant pour lui d’obéir à un ordre que d’agir selon sa conscience. Le personnel de santé a la terrible responsabilité de faire des choix en permanence : le choix des blessés transportés et soignés en priorité, le choix du possible et de l’impossible. Le médecin de bataillon Maufrais évoque ce terrible doute, alors qu’il est pris sous un tir de barrage et qu’il ne peut que rester couché à terre : « Que faire ? Il remue une jambe. Peut-être y a-t-il encore de l’espoir ? » (p.120). Il ressort de l’expérience du champ de bataille un douloureux sentiment d’impuissance que les soignants doivent apprivoiser. S’ils prennent trop de risques, ils s’exposent à mourir pour rien. Et Louis Maufrais reconnaît qu’un jeune médecin est un capital précieux en temps de guerre et il doit apprendre à se préserver pour le bien commun (p.267). Mais s’il estime une mission impossible ou un cas désespéré, il s’expose à être taxé de lâcheté, ou torturé par sa conscience.

Le témoignage du médecin Louis Maufrais offre un point de vue intéressant : n’étant pas combattant, il peut porter sur ses camarades soldats un regard plus extérieur, curieux et analytique, sans être à la fois juge et partie. Des détails intéressants ressortent de son observation du fantassin. Par exemple, la répugnance des hommes face aux couteaux qui leur sont distribués : « Ils disposent de grenades un peu plus puissantes et de couteaux. Eh oui… des couteaux de cuisine ! Ou plutôt des couteaux de boucher dont la lame est insérée dans une gaine de toile, avec un manche en bois, mais dépourvue de garde pour protéger les mains. Cette nouvelle arme n’aura aucun succès auprès des troupes : après l’attaque, il n’y aura qu’à se baisser pour en ramasser. Les hommes les avaient jetés par terre… » (p.141). Il remarque, le 29 avril 1915, que la proportion des blessés par grenade est de plus en plus importante.  Louis Maufrais se penche aussi sur la question des rapports des combattants avec le personnel soignant. Dans les premiers temps, l’externe Maufrais doit se faire à sa nouvelle condition de médecin auxiliaire. Il se souvient du peu de considération de certains gradés à l’égard des médecins auxiliaires et étudiants en médecine (p.58-59). Le cas de Maufrais est celui d’un médecin de tranchées, qui partage donc en bonne partie le quotidien des hommes, les souffrances, les risques, au même titre qu’un officier de tranchées. Le récit de ses premières expériences ressemble, à beaucoup d’égards, à celui de n’importe quel combattant. Le premier mort est un choc: « L’événement me laisse découragé jusqu’à la fin de la journée. Je viens de découvrir brutalement toute la bêtise de la guerre » (p.64). Puis c’est le baptême du feu : « Une grande journée pour moi, celle de l’initiation. J’éprouve plus d’appréhension que d’enthousiasme, je l’avoue, à l’idée de me trouver bientôt dans cet endroit dont on parle tous les jours dans les journaux depuis plus d’un mois » (p.65). Arrivé à l’armée plus tardivement que ses camarades, il remarque que le personnel de son poste de secours est déjà aguerri : « Malgré le bruit des balles, mes camarades de l’infirmerie ont parfaitement dormi. C’est tous des gars aguerris qui vivent ce métier-là depuis le début du mois d’août. Ils ont fait la retraite de la Marne, la bataille de la Marne, sont remontés se battre à Sézanne, puis finalement au fort de la Pompelle et, de là ; ils sont partis participer à la guerre des Flandres. Rien ne les impressionne plus. Les bruits sont ceux de leur vie quotidienne. Leur sensibilité devant les atrocités s’est émoussée. C’est indispensable. Ils cherchent un dérivatif à leurs pensées en remontant les mois, les années pour retrouver des souvenirs de famille, de caserne, de femme… Voilà comment je me trouve bientôt entraîné dans leur vie privée sans l’avoir cherché. Car, dans les tranchées, on ne se cache rien entre copains » (p.69-70). Le mot est dit. « copains ». Maufrais fait l’expérience de la solidarité et de l’esprit de corps. En règle générale, on peut dire qu’une profonde ambigüité caractérise les rapports entre les soignants et les combattants, car l’asymétrie de leurs statuts fait obstacle au processus de resserrement des liens qui est le fondement de la ténacité au combat. Des sentiments très variables se manifestent à l’égard des brancardiers, infirmiers, médecins, allant de la méfiance la plus hargneuse à la plus poignante reconnaissance. Trouvant peu à peu sa place, on le voit plus sûr de lui, plus usé également. Dans l’Aisne en 1917, on le fait venir au secours d’un blessé, sous le bombardement. Obligé de sauter de trou d’obus en trou d’obus pour ce faire, il aperçoit le commandant, hilare. Le médecin n’est pas exempt d’une mise à l’épreuve de son courage ! Maufrais goûte peu la bonne humeur du chef : « Ces imbéciles, ils ne se rendent pas compte du capital que représente un jeune médecin. Je n’étais pas d’humeur à rire de la plaisanterie, mais je ne pouvais pas lui donner ma façon de penser ». Furieux, il lance : « Pour que vous me fassiez sortir alors que tout le monde est planqué, lui dis-je, je suppose que l’affaire est grave » (p.267).

Particularité du statut des soignants : la neutralité. Les témoins sont unanimes et Maufrais ne déroge pas à la règle : la Convention de Genève n’est pas toujours respectée. Tous rapportent la négligence à user du brassard et du drapeau à croix rouge, soit par souci de ne pas se démarquer des autres, soit parce que, il faut le dire, personne ne croit plus en l’immunité du personnel de santé. Tout d’abord parce que les obus ne choisissent pas leurs cibles, et parce que peu de « trêves des brancardiers » sont effectivement accordées dans le combat. Le port des armes est également l’une des infractions les plus constatées. Le désir de s’armer exprime souvent un sentiment de vulnérabilité extrême. On lit par exemple chez le musicien-brancardier Léopold Retailleau la formule « Je prends un fusil et des cartouches pour vendre chèrement ma vie » (Carnets de Léopold Retailleau, du 77e R.I. (1914-1918), Parçay-sur-Vienne, Anovi, 2003, p.51). La non-observance répétée de la Convention, au-delà de la mauvaise volonté ou de la méconnaissance, procède également de la difficulté à les appliquer sur le terrain. Louis Maufrais y fait fréquemment allusion. Voici deux exemples. Voyant passer des prisonniers allemands dans la tranchée, il dit : « Ils sont désarmés et accompagnés d’un caporal qui a toutes les peines à les suivre. C’est tout de même le moment de prendre quelques précautions élémentaires : cacher les armes du poste de secours, déchirer les lettres et mettre le brassard de la Croix-Rouge » (p.173). Puis plus loin : « Une chose nous ennuie, c’est d’avoir avec nous encore une vingtaine voire une trentaine d’hommes armés de fusils. On n’a pas le droit, dans un poste de secours, d’avoir des soldats en armes, nos adversaires le savent fort bien. Alors nous convenons avec le chef du petit détachement que, si les Allemands arrivent, les hommes jetteront leurs armes dans les trous alentour » (p.208-209).

Louis Maufrais ne fait aucun secret de sa progressive usure morale au fil des années de guerre. Le contact permanent avec les blessés est une expérience profondément anxiogène. Le manque de moyens, le sentiment d’impuissance, la peur, la mort des copains, tout concourt à éroder la résistance du jeune médecin. Au cours de l’année 1916, dans une lettre à ses parents, Louis s’agace du bourrage de crâne orchestré par les communiqués : « Il paraît que les hommes réclamaient à nouveau l’honneur de remonter en ligne. Que c’étaient des héros… Bien sûr que c’étaient des héros. Mais, à la fin, ils en ont marre » (p.213-214). Il note : « Mes camarades ont changé, eux aussi. Cathalan, Laguens et Raulic. Ils ont l’air de sortir d’un cauchemar, Raulic surtout. Ce philosophe jovial est devenu taciturne, amer, proche du désespoir. Il me confie qu’il se sent physiquement et moralement incapable d’affronter la même épreuve dans dix jours à peine. Je le comprends – moi aussi, passé les premiers moments de repos, je suis hanté par les images de ces vingt et un jours d’enfer, j’ai sans cesse devant les yeux ce décor de trous et de boue, au pied de la redoute » (p.214). Louis Maufrais ne veut plus servir dans l’infanterie. Après un séjour à l’hôpital à la fin de l’année 1916, il a enfin la possibilité de quitter l’infanterie pour l’artillerie. Plus tard, il demande une affectation dans les ambulances de l’arrière-front. Les titres des deux derniers chapitres de cet ouvrage en disent long sur l’usure morale de Louis Maufrais à la fin de la guerre : « Le deuil de la victoire » et « Les fantômes du défilé ». Son témoignage s’achève sur cette impression lugubre : « J’ai la chance de survivre, mais aujourd’hui, je me sens seul » (p.318).

Dorothée Malfoy-Noël, novembre 2010

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