Mascaras, Paul (1894-1955)

Fils unique de bijoutiers d’Albi (Tarn), il naît à Toulouse le 5 septembre 1894. Études au lycée Lapérouse d’Albi, puis aux Beaux-Arts à Toulouse. Passionné de photographie. Catholique pratiquant. Devance l’appel pour pouvoir choisir son régiment et rester près de chez lui. La guerre le trouve donc au 15e RI d’Albi, où il a obtenu le grade de caporal. Commotionné par un bombardement en novembre 1914, il est évacué vers Lourdes, puis il effectue un stage à Nice avant de remonter comme sergent mitrailleur au 1er RI, puis sous-lieutenant. Il participe aux deux batailles de Champagne en 1915. L’année suivante, il est à Verdun en mars (côte du Poivre) et dans la Somme en août et septembre (Maurepas, Combles). Son régiment subit de lourdes pertes au cours de l’offensive Nivelle à Craonne et au plateau de Californie. D’août à octobre 1917, il appuie l’armée anglaise à Passchendaele. Il demande à être muté dans l’arme aérienne et l’annonce à ses parents dès janvier 1918 : « Je n’agis pas à la légère. Souhaitez que je rentre dans l’aviation. » Mais il doit encore, fin mars-début avril 1918, combattre pour la défense de Noyon au cours de l’offensive Ludendorff. À partir du 5 avril, tout change ; il passe de l’école d’aviation militaire de Dijon à l’école de pilotage de Levroux-Vineuil (Indre), où il bousille « un zinc qui ne volera plus, je vous l’assure », à celle de Pau et enfin à l’école de tir aérien de Biscarrosse. Le 11 novembre arrive alors qu’il n’est pas encore reparti vers le front ; son petit-fils pense que le choix de l’aviation, malgré les risques, lui a sauvé la vie. Après la guerre, il reprend le petit commerce familial, mais continue à s’intéresser à l’aviation civile comme instructeur et examinateur, ainsi qu’au rugby au Sporting Club albigeois.
Son petit-fils, Pierre, a retrouvé dans le grenier de la maison familiale une malle contenant le témoignage du combattant de 14-18 : deux carnets de route ; 1200 lettres adressées à ses parents ; 200 photos. Il a utilisé ce corpus en donnant des articles à la Revue du Tarn et en organisant, avec le service départemental de l’ONAC une exposition pour le Centenaire. Certaines de ces lettres furent ouvertes par le contrôle postal militaire, notamment en mai 1917, époque des mutineries, mais il n’y avait rien à censurer. Par contre, dans une autre lettre, du 19 juin 1915, deux pages sont caviardées, mais de façon tellement maladroite qu’on peut lire tout le texte sans trop de difficulté, un récit de fraternisation en première ligne, du côté de Sapigneul : « Nos tranchées sont parfois à 6 ou 8 mètres de distance. Je viens à l’instant de causer un petit brin avec les Boches qui nous disent qu’ils en ont assez. Ils viennent de m’envoyer un boîte de cigares et mes poilus, en échange ont envoyé deux journaux, Le Matin et Le Petit Journal ainsi que quelques billes de chocolat. Nous nous voyons car personne ne se cache et ne se tire un coup de fusil. » Les photos prises par le mitrailleur représentent son équipe et son matériel, sa cagna, un groupe de prisonniers allemands blessés à Maurepas, fin août 1916, des prisonniers transportant des blessés sur un brancard, puis quelques clichés du jeune pilote.
Rémy Cazals
* Articles de Pierre Mascaras dans la Revue du Tarn n° 188, hiver 2002, p. 637-656 et n° 196, hiver 2004, p. 695-710. Catalogue d’exposition, Fragments de Vie, Paul Mascaras, un Albigeois dans la Grande Guerre, Albi, ONAC, s. d., 54 p.

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Devoise, Emile (1886-1971)

Cet ouvrier du cuir est né à Romans (Drôme) le 23 mars 1886. Partisan d’un christianisme social, il est proche du Sillon de Marc Sangnier. Il est mobilisé au 252e RI en août 1914. Le 26 octobre, il entreprend de mettre au propre, sur un petit carnet, les impressions et les faits consignés au jour le jour dans les moments de loisir que lui laissent ses fonctions de cuisinier. Les notes vont ainsi du 2 août au 13 novembre. Peut-être existait-il d’autres carnets, mais ils n’ont pas été conservés.
Voici ses impressions du 2 août 1914 : « La générale vient de sonner. La République a jeté l’appel : aux armes, citoyens ! Les premiers moments d’effroi passés (une guerre au XXe siècle, est-ce possible ?), le peuple a répondu présent. L’enthousiasme est délirant, impressionnant, on envisage le sacrifice suprême avec sang-froid. C’est pour la civilisation que nous luttons, et nous, républicains, nous sentons que notre devoir est là tout entier car, vainqueurs, et nous le serons, nous ouvrirons des horizons nouveaux aux peuples écrasés par les tyrans, et les appellerons à communier à notre idéal de liberté et de fraternité. Nous aurons accompli le labeur, si dur soit-il, que nous impose l’évolution démocratique. C’est la guerre à la guerre. La caste militaire prussienne est jugée. L’épée de Damoclès qu’elle laissait suspendue sur la tête de l’Europe s’abattra sur elle et l’anéantira, donnant enfin aux peuples des possibilités de travailler à leur bien-être, en diminuant les charges militaires qui nous écrasent. » Dans le courant d’août et septembre, Émile découvre les réalités, les blessés, les morts, les villages qui brûlent, « l’horreur du champ de bataille ». « Quelle terrible calamité que la guerre ! », écrit-il le 5 septembre. Il condamne les pillages opérés par les Français eux-mêmes : « Tous les intérieurs ont été saccagés ; les souvenirs les plus chers traînent dans un désordre indescriptible. Une bonne femme, avec son enfant, à laquelle nous offrons de partager notre repas (elle accepte), se plaint ; on a, jusqu’aux jouets de son petit, tout cassé, rien n’a été épargné. » La veille, 13 septembre, il avait noté qu’un Allemand capturé était tout étonné de constater que les Français ne torturaient pas les prisonniers ; et qu’un caporal français blessé avait été réconforté par les ennemis sur le champ de bataille. Le 13 novembre 1914, le carnet se termine sur « la certitude que nous entrons dans la victoire finale », victoire qui sera payée fort cher, mais « la lutte suprême contre cet horrible cauchemar qu’était le militarisme » est nécessaire. Ce « moloch impitoyable » va mourir. « Et nous pourrons désormais saluer l’aurore d’une Europe réconciliée, laborieuse et fraternelle. » En novembre 1914, c’est une prédiction bien idéaliste. On ignore tout d’une éventuelle évolution de l’auteur au cours de la guerre.
Les présentateurs du témoignage nous disent que ses compétences dans les métiers du cuir et « ses engagements favorables à la Résistance » lui valurent d’être nommé à la Libération, en 1944, à la direction d’une entreprise de tannerie de Romans « dont les dirigeants s’étaient quelque peu fourvoyés dans la collaboration ».
Rémy Cazals
* Je suis mouton comme les autres, Lettres, carnets et mémoires de poilus drômois et de leurs familles, présentés par Jean-Pierre Bernard et al., Valence, Peuple libre et Notre Temps, 2002, p. 468-483.

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Roumiguières, Alfred (1887-1973)

1. Le témoin
Il est né à Saint-Martin-Laguépie (Tarn), le 15 avril 1887 dans une famille de cultivateurs. Après le certificat d’études primaires, de 12 à 16 ans, il travaille la terre avec son père tout en préparant avec son ancien instituteur le concours d’entrée à l’école normale d’Albi. Du service militaire d’un an, il sort avec le grade de sergent. Il est nommé instituteur à Sorèze en 1907. Il se marie avec une institutrice en 1910. En 1914, le couple a deux enfants. Alfred milite à la SFIO et dans le syndicalisme enseignant en gestation.
En août 1914, il part comme sergent au 343e RI en Alsace, puis dans les Vosges. Lorsque les soldats sont autorisés à aider les civils à faire les foins près du front, il y participe avec plaisir, écrivant (5 juin 1915) : « J’ai constaté que je n’avais pas oublié mon premier métier. » Son frère Irénée est tué le 9 juillet 1915 (« Comment prévenir ma mère ? »). Adjudant le 14 octobre 1915, Alfred est blessé quelques jours après par l’éclatement accidentel d’une grenade française. En janvier 1916, le voici instructeur à Carcassonne. Il se rapproche du front en octobre, tout en restant instructeur au 15e RI. Il apporte une confirmation à la thèse d’Alexandre Lafon sur la camaraderie : « Depuis que j’ai quitté le 343e, j’ai trouvé beaucoup de camarades, mais je n’ai pas trouvé d’amis. » Il revient en ligne au 26e RI en mars 1918 et il est à nouveau blessé par des éclats de grenade en juillet. Il est libéré le 19 février 1919.
Dès la rentrée suivante, le couple Roumiguières est nommé à Castres ; il y reste jusqu’à la retraite en 1942. Alfred continue à militer à la SFIO et au syndicat des instituteurs. Il est élu au conseil municipal sur la liste socialiste en 1947. Il meurt le 3 juillet 1973.

2. Le témoignage
Alfred Roumiguières dit qu’il écrit au moins deux lettres par jour, dont une à sa femme Rosa. 1600 lettres à son épouse ont été retrouvées, et autant venant d’elle, qu’il lui renvoyait en exigeant qu’elles soient conservées pour les relire plus tard. Le présentateur, François Pioche, a effectué deux choix : ne pas retenir les lettres de Rosa ; reproduire seulement les passages les plus marquants de celles d’Alfred. D’autant qu’il fallait aussi prendre en compte 4 carnets, tenus d’août 1914 à juin 1915. F. Pioche ne sait pas si Alfred a cessé de les remplir à ce moment-là ou s’ils ont été perdus. La deuxième hypothèse paraît la bonne quand on sait que les auteurs de La Plume au Fusil (Toulouse, Privat, 1985) ont donné des extraits de carnets de Roumiguières postérieurs à juin 1915.
Le livre d’Alfred Roumiguières, Un instituteur tarnais dans la guerre 1914-1918, Castres, Société culturelle du pays castrais, 2013, 211 p., contient quelques photos, des cartes et des reproductions de lettres et de pages de carnets (notamment, p. 148, une lettre très maladroitement écrite de la main gauche après sa première blessure). Comme tant d’autres, Alfred a remarqué très vite (11 septembre 1914) l’importance du courrier familial : « Songe que ce n’est que par les lettres que je peux encore vivre un peu votre vie. » On retrouve chez lui l’expression des sentiments d’affection exprimés par tant de poilus, par exemple le 20 janvier 1918 : « J’aime bien que tu me racontes les petites scènes dont nos enfants sont les héros. Un de mes plus grands regrets que me donne la guerre, c’est celui que j’ai de ne pouvoir profiter de nos enfants tant qu’ils sont petits. »

3 Analyse
Le départ
Le 3 août 1914 à Carcassonne, c’est l’enthousiasme. On crie « À Berlin ». On menace Guillaume et son fils de divers sévices. Les différences politiques sont oubliées entre Français. Le sergent Roumiguières fera tout son devoir, en espérant que la guerre soit finie avant le départ de son régiment de réservistes. Il pense que cette guerre sera la dernière et que l’écrasement de l’Allemagne permettra de vivre en paix pendant de longues années : « Je crois qu’en ce moment je travaille pour mes enfants, parce qu’après cette guerre va s’ouvrir une longue période de paix et de tranquillité. » Il n’apprécie pas que la foule injurie une femme allemande tenant son enfant dans les bras et il remet à sa place un lieutenant qui ricane.
L’instituteur reparaît
Le 13 octobre 1914, il écrit : « Sous le soldat, l’instituteur réapparaît très souvent. Le moindre sujet de conversation m’entraîne à faire une leçon. Je me mets à fournir des explications si bien que, par moment, je me trouve tout étonné de parler à des hommes à barbe. Je croyais être au milieu de mes élèves. Tantôt c’est une leçon de choses, tantôt une leçon d’histoire, mais le plus souvent c’est de la morale ou de la géographie. Lorsque j’étais à la 3e section, je prenais souvent la carte de l’adjudant Pomarède et j’expliquais là où nous étions pour le moment, d’où nous venions, ce que nous avions à droite, à gauche, etc. J’avais toujours un grand nombre d’auditeurs attentifs. » Certes, il reconnaît les lacunes dans ses études, et pour les combler il achète un exemplaire de L’Iliade pour 12 sous (14 août 1917). Un peu auparavant, retour de permission, il peut enfin voir Paris, « Paris où se sont déroulés la plupart des événements historiques qu’on étudie, où ont eu lieu la plupart des intrigues qu’on lit dans les romans ! » La révolution russe de mars 1917 lui rappelle les délibérations des États Généraux et la nuit du 4 août, « telles que nous les présentent Aulard et Jaurès ».
Cet instituteur est socialiste
Il ne cache pas ses idées ; il reste abonné à L’Humanité ; à Paris, il tient à voir le mur des Fédérés. Les socialistes ont fait tout leur possible pour empêcher la guerre, mais « ils font leur devoir de Français comme les autres et souvent mieux que les autres » (6 juillet 1915). « Jaurès avait raison », précise-t-il le 6 août 1915. Il avait raison de penser que la décision ne serait pas obtenue dès le premier choc. « Il parlait des réserves sur lesquelles il fallait compter. N’est-ce pas les réserves qui composent aujourd’hui presque exclusivement l’armée française ? » Le 4 novembre 1918, l’instit socialiste se réjouit : « Les trônes croulent comme des feuilles mortes et partout la république s’apprête à remplacer les empereurs ou les rois impérialistes. […] Comme Jaurès avait raison lorsqu’il nous démontrait que l’idée démocratique était en progrès en Europe. Le jour n’est pas loin où nous allons avoir la république en Allemagne. »
Embusqués et réactionnaires
Le 18 février 1916, il constate : « Un instituteur ne peut pas se faufiler dans les hôpitaux comme les prêtres ; il ne peut pas se faire embaucher dans les usines comme les ouvriers et il n’a pas le droit aux permissions agricoles comme les paysans et assimilés (cette dernière catégorie est nombreuse). Il n’a d’autre bénéfice que de se faire casser la gu… » Il critique vertement les embusqués, curés et bourgeois, les « professionnels du patriotisme » bien installés à l’arrière. À un patriote resté à Durfort (près de Sorèze), qui s’énerve parce que la victoire ne vient pas vite, il fait dire par sa femme « que dans tous les bureaux de recrutement on accepte volontiers des engagements pour la durée de la guerre ». Les réactionnaires profitent de la guerre pour s’implanter dans les œuvres comme la Croix Rouge ; les cléricaux exploitent la peur du danger pour gagner des soldats à leurs dévotions. Et après la guerre ce sont ceux qui seront restés à l’abri « qui auront sauvé la France. Evidemment, ils pourront parler ; les vrais sauveurs de la patrie ne seront pas là pour les contredire puisqu’ils seront morts. »
L’ennemi
Alfred Roumiguières verse son or pour la Défense nationale (à la différence de l’instituteur Mauny, voir ce nom). Du début à la fin, l’ennemi reste l’Allemand. Malgré la grande proximité des tranchées (« on les entend tousser »), il refuse de fraterniser. Il rapporte des échanges d’insultes d’une tranchée à l’autre (24 mai 1915), mais aussi (3 septembre) l’envoi d’une carte par les Allemands qui demandent : « Que pensez-vous de la paix ? » Lors des combats de Lesseux, le 25 septembre 1914, dans l’abordage d’une tranchée allemande, il a vraisemblablement tué un Allemand, ce qu’il note dans son carnet le jour même, qu’il redit dans une lettre du 11 novembre, et encore le 8 août 1915 en élargissant le propos : à la guerre, il faut parfois tuer pour ne pas être tué. En juin 1918, il décrit les prisonniers allemands, jeunes et loqueteux : « Tu ne te fais pas une idée de la joie qu’ils éprouvent à être prisonniers. […] Ils s’interpellent entre eux avec des cris de triomphe. Ils disent plaisamment qu’ils ont pris le meilleur chemin pour aller à Paris. […] Ils n’ont pas trop à se plaindre de nous. On leur a donné à boire, on les a fait manger et leurs blessés ont été soignés par nos majors comme les nôtres propres. »
Quelques remarques ponctuelles
– 18 octobre 1914. « La guerre que nous faisons est une guerre de taupes. » Detaille ne pourrait pas peindre ses tableaux magnifiques.
– 21 octobre. Un déserteur allemand venu à la tranchée française s’adresse à la sentinelle du 343e en occitan pour l’empêcher de lui tirer dessus.
– 16 novembre. « La frousse ? Je voudrais bien savoir qui ne l’a pas. »
– 22 novembre. « C’est très beau une charge à la baïonnette, mais avant d’arriver sur l’ennemi, les ¾ de l’effectif sont par terre ! C’est ce qui est arrivé trop fréquemment au début de la guerre. »
– 30 mars 1915. « En ce moment, beaucoup d’hommes réclament la paix. »
– 3 novembre 1916. « Le fusil devient arme de second plan ; il est remplacé par la grenade à main, la grenade à fusil et le fusil mitrailleur. »
– 19 octobre 1918. « L’Allemagne est vaincue, cela ne fait de doute pour personne. Elle est vaincue parce que ses alliés l’abandonnent, elle est vaincue parce que ses armées sont refoulées et elle est enfin vaincue parce que son peuple n’en veut plus. »
– 27 novembre. « J’ai été frappé par le duel entre l’homme protégé par le fer et l’homme protégé par le ciment : le tank contre le blockhaus. La victoire est restée à celui qui a pu bouger, prendre l’offensive et exploiter un premier succès. »
Deux regrets
– Une note (p. 184) présentant Bolo Pacha comme un « ancien khédive d’Egypte ».
– Le fait que le présentateur n’ait pas mentionné d’autres combattants du 343e comme le sergent Giboulet et le soldat Tailhades (voir ces noms), alors qu’on les trouve dans les extraits donnés par les auteurs de La Plume au Fusil. Blayac (voir ce nom) parle aussi du 343e.

Rémy Cazals, juillet 2014

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Armengaud, Maurice (1886-1960)

Né à Bélesta (Ariège), le 28 août 1886, fils de meunier. Installé à Mirepoix ; titulaire du certificat d’études primaires ; service militaire au 83e RI à Toulouse ; marié en 1911 avec Pauline, fille d’un tailleur de pierre. Il est lui-même menuisier et il fait le garçon de café le dimanche pour arrondir les fins de mois. Mobilisé à Foix en 1914, au 259e RI ; caporal le 5 septembre ; sergent en avril 1916. La Marne, le bois des Chevaliers près de Saint-Mihiel, Verdun en août 1916, où le régiment est décimé, puis dissous. Il passe au 283e RI. Grièvement blessé au Chemin des Dames le 23 octobre 1917, il perd l’usage du bras gauche et ne peut reprendre son métier. Il devient secrétaire de mairie à Mirepoix en octobre 1918 puis, avec sa femme, il vend des journaux, sans disposer de local.
Son petit-fils, Michel Rivière, a retrouvé 935 cartes et lettres de Maurice, principalement adressées à Pauline, dans le grenier de la maison familiale. En 2014, il en a édité une sélection dans une plaquette format A4, sous le titre Lettres d’un Ariégeois 1914-1918, 105 pages, 16 euros, ISBN 978-2-7466-6867-6 à commander à riviere.michel@orange.fr. L’ouvrage contient un index des combattants cités par Maurice Armengaud. En couverture, une carte postale « On les aura ! », transformée en « On les aura les pieds gelés » par Maurice. Sur la guerre vue de Mirepoix, où Pauline attendait Maurice, on peut consulter dans ce dictionnaire la notice Marie Escholier.
Ce témoignage d’un fantassin contient évidemment les références déjà bien connues aux poux, aux rats, à la boue, au froid et aux conditions de vie dans les tranchées, aux dangers, à la nourriture insuffisante ou qui arrive froide, à la hantise du prochain hiver, à l’ennui et au cafard, aux exercices stupides qu’il faut faire quand on est « au repos », aux médecins qui ont reçu des ordres tels qu’il faut être mort pour être reconnu malade, au découragement de tous (15 décembre 1915), aux odeurs qui empêchent de manger (15 septembre 1916), aux camarades tués dont on va voir la tombe (7 septembre 1917), aux stages de formation qui permettent de passer quelques jours loin des tranchées.
Mais chaque témoin s’exprime de façon personnelle. Il remarque particulièrement et expose à sa façon tel ou tel épisode. Ainsi Maurice, âgé de 28 ans en 1914, s’étonne « de falloir commander à des types de 40 ans et plus » (9 janvier 1915), les mêmes qui s’amusent « comme des gosses » (30 novembre 1914). Le 27 mars 1915, il décrit l’arrivée dans la tranchée de première ligne de quatre prisonniers « boches polonais » accompagnés par des officiers français ; ils sont chargés de s’adresser à leurs camarades d’en face pour les convaincre qu’ils sont heureux et très bien nourris, « et puis ils se sont mis à chanter et leurs camarades une fois fini les ont applaudis ». Maurice obtient sa première permission le 28 octobre 1915 ; c’est au retour de chaque permission qu’il subit un coup de cafard « que j’ai bien grand depuis que je t’ai quittée. J’ai fait le fort à cette heure si cruelle pour nous deux, mais une fois le train parti les larmes me sont venues » (4 mai 1916). A l’hôpital, le 24 novembre 1917, une simple phrase en dit long lorsqu’il parle de la nourriture : « étant sergent, j’ai du dessert. »
Pas de trace de « consentement patriotique » dans les lettres de Maurice. Son objectif unique, c’est de rentrer chez lui le plus tôt possible. Le menuisier de Mirepoix n’est pas un poète lyrique, mais toutes ses lettres laissent éclater son amour pour son épouse : « Pour me tarder mon adorée de te voir, il me tarde beaucoup et même je crois que je ferais le chemin qui nous sépare à pied. » Ou encore, le lendemain de Noël en 1914 : « Il faut espérer que celle de 1915 nous la passerons ensemble comme deux tourtereaux et que jamais plus l’on ne se séparera. » Les lettres constituent un lien indispensable : « tu peux croire le bonheur que j’ai lorsque je reçois une de tes lettres » (19 novembre 1914) ; « je n’ai que tes bonnes paroles comme consolation et dans ce milieu d’enfer où tout autour de moi n’est qu’un vaste cimetière où les morts sont sur terre, j’ai besoin je t’assure de cette consolation » (12 septembre 1916). Maurice emploie souvent des tournures en occitan phonétique pour exprimer des paroles d’amour. Et, en élargissant, c’est du « pays » qu’il souhaite recevoir des nouvelles et des colis de nourriture lui permettant, par exemple, de préparer « des haricots comme chez nous avec le hachis et le saucisson que tu m’envoyas ».
« Écris-moi souvent car j’attends tes lettres comme la paix », demande-t-il le 5 mai 1915. Dès le 29 octobre 1914, il aspire à la fin du cauchemar, et il y revient à toute occasion, interprétant tous les signes dans le sens de ce qu’il souhaite : l’épuisement supposé des Allemands, les bruits de négociations de paix dans les journaux. Peu porté sur la religion, il est prêt à prier pour la paix (28 décembre 1916). À plusieurs reprises, il écrit qu’il souhaite la paix, quelle qu’elle soit, et dès le 29 mai 1915 : « Après tout, vainqueurs ou vaincus, qu’on en finisse car il nous tarde à tous de rentrer. »
Il n’aime pas les « sales Boches » parce qu’il les considère comme les responsables de son éloignement du foyer. En juillet 1915, il annonce qu’il pense en avoir tué un d’un coup de fusil et en être très satisfait ; à d’autres reprises, il écrit qu’il ne faut pas faire de quartier. Mais, en novembre 1916, il parle en français à un Allemand et lui demande pourquoi il est venu se rendre : « Il m’a répondu qu’il en avait marre de la guerre. Tu dois être content maintenant. Ah oui ! »
Mais Maurice a de nombreux autres « ennemis » qui reviennent beaucoup plus fréquemment. Ce sont « les gros bouffis », « les bouchers » qui conduisent les soldats à l’abattoir (9 mai 1917), « la cléricaille » et les embusqués (5 mai 1915 et plusieurs autres occurrences). Les « gros » profitent de la guerre tandis que les malheureux soldats défendent leurs capitaux (10 janvier 1916). Maurice n’apprécie pas les officiers, « une bande de peureux, de froussards, qui ne sont bons que pour nous faire des misères à l’arrière et qui dans les tranchées se cachent » (25 septembre 1916) et qui obtiennent deux fois plus de permissions que les hommes. Il s’en prend aux civils des régions de l’Est qui exploitent les soldats et leur disent qu’ils « préféraient le donner aux Boches qu’à nous (question nourriture) » (17 décembre 1914). Enfin, les journalistes sont invités à venir voir les réalités du front au lieu d’écrire des « blagues », la méfiance envers la presse engageant les soldats à gober les « racontars de cuisiniers ». En avril 1916, une lettre de sa femme montre qu’elle a compris la philosophie des communiqués : « Quand nous prenons un point quelconque, c’est merveilleux, et quand nous le perdons ce n’était pas important. » Lui-même, se considérant comme « un vieux rat de tranchée » (7 octobre 1917) ne croit pas qu’une attaque prévue soit « un jeu d’enfant » comme les chefs le laissent entendre, mais il ne veut rien dire pour ne pas décourager les jeunes.
La découverte ou redécouverte de l’amour conjugal va à l’encontre de la théorie de la « brutalisation » au sens de « transformer les gens en brutes ». Mais Maurice annonce que, s’il en revient, on entendra parler de lui contre les gros et les embusqués, et il menace la « bande de grands cons » de la censure, « ces gros cochons engraissés » : « Si j’ai le bonheur, comme je crois, de te revenir et que j’en connaisse quelqu’un, malheur à eux, je saurai prendre ma revanche […] je leur souhaite qu’ils crèvent tous à l’instant même » (17 mai et 16 juillet 1917). En fait, comme pour bien d’autres, il ne s’agissait que d’un défoulement ponctuel ; Maurice Armengaud fut trop content de revenir, sans mettre ses menaces à exécution. De revenir, certes, mais pas en bon état.
Dès le 9 octobre 1917, près du Chemin des Dames, il a le pressentiment qu’il sera blessé, et même il souhaite la blessure (17 octobre). Auparavant, s’il n’a pas décrit les mutineries, il a évoqué « tout ce qui se passe à l’intérieur » (27 mai 1917). Au retour d’une permission, le 29 juin, dans le train, un monsieur vient lui parler patriotisme, « mais je l’ai habillé de première et tous ceux qui étaient dans le compartiment se sont mis sur lui aussi ». Le 25 juillet, au pied du Chemin des Dames, il écrit ce passage : « Je veux te parler de Craonne et du moulin de Laffaux dont entre ces deux objectifs il y a le plateau dont on parle sur les journaux et ces putes de casemates aussi. J’ai le ferme espoir que nous n’y serons pas pour y aller et si le malheur nous y désignait et bien je t’assure que je n’hésiterai pas à faire ce que je t’ai promis. Les pauvres malheureux qui en reviennent sont tout à fait démoralisés, fous. » Envisage-t-il de déserter ou de se rendre malade ? Seule, sa femme pouvait le comprendre.
Dans l’immédiat, il loge dans une creute, « une carrière ou grotte » où « il y fait une humidité terrible » (1er août). Et, le lendemain : « Je suis devenu l’homme des cavernes où je ne risque rien de n’importe quel obus mais en revanche je crois que l’humidité nous crèvera à tous. Si encore le temps était favorable, je m’installerais dehors, mais il n’y a pas moyen, il pleut tout le temps et sommes enfermés là-dedans comme des prisonniers ; heureusement que ça reste tout le temps éclairé et si c’était pas l’électricité je ne sais comment nous regagnerions notre endroit car ma couchette et ma section se trouvent à 1 km de l’entrée. »
Le 12 octobre, Maurice annonce qu’il fera partie de la première vague comme nettoyeur de tranchées avec des hommes qui « tueraient père et mère » ; le 17, après avoir souhaité la blessure, il rassemble son courage pour, lorsqu’il sera « engagé avec les Boches », « leur casser la figure ». Le jour J de l’attaque sur la Malmaison, 23 octobre, deux heures avant l’heure H, Maurice est gravement blessé, l’omoplate gauche brisée. Depuis l’hôpital, il dit sa souffrance et sa satisfaction d’en avoir fini avec la guerre ; en même temps il commente les lourdes pertes du 283e. Après un long séjour loin de chez lui, il arrive enfin à Rodez en avril 1918, où « l’on cause le patois tant médecin qu’infirmiers et infirmières » ; il visite la cathédrale. Puis, à Decazeville, il assiste à la coulée dans l’usine sidérurgique ; c’est « un métier de galérien », mais tous ces ouvriers ont échappé au front ; par contre, la grippe fait des ravages. En juillet, il est encore à l’hôpital à Montpellier où la nourriture est insuffisante ; il faut compléter à la cantine où « nous péloun lé porto monédo » ; cela provoque un tapage et « les plus enragés étaient les amputés ». Il ne rentre chez lui, à Mirepoix qu’à la fin de septembre.
Rémy Cazals,  6 avril 2014

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Le Breton, Arsène (1896-1995)

Arsène Le Breton, Campagne de 1914-1918, mon carnet de route, Rennes, Ennoïa, 2004, 135 p.

1 – L’auteur.
Né le 21 juin 1896, à Plumaugat (Côtes-du-Nord), Arsène Le Breton fit des études secondaires solides. Il s’engagea dès la fin 1914 pour 4 années, au 7e Régiment d’Artillerie de Campagne de Rennes. Le 9 mai 1915, son frère, Pierre, est tué pendant la bataille d’Artois. Arsène demande alors à partir au front. Il fera une partie de sa campagne dans une unité d’artillerie de tranchée (101e batterie au 13e RAC) avant de la terminer dans l’artillerie lourde. Revenu de la guerre, il hésitera à devenir prêtre mais il choisira finalement d’être cadre dans les banques puis entrera aux Ponts-et-Chaussées. En retraite en 1961, il décèdera le 17 janvier 1995.

2 – Le témoignage.
Il semble bien qu’Arsène Le Breton ait tenu un petit carnet de guerre. C’est à partir des notes de celui-ci qu’il rédige un vrai journal. D’abord dans l’artillerie de tranchée, donc aussi exposé que les fantassins, il rejoint son unité dans la Somme (avant et pendant la bataille) et la suit sur les fronts de Champagne (début 1917), du Chemin des Dames (avril 1917) et de Verdun (mi-1917). Évacué (lésion au poumon) le 5 août 1917, il retourne au front en mars 1918, au sein du 142e régiment d’artillerie lourde coloniale (secteur sud de la Somme). De nouveau évacué, cette fois pour grippe, il reviendra en ligne en octobre 1918.

3 – Analyse.
Nous ne savons ce qui motiva Arsène Le Breton à mettre au net et à compléter et enrichir ses notes de guerre ; peut-être laisser à sa fille unique et à ses descendants trace de sa guerre dont, comme la plupart des survivants, il avait du mal à vraiment parler. Le résultat est un petit livre aéré, facile à lire, au style simple et sans emphase. Arsène Le Breton n’a pas cherché à faire œuvre littéraire. Il n’envisageait certainement pas une publication. Les illustrations sont sobres, comme les notes de fin de chapitre. L’auteur narre de façon très chronologique ; il décrit, ne juge pas, ne fait pas de commentaires. Point de forfanterie, point de mise en avant, comme tant d’autres témoins. C’est vraiment un récit où les états d’âme du soldat n’apparaissent pas. Ainsi, il croise une cinquantaine de prisonniers de guerre allemands lors d’une permission à Plumaugat. Il le note, indique qu’ils jouent de l’accordéon et chantent dans leur cantonnement mais ne dit rien de ses attitudes personnelles à l’égard de l’ennemi (p. 55). Page 62, il évoque, sans plus de détails (si ce n’est un extrait de la Chanson de Craonne), les remous dans l’armée française après l’échec de l’offensive du Chemin des Dames du 16 avril 1917. Page 121, libéré, il écrit succinctement : « Cette fois, c’est fini … J’ai 23 ans … Je suis libre … Seul dans un coin du wagon, je fais de beaux rêves d’avenir. » Toujours cette sobriété de propos qui est la marque de cet honnête petit livre de souvenirs.
René Richard

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Cantié, Marius (1884-1917)

Sa famille a conservé de lui des notes prises entre août 1914 et juillet 1916, lorsqu’il était sergent dans le groupe de brancardiers de la 31e division. Commençons par les lire. Ce Méridional est surpris par le climat lorrain comme le montre son récit de la nuit du 15 au 16 août : « Nous devons coucher sur le champ avec 5 cm d’eau, on réussit cependant à s’abriter tout mouillés dans ou sous les voitures d’ambulance et nous passons ainsi une nuit glacée à grelotter dans nos effets mouillés, car impossible de se changer, le sac étant tout trempé aussi. Les officiers de l’ambulance avaient fait monter une tente Tortoise pouvant abriter 50 hommes, mais ont mis tout le monde à la porte et ont supporté d’y coucher seuls sur un brancard, quand les infirmiers n’avaient aucun abri. » D’une façon générale, les officiers gestionnaires, qui ne combattent pas, qui ne soignent pas, sont épinglés pour leurs brimades. En janvier 1915, par exemple, Marius est puni pour avoir fait son service alors qu’il en était exempt ! En février 1916, la popote des sergents est supprimée parce que les officiers veulent prendre le cuisinier à la leur. Aussi, lorsque la formation est disloquée, tout le monde est content « dès l’instant que l’on doit vivre loin de l’officier d’administration ».
Ramasser les blessés, enterrer les morts
Les premiers combats, en Lorraine, sont terribles : « Les blessés arrivent en si grand nombre qu’on est stupéfait. On voit des plaies ignobles, on entend des râles et les cris déchirants des blessés, que le cœur se serre d’angoisse. Le 142 est décimé, le colonel tué, ainsi que le 81, le 96 et le 122 [voir Ferroul]. Les Allemands étaient retranchés dans des fossés profonds et ne craignaient rien de notre artillerie ainsi que de l’infanterie. Les nôtres étant à découvert étaient décimés. » C’était le 18 août, et le lendemain ceux qui restent du 142 et du 122 sont relancés à l’attaque des « Prussiens » fortifiés et se font anéantir : « On les mène autrement dit à la boucherie. » Les brancardiers participent à la retraite, puis à la course à la mer. Le 21 novembre 1914, Marius décrit la ville d’Ypres : « À 8 h les Boches bombardent Ypres avec leurs grosses marmites, brisent le clocher de l’hôtel de ville et l’incendient. Les halles brûlent aussi et le feu se communique à la cathédrale. La ville n’est qu’un immense foyer ardent, et à la nuit c’est tout à fait lugubre. En ville, on ne trouve pas âme qui vive, tout est désert, les rues sont encombrées d’un amoncellement de ruines, les maisons éventrées ou calcinées, des objets épars, çà et là quelque poutre qui fume encore. On dirait qu’un fléau est passé là et a emporté toute la vie avec lui, et n’a laissé qu’une vaste nécropole. »
En février 1915, déplacement vers la Somme (près d’Amiens, « un marchand de vins du Midi nous fait boire tous et remplit nos bidons à titre gracieux »), puis vers la Champagne (« dans des wagons à bestiaux ayant contenu des chevaux et non désinfectés, ayant encore l’odeur et la trace des déjections »). La nuit du 29 mars, près de Mesnil-les-Hurlus, est un bon exemple de ce qui attend les brancardiers après les combats : « D’espace en espace on y rencontre des casemates boisées sur les côtés ayant servi sans doute d’abris aux gradés boches, car tout ceci est un travail boche, et ce n’est pas une petite affaire. En approchant de la ligne de feu, le boyau a, sur tout le long, des niches en terre servant d’abri aux troupes. Nous passons devant la guitoune du général et enfin nous entrons dans les boyaux abandonnés. Tout y est bouleversé, les trous d’obus se touchent et tous les morts qui sont à côté y sont enfouis. Certains forment de véritables murailles. Ils sont là, entassés pêle-mêle, et recouverts de la boue calcaire du pays. Elle a fait prise, et les morts restent là dans ce mortier, oubliés et perdus. Quelquefois on aperçoit un pied ou une main qui dépasse, semblant nous dire : « Je suis là, donnez-moi donc une autre sépulture ! » On trouve aussi des membres épars, des corps sans tête ou à moitié déchiquetés. C’est horrible. La lune de son disque brillant éclaire ces scènes funèbres. Les fusées éclairantes projettent encore leur vive lumière et viennent parfois retomber jusque chez nous. Les balles sifflent toute la nuit, un peu haut il est vrai, mais de nombreux ricochets font voler la poussière autour de nous. »
Les combats et leurs suites
Le 10 juin 1915, Marius Cantié mentionne un épisode comme il y en eut tant : « On annonce qu’hier au soir les Boches ont tenté de reprendre au 96e et au 322e la tranchée du Trapèze. Ils y ont réussi mais une contre-attaque les en a délogés. Une 2e tentative réussit encore mais une vive contre-attaque de nous les en chasse définitivement. Les blessés sont nombreux. Plus de 300 et une quarantaine de morts. » En septembre, du côté de Valmy, il faut faire face aux gaz ; le 1er décembre, « on commence à avoir des évacués pour gelure des pieds ». Des prisonniers allemands passent : « Tous sont contents de s’en tirer ainsi et sont gais, quelques officiers seuls ont l’air maussade et ennuyés comme des rats qui se voient pris. » La lecture des citations à l’ordre de la division ne suscite que ce commentaire : « Quelle blague !!! » En décembre, le 96 refuse de monter à l’assaut, « alléguant que le 81 avait perdu la tranchée et n’avait qu’à la reprendre ». La nuit de Noël, quelques brancardiers « ont fêté un peu trop le mousseux » et bousculent les officiers qui veulent intervenir.
La boue reste un ennemi implacable. « Plusieurs cuisines roulantes restent en panne dans les grands trous de la route avec des roues cassées et des essieux faussés. Il est formé un projet d’évacuer les blessés par le petit chemin de fer à voie étroite. Nous allons passer chefs de gare. » Mais cette proposition du 16 novembre, réitérée le 2 décembre, ne reçoit pas de réponse. Il faut atteler 4 à 5 chevaux à une voiture faite pour un seul. « Il pleut toujours, les cagnas s’effondrent dans les tranchées et même chez nous. Les routes sont des lacs de boue. »
À la recherche de l’auteur
Le carnet de Marius Cantié, peu fourni pour 1916, ne dépasse pas le mois de juillet de cette année. La famille a retenu de lui qu’il était originaire du Pays de Sault, que son père avait été nommé gendarme à Narbonne et que lui-même était employé de banque dans cette ville. La famille avait encore la date et le lieu du décès : 14 septembre 1917 au Bois des Caurières (Meuse). La consultation du site « Mémoire des Hommes » donne la date de naissance du sergent Cantié Célestin Marius Achille, le 27 décembre 1894 à Roquefort-de-Sault.
RC

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Compagnon, Auguste (1879-1915)

1. Le témoin


Auguste Compagnon est né le 12 mai 1879 à Chalon-sur-Saône (Saône-et-Loire) « d’une très honnête famille de travailleurs ». Son oncle, le Révérant Père Compagnon, directeur des Missions étrangères, lui fait faire ses études à l’Ecole cléricale de Rimont (Saône-et-Loire) où il est un brillant élève, doué pour les lettres. Après avoir accompli son service militaire au 56e RI de Chalon, il se dirige vers le journalisme, devient correcteur d’imprimerie au Courrier de Saône-et-Loire puis grimpe les échelons dans ce journal pour être successivement secrétaire de rédaction et rédacteur en second, signant de nombreux articles. En 1907, il publie Primevères, un recueil de poésie. Marié, il a deux enfants, Henri (né en 1906) et Juliette (née en 1911) et un frère, Pierre, combattant également comme sergent infirmier (en 1916). La guerre le mobilise à Gray comme caporal infirmier, peut-être du fait de sa myopie, mais il désire rejoindre son unité au front. Il y parvient en décembre 1914, y passe rapidement sergent et semble avoir de l’ascendant sur ses camarades qui le surnomment le « Père de la compagnie », la 8e du 56e. Son présentateur, anonyme, indique même que « la tranchée où il succomba fut dénommée par les Autorités militaires : « Tranchée Compagnon » (page 9). Le 7 octobre 1915, il est tué alors qu’il se porte au secours d’un blessé au lieu-dit « Le Caméléon » à Sommes-Suippes (Marne) en Champagne et est inhumé au cimetière du « Voussoir », près de Tahure. Son nom est inscrit sur l’un des murs du Panthéon.

2. Le témoignage

Compagnon, Auguste, Poèmes et lettres des tranchées. Œuvres posthumes. Chalon-sur-Saône, Association Amicale de la Presse Chalonnaise, 1916, 148 pages.

L’ouvrage se compose de trois parties ; une biographie panégyrique, empruntant plusieurs courriers de ses supérieurs, compagnons d’armes et collègues de la presse en formes de condoléances (33 pages) ; des poèmes de tranchées (33 pages) et ses lettres de tranchées (70 pages). C’est cette partie de l’ouvrage qui fait l’objet de la présente analyse.

3. Analyse

Adressées à plusieurs personnes anonymes de différents milieux (confrères de la presse, amis, comités de secours et sa famille), ses lettres couvrent une année de guerre, du 12 octobre 1914 au 5 octobre 1915. Dans un ouvrage ouvertement panégyrique, Auguste Compagnon est à classer parmi les témoins patriotes. Lui-même confirme dans un courrier du 4 mars 1915 qu’il s’est donné une mission dans la guerre : « Si, au point de vue formation
militaire, je ne suis pas un bon soldat (myope comme je suis surtout), j’ai conscience d’être utile par mon influence sur mes camarades. Je réchauffe leur patriotisme, j’impose silence aux brebis galeuses (car il y en a), je leur communique mon sang-froid et ma bonne humeur. J’ai conscience depuis que je suis ici, d’avoir beaucoup relevé le moral des hommes, dont beaucoup hélas ! déprimés par les privations, ne songeaient qu’à se faire évacuer
» (pages 132-133). Il se bat car il ne tient pas « à recommencer, dans quelques années, une aussi rude campagne, encore moins à en passer la charge à nos fils » (14 juillet 1915, page 82). Dès lors la réalité épistolaire de sa guerre est sujette à caution, mais l’ensemble de l’ouvrage est éclairant sur la dialectique patriotique. Ainsi, évoquant l’ennemi prisonnier : « Ils auraient pu résister encore ou, du moins, bravement mourir. Mais ils sont venus à nous, drapeau blanc déployé, en se traînant sur les genoux, en nous tendant, pour nous apaiser, leurs musettes, leurs bidons, leurs effets d’équipement. Tous très jeunes, vingt ans au maximum, à part une dizaine. Et déjà tous lassés de la guerre, déclarant qu’ils en avaient assez, tous heureux et non pas honteux d’être pris. Voilà les nouveaux soldats du Kaiser, le suprême espoir de l’Allemagne épuisée » (16 mai 1915, pages 78-79). Jusqu’au bout, il diffuse ce bourrage de crâne, minore « la casse » et souscrit aux pertes, lourdes uniquement chez l’ennemi : « (…) le corps le plus éprouvé, le 14e, n’avait que 3 000 hommes hors de combat (dont 2 500 blessés, et la plupart peu gravement. Au contraire, on cite des régiments boches, dont il ne reste que 22, 23 et 60 survivants) » (4 octobre 1915, page 83). Le caractère inoffensif des obus est une antienne (pages 109 ou 131). Il n’est pas question pour lui de fraternisation : « J’ai ouï dire qu’en certains régiments, les hommes s’amusaient à parlementer avec les Boches. Ici, rien de tout ça. Les officiers ne le permettraient pas et les hommes n’y sont pas disposés. On ne se parle entre ennemis qu’à coups de fusils » (18 février 1915, pages 92-93). Il confesse toutefois, avec la même outrance inversée, que cela existe aussi dans son régiment le 14 juin suivant : « nous ne sommes dans notre secteur qu’à une dizaine de mètres des Boches, – pas plus – mais ces Boches-là ne manifestent aucune ardeur guerrière. Ils parlementent, au contraire, avec nos sentinelles, montrent la tête et jusqu’à la poitrine pour inspirer confiance, envoient des saluts militaires, des bouffées de tabac et de vielles boîtes de fer-blanc contenant, dit-on, des écrits, mais que nul ne songe à aller ramasser, car elles tombent assez loin de la tranchée, sur une pente d’où l’on est vu de partout » (page 100). Le 3 mai 1915, il évoque son retour du front et son ambition « aussitôt rentré, de constituer une ligue des combattants de 1914-1915, qui n’aurait d’autre mission que : 1° De maintenir, entre Français l’Union sacrée, en reléguant chez Satan l’infâme politique, cette nourricière des charlatans ; 2° De mettre toute sa force au service exclusif de l’intérêt général (soit du pays, soit de la cité), et de ne mettre à la tête des affaires que les hommes les plus compétents, abstraction faite de toute considération de nom, de fortune et autre futilité ; 3° De surveiller étroitement toute tentative de retour… pacifique des Boches » (3 mai 1915, page 94). Le 4 mars 1915, il rédige une violente charge contre les embusqués : « J’apprends avec plaisir qu’on fait déménager les embusqués. Quelle triste mentalité que celle de ces lâches qui s’embusquent, et quelle responsabilité ils assument devant leurs enfants et les générations à venir ! (…) Ah ! dans leur égoïsme épouvantable, ces gens-là se réservent un bien pâle avenir : honteux de se réjouir d’une victoire à laquelle ils n’auront pas contribué et si, par impossible, nous étions vaincus, bien obligés de s’avouer qu’il sont responsables de la  défaite. Ah ! je ne les envie pas, ces émasculés là ! » (pages 129-130). Il explique également le patriotisme de ses camarades du front : « Les Boches ont attaqué, mais ils ont été tenus toujours à une respectable distance. Ainsi, pas de prisonniers de vive force. Très peu aussi de prisonniers volontaires, car, en passant d’une tranchée à l’autre, ils se feraient, le jour, fusiller par les leurs, la nuit par les nôtres qui tirent au moindre bruit. Il faut des circonstances exceptionnelles pour qu’ici, Français ou Boches capturent, vivants, quelques-uns de leurs adversaires » (4 mars 1915, pages 130-131).

Yann Prouillet, janvier 2013

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Jacques, Antoine (1877-1973)

1. Le témoin
Antoine Jacques naît le 29 juin 1877 à Halstroff, petite commune de la Lorraine annexée à proximité de la frontière sarroise, où ses parents tiennent une auberge. Il effectue son service militaire à Cologne comme ordonnance d’un officier. Menuisier-ébéniste dans son village, il s’investit aussi dans sa paroisse en tant qu’organiste et chantre. Le 7 janvier 1907, il se marie avec Catherine Mathis. Le couple a déjà six enfants au moment de la déclaration de guerre. En août 1914, lors de la mobilisation générale, il est temporairement affecté comme garde au bureau de recrutement pendant la mobilisation des réservistes. Dès le 10 août il peut rentrer chez lui, où il reste jusqu’au 6 septembre. Il est alors affecté comme caporal dans la 5e compagnie d’un régiment du Génie (son régiment est ensuite dissout pour former le 52e bataillon du Génie, dont le nombre de compagnies est lui aussi bientôt réduit à trois au début de 1915 : il se retrouve alors dans la 3e compagnie). Elle est cantonnée au fort de Guentrange et y est employée à des travaux de consolidation ainsi qu’à l’abattage d’arbres dans la forêt de Thionville. Antoine Jacques devient ordonnance et garçon de cuisine dans les bureaux de la compagnie situés dans une villa voisine, avant de passer le mois de décembre dans un détachement chargé de la mesure du bois abattu. Après avoir fêté la nouvelle année en famille, il est employé au service de l’approvisionnement de la compagnie pour toute l’année 1915. En septembre 1915, sa compagnie déménage dans un quartier de Thionville jusqu’au 8 avril 1916, date à laquelle elle prend route en direction du front, à Etain dans la Meuse. Promu sergent, il s’occupe bientôt d’encadrer une équipe chargée d’entretenir la chaussée dans le bois de Tilly, régulièrement endommagée par des tirs d’artillerie. En mars 1917, il est rattaché au parc des Pionniers. En mai, il est décoré de la croix de fer 2e catégorie. Fin juin, sa compagnie part pour l’Argonne, à nouveau sur la zone de front, où son travail consiste à creuser des mines. Antoine Jacques échappe rapidement à cette tâche dangereuse car il est nommé sergent de cuisine le 4 juillet. Puis il obtient en octobre son transfert dans les Ardennes et intègre la 6e compagnie du 60e bataillon de Génie qui s’occupe de travaux d’abattage d’arbres. En juin 1918, on lui accorde son affectation au parc hippomobile de Thionville. A l’automne de la même année, à la faveur de la déroute de l’armée allemande, il peut enfin prendre congé définitivement de ses obligations militaires. Il rejoint sa famille dès le 13 novembre et reprend rapidement ses activités d’avant-guerre. Il est élu maire de Halstroff en 1922, un mandat renouvelé jusqu’en 1959 avec une seule interruption, au cours de la Seconde Guerre mondiale : en 1939, sa famille est évacuée dans la Vienne et ne peut revenir qu’en octobre 1940, dans une Lorraine désormais administrée par l’Allemagne nazie. Pour opposition à ce régime, il est déporté avec sa famille dans les Sudètes de janvier à août 1943, puis interdit de séjour dans sa commune jusqu’à la fin de la guerre. En 1953, il est élevé au grade de chevalier de la Légion d’Honneur.

2. Le témoignage
Antoine Jacques, Carnets de guerre d’un Lorrain 1914-1918, Colmar, Do Bentzinger, 2007, 221p.
L’édition de ces carnets est bilingue : la traduction française est présente en vis-à-vis du texte original en allemand. Il en est de même pour les cartes postales ajoutées en annexe. A l’origine, les deux carnets ont été rédigés par Antoine Jacques pendant la guerre, pas quotidiennement mais plutôt avec quelques semaines voire mois de décalage. Depuis, ils ont été conservés dans la famille ; sa petite-fille, Chantal Kontzler, est à l’origine de leur publication (elle signe un avant-propos riche en informations complémentaires). Préfacée par Jean-Noël Grandhomme, maître de conférence à l’Université de Strasbourg, l’édition comprend en outre un appareil de notes, deux poèmes (d’auteurs inconnus), des cartes permettant de situer les lieux cités dans le témoignage, un tableau d’équivalence des grades entre l’armée allemande et l’armée française, et surtout l’ensemble de la correspondance de guerre sauvegardée dans la famille de l’auteur (25 cartes postales) ainsi qu’un « album souvenir » compilant photographies familiales et dates importantes.

3. Analyse
Antoine Jacques a 37 ans au moment de la déclaration de guerre. Père de famille nombreuse, il est mobilisé dans une unité non combattante du Génie, et pourra bénéficier d’affectations le préservant en théorie des postes les plus exposés aux dangers de la guerre. Il exerce ainsi diverses activités au cours des quatre années de conflit, qu’il s’agisse de travaux forestiers (abattage d’arbres et mesure du bois), de travaux de fortification, de voirie, d’aménagement de baraquements, de creusement de mines, ou encore du service d’approvisionnement de sa compagnie. Ses conditions de vie sont donc plus favorables que celles des soldats des tranchées, et varient en fonction des lieux de cantonnement (il préfère être logé chez l’habitant que de vivre dans des baraquements moins confortables). N’étant pas directement en première ligne, il offre néanmoins une description lointaine des batailles autour de Verdun (p. 48-60), en insistant sur le grondement continu des tirs d’artillerie (p. 55), les éclairs et la fumée provoqués dans le ciel (p. 62). Il est surtout un observateur privilégié de l’occupation allemande en Meuse et dans les Ardennes, attentif aux difficultés des populations locales victimes autant des réquisitions et des pillages que des destructions (p. 104, 121-126, 130, 135). Il note également la grande misère des prisonniers de guerre russes et des prisonniers civils belges (p. 97, 102).
Sa principale préoccupation est ailleurs : il s’agit de sa famille. Antoine Jacques vit très mal la séparation imposée par la guerre. Aussi, il demande et obtient de nombreuses permissions qui lui permettent de passer du temps avec les siens aussi souvent que possible (il en est question à maintes reprises, voir p. 27, 33, 40, 45, 65, 75, 106, 114, 128 et 136). Certains de ces moments revêtent une importance particulière, qu’ils soient heureux (la naissance de son fils ou certaines fêtes religieuses) ou douloureux (assister son épouse souffrante). Les conditions de vie en Lorraine annexée, et plus particulièrement à Halstroff, le préoccupent beaucoup, si bien que l’on trouve de nombreux renseignements sur la vie du village. Les réquisitions (p. 21, 36, 48), la main d’œuvre fournie par les prisonniers russes pour les travaux agricoles (p. 35), l’état des récoltes (p. 35, 37, 117) et surtout le prix des denrées alimentaires (p. 36, 38, 46, 66, 75, 107) occupent une place conséquente dans ses carnets, notamment à chaque permission. Il se montre très tôt impatient de voir la guerre s’achever afin de pouvoir rejoindre sa famille. C’est sans doute pour cette raison qu’il suit avec attention les évènements révolutionnaires en Russie (p. 99, 101, 112, 125, 127, 129), comme beaucoup de soldats allemands qui y entrevoient un nouveau tournant dans la guerre, avec un reflux possible des troupes de l’Est à l’Ouest. Cependant, chaque espoir déçu renforce son amertume face au conflit et à ses responsables désignés : les grands officiers. Face à cette guerre qui dure et qui en plus l’éloigne progressivement de sa région natale, au gré des déplacements de sa compagnie, il entreprend de se rapprocher par ses propres moyens de la Lorraine en demandant plusieurs fois son transfert. C’est donc avec une grande satisfaction qu’il se voit affecté au parc hippomobile de Thionville en été 1918.
La religion tenant une place importante dans la vie d’Antoine Jacques, il n’est pas surprenant d’en trouver de nombreuses allusions dans ses carnets. Il prie souvent (par exemple p. 55, 63, 71), assiste à la messe dès que possible (p. 60, 64, 65, 68, 100, 106, 132) et, à l’occasion, invoque Dieu pour qu’il fasse cesser la guerre (p. 64). Empli de morale chrétienne, il s’élève autant contre le relâchement des mœurs de certain(e)s civil(e)s (p. 30, 50) que contre les profanations de lieux sacrés (p. 57, 60, 96, 131) commises par les troupes allemande. Fort de ses valeurs, et à mesure que s’éloignent les perspectives de paix, Antoine Jacques se montre de plus en plus critique à l’encontre du militarisme prussien (p. 76) et surtout de ses représentants : « ces égoïstes ambitieux qui massacrent les gens heureux par leurs desseins maléfiques » (p. 50), « ces massacres menés par quelques meurtriers présomptueux » (p. 64). Il s’élève aussi contre les injustices engendrées par la guerre, dénonçant les embusqués (p. 39) et surtout les profiteurs et les privilégiés : les officiers aux revenus très conséquents qui non seulement font porter la pression des emprunts de guerre sur les simples soldats (p. 117), mais en plus peuvent manger à leur faim en période de disette (p. 72, 94, 105), sont à nouveau visés. Plus globalement, l’Allemagne tout entière semble le décevoir, tant par la dictature militaire imposée en Alsace-Lorraine (« on ne croirait pas que nous sommes citoyens allemands », p.48), que par l’occupation dans les Ardennes (« l’Allemagne sème ici les graines d’une haine inextinguible », p. 125).
En dépit de ces critiques, pourtant, Antoine Jacques semble exécuter son devoir de soldat jusqu’au bout, sans le contester. Il est d’ailleurs élevé au grade de sergent (p. 64) et décoré de la croix de fer pour avoir mené avec courage certaines missions sous le feu de l’artillerie (p. 103). Bien intégré dans l’armée allemande, il éprouve un profond respect à l’égard de certains de ses supérieurs (p. 69), et une grande amitié pour ses camarades (p. 119). Son origine lorraine ne semble pas lui causer de tort ; au contraire, ses maigres connaissances en français lui facilitent parfois ses rapports avec la population locale (p. 120). Une seule fois dans son récit il fait référence à la suspicion d’un de ses supérieurs à son égard, qui lui reproche d’être pro-français (p. 132). Pourtant, il ne lui échappe pas que les soldats alsaciens-lorrains attisent souvent la méfiance des autorités militaires allemandes (p. 33, 59-60), ni que l’Alsace-Lorraine est au cœur des tractations de paix dès 1917 (p. 118, 128). On se trouve ainsi face à cette identité particulière des soldats alsaciens-lorrains, engagés sous uniforme allemand mais dont les liens avec la France sont à la fois omniprésents et en perpétuelle redéfinition. Dès l’été 1917, Antoine Jacques dévoile un certain pessimisme à l’idée d’une victoire allemande (« la majorité ne croit plus en une victoire allemande », p. 115). Un peu plus d’un an plus tard, fin novembre 1918, il semble accueillir avec enthousiasme les soldats français dans sa Lorraine natale : « vive les bienvenus ! » (p. 140).

GEORGES Raphaël, janvier 2013

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Decressac, Jean (1896-1989)

De l’émouvante rencontre, lors de l’année scolaire 1984-85, entre l’ancien combattant de 14-18 Jean Decressac et les élèves du lycée Guez de Balzac d’Angoulême, lycée qu’il avait lui-même fréquenté au début du XXe siècle, est sorti un PAE (Projet d’action éducative), passionnant pour ceux qui l’ont réalisé comme pour ceux qui en ont eu connaissance.
Jean Decressac avait 18 ans en 1914. Lui et son frère jumeau Georges, fils de médecin, étaient nés à Angoulême le 17 juin 1896. Brillants élèves, ils avaient remporté plusieurs prix, parmi lesquels on peut noter le 1er prix de géographie de Jean en classe de philosophie quelques jours avant la mobilisation. Les jumeaux étaient destinés à « faire médecine ». En décembre, conscient que la guerre allait durer et que les risques étaient trop grands dans l’infanterie, leur père leur conseilla de devancer l’appel, ce qui donnait le droit de choisir l’arme, pour eux l’artillerie. Après avoir fait leurs classes, ils arrivèrent sur le front en Artois, au 52e RAC. Jean Decressac fut blessé à Verdun le 10 mai 1916, évacué vers Angoulême où il fut opéré par son père. Il revint au front en mars 1917, entra en juin à l’école d’application de Fontainebleau pour devenir officier. Sous-lieutenant, il combattit de janvier 1918 jusqu’à l’armistice, tandis que son frère Georges était envoyé en Orient. Les deux frères firent partie des survivants.
Jean Decressac tenait régulièrement ses carnets de notes. Il les mit au propre en 1919, puis les recopia en 1927-28. Dans le cadre du PAE, les originaux ont été reproduits en quelques exemplaires déposés aux Archives départementales de la Charente, à la Bibliothèque municipale d’Angoulême, au CDDP (qui a d’autre part publié une pochette de 24 diapos à partir des 300 photos du combattant), etc. La publication citée ci-dessous expose également la méthode de travail et l’histoire d’un PAE exemplaire (on retiendra, par exemple, les textes sur la description des paysages, sur l’univers auditif du combat, sur l’omniprésence de la blessure et de la mort).
Quelques passages significatifs peuvent encore être relevés : l’arrivée à Angoulême des premiers blessés, le 25 août 1914, dont la plupart n’avaient pas vu un seul Allemand ; la distribution de gnole, signe qui ne trompe pas à la veille de l’attaque du 25 septembre 1915 ; les Allemands capturés qui « riaient et semblaient enchantés d’être prisonniers » (29 octobre 1915) ; l’officier (Jean Decressac lui-même) qui ne traduit pas en conseil de guerre trois soldats qui ont abandonné leur poste de veille pour aller boire un coup (1er juillet 1918). Ce dernier cas est représentatif du caractère aléatoire de la justice militaire.
Après la guerre, Jean et Georges ont repris leurs études et sont devenus médecins. En mars 1985, après l’expérience du PAE, ils ont adressé une lettre aux élèves du lycée pour les remercier de leur avoir fait revivre « des heures inoubliables » (p. 81 du compte rendu de PAE).
Rémy Cazals
*14-18 : les carnets de guerre d’un combattant, par la classe de 1ère A2 du Lycée Guez de Balzac, Angoulême, CDDP, 1985, 235 p.

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Cuvier, Georges (1894-1987)

Quelques mystères à éclaircir
Nous tenons, dans ce dictionnaire, à définir le témoin avant de résumer son témoignage. Ici, nous ignorons les dates de sa naissance (vraisemblablement vers 1894 ou 1895) et de son décès. D’après plusieurs indices, il semble originaire du Bordelais (Marmande ? Langon ?), d’une famille qui a pu lui donner une solide instruction (il fait des citations en latin ; il lit Pascal, Bossuet, Chateaubriand).

Compléments en janvier 2018 grâce aux informations venant de Janine Hubaut : il est né le 29 août 1894 à Langon, fils et petit-fils de pharmaciens.

Il avait commencé des études de médecine, mais n’en était qu’au tout début puisqu’il a servi comme téléphoniste au 162e RI et non dans le service de santé. Il a repris et terminé ses études après la guerre puisque, dans un avertissement, il remercie son confrère le docteur Henri Bernard, auteur des quelques dessins illustrant le livre, et que l’exemplaire entre mes mains porte une dédicace « à Monsieur le Docteur de Nabias, bien confraternel hommage et témoignage de vive gratitude pour l’appui précieux qu’il m’apporte dans cette nouvelle « guerre sans galon », entreprise contre le cancer, sur le terrain biologique ». On apprend encore que la mère de Georges Cuvier a été infirmière à l’ambulance 1/38 pendant la guerre. Cela suffirait à définir l’auteur, mais cette notice lance un appel à tous ses lecteurs : peut-on en savoir plus sur la biographie de Georges Cuvier ? pourrait-on découvrir une notice nécrologique le concernant ? Un mystère de plus tient à la date de publication du livre : La guerre sans galon, À l’aventure avec le Cent-Six-Deux : des Révoltes, à la Victoire, Paris (80, rue de Bondy), Éditions du Combattant, sans date, 281 p. Des bibliographies proposent 1920, mais plusieurs arguments laissent penser à une date plus tardive : d’abord, le fait que le livre est publié alors que l’auteur a terminé les longues études de médecine commencées vraiment en 1919 ; ensuite le prix du volume broché de petit format, 12 francs, ce qui paraît excessif en 1920. N’oublions pas que J. Norton Cru ne le cite dans aucun de ses deux livres, pas plus que Ducasse dans son anthologie de 1932. Dernière interrogation : il dit avoir fait la Champagne et la Somme, mais pourquoi son livre, dont le contenu est très intéressant, ne commence-t-il qu’avec l’offensive d’avril 1917 ?

1. L’Aisne (avril-mai 1917)
L’offensive se prépare, énormes tanks, coloniaux, troupes russes ; curieux sentiment « fait du désir d’en finir avec ce long cauchemar, fait de confiance aussi, dans une issue victorieuse. Le moral de toutes les troupes est très haut. D’ailleurs l’accumulation des moyens mis en œuvre permet bien des espoirs. » Le pilonnage par l’artillerie française est effrayant, mais sera-t-il suffisant ? Les cavaliers sont prêts pour la poursuite, mais, le soir, « mornes et détrempés », ils reviennent, en même temps que passent les autos sanitaires bondées de blessés. C’est l’échec. Une fois de plus, la piétaille a payé pour « les nobles élans des gens huppés aux sentiments élevés, restés, eux, bien à l’abri. (p. 16). L’auteur décrit alors le nouveau modèle de masque à gaz, le barda qui pèse 32 kg, le bled aux abords de la ferme du Choléra, la cagna des téléphonistes (p. 31) : « une simple niche perpendiculaire à la tranchée, de la longueur d’un homme couché, recouverte de quelques planches, camouflées par des pelletées de terre ». La relève conduit à une sorte de « paradis » où on attendrait bien la fin de la guerre.

2. En révolte (mai-juin 1917)
Les « causes » de la révolte sont, d’après Cuvier, l’échec de l’offensive, « cruelle déception » venant après bien d’autres, l’impression que des erreurs ont été commises, le manque de permissions, l’exaspération devant le bourrage de crâne… Certains se vantent d’avoir reçu des mots d’ordre de Paris. Les hommes du Nord et du Pas-de-Calais, en forte proportion dans le régiment, sont particulièrement sensibles à « un avenir assombri » par l’échec et par la défection des Russes. « Tout est âprement critiqué », les gradés, la nourriture, les promesses de repos non tenues… Le drame éclate un soir au Foyer du Soldat (date non précisée, mais le tableau dressé par Denis Rolland montre qu’il s’agit du 21 mai, à Coulonges), à la veille de la remontée en ligne : cris, menaces, « chasse aux renards », interminables palabres avec le colonel. « Il y a bien un millier de Poilus rassemblés » (300 d’après le tableau de D. Rolland). Cela dure plusieurs jours. Georges Cuvier dit comprendre ses camarades, avoir cessé d’être cocardier, n’aspirer qu’à une chose, la paix, mais il ne peut pas participer, pas plus que « s’opposer au débordement actuel ». Le refus du gouvernement d’accorder des passeports aux députés socialistes pour se rendre à Stockholm, « cette nouvelle tombe comme un coup de massue. Le rêve de paix entrevu par beaucoup s’écroule brusquement. […] Le Poilu est de nouveau rivé à sa lourde chaîne. » Permissions, améliorations diverses et période de repos ramènent le calme. Le colonel Bertrand ne dénonce personne (aucune condamnation d’après le tableau de D. Rolland). Parti en permission, Georges Cuvier décrit encore les cris et chants séditieux dans les gares, le matériel vandalisé.

3. Verdun rive droite (juillet-août 1917) et 3bis (septembre 1917)
Secteur dur à tenir : « Assez ! Assez de cette sauvagerie ! À quoi donc tout cela rime-t-il ? » Mais (p. 85), « le bassin de Briey continue sans inquiétude à façonner les obus dont nous serons arrosés. Par quel mystère troublant n’anéantit-on pas tout cela ? Nous en avons la rage au cœur ! »

4. En Lorraine avec les Sioux (octobre 1915-mai 1918)
Les Sioux sont évidemment les Américains, « fêtés partout, riches comme Crésus ». Mais la guerre continue (« il y a bien eu la guerre de cent ans ») : « Quelle monstrueuse responsabilité pèse sur ceux qui ont provoqué tant de souffrances et fait faucher les meilleurs, les plus utiles de notre génération ! »

5. En avant de Compiègne : la ferme Porte (juin 1918)
Une scène de pillage (p. 174) ; une attaque où les Allemands se sont enfuis avant le contact à l’arme blanche (p. 178) ; un poème de Cuvier en l’honneur du colonel Bertrand (p. 191) ; une définition du « vrai front » allant « du premier Fritz au premier gendarme (p. 200).

6. Reprise de Soissons (juillet-août 1918)
En permission, « le moral du Sud-Ouest n’est pas brillant », mais les prisonniers allemands sont gras et prospères : « En voilà pour qui la guerre est finie ! » Retour au front, il faut marcher « comme des bêtes de somme », retrouver les spectacles horribles (p. 216), souffrir à nouveau de la soif, se protéger des nappes de gaz. Mais on avance : « Quelle joie de conquérir tout cela ! »

7. Du plateau de Crouy aux abords de Laffaux (fin août-septembre 1918)
Les bleus arrivent en renfort ; il faut « se redresser » devant eux (p. 241). Les prisonniers allemands « sont squelettiques, sales, hébétés, affamés. On leur donne quelques vivres […]. Il n’y a aucune haine de la part des Poilus, c’est presque une fraternisation dans la douleur. Ces pauvres bougres sont conduits à force de « bourrage de crâne », aussi n’est-ce point tant après eux que nous en avons, mais contre la caste qui les mène. » Les tanks sont de la partie, mais tombent en panne (p. 261). L’élan des Poilus est désormais irrésistible.

8. Le chemin du retour
« Vive la vie ! », conclut Georges Cuvier.

Rémy Cazals, avril 2016

Janvier 2018 : Janine Hubaut nous signale qu’une courte biographie de Georges Cuvier se trouve dans la thèse de Marie Derrien, « La tête en capilotade ». Les soldats de la Grande Guerre internés dans les hôpitaux psychiatriques français (1914-1980). Thèse de l’université de Lyon, en ligne : appeler « Marie Derrien – Cuvier ». Georges Cuvier s’est marié en 1922 ; il a monté à Bordeaux un laboratoire d’analyses, puis s’est beaucoup intéressé aux anciens combattants internés à l’asile de Cadillac, et, de là, au problème pour l’ensemble de la France. Il est mort à Paris en 1987.

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