Deschamps, Paul (1889-1983)

Fils d’un couple d’instituteurs de la région nantaise, il fait des études de médecine et exerce, après la guerre, dans la région parisienne. À la retraite près de Dinard, il y écrit ses Mémoires de n’importe qui, souvenirs de guerre qu’il confie à un jeune ami instituteur. Passionné de littérature, d’histoire, de politique, d’art et de nature, il porte un regard lucide, généreux, parfois ironique sur les hommes. Avant la guerre, monté de Nantes à Paris, il y vit chichement, fréquentant artistes et écrivains célèbres, participant aux réunions d’un groupe de jeunes gens amoureux d’art et de littérature, la Ghilde des Forgerons. Le déclenchement de la guerre le surprend à Paris. Ce réformé pour myopie s’engage au service de la Croix-Rouge. Bien que signataire d’une pétition de soutien à Romain Rolland, il ne refuse pas le fait d’être récupéré en décembre 1914 et déclaré bon pour le service armé. Il débute sa guerre comme aide-major dans un bataillon du 21e RIT, dans le secteur d’Hébuterne, près des régiments du 11e corps d’armée. Il passe ensuite au GBD de sa division territoriale, toujours dans la Somme. Il connaît, en formation sanitaire de soutien de diverses unités, d’autres fronts, calmes comme en Lorraine, très tourmentés comme après l’offensive de septembre 1915 en Champagne, en particulier au fameux Trou Bricot. En février 1916, il est affecté comme médecin de bataillon au 7e RIC, tout en continuant de préparer sa thèse de médecine. Affecté brièvement à l’artillerie légère, il participe au début de la bataille de la Somme. Il rejoint ensuite de nouveau, un bataillon du 7e RIC. En février 1917, il se marie et il continue de rester en contact avec le groupe de la Ghilde qui lance une revue un peu anarchiste, La Forge. Fin avril 17, il est nommé médecin de la place de Quimperlé, Finistère. Ce répit ne dure que 4 mois. Fin août, il doit rejoindre le front, au 101e RIT, dans le secteur de la Côte du Poivre. En décembre 1917, il est sanctionné pour avoir volontairement évacué une section de territoriaux, présentés comme souffrant d’une intoxication alimentaire, alors qu’ils cuvaient un retour de « cuite » collective. Il est alors affecté, pendant plusieurs mois, à l’ambulance 15/5, en Lorraine qui devint un temps ambulance Z, spécialisée dans le traitement des gazés. Surmené, lui-même intoxiqué, soupçonné d’un début de tuberculose, il est évacué, fin 1917, dans le Midi, près de Menton. Il ne retourne pas au front.
Paul Deschamps décrit ce parcours militaire quelque peu tourmenté avec verve et humour. Il ne cache pas les horreurs de la guerre mais il dresse une série de portraits de médecins, d’officiers ou de soldats tantôt attachants, tantôt méprisables, tantôt misérables. L’histoire du pauvre Rabourdin, condamné et fusillé dans des conditions révoltantes et lamentables, est poignante, et la comparaison qu’il fait entre le « type formidable » que fut son premier commandant de bataillon en Champagne et le « salaud », sadique et insupportable (décrit de façon implacable), qui lui succède ressemble à un jugement sans appel.
Dans cette guerre, Deschamps ne perd pas le contact avec l’arrière. Il continue de participer aux actions de la Ghilde. Et, dans ses contacts réguliers avec ce cercle d’artistes et d’écrivains dont certains étaient comme lui au front, il constate une belle vitalité intellectuelle où le rejet de la guerre point. Deschamps est, aux armées, un homme libre et veut le rester. Il ne se résigne pas, ne se replie pas. Ses rencontres et échanges avec son ami Élie Faure (qui sortait de la fournaise) le réconfortent et il avoue que « sa présence spirituelle m’aide encore à vivre … et m’aidera tout à l’heure à mourir ». Et, clôturant son journal de guerre, sa rencontre avec un Henri Barbusse, péremptoire et tout à sa gloire littéraire nouvelle, le laisse un peu décontenancé et amer. Au total, ce journal de guerre est celui d’un honnête homme, lucide et engagé. Le lire offre un plaisir renforcé par l’humour, la malice des propos et la saveur de certains portraits.
René Richard
*Paul Deschamps, Mémoires de n’importe qui (1914-1919), Bretagne 14-18, 1999, 52 p.

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Cadoret, Louis (1892-1915)

Né à La Chèze, près de Loudéac (Côtes-du-Nord), le 11 février 1892. Il effectue son service militaire, au 67e RI de Soissons, lorsque la guerre éclate. Il va s’efforcer de transcrire ce qu’il voit et vit dans un petit carnet. Cet unique carnet va de fin juillet au 6 septembre 1914. Louis Cadoret continua t-il d’écrire ? Nous n’en savons rien. Il disparut le 6 février 1915 dans les combats des Éparges. Ce petit document a été sauvé par un lointain cousin, Louis Cadoret et sa famille étant totalement oubliés à la Chèze. Le document édité compte 29 pages. Mais la transcription même du carnet tient seulement dans 8 pages. Le soldat de 1ère classe Louis Cadoret y raconte dans un récit au style très simple, sans commentaire superflu, les premiers jours de la guerre, les marches d’approche, et, à partir du 22 août, les combats (Longwy, Longuyon, la ferme de Constantine, Mangiennes…) jusqu’au repli vers Montfaucon et Amblaincourt. Les détails sont précis ; les désordres, désillusions et incertitudes de ces premiers combats ne sont point cachés dans ce témoignage captivant et qu’on regrette trop bref.
René Richard
*Mémoires d’un combattant de 1914 : Louis Cadoret, Bretagne 14-18 et Amicale laïque de Plaintel, 1997, 29 pages.

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Pouleriguen, François (1888-1962)

Né le 4 juillet 1888 à Langonnet, dans le nord-ouest du Morbihan. Il ne quittera guère cette commune que pour aller au service militaire, puis à la guerre. Il se marie en 1911 et le couple aura 11 enfants, dont deux avant le conflit mondial. François et son épouse s’installent dans une ferme, leur propriété. Ils y mènent la vie laborieuse des paysans du Centre Bretagne. Les carnets de guerre commencent le 1er janvier 1916. Le 52e RI auquel il est affecté est alors dans les Vosges, secteur qui s’apaise. En mars, le régiment va prendre position dans le secteur de Verdun, rive droite, vers Tavannes et Damloup. Il y reste jusqu’au début juin, dans des conditions souvent épouvantables qu’il décrit de façon à la fois précise et concise. C’est le passage le plus fort des carnets, car ce sont manifestement les mois les plus angoissants de sa période de guerre. Évacué, il reste dans les dépôts jusqu’en mai 1917. Affecté au 418e RI, il monte en renfort au Chemin des Dames. Nouvelles semaines difficiles pour le narrateur qui est dirigé ensuite vers le Bois-le-Prêtre avant de revenir à Verdun, secteur assagi. Il y cherche en vain la tombe de son beau-frère, Joseph Lincy, tué à l’ennemi le 4 novembre 1916 près du fort de Vaux. De lieux de combats en dépôts, François raconte une guerre presque banale, avec ses longues périodes de secteurs calmes ou de dépôt entrecoupées de mois épouvantables où il s’étonne de survivre. On est étonné de trouver certaines riches descriptions de lieux ou de monuments sous le crayon de ce petit paysan, manifestement lettré. Il est soutenu dans cette éprouvante traversée des années de guerre par une foi sans faille qu’il exprime et revendique souvent, reproduisant même des cantiques de son pays.
René Richard
*Carnets de guerre de François Pouleriguen aux 52e et 418e RI (janvier 1916 – mai 1919), Bretagne 14-18, 2005.

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Bataille, Jules (1895-1954)

Né en 1895 à Cancale (Ille-et-Vilaine) où son père est cantonnier et sa mère garde-barrière. Titulaire du certificat d’études. Au grand dam de sa sœur institutrice, il décide d’entrer dans la vie active, aux chemins de fer. Toute sa vie, il se présentera comme cheminot. Embauché pour accrocher les wagons, il termine sa carrière comme inspecteur de la sécurité pour la région Bretagne puis pour la Normandie. Visiblement très marqué par les deux guerres mondiales, il n’en parlait guère, juste pour vitupérer après toute guerre et dire que la sienne, celle de 14-18, passée au front d’Orient, avait été une sale guerre. Il avait fêté ses 20 ans sur ce front et était plein de dynamisme mais aussi rempli d’angoisse face à ce qu’il vivait au jour le jour. Comme de nombreux poilus, il éprouva sans doute le besoin de mettre ce vécu par écrit, plus pour exorciser ce qu’il voyait et ce que lui et les autres soldats enduraient qu’avec l’espoir qu’on le lise plus tard. Son témoignage est assez rare sur cette guerre de Serbie et de Macédoine et en est d’autant plus précieux. D’autant plus rare et précieux qu’il s’agit d’un pionnier du Génie, confiné dans des tâches ingrates et méconnues de construction, de reconstruction, de consolidation de voies ferrées. Ces soldats du Génie pouvaient être un peu méprisés par les fantassins qui les considéraient comme des embusqués. Et pourtant, leur travail était indispensable, bien que sous-estimé. Les combattants de ce front furent souvent sujets à des maladies, à de multiples parasitoses, et les évacuations se comptaient par milliers. Le passage sur les conditions dans lesquelles opéraient les formations sanitaires du front de Salonique illustre bien cette face cachée du conflit en ces régions. J. Bataille est évacué pour dysenterie le 23 février 1917, rapatrié en France où il arrive le 6 juin. Nous ignorons ce que fut ensuite sa guerre.
René Richard
*La Campagne d’Orient de Jules Bataille au 1er Régiment du Génie (octobre 1915-juin 1917), Bretagne 14-18, 2005.

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Ribollet, Pierre (1889-1918)

Né le 7 août 1889 à Caluire-et-Cuire, près de Lyon, dans une famille bourgeoise. Il a un an lorsque son père meurt, laissant sa mère veuve avec quatre enfants. Un de ses oncles, dreyfusard, est actif militant de la Paix par le Droit, puis de l’association française pour la SDN. Pierre étudie à l’institution des Chartreux, aux Beaux-Arts de Lyon et de Paris afin de devenir architecte. Il effectue le service militaire au 4e Génie. En août 1914, caporal, il est mobilisé au 28e Génie et devient sergent en mai 1915. Il est principalement engagé dans les Vosges (Le Violu) et en 1916 dans la Somme. Le jour de l’offensive Nivelle, il arrive à l’EOR de Versailles, en sort sous-lieutenant et rejoint le 3e Génie. Son témoignage est formé de lettres écrites du 19 août 1914 au 22 juillet 1918, veille de sa mort au cours d’une contre-attaque allemande. Certaines lettres sont adressées à son cousin André Piaton ; d’autres à sa mère, mais de celles-ci il ne reste que des extraits, ce qui explique parfois de longs espaces de temps entre deux courriers. Le caractère partiel rend difficile de faire la part de l’autocensure, mais celle-ci apparaît clairement le 22 septembre 1915, lorsqu’il décrit à son cousin les préparatifs de l’offensive et ajoute : « Ne dis pas un mot de tout cela à Maman ! ». La publication des lettres est accompagnée de photos et de belles aquarelles de Pierre.
Le 28 décembre 1914, il écrit : « Jamais notre devoir de Français chrétien ne fut tracé avec plus de précision qu’en de telles circonstances. Avec force et énergie, accomplissons-le vaillamment et sans murmurer. » Le devoir des hommes du Génie, c’est de creuser des tranchées, des abris ; d’établir le relevé du réseau ; mais aussi de précéder les vagues d’assaut en apportant les explosifs nécessaires à faire sauter les systèmes de protection des ennemis (c’est lors d’une telle opération qu’il est tué). C’est aussi la guerre des mines et camouflets, et on reçoit fréquemment grenades et marmites. Dans les Vosges, cote 994, le 12 juillet 1915, il décrit la première ligne : « C’est un véritable fouillis de sacs à terre, de vieilles gamelles, de chevaux de frise, de tourbillons de fils de fer barbelés, d’où émergent des troncs hachés, déchiquetés, pulvérisés. Les sapins sont tombés sur la tranchée, la recouvrant complètement et faisant ainsi un passage à l’ombre, dont nous n’avons pas lieu de nous plaindre. » Il arrive qu’on échange autre chose que des grenades avec ceux d’en face : des journaux, des cigarettes… Comme les autres combattants, il a le cafard et souhaite la bonne blessure. Il critique la distribution aberrante des croix de guerre. À une lettre de sa mère qui lui rappelait un voyage en Italie, il répond qu’il souhaite voir « un paysage quelconque exempt de toute explosion ! » Et au repos, il note le charme tout particulier de « simples promenades en terrain découvert, et non dans d’éternels boyaux ».
À son cousin, dès le 12 juillet 1915, il pose la question qui l’obsède : « Que dit-on à Lyon, autour de toi ? Compte-t-on sur une crise financière, économique, une révolution, un coup de théâtre qui permettrait d’envisager la fin de la guerre avant l’hiver ? » Puis c’est le message récurrent à partir du 24 août : « Je voudrais que ceux qui parlent avec tant d’enthousiasme et de phrases ronflantes de la guerre dans les journaux, fassent ici une simple tournée dans les tranchées de 1ère ligne. Ce serait une expérience intéressante qui modifierait peut-être leurs impressions ! » Barrès est nommément attaqué (5-3-16), et Pierre ajoute un mot des « convictions patriotiques, qu’il est décidément beaucoup plus facile d’avoir à Lyon qu’ici » (27-5-16).
Pierre décrit à son cousin la « boucherie sans nom » de la bataille de la Somme (25-8-16) ; des prisonniers allemands heureux que la guerre soit finie pour eux, « avec un petit sourire qui a l’air de nous plaindre » ; ses camarades dont le cafard tourne au désespoir (18-9-16). Le 3 décembre 1916, bien avant l’offensive Nivelle, il admet qu’on puisse être terrifié des réflexions des poilus. Mais il se trouve à Versailles au plus fort des mutineries et ne peut en parler. En septembre, il attribue à la défection de « ces maudits Russes » la prolongation de la guerre, et en février 1918, il stigmatise « la honteuse capitulation des maximalistes ».
Rémy Cazals
*Pierre Ribollet, Quatre années de guerre (août 1914 – juillet 1918), Lettres et dessins, Lyon, éditions BGA Permezel, 2006, 175 p. + illustrations.

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Ducruy, Cyrille (1887- ?)

Encore une publication discutable d’une correspondance qui a une bonne valeur de témoignage. On ne donne même pas la date de naissance du « soldat écochois » (du village d’Écoche, Loire) qui est en réalité né à Coublanc (Saône-et-Loire). La recherche dans les archives en ligne de ce département donne la date précise, 21 octobre 1887, et la profession du père, cultivateur, mais l’absence de mention marginale ne permet pas de connaître la date de décès. On sait quand même que Cyrille était marié, qu’il avait une petite fille de 3 ans, Amélie, et qu’il était cultivateur à Écoche. Ensuite, choisir de transcrire 270 lettres sur 340, les plus intéressantes, peut se justifier. Mais l’idée de les classer en trois parties (chronologique, thématique, et en lien avec les grands événements historiques) se révèle bien vite une erreur de méthode comme cela sera montré ci-dessous.
Le premier intérêt de cette correspondance d’un cultivateur (avec quelques réponses de sa femme, Marie), c’est de montrer son intérêt permanent pour la marche de son exploitation. Il donne des conseils précis pour les semailles, les récoltes et l’élevage des quelques vaches, et il commande à plusieurs reprises à sa femme de ne pas se tuer à la tâche. Avant de monter vers le front, apercevant depuis la caserne du Puy des paysans au travail, il écrit : « Quand je les vois labourer, ça me rend malade de me voir enfermer à ne rien faire pendant que j’aurai aussi tant de travail chez moi. » Si, au tout début (10-8-1914), il croit que la guerre est déjà gagnée grâce aux victoires en Alsace, il note aussi le suicide de deux hommes « car ils avaient trop peur de partir ». Puis il espère se faire réformer et il donne à son frère des conseils dans le même sens.
Il part vers le front en mai 1915 et, sans être encore dans les tranchées, il découvre et décrit les fléaux que sont les poux, les puces et les rats, mais également les mouches qui pullulent en juin, tombant par dizaines dans la nourriture. Il découvre aussi la camaraderie et apprécie les gars du Midi : « Ils sont très honnêtes et ont l’air tous aussi bons garçons les uns que les autres. » Mais, dès ce même mois de juin, il oppose, dans cette guerre, ceux qui gagnent de l’or et ceux qui se ruinent. En septembre, il s’en prend à cette « belle civilisation » dans laquelle les hommes sont traités plus mal que des bêtes. Plus tard, à propos des vaccinations qui démolissent les plus solides, il écrit : « À présent on sulfate les hommes comme la vigne. Nous allons vivre joliment vieux si les Boches nous tuent pas. » En décembre, pas question de souscrire à l’emprunt de la défense nationale, fait pour prolonger « notre martyre ». Au début de 1916, au 38e RI, Ducruy est en première ligne et demande « quand donc finira cette sale vie d’esclave et de martyr ». Il critique les journaux ; il donne à sa femme le conseil de se débarrasser des billets et de garder les pièces d’argent. Revient souvent l’invitation aux jusqu’au-boutistes de venir au front défendre « leur galette ». Lorsqu’il se foule la cheville, lorsqu’il est victime de dysenterie, il essaie d’aggraver le mal pour échapper aux tranchées, et, en octobre 1916, il est heureux d’apprendre qu’il a une deuxième fille : « Au moins elle n’aura pas à endurer les souffrances que nous endurons pour le moment. » Et, en février 1917, apprenant l’explosion d’une usine à poudre : « Je voudrais bien les voir toutes sauter. » Blessé au bras le 26 octobre 1917, il estime : « J’ai eu une grande chance d’avoir attrapé la blessure que j’ai, je serai tranquille pendant l’hiver. » En effet, il ne semble pas être remonté sur le front.
Dans cette « correspondance chronologique », on reste interdit de voir la partie « le front après Verdun » succéder à la partie « le front jusqu’à Verdun ». C’est que la partie « Verdun » a été détachée pour aller, vers la fin du livre, dans une rubrique « correspondance et événements historiques » où se trouvent en effet des pages sur le fort de Vaux en mars 1916, épisode le plus rude du parcours de Ducruy qui montre l’horreur du bombardement, les blessés, les morts, le manque de ravitaillement : « Ceux d’entre nous qui sommes encore en vie nous ne pouvons pas comprendre comme nous avons pu échapper à cette grêle d’obus qui nous a tombé jour et nuit dessus. Mais il en manque beaucoup à l’appel. » Il existe enfin une autre rubrique, celle de la « correspondance thématique » qui revient sur la gestion de la ferme et sur l’amitié, et surtout sur ce que le présentateur intitule « Critique des états-majors ». Ces lettres, qu’il aurait fallu laisser à leur place chronologique pour bien montrer l’évolution de la pensée du témoin, sont d’une violence extrême. Le 29 avril 1916 : « Si au moins cette maudite et criminelle guerre pouvait finir de bientôt et anéantir ce militarisme qui nous rend esclave aussi bien d’un côté que de l’autre. » Le 6 janvier 1917 : « Tous ces bandits de l’arrière qui ont tant soif d’une grande et belle victoire, s’ils passaient seulement quelques jours avec nous où nous sommes, je crois que leur appétit serait vite calmé, c’est facile d’être courageux quand on ne souffre pas. » Les « assassins de l’humanité » arrêteront-ils leurs crimes, demande-t-il le 8 février. Et le 15 mars, le mot est enfin prononcé : « Il nous faudra aller jusqu’au bout et peut-être jusqu’à la mort pour garantir et assurer de bons revenus aux capitalistes qui ont engagé leur capital dans ce métier criminel. » Ce petit cultivateur catholique a dû beaucoup discuter avec des camarades aux idées plus avancées. Aussi ne condamne-t-il point les mutineries, même s’il ne dit pas y avoir lui-même participé. Le 22 juin 1917, il note ces deux phrases : « Je crois que les grandes attaques sont finies pour nous à présent, il y a trop de régiments qui ne veulent rien savoir de la connerie militaire. C’est pourquoi on nous fait tant de faveur à présent pour nous remonter le moral mais il y a que la fin de tout cela pour nous le remonter. »
Rémy Cazals
*Si ça vient à durer tout l’été… Lettres de Cyrille Ducruy, soldat écochois dans la tourmente 14-18, textes recueillis et commentés par Christophe Dargère, Paris, L’Harmattan, 2010, 320 p.

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Fontaine, Amand (1875-1944)

1. Le témoin
Né le 2 septembre 1875 à Dompierre-du-Chemin (Ille-et-Vilaine), il est le fils d’un instituteur laïc qui exerce dans cette commune de 1869 à 1894.
Entré à l’Ecole normale de Rennes en octobre 1891, il en sort en 1894, brevets élémentaire et supérieur en poche ; il obtiendra, en 1896 et 1899, un diplôme de gymnastique et son certificat d’aptitude pédagogique. Instituteur adjoint à Ercé-près-Liffré (1894) puis Comblessac (1896) dans un premier temps, il enseigne ensuite successivement à Sixt-sur-Aff (1897), Saint-Broladre (1901), Orgères (1902) puis Bain-de-Bretagne (1902). Il obtient enfin, en septembre 1905, une charge d’école à Brain-sur-Vilaine, à quelques kilomètres de là. Cette même année, il a épousé l’une de ses collègues, Henriette Thierry. Deux filles naîtront de cette union. Bien noté, Fontaine obtient une mention honorable en 1909, est proposé pour une lettre de félicitation en 1913, reçoit par ailleurs une médaille de bronze au titre de l’enseignement agricole (1910) puis une médaille de vermeil au titre de l’enseignement horticole (1913). L’instituteur est en effet très investi dans ce type d’enseignement par le biais des œuvres post-scolaires, très à la mode dans ces années 1905-1914, alors que la concurrence entre écoles publique et privée est particulièrement rude en Bretagne.
Il a effectué son service militaire au sein du 70e régiment d’infanterie (Vitré) en 1896-1897. Promu caporal le 16 mai 1897 puis sergent, comme réserviste, en août 1900, il accomplit les différentes périodes de réserve auxquelles il est astreint en 1900, 1905 et 1910. En 1908, il a été versé dans la territoriale, en l’occurrence au sein du 76e RIT (Vitré).
Démobilisé le 7 janvier 1919, il retrouve pour quelques mois l’école de Brain avant d’être nommé directeur d’école à Acigné à compter de septembre 1919. Il occupe encore ces fonctions lorsqu’il fait valoir ses droits à la retraite en septembre 1932. Il se retire alors à Rennes avec son épouse. Amand et Henriette sont tués dans les bombardements de Rennes, le 9 juin 1944.

2. Le témoignage
Appelé à servir à compter du 4 août 1914 comme sergent au sein du 76e RIT de Vitré, Amand Fontaine rédige, sans doute au jour le jour, sur un cahier d’écolier, un journal racontant les premiers jours de combats du régiment sur le front des Flandres, au nord d’Ypres, entre le 18 octobre et le 18 novembre 1914. Les régiments de la 87e DT sont alors en première ligne dans le secteur de Langemarck et subissent les assauts répétés des troupes allemandes engagées dans la première bataille d’Ypres.
Légué aux archives municipales de Rennes avec quelques photos et quelques rares documents se rapportant à la Grande Guerre, ce témoignage complète utilement ceux laissés par d’autres territoriaux de cette division ou de ce régiment sur les combats d’octobre-novembre 1914 :
• CLEMENT, Joseph, Carnets de guerre d’un officier d’Infanterie territoriale. Lieutenant Clément Joseph au 76e RIT, [du] 5 octobre 1914 au 20 novembre 1918, et la première attaque aux gaz du 22 avril 1915, Plessala, Association Bretagne 14-18, 2006
• COCHO, Paul, Mes carnets de guerre et de prisonnier, 1914-1919, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2010 [sur le 74e RIT].
Deux enfants de Plaintel morts pour la France pendant la Grande Guerre 1914-1918, Plessala, Association Bretagne 14-18, 2005 [lettres de Jacques Morel, du 74e RIT]
• NEL, Raoul (Dr), Boesinghe ou les combats de la 87e Division territoriale sur l’Yser. 1914-1918, Rennes, Impr. du Nouvelliste de Bretagne, 1922 [sur les 76e et 79e RIT].
• PREAUCHAT, Elie, Carnets de guerre et de captivité d’Elie Préauchat, soldat à la 9e Cie du 74e RIT de Saint-Brieuc, Plessala, Association Bretagne 14-18, 2006.

L’on ne sait rien ou presque en revanche de la suite de la guerre d’Amand Fontaine, si ce n’est qu’il occupe, à compter du début de l’année 1915 sans doute, une position bien moins exposée au sein du 76e RIT : il est alors rattaché à l’état-major de son unité en tant que vaguemestre, ce qui le dispense des séjours en première ligne, alors même que le régiment territorial de Vitré ne connaît plus guère d’épisodes aussi sanglants que ceux qu’il a contés ; le régiment est, entre autres, en 2e ligne lors de l’attaque au gaz du 22 avril 1915, et ce sont les territoriaux de Guingamp (73e RIT) et Saint-Brieuc (74e RIT) qui subissent les plus fortes pertes. Promu sergent-major le 18 juillet 1915, blessé et évacué le 7 septembre 1916, il regagne le front en janvier 1917 avant de passer au 79e RIT un an plus tard, après la dissolution du 76e. Il finit la guerre en servant comme sergent-major au sein de la 9e Cie du 500e RIT, jusqu’à sa démobilisation en janvier 1919.

3. Analyse
C’est avant tout la découverte de la guerre dans toute sa violence qu’offre à lire Fontaine dans ce journal. Il est significatif qu’alors qu’il a été mobilisé en août, qu’il a sans doute participé à la défense des côtes du Cotentin avec le reste de la 87e DT dans les semaines suivantes, ce n’est qu’en arrivant à proximité directe du front, dans les Flandres, le 18 octobre 1914, que l’instituteur débute la rédaction de ce texte. Au cœur des combats au nord d’Ypres, les territoriaux bretons et normands découvrent une situation qu’ils n’avaient sans doute pas imaginée, y compris pendant les 15 premiers jours d’octobre en Flandre française.
La faim – mais Fontaine y insiste moins que d’autres –, le froid des nuits – celles du 3 novembre, « très froide, passée dans la tranchée », ou du 11, « passée dans la tranchée, sous la pluie, le froid et les balles » –, les conditions d’hygiène à l’avenant – le 30 octobre, Fontaine dit « changer de chemise ce que je n’avais pas fait depuis 15 jours et me débarbouiller ce qui ne s’était pas fait depuis 8 jours » –, la fatigue – « je suis vanné » écrit Fontaine le 11 novembre – sont une part essentielle de ce témoignage.
Mais les passages les plus forts sont indubitablement ceux consacrés à la confrontation à la mort et à l’horreur des combats. Alors que les assauts des troupes allemandes font place aux contre-attaques plus ou moins ordonnées de l’infanterie française, le nombre de morts peuplant le no man’s land croît : « nos tranchées sentent le macabée. Les cadavres sont en décomposition » écrit par exemple Fontaine à la date du 7 novembre. Parmi ceux-ci, certains de ses collègues, dont le décès marque profondément l’instituteur : sans doute les connaît-il parfois de longue date, de même que son épouse à qui ce carnet est adressé.
La germanophobie exprimée à l’égard des « Pruscos » et « Alboches », l’indifférence affichée à l’égard de blessés ennemis « trouvés dans une ferme à moitié dévorés par les porcs » – l’épisode tient sans doute de la rumeur – se muent en raison en une compassion sincère alors que les combats se font plus violents : « pauvres Allemands, pauvres Français. Quel mauvais génie vous pousse ainsi à vous détruire » s’interroge-t-il par exemple le 14 novembre.
La peur de mourir – une peur avouée à demi-mot à son cahier et, par ce biais, aux siens, mais une peur dominée – semble expliquer cette évolution. Elle apparaît clairement à compter du 7 novembre : « Nous sommes portés en 1ère ligne d’une situation périlleuse. Ce peut être ma fin ». Et, s’adressant à sa famille : « Pauvre Henriette, pauvres enfants. Heureusement que vous ne me savez pas là ». Le 9, après la mort de plusieurs camarades, il note que « tous y passeront », sa « pensée se port[ant] vers le village de Brain ». « Femme et enfants chéris, je ne crois plus vous revoir ! » confesse-t-il.
Yann Lagadec

Source : LAGADEC, Yann, « “Si jamais tu lis ces lignes, maudis la guerre…”. Amand Fontaine, un instituteur breton dans la première bataille d’Ypres avec le 76e RIT de Vitré (octobre-novembre 1914) », Bulletin et mémoires de la Société archéologique et historique d’Ille-et-Vilaine, 2012, p. 287-315.
Texte disponible en ligne :
http://www.sahiv.fr/images/stories/lagadec%20fontaine%2076e%20rit%20bmsahiv%202012.pdf

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Abjean, René-Noël (1879-1951)

1. Le témoin
Né le 13 juillet 1879 à Plouguerneau (Finistère), 4e d’une famille de 9 enfants, il est le fils d’un cultivateur-propriétaire, adjoint au maire de sa commune. Dans un Léon bientôt dominé par la démocratie chrétienne, il fait partie de cette frange supérieure de la paysannerie moyenne qui accède aux études secondaires, par le biais du collège catholique de Lesneven, offrant ainsi à certains des possibilités d’ascension sociale.
Après son service militaire effectué au 115e RI (Mamers), il épouse en 1902 Séraphine Loaëc, la fille d’un expert foncier agricole dont il reprend les activités. La notabilité relative que lui procure cette profession lui permet d’être élu conseiller d’arrondissement en 1909. Mobilisé en août 1914, ce père de trois puis quatre enfants – le dernier naît en 1917 –, retrouve Plouguerneau en janvier 1919. La même année, il est élu maire de sa commune, fonctions qu’il occupe jusqu’en 1941 : il doit démissionner en raison d’un conflit avec la Kommandantur locale. Il n’exerce plus le moindre mandat jusqu’à sa mort en 1951.

2. Le témoignage
Mobilisé le 2 août 1914 au sein du 87e RIT (Brest), René-Noël Abjean rédige plusieurs centaines de cartes postales adressées à son épouse – « Ma bien chère Séraphine » – ou ses enfants, notamment son fils aîné, Pierre. 700 ont été conservées, couvrant une période allant du 2 août 1914 au 5 janvier 1919, presque deux tous les trois jours, jusqu’à cinq pour la seule journée du 29 juillet 1916 au cours de laquelle il est très légèrement blessé, constituant ainsi ce qu’Abjean nomme lui-même dès mai 1916 « notre collection de cartes postales ».
Cette correspondance permet de reconstituer le parcours du territorial finistérien pendant les quatre années de guerre. Affecté au 87e RIT, en charge de la défense des côtes finistériennes face à un éventuel débarquement allemand en août 1914, il gagne le camp retranché de Paris puis se rapproche du front dans l’Aisne et l’Oise en octobre-novembre. En décembre 1914, il quitte la zone des armées pour le dépôt du 151e RI, un régiment de Verdun replié à Quimper. Il reste dans le Sud-Finistère jusqu’en mars 1916, passant simplement du dépôt du 151e à celui de son régiment de réserve, le 351e, installé à Douarnenez. C’est avec cette unité qu’il gagne le front des Flandres au printemps 1916, après un détour par la Haute-Saône : la plupart de ses cartes postales sont alors envoyées de Dunkerque, Coxyde, Nieuport et des environs, jusqu’à son affectation au 8e RIT, à Rouen, en avril 1918. Il passe là les derniers mois de la guerre.
Publié par l’un de ses petits-fils aux éditions Emgleo Breizh en 2009, ce riche témoignage, doté d’une introduction fort utile, aurait sans doute mérité un véritable appareil critique et une traduction des quelques passages rédigés en breton par Abjean.

3. Analyse
En raison même des multiples affectations de René-Noël Abjean durant le conflit – régiment territorial à l’arrière-front, dépôt de régiments repliés en Bretagne, régiment d’infanterie engagé en première ligne, régiment territorial à l’arrière –, ses lettres offrent une vision parfois décalée mais en cela très précieuse de la diversité de l’expérience combattante.
On trouvera dans cette correspondance – comme dans la plupart des documents du même genre – mille détails sur la vie quotidienne des soldats de la Grande Guerre. Gouvernement à distance de l’exploitation agricole familiale de Gorrékéar, en Plouguerneau, violence des combats, présence presque banale de la mort, des cadavres que le territorial doit ramasser sur les champs de bataille de la Marne mi-septembre 1914 à ces corps « déchiquetés, les uns sans tête, d’autres sans jambes, d’autres dont tout le corps était criblé d’éclats d’obus » décrits en juin 1916, vie dans la boue et dans le froid, parmi les rats : rien ne manque. Plus originales sont sans doute les mentions faites – à son épouse… – des maladies contractées par certains de ses camarades « en compagnie d’une femme malsaine du quartier où se trouve la compagnie » (16 novembre 1916), au suicide d’un « jeune soldat de la classe 1916 […] en se tirant deux balles, dont une lui perfora le ventre » (13 juin 1916), aux trêves tacites voire fraternisations de Pâques 1916, des soldats « s’amus[a]nt à aller jusqu’aux tranchées ennemies leur envoyer du pain et des cigares » (18 avril 1916).
Trois aspects méritent sans doute plus d’attention. Le premier concerne la vie des dépôts des 151e et 351e RI à Quimper et Douarnenez : instruction des nouvelles classes, répartition des renforts entre ces deux régiments mais aussi de nombreux autres, permissions presque hebdomadaires – le dimanche au moins – pour les soldats du cru qui peuvent rejoindre leur famille constituent les éléments les plus saillants des 16 mois qu’Abjean passe ainsi, loin du front. Cette expérience, au contact de soldats originaires d’autres régions, est l’occasion pour le territorial de dire régulièrement – second aspect – son attachement à sa « petite patrie » : les solidarités essentielles ici ne sont pas celles nées des combats livrés en commun, celles de l’escouade, mais bien celles découlant des origines communes, bretonnes, et plus encore finistériennes voire même léonardes. « Nous préférons être entre Bretons […]. On se connaît mieux, on se fréquente davantage et l’on s’entraiderait de meilleure volonté en cas de besoin qu’avec les gars du Nord que nous fréquentons très peu ou presque pas et qui font bande à part » écrit-il par exemple le 15 février 1915. Le dénigrement des Méridionaux va de pair, notamment ceux du 3e RI, « un régiment du midi des environs de Marseille » avec lequel le 351e entretient des relations parfois tendues. Une troisième dimension mérite d’être notée : l’emploi régulier de la langue bretonne dans cette correspondance. Certes, l’usage du breton y est limité à quelques incises, quelques lignes tout au plus. Alors même que la chose est très banale à l’oral, c’est loin d’être le cas à l’écrit d’après ce que donnent à voir les correspondances de combattants bas-bretons publiées. Comment l’expliquer chez ce petit bourgeois rural dont on a vu qu’il avait fait des études secondaires ? Les passages en breton relèvent en général de la confidence, souvent sur le ton de la plaisanterie, révélant une réelle connivence entre les deux époux. Volonté d’échapper au contrôle postal ? C’est l’argument mis en avant dans une carte à son fils du 31 octobre 1916, carte sur laquelle il a tracé une croix indiquant la maison dans laquelle il est logé, alors qu’il est au repos à l’arrière : pas sûr que la censure y ait trouvé à redire cependant.
Signalons, pour finir, une brève allusion à la présence au 351 d’un fils du roi du Dahomey : « c’est un lieutenant dont la poitrine est constellée d’une douzaine de décorations » (29 mars 1915).
Yann Lagadec
Source :
ABJEAN, René Noël, La guerre finira bientôt. 1914-1918 à Plouguerneau et au front, Brest, Emgléo-Breizh, 2009.

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Charbonnier, Henri (1885-1951)

Né à Dijon le 7 octobre 1885, son père est représentant de commerce. Il fait suffisamment d’études pour écrire avec aisance, sans fautes d’orthographe, et être capable de citer un passage de La Bruyère. Petit entrepreneur à Alès (où il se mariera en 1919), on sent qu’il déteste la bureaucratie militaire ; le souvenir de Fachoda fait qu’il se méfie des Anglais. Il pense que la France use ses forces vives en se heurtant aux Allemands, pour le profit des Anglais, et qu’après la guerre le pays deviendra cosmopolite, « il n’y aura d’absents que les Français ». D’une façon plus large, la guerre est « une honte pour l’humanité. Vainqueur ou vaincu sera écrasé » (25-5-1916). De ce sergent au 229e RI (41e DI) affecté au service de santé, on n’a retrouvé que le carnet qui couvre la période du 26 mars 1916 au 25 septembre 1917 ; les notes sont prises au jour le jour, bien datées, bien localisées, avec parfois de longues pages de réflexions, ainsi le 25 mai 1916. Ce jour-là, outre le passage de La Bruyère sur la guerre des chats, Charbonnier règle ses comptes avec ceux qui dirigent et qui profitent : « Si l’on créait un bataillon de marche composé des deux chambres et du ministère, avec comme cadres une quantité de profiteurs qui gravitent autour, et que l’on envoie ce bataillon après deux mois d’entraînement reprendre le fort de Douaumont, il est très probable que ceux qui reviendraient jugeraient beaucoup plus sainement qu’avant leur départ. »
L’offensive Nivelle est au centre du témoignage. Au cours de 1916, le régiment est dans les Vosges (printemps), la Somme (été) et l’Argonne (automne). Le mécontentement ne fait que croître. Le 18 août, Charbonnier note que le raisonnement du soldat est celui-ci : « Que la guerre finisse à n’importe quel prix et de quelque façon que ce soit, pourvu qu’il rentre et conserve son droit à la vie qu’aucune civilisation ne peut lui enlever. » Au début de 1917, le 229 occupe le secteur entre Reims et Berry-au-Bac ; les préparatifs de l’offensive sont trop visibles et Henri Charbonnier, par expérience, reste sceptique sur ses chances de succès. Le 16 avril, l’attaque commence à 6 h de « manière assez satisfaisante », mais une foule de blessés arrive au poste de secours, et il semble que règne une certaine confusion. Le 17, il faut constater que les résultats escomptés n’ont pas été obtenus, que l’ennemi réagit sérieusement, que « le moral de chacun s’en ressent » et que « bon nombre d’abris sont remplis de fuyards qui ont soupé de la guerre ». Le 26 avril, on peut se demander « si cette offensive est de la fumisterie destinée seulement à faire tuer du monde ». « Les hommes sont furieux de remonter en 1ère ligne. Exténués comme ils le sont, le moral très bas, ils disent à qui veut l’entendre qu’ils sont prêts à faire « camarade ». Il n’y a plus à leur parler de patrie, honneur, drapeau. Ils sourient. Ce sont maintenant des mots vides de sens, qu’ils ne comprennent plus. Il n’y en a qu’un dont on parle beaucoup, c’est le mot paix. »
C’est aussi le moment de la révolution russe et des grèves à Paris (que Charbonnier décrit à l’occasion d’une permission). André Loez a montré que, pour la première fois, on avait l’impression qu’une action des poilus pouvait conduire à la paix tant souhaitée. La 41e DI connaît alors un épisode marquant des mutineries (refus de remonter en ligne, drapeaux rouges, Internationale, général et officiers bousculés), tandis que dans les trains empruntés par Charbonnier on crie « Vive la Révolution ». Trois hommes du 133 sont exécutés ; les cavaliers du 21e Chasseurs, qui vivent loin du danger, sont chargés de réprimer les troubles qui pourraient se produire dans l’infanterie. Charbonnier les juge : « C’est assez avilissant pour ceux qui acceptent de descendre à ce degré du sale garde-chiourmisme. »
RC
*Henri Charbonnier, Une honte pour l’humanité, Journal (mars 1916 – septembre 1917), présenté par Rémy Cazals, Moyenmoutier, EDHISTO, 2013.

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Campagne, Louis-Benjamin (1872- ?)

Le Chemin des Croix 1914-1918, du colonel Campagne, Tallandier, 1930 (369 p.) est un livre estimable. Ne cachant pas des opinions bien arrêtées, il est subjectif comme doit l’être un témoignage, et il apporte des informations intéressantes (même si elles ne sont pas bien datées). Mais il ne dit rien de la biographie de l’auteur, même pas son prénom. Une patiente recherche, avec l’aide de Thierry Hardier et Yann Prouillet, a donné quelques résultats. Louis-Benjamin Campagne est né à Biarritz le 6 mars 1872 d’un père maître d’hôtel et d’une mère sans profession. Engagé volontaire en 1891, il est sorti de Saint-Cyr pour être affecté au 143e RI. Marié en 1899. Capitaine au 107e RI en 1908, puis commandant en 1915. En avril 1917, il est nommé à la tête du 78e RI dans la même 23e DI et, vers la fin de l’année, il est envoyé en Italie. Je n’ai pu connaître la date de son décès, faute de mention marginale sur l’acte de naissance mis en ligne par les AD des Pyrénées-Atlantiques. Il y a sans doute d’autres pistes et je suis preneur de toute information nouvelle.
Son récit du début de la guerre mêle remarques justes et affirmations péremptoires. D’un côté, voici les « mitrailleuses qui rendaient vaine toute tentative d’abordage à la baïonnette », ou des Français qui tirent par erreur sur des voitures de ravitaillement françaises. De l’autre, des diatribes contre le gouvernement, les députés, les mercantis, et la satisfaction de voir Joffre envoyer « bouler, d’un mouvement de ses larges épaules, parlementaires et politiciens ». Noël 1914 : « Sur les tranchées, un ténor chantait « Minuit, chrétiens… » En face, ils en appelaient par des cantiques au vieux Dieu allemand, le dieu barbare fait à l’image sanglante du « Seigneur de la guerre », Guillaume II. » Une trêve tacite avait déjà eu lieu, fin septembre, du côté de Reims, après une attaque : « Le terrain est couvert de cadavres et aussi de blessés que des équipes du 78e et nos brancardiers sont encore en train de relever quand le jour reparaît. L’ennemi envoie un coup de canon « de semonce » pour nous arrêter, puis il se décide à laisser faire. » L’année suivante, Campagne décrit les inondations suivies de fraternisations de décembre en Artois : « L’ennemi n’était pas mieux loti et toute guerre était suspendue, sauf la lutte contre la boue. » Un autre régiment que le sien, « à la faveur de cet armistice forcé, avait engagé des conversations avec ceux d’en face. De poste à poste on avait causé, lancé du pain en échange du tabac. » Un phénomène bien connu. Mais, ici, les suites sont vues d’en haut. Campagne dit qu’on a décacheté toute la correspondance pour la contrôler ; qu’il a fait bientôt « redescendre tout le monde dans la fange » et fait tirer un coup de semonce pour dissuader des officiers ennemis de se montrer. Lorsqu’un homme et un sergent discutent encore avec les Allemands qui s’étonnent du changement d’attitude, ils sont pincés par un lieutenant et traduits en conseil de guerre, et leur officier aussi. Campagne raconte alors comment il fait acquitter l’officier, mais ne dit rien des deux hommes.
Pendant la période du « grignotage », Campagne critique une tactique qui, en usant l’adversaire, a aussi pour résultat « de nous user nous-mêmes ». Il expose le dilemme du chef : obéir à des ordres stupides ou protéger la vie des hommes dont il a la responsabilité ? Il ne condamne pas le fait qu’un commandant de CA ait été conspué. Il trouve ridicule la légende d’un dessin paru dans L’Illustration montrant un « officier calmant ses hommes impatients d’attaquer » ; et aussi un chef « se complaisant dans le langage le plus trivial assaisonné de tous les termes d’argot dont l’arrière nous attribuait le constant usage ».
Après Verdun et avant la Somme, il passe en secteur tranquille du côté de Soupir, dans l’Aisne. Vient la « crise morale » dont il se félicite de n’être pas témoin direct, mais dont il présente les causes : un moral en baisse depuis quelque temps ; l’offensive d’avril qui rend la crise plus aiguë ; l’ivresse, la fatigue, les injustices, le cafard, la campagne pacifiste. Il est heureux de la nomination de Pétain, mais n’apprécie pas « la petite guerre » des coups de main dont l’objectif véritable n’est pas de rechercher des renseignement sur l’ennemi, mais de « nous tenir, et tenir l’ennemi en haleine ». Caporetto est, d’après lui, le résultat de la même propagande, contre laquelle s’élève heureusement « le souffle ardent » de D’Annunzio dont il cite un long texte sans en souligner la tragique bêtise : « Il y a des mères italiennes, bénies entre toutes les femmes par le Dieu des Armées, qui regrettent de n’avoir qu’un, deux, trois fils à sacrifier. » Plusieurs chapitres sont consacrés à la description du front italien (un des rares textes qui traduit correctement « il Piave » par « le Piave »). Ils montrent l’accueil cordial des Italiens malgré les réticences du clergé : « Nous passions pour des Républicains farouches et anticléricaux. »
Le colonel Campagne était, lui, un farouche adversaire de la Ligue des Droits de l’Homme ! Un paragraphe doit être cité, pour conclure cette brève notice et bien définir notre témoin : « La Ligue des Droits de l’Homme paraît avoir été créée dans les temps pour saboter l’armée française à l’occasion d’un vulgaire procès de trahison. Il faut lui rendre cette justice qu’elle n’a jamais failli à cette mission. Les tribunaux militaires de la Grande Guerre lui ont paru un objectif de choix. Elle les a attaqués avec une admirable ténacité. »
Rémy Cazals

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