Né à Toulouse le 7 avril 1886. Service militaire de 1907 à 1909. Marié en 1911. Une fille. Manutentionnaire aux entrepôts de la société L’Épargne. Sympathisant socialiste. Mobilisé en 1914 au 296e RI. Ses lettres à sa femme témoignent, une fois de plus, que la guerre a fait redécouvrir l’amour conjugal. Ainsi : « Je te demande d’avoir du courage jusqu’à la fin, songe que je suis obligé d’en avoir, moi qui suis obligé de lutter contre un terrible ennemi et contre la séparation de ma famille ; songe un peu, quand je jette mes yeux sur la photo que tu m’as envoyée, ce qui peut se passer en moi-même… » (12-12-14). D’un autre côté, les lettres ne manquent pas de pugnacité et d’ironie. Par exemple, le 27 mai 1915 : « Émile m’a appris par sa lettre d’hier que Gourg avait été tué. Il prêchait la guerre dans le temps ; il ne la prêchera plus. » Ou encore, le 19 août 1915 : « Je voudrais bien voir ces embusqués à ma place, ceux qui ne sont jamais venus au front, comme le gendre de Caillabel par exemple ; ils en chieraient toute une. » Et, le 19 mai 1916 : « Pauvres mères, vous pouvez faire des enfants, la boucherie militariste les attend. Ah ! que je suis heureux d’avoir une fille ; elle ne viendra pas au moins se faire hacher sur un champ de bataille et si, après la guerre, favorisé par le sort, si je réussis à m’en sortir, ceux qui viendront me prêcher la repopulation seront reçus avec tous les honneurs dus à leur grade. » Et encore : « Tu me dis que Pierrillou a été cité à l’ordre du jour et qu’il a eu la croix de guerre ; il vaut mieux celle-là que la croix de bois » (22-7-16).
Le récit de ce fantassin rejoint ceux de ses semblables et décrit la boue, le froid, les veilles, les attaques stupides, les poux : « Ma chère Augustine, tu feras bien de m’envoyer de la poudre pour les poux, car pourtant qu’on les chasse et qu’on se change, on en est rempli, et ils sont gros et tu peux croire qu’ils piquent ; tu verrais les types, sitôt qu’on a une minute, à sortir la chemise et à faire la chasse ; on a le corps tout rouge de piqûres » (14-8-15).
Le régiment commence la guerre en Alsace, puis il est transféré en Artois, devant Vermelles, village occupé après le repli allemand (voir Barthas, Hudelle). Le 25 décembre 1914 : « Chère Augustine, je me rappellerai longtemps de cette nuit de Noël : par un clair de lune comme en plein jour, une gelée à pierre fendre, nous sommes allés vers les 10 heures du soir porter des poutres dans les tranchées ; quel n’a pas été notre étonnement d’entendre les Boches chanter des cantiques dans leurs tranchées ; les Français dans les leurs, puis les Boches ont chanté leur hymne national et ont poussé des hourrah ; les Français ont répondu par le Chant du départ ; tous ces chants poussés par des milliers d’hommes en pleine campagne avaient quelque chose de féerique. » Une pause dans une guerre sans fin : « Quant à la paix, je crois que si aucune puissance neutre ne s’en mêle, nous y sommes pour longtemps car de la manière que nous faisons la guerre, il est presque impossible d’avancer, tant aux Boches qu’à nous » (30-12-14).
Le 10 mai 1915, François est atteint par une balle au sommet du crâne : « Tu peux croire que cette balle a été la bien venue. » Soigné, il essaie de faire durer la séquence et même de s’embusquer pour de bon : « Je deviendrai peut-être l’ordonnance du major en chef des hôpitaux de Béziers, mais je ne suis pas sûr de réussir » (13-7-15). En effet, cela ne marche pas et il doit repartir, avec le 96e, à Beauséjour, et participer à l’offensive du 25 septembre en Champagne. Le 12 octobre, il peut écrire : « Cette nuit nous avons été relevés des tranchées et nous sommes dans un bois ; nous n’avons ni eau pour nous laver, ni rien, mais nous sommes hors de danger, c’est l’essentiel. Nous crevons de faim et de soif. Nous avons passé 15 jours terribles, nous avons eu beaucoup de morts et de blessés ; moi, je n’ai pas eu seulement une égratignure ; encore une fois je m’en suis sorti ; j’ai eu un fusil partagé dans les mains par un éclat d’obus et je n’ai pas eu la chance d’être blessé. » Un peu plus tard (2 décembre 1915), il tire des conclusions plus larges : « Tu peux croire que j’en ai assez de cette vie ; toujours au danger, la pluie, le froid, mal nourris, dévorés par les poux, nous avons tout pour nous faire souffrir ; il faut avoir la volonté de vivre pour supporter tout cela. »
1916 le trouve à Berry-au-Bac et au bois de Beaumarais, élément d’un « troupeau de moutons qui suivons ceux qui nous commandent ». Les secteurs chauds et ceux où « on ne se croirait pas en guerre » alternent. En juillet, c’est Verdun. Alors, les lettres de sa femme lui sont retournées avec mention « le destinataire n’a pu être atteint ». François est en effet porté disparu à Fleury le 4 août. Blessé, récupéré par les brancardiers allemands, il est soigné à Ulm, et sa première lettre de captivité n’arrive à Augustine que le 6 septembre. Peu après, il précise : « Je garderai longtemps le souvenir de mes derniers combats qui dépassent en horreur tous ceux que j’avais vécus ; aussi je suis heureux d’être loin de ces champs de massacre. Je vois d’ici le mauvais sang que tu as dû avoir fait pendant le temps que tu es restée sans nouvelles, mais maintenant tu peux dormir tranquille car tu es sûre de me revoir. »
Une fois guéri, il participe aux travaux agricoles en Allemagne : « Je laboure tous les jours, je suis devenu bon, mais si je reviens en France, je ne crois pas de continuer ce métier-là. »
Rémy Cazals
*Lettres numérisées par le petit-fils, Jean-Marie Donat. Un exemplaire sera déposé aux Archives municipales de Toulouse. Photo de François Guilhem, sa femme et sa petite fille dans 500 Témoins de la Grande Guerre, p. 244.
Delon, Louis (1894-1964)
Fils de gantier, né à Valence (Drôme) le 16 juillet 1894, il devient lui-même gantier à Millau (Aveyron). Il est mobilisé au 72e RI, puis il passe dans les régiments d’infanterie coloniale, le 42e en décembre 1915, le 6e en juillet 1918. Il combat dans l’armée d’Orient et il est victime du paludisme. Pour le « soigner », rien ne vaut le froid et on l’envoie à Arkhangelsk avec le 21e bataillon de marche, peu avant l’armistice du 11 novembre. Motif officiel : empêcher que ce port devienne une base pour les sous-marins allemands. Les soldats s’aperçoivent bien vite qu’il s’agit de combattre les bolcheviks. Le seul témoignage qu’ait laissé Louis Delon concerne le séjour à Arkhangelsk et particulièrement la mutinerie de mars 1919. L’épisode est exposé par Patrick Facon, d’après les documents d’archives, notamment 7N 816 et 817 du SHAT, dans son article de 1977 de la Revue d’histoire moderne et contemporaine (p. 455-474). Louis Delon a recopié sur un cahier conservé par sa famille une série de témoignages favorables aux mutins : lettres de réclamation contre le manque de nourriture et de couvertures, contre les brimades de certains officiers, etc. Surtout, l’argument central est celui-ci : « Les journaux français qui nous parviennent nous rapportent les paroles prononcées au parlement par le ministre de la Guerre : « Depuis le 11 novembre 1918 le bruit du canon a cessé pour tous les Français. » Ici, bien après cette date, mille coups de canon ont été tirés par l’ennemi en vingt-quatre heures ! Sommes-nous Français ? » Traités de lâches, accusés de salir le drapeau, les mutins répondent qu’ils se sont battus pendant quatre ans sur tous les fronts contre les ennemis, mais que la France n’est pas en guerre contre la Russie. Enfermés dans une baraque, on leur envoie un provocateur (« ce n’était ni plus ni moins qu’un fumiste envoyé ici par les officiers ») qui se présente comme ayant « des idées complètement révolutionnaires », à quoi les hommes répondent qu’il n’en est pas de même pour eux, qu’ils se moquent un peu de la politique et qu’ils réclament seulement leurs droits.
En conseil de guerre pour « refus d’obéissance sur un territoire en état de guerre », le commissaire du gouvernement renonce finalement à soutenir l’accusation. Du sous-lieutenant Rivaud, défenseur, Patrick Facon nous apprend qu’il était avocat à la cour d’appel de Paris. Louis Delon a retranscrit un résumé de son habile plaidoirie : « Sommes-nous en guerre avec la Russie ? […] Après la signature de l’armistice avec les Allemands, nos soldats ne pouvaient-ils pas se croire en droit de refuser de marcher contre les bolcheviks ? L’article 227 du code de justice militaire punit de la peine de mort tout commandant d’unité qui continuerait, après la signature d’un armistice, à donner des ordres pour continuer les hostilités. Ce ne sont pas ces soldats qui sont assis au banc des accusés qui méritent d’être punis mais bien celui ou ceux qui sont la cause que les soldats alliés continuent à combattre en Russie. » Le verdict rapporté par Patrick Facon comme par Louis Delon : deux mois de prison avec sursis. Il n’empêche que les mutins, au lieu de rentrer en France, sont envoyés en bataillon disciplinaire au Maroc. Louis Delon finit par retrouver Millau où il se marie en juin 1921, reprenant son métier de gantier.
Rémy Cazals
Photo de Louis Delon dans 500 Témoins de la Grande Guerre, p. 179.
Lapeyre, Louis (1882-1949)
Trouver sur le carnet de Louis Lapeyre l’adresse de Louis Barthas, caporal au 280e d’infanterie, n’a rien d’étonnant quand on apprend que Lapeyre était, lui aussi, tonnelier à Peyriac-Minervois. Né le 17 avril 1882 à Rieux-Minervois (Aude), village tout proche voisin de Peyriac, fils de tonnelier, Louis Lapeyre a fait son service militaire en Algérie de 1903 à 1906 ; il s’est marié en 1907 et installé à Peyriac en 1910. En août 1914, il est mobilisé dans une section de COA, puis au 44e RI en novembre 1915, au 294e RI en avril 1916. Il donne pour titre à ses carnets « Campagne de 1914 », ensuite étendue aux quatre autres années. Conservés par ses petits-enfants, non publiés, beaucoup plus succincts que ceux de Barthas, ils opposent la beauté de la France, décrite au cours des déplacements, aux horreurs de la guerre. Lapeyre est sensible à la rencontre de camarades avec qui il est agréable de parler du pays. Le militarisme se manifeste lorsqu’une réclamation à propos de la nourriture vaut huit jours de prison. Il signale rapidement la mutinerie du 129e en 1917 et la répression. S’étant débarrassé de son 8e carnet le jour de sa capture (1er novembre 1918), il l’a reconstitué de manière approximative et y a ajouté la description originale de ces quelques jours très particuliers de prisonnier d’une armée en pleine débandade. Tout au long du parcours, les prisonniers sont nourris et congratulés par la population belge. Le 11 novembre : « En cours de route, nous avions appris la signature de l’armistice ; et cette heureuse nouvelle nous comble de joie. En entrant dans la ville [Bastogne], toute la population est en liesse ; les maisons sont superbement pavoisées aux couleurs de tous les Alliés. » Le comité de ville prend en charge les prisonniers en place de leurs gardiens, et apporte, « dans de grands récipients, de la bonne soupe et du café fumant ». « Vers 4 h du soir, passe devant nous le 27e régiment d’infanterie bavaroise, revenant des tranchées. Tous les soldats chantent ; la musique de leur régiment joue. Les officiers ont arraché leurs galons de sur leurs épaules. Les soldats portent leurs fusils crosse en l’air et nous font comprendre qu’ils sont tout joyeux que la guerre ait pris fin. Belges, Boches et Français, tout ce monde fraternise en ce moment tellement la joie est grande parmi tous. »
Le retour vers la France se fait par étapes, les Belges continuant à « gorger » les Français de victuailles : « Il est impossible de leur refuser quoi que ce soit. Quels braves gens que tous ces Belges ! » En France, le département de la Meuse est plein de troupes américaines et on y distingue le « spectacle des plus hideux » produit par les quatre années de guerre. Le 23 novembre, enfin, Louis Lapeyre arrive à Peyriac-Minervois.
Rémy Cazals
*Fiche matricule Arch. Dép. Aude RW 537 (recherche de Jean Blanc que nous remercions).
Gilbert, Abel (1881-1972)
L’auteur
Abel Gilbert est forgeron maréchal à Épieds-en-Beauce (Loiret). Il a un fils de deux ans et sa femme, Désirée Frémond (voir ce nom), est enceinte. Il est rappelé le 31 juillet 1914 comme maréchal-ferrant chargé de l’entretien des 225 chevaux de la 2e colonne légère du 3e régiment d’artillerie lourde attelée. Il entre « en pays ennemi » (Lorraine) dès le 17 août puis participe à la retraite sur Nancy. Pendant quatre ans il parcourt la frontière, de l’Yser à la Franche-Comté, sa voiture-forge est présente au Grand Couronné, à Notre-Dame de Lorette, à Furnes, au Vieil Armand, à Verdun, au Chemin des Dames, dans la Somme, deux fois en Champagne, etc. Il ne connaît qu’une interruption de 6 mois en 1916 lorsque son régiment retourne au dépôt de Valence le temps de remplacer tous ses canons mis hors d’usage à Verdun. À la suite des différents remaniements de l’artillerie lourde, Abel Gilbert appartient successivement au 114e RAL puis au 314e.
Il rentre chez lui en février 1919, auprès de sa femme qui a géré la boutique en son absence et des deux autres enfants nés pendant le conflit. Il reprend sa place à la forge et à l’atelier de mécanique agricole et reste, jusqu’à sa mort en 1972, une figure respectée du village qui a donné son nom à une de ses rues.
Le témoignage
Durant sa campagne Abel Gilbert a tenu un carnet de route assez succinct et qui nous est parvenu incomplet : il y manque les six derniers mois de 1916, les six derniers mois de 1917 et toute l’année 1918. Le carnet est parfois perdu, réécrit, retrouvé, continué. On s’aperçoit que les dates ne sont pas toujours très fiables. L’écriture et le style sont aisés, incluant quelques mots du parler beauceron, d’une bonne orthographe sauf lorsque l’écriture reflète la prononciation locale.
Abel a aussi écrit tous les deux jours à sa femme, de juillet 1914 à février 1919 : cette abondante correspondance nous est parvenue en entier.
Le carnet de route a été édité par Françoise Moyen, sa petite-fille. Le texte intégral est suivi d’une lecture par thèmes qui regroupe les différents aspects de la vie d’un maréchal à l’armée. La correspondance est en cours d’édition. [Il s’agit d’une édition de type familial ; la transcription des documents sera déposée aux Archives du Loiret. En attendant, on peut consulter fran.moyen@orange.fr.]
Analyse
Dans son carnet de route Abel Gilbert note les déplacements incessants, parfois dramatiques, de sa section, l’inconfort des cantonnements et les difficultés permanentes pour se procurer le charbon et le fer, matières premières indispensables à son activité et dont l’armée n’assure pas l’approvisionnement. La première année il est « abonnataire » c’est-à-dire libre de gérer forfaitairement l’entretien des chevaux dont il a la charge. Il y gagne un peu d’argent … il en a honte … il partage avec ses équipiers. Les années suivantes la plupart des maréchaux, comme lui, dénoncent les nouvelles conditions de l’abonnement et restent maréchaux sans contrat.
Abel est un esprit curieux. Entre le travail harassant, parfois jusqu’à 2 heures du matin, et les livraisons de munitions aux batteries, dont les maréchaux ne sont pas dispensés (certains y trouveront la mort) Abel prend le temps de visiter et décrire les églises, les monuments, les statues. Il s’enquiert de l’économie des régions traversées et, très pragmatique, il s’essaie à l’extraction du charbon au fond de la mine, à la conduite des « charrues à vapeur » dans les grandes exploitations de la Brie et fait même quelques rangs de tissage dans une usine des Vosges !
Son patriotisme est à toute épreuve et sa foi catholique, bien que discrète, très ferme. Son rôle de maréchal le tient quelques kilomètres en arrière de la ligne de feu, aussi n’y a-t-il aucune description de combat dans ce carnet de route mais toujours le fracas de la canonnade qui, de nuit, n’est pas sans beauté. Pourtant dans le duel qui oppose les deux artilleries, le danger est toujours présent et il a échappé plusieurs fois à la mort.
Dans ses lettres il ne fait pas allusion à ces dangers, mais se montre rassurant en insistant sur le peu de morts dans l’artillerie lourde. Il parle peu de la vie au cantonnement mais davantage des camarades et connaissances qu’il rencontre, des visites qu’il fait. Par de nombreuses recommandations à sa femme, il s’efforce surtout de diriger à distance le fonctionnement de sa boutique d’Épieds-en-Beauce : le vieux père d’Abel a repris le marteau, aidé par un jeune à peine sorti d’apprentissage et qui sera d’ailleurs mobilisé en 1917.
Françoise Moyen
Vincent, César (1894-1917)
Ni le parcours militaire, ni les thèmes abordés dans la correspondance de ce jeune de la classe 14, né à Crupies (Drôme) le 12 avril 1894 dans une famille paysanne, ne sont d’une grande originalité. En 1914, il fait ses classes à Briançon et au camp de La Valbonne. Il part au 140e RI dans la Somme en décembre 14 ; en juin 15, il passe mitrailleur au 75e RI ; c’est ensuite la Champagne et l’offensive du 25 septembre ; malade, il est évacué en décembre ; de mai à septembre 16, Verdun, puis le secteur de Reims jusqu’en janvier 17 ; permission et maladie au pays natal, retour au front dans l’Aisne en mars, mais il ne participe pas directement à l’offensive Nivelle ; en juin, il décrit un mouvement d’indiscipline au 75e dans une creute ; en octobre, c’est l’attaque de la Malmaison où il est gravement blessé ; transporté à Soissons, il meurt à l’ambulance 5/52 le 26 octobre 1917.
Cultivateur, César s’intéresse aux travaux de l’exploitation familiale et regrette de ne pas être là pour prendre sa part (sa mère étant veuve) ; il est curieux de voir comment la terre est cultivée dans les régions qu’il traverse. Il souffre de l’éloignement et a convenu d’un code avec sa grande sœur pour indiquer où il se trouve. Il ne s’autocensure pas dans ses lettres à la famille et décrit les conditions abominables du front et les dangers presque permanents. Sorti de l’hôpital en avril 1916 et destiné à remonter, il s’écrie : « Retourner à cette boucherie ! Repartir ! repartir au front ! Après 17 mois de campagne, repartir, il me semble que je ne pourrais pas. » Et, plus nettement encore, en mars 1917 : « S’il faut y aller, nous irons ! mais je voudrais pouvoir renier la République, la France et tous ceux qui nous gouvernent ! si mal ! et si honteusement ! » Les lettres maternelles essaient de le consoler, l’encouragent à la résignation ; les colis venant du « pays » constituent de brèves éclaircies.
L’originalité se trouve dans la constitution et la conservation d’un corpus qui rappelle celui de la famille Papillon (voir ce nom) : 1295 lettres ou cartes postales, la plupart de César à sa famille, mais aussi une grande partie des lettres reçues par le soldat, venant de sa mère et de ses sœurs, de ses amis et amies, de ses marraines de guerre, missives qu’il a renvoyées ou apportées chez lui lors des permissions. Grâce à elles, on peut reconstituer le réseau de relations amicales ou amoureuses du soldat et de ses proches, avec ses confidences, ses secrets, ses brèves fâcheries. La correspondance est restée plus de 90 ans dans un coffre en bois au grenier de la maison familiale. Certaines lettres ont disparu au fil du temps pour différentes raisons parmi lesquelles on retiendra la récupération des siennes propres par une jeune fille. Ce riche corpus est actuellement étudié dans le cadre d’une thèse de doctorat de l’université de Nimègue (Pays-Bas) par Mies Haage, sous la direction du professeur Peter Rietbergen.
Rémy Cazals
Balard, Auguste Germain (1881-1961)
Les 454 pages du manuscrit de Germain Balard posent la question de la date de l’écriture. L’entrée en guerre constitue l’entrée en matières sur 2 pages qui évoquent l’assassinat de Jaurès et le procès Villain ; la rédaction est donc postérieure à 1919. L’auteur raconte alors sa jeunesse en 76 pages et sa mobilisation à Perpignan en 5 pages. À partir de son départ pour le front, le 10 avril 1915, le récit, parfaitement daté, est une rédaction à partir d’un carnet de notes précises. La guerre (avec ses suites immédiates) occupe jusqu’à la p. 442. Viennent enfin 12 pages de remarques isolées de 1924 et de 1930-32. La dernière phrase est : « Le monde est en train d’évoluer rapidement. »
La longue biographie permet de dire que Germain est né le 3 janvier 1881 à Saint-Juéry (Tarn), de père inconnu. Sa mère a ensuite épousé un sabotier qui donna son nom à l’enfant. Celui-ci fréquenta irrégulièrement l’école, mais réussit à obtenir le certificat d’études et entra en apprentissage à 12 ans pour devenir tailleur de limes. Tant en usine que dans l’agriculture, il fit plusieurs métiers manuels jusqu’à la date du service militaire commencé à Carcassonne, mais non terminé pour raisons médicales. Sa grande chance, en 1906, fut d’être embauché comme livreur par un pharmacien de Toulouse qui l’initia à l’étude des médicaments et l’encouragea à acquérir une culture d’autodidacte. La situation était bonne et Germain se maria en 1909 avec une couturière. Réformé, il fut « récupéré » en décembre 1914 et envoyé comme infirmier à l’ambulance 5/16 en Champagne en juin 1915. À 34 ans, c’était un libre-penseur, anticlérical, un homme curieux de tout, ayant une haute idée des règles morales à respecter et une capacité d’indignation qui allait rencontrer de nombreuses occasions de fonctionner. Ainsi, face à un prêtre chauvin : « Lui qui se dit éducateur d’une certaine jeunesse, est capable de lui enseigner un nombre infini d’erreurs, plus grossières les unes que les autres. Aussi, comme conclusion à cette discussion, je lui conseille de revenir à l’école et de travailler la philosophie. » Il pense qu’il faudrait punir les responsables de la guerre ; qu’il faut lutter contre le « badernisme ». Il critique les profiteurs et les embusqués, la censure et le bourrage de crâne, les absurdités de la vie militaire. Il décrit un des médecins chefs de l’ambulance comme drogué, incompétent, fainéant et despotique.
Après la Champagne, l’ambulance est regroupée avec d’autres pour former un HOE à Landrecourt près de Verdun en août 1916. Là, il voit descendre des survivants : « Le 143e RI descend des lignes, passe près de nous. C’est avec un serrement de cœur très pénible que l’on voit à quel état squelettique sont réduits ses bataillons. Sur 3000 hommes qui étaient montés, il en redescend 700, et dans quel état ! Cependant leurs clairons sonnent et leurs tambours résonnent à la traversée de Landrecourt. Beaucoup d’entre eux se redressent dans un suprême effort d’énergie pour marquer le pas ; mais plus nombreux encore sont ceux que tout laisse indifférents, traînant péniblement ce qu’ils ont pu rapporter de ce lieu infernal, parce qu’ils savent qu’on ne leur demandera pas d’autre effort avant longtemps, qu’on va les prendre en auto à quelques mètres de là. Il n’y a pas quinze jours que ce régiment était monté en ligne au complet. »
En juin 1917, retour de permission, Balard décrit l’effervescence dans les trains où les poilus cassent toutes les vitres et conspuent les gendarmes, « aussi à chaque arrêt y a-t-il des individus qui descendent du train et incitent les autres à descendre et à ne pas revenir au front ». Lui-même n’y participe pas, mais estime que les hommes arrêtés par les gendarmes « auront toujours assez de mal pour se soustraire aux griffes de la justice militaire ». Le 28 octobre 1917, notation originale, il dit entendre la Madelon pour la première fois.
L’offensive alliée en 1918 fait découvrir des territoires dévastés. Ainsi au retour d’une permission, le 3 septembre, dans les parages de Villers-Cotterêts : « Je parcours de récents champs de bataille : des trous d’obus partout, des arbres fauchés par la mitraille tombés un peu partout et n’importe comment, des canons ennemis abandonnés au petit bonheur. J’arrive à Longpont que je connaissais comme petite ville accidentée très coquette et propre ; je ne rencontre plus que des ruines partout ; pas une maison n’a été épargnée. […] Je remarque des tombes un peu partout, sur les bords de la route, dans les champs. Elles sont reconnaissables à la terre fraîchement remuée, un piquet qui supporte un casque ou un sabre, une vareuse ou des restes de capote ; quelques-unes ont une croix avec un nom. […] Là, sur un petit plateau, deux tanks inutilisables. » Et, le 15 septembre, le travail repris à l’ambulance : « Les blessés affluant de toutes parts, je me trouverais débordé sans l’aide de deux prisonniers allemands dont un est particulièrement dévoué. Ils me sont d’un grand secours étant donné que j’ai un seul blessé français – on n’a pas voulu le mettre dans une salle où il aurait été seul – tous les autres sont allemands. »
Le 11 novembre, le mot « armistice » est écrit en lettres capitales : « Pour savoir ce que ce mot représente, il faut avoir vécu la journée d’aujourd’hui parmi les poilus, parmi les civils qui ont quelqu’un de leurs proches sur la ligne de feu, parmi ce qu’il est convenu d’appeler le peuple ! »
RC
*Virginie Auduit, Carnet de guerre d’un ambulancier 1914-1918, mémoire de maîtrise, Université de Toulouse Le Mirail, 1998 (avec 75 pages d’extraits du témoignage).
Cantié, Marius (1884-1917)
Sa famille a conservé de lui des notes prises entre août 1914 et juillet 1916, lorsqu’il était sergent dans le groupe de brancardiers de la 31e division. Commençons par les lire. Ce Méridional est surpris par le climat lorrain comme le montre son récit de la nuit du 15 au 16 août : « Nous devons coucher sur le champ avec 5 cm d’eau, on réussit cependant à s’abriter tout mouillés dans ou sous les voitures d’ambulance et nous passons ainsi une nuit glacée à grelotter dans nos effets mouillés, car impossible de se changer, le sac étant tout trempé aussi. Les officiers de l’ambulance avaient fait monter une tente Tortoise pouvant abriter 50 hommes, mais ont mis tout le monde à la porte et ont supporté d’y coucher seuls sur un brancard, quand les infirmiers n’avaient aucun abri. » D’une façon générale, les officiers gestionnaires, qui ne combattent pas, qui ne soignent pas, sont épinglés pour leurs brimades. En janvier 1915, par exemple, Marius est puni pour avoir fait son service alors qu’il en était exempt ! En février 1916, la popote des sergents est supprimée parce que les officiers veulent prendre le cuisinier à la leur. Aussi, lorsque la formation est disloquée, tout le monde est content « dès l’instant que l’on doit vivre loin de l’officier d’administration ».
Ramasser les blessés, enterrer les morts
Les premiers combats, en Lorraine, sont terribles : « Les blessés arrivent en si grand nombre qu’on est stupéfait. On voit des plaies ignobles, on entend des râles et les cris déchirants des blessés, que le cœur se serre d’angoisse. Le 142 est décimé, le colonel tué, ainsi que le 81, le 96 et le 122 [voir Ferroul]. Les Allemands étaient retranchés dans des fossés profonds et ne craignaient rien de notre artillerie ainsi que de l’infanterie. Les nôtres étant à découvert étaient décimés. » C’était le 18 août, et le lendemain ceux qui restent du 142 et du 122 sont relancés à l’attaque des « Prussiens » fortifiés et se font anéantir : « On les mène autrement dit à la boucherie. » Les brancardiers participent à la retraite, puis à la course à la mer. Le 21 novembre 1914, Marius décrit la ville d’Ypres : « À 8 h les Boches bombardent Ypres avec leurs grosses marmites, brisent le clocher de l’hôtel de ville et l’incendient. Les halles brûlent aussi et le feu se communique à la cathédrale. La ville n’est qu’un immense foyer ardent, et à la nuit c’est tout à fait lugubre. En ville, on ne trouve pas âme qui vive, tout est désert, les rues sont encombrées d’un amoncellement de ruines, les maisons éventrées ou calcinées, des objets épars, çà et là quelque poutre qui fume encore. On dirait qu’un fléau est passé là et a emporté toute la vie avec lui, et n’a laissé qu’une vaste nécropole. »
En février 1915, déplacement vers la Somme (près d’Amiens, « un marchand de vins du Midi nous fait boire tous et remplit nos bidons à titre gracieux »), puis vers la Champagne (« dans des wagons à bestiaux ayant contenu des chevaux et non désinfectés, ayant encore l’odeur et la trace des déjections »). La nuit du 29 mars, près de Mesnil-les-Hurlus, est un bon exemple de ce qui attend les brancardiers après les combats : « D’espace en espace on y rencontre des casemates boisées sur les côtés ayant servi sans doute d’abris aux gradés boches, car tout ceci est un travail boche, et ce n’est pas une petite affaire. En approchant de la ligne de feu, le boyau a, sur tout le long, des niches en terre servant d’abri aux troupes. Nous passons devant la guitoune du général et enfin nous entrons dans les boyaux abandonnés. Tout y est bouleversé, les trous d’obus se touchent et tous les morts qui sont à côté y sont enfouis. Certains forment de véritables murailles. Ils sont là, entassés pêle-mêle, et recouverts de la boue calcaire du pays. Elle a fait prise, et les morts restent là dans ce mortier, oubliés et perdus. Quelquefois on aperçoit un pied ou une main qui dépasse, semblant nous dire : « Je suis là, donnez-moi donc une autre sépulture ! » On trouve aussi des membres épars, des corps sans tête ou à moitié déchiquetés. C’est horrible. La lune de son disque brillant éclaire ces scènes funèbres. Les fusées éclairantes projettent encore leur vive lumière et viennent parfois retomber jusque chez nous. Les balles sifflent toute la nuit, un peu haut il est vrai, mais de nombreux ricochets font voler la poussière autour de nous. »
Les combats et leurs suites
Le 10 juin 1915, Marius Cantié mentionne un épisode comme il y en eut tant : « On annonce qu’hier au soir les Boches ont tenté de reprendre au 96e et au 322e la tranchée du Trapèze. Ils y ont réussi mais une contre-attaque les en a délogés. Une 2e tentative réussit encore mais une vive contre-attaque de nous les en chasse définitivement. Les blessés sont nombreux. Plus de 300 et une quarantaine de morts. » En septembre, du côté de Valmy, il faut faire face aux gaz ; le 1er décembre, « on commence à avoir des évacués pour gelure des pieds ». Des prisonniers allemands passent : « Tous sont contents de s’en tirer ainsi et sont gais, quelques officiers seuls ont l’air maussade et ennuyés comme des rats qui se voient pris. » La lecture des citations à l’ordre de la division ne suscite que ce commentaire : « Quelle blague !!! » En décembre, le 96 refuse de monter à l’assaut, « alléguant que le 81 avait perdu la tranchée et n’avait qu’à la reprendre ». La nuit de Noël, quelques brancardiers « ont fêté un peu trop le mousseux » et bousculent les officiers qui veulent intervenir.
La boue reste un ennemi implacable. « Plusieurs cuisines roulantes restent en panne dans les grands trous de la route avec des roues cassées et des essieux faussés. Il est formé un projet d’évacuer les blessés par le petit chemin de fer à voie étroite. Nous allons passer chefs de gare. » Mais cette proposition du 16 novembre, réitérée le 2 décembre, ne reçoit pas de réponse. Il faut atteler 4 à 5 chevaux à une voiture faite pour un seul. « Il pleut toujours, les cagnas s’effondrent dans les tranchées et même chez nous. Les routes sont des lacs de boue. »
À la recherche de l’auteur
Le carnet de Marius Cantié, peu fourni pour 1916, ne dépasse pas le mois de juillet de cette année. La famille a retenu de lui qu’il était originaire du Pays de Sault, que son père avait été nommé gendarme à Narbonne et que lui-même était employé de banque dans cette ville. La famille avait encore la date et le lieu du décès : 14 septembre 1917 au Bois des Caurières (Meuse). La consultation du site « Mémoire des Hommes » donne la date de naissance du sergent Cantié Célestin Marius Achille, le 27 décembre 1894 à Roquefort-de-Sault.
RC
Viriot, Paul (1883-1953)
De famille paysanne, fils du maire de Laître-sous-Amance (Meurthe-et-Moselle), Paul Viriot est resté célibataire, un choix d’avant 1914, peut-être renforcé par ce qu’il a vécu alors et qu’il voulait éviter de faire vivre à un fils éventuel. Il a tenu des carnets, disparus, mais recopiés (« J’ai respecté scrupuleusement mes notes prises au jour le jour ») sur le « livre » de l’adjudant Numa Vincent, blessé, qui contenait déjà un hommage au sergent Chammerond du 224e RI. Les notes de Viriot sont brèves, sauf lors des journées les plus terribles.
Mobilisé à Nancy au 37e RI, Paul Viriot fait d’abord la campagne de Lorraine, d’abord l’avance où l’on se charge d’équipements pris aux Allemands, puis la retraite, « le moral en berne », tandis qu’on ne comprend rien à ce qui se passe. En novembre, c’est la Belgique, et arrive la classe 14 : « Ils ne savent pas ce qui les attend. » Peut-être cette « grande fosse commune » vue au cimetière de Woesten. Relativement à l’arrière jusque là, Paul est versé dans une compagnie de combat le 26 décembre et il découvre le séjour en tranchée parmi les morts et leur odeur. Le 4 janvier 1915, il participe au sauvetage de quelques survivants dans une maison effondrée sous les obus, mais il note qu’il faut abandonner d’autres camarades. Le 26 mars, il décrit une fraternisation que les officiers font cesser. En Artois, en mai, le régiment s’apprête à aller « manger des betteraves », synonyme d’attaquer. Et, en effet, ceux qui sortent sont fauchés. Le capitaine donne l’ordre de tirer sur les fuyards français ; Paul Viriot fait semblant ; un caporal en tue un. Jours et nuits se passent sous les obus, les hommes mourant de soif et obligés de prendre leur nourriture dans les musettes des morts. « Nous sommes vraiment peu de choses sur terre », note-t-il. Et encore, le 20 mai : « Nous attendons à chaque instant l’obus bienfaisant qui nous délivrera des affreuses visions et cauchemars qui sont notre quotidien depuis onze jours. Hâves, fiévreux, pouilleux, affligés de rictus effrayants, nous n’avons plus rien d’humain. Qui pourrait reconnaître en nous des êtres humains ? Nous sommes méconnaissables et proches de la folie. » Le 13 juin, seul volontaire pour la corvée de soupe, il échappe à un obus qui pulvérise ses camarades, et il note, le lendemain : « Pauvres petits riens, perdus au milieu de si grandes choses qui déferlent sur nous de tous côtés. Qui nous broient, nous cisaillent, vous laissent pantelants et sanguinolents au milieu de la mitraille. » Une nouvelle attaque anéantit la compagnie, alors qu’il a eu la chance d’être envoyé en arrière comme vaguemestre, éprouvant des « sentiments mélangés de chance et de culpabilité d’avoir abandonné les copains ».
Le 11 juillet 1915, il est évacué pour maladie, et va en profiter pour recopier ses notes. Réformé temporaire, il ne revient sur le front qu’en août 1916 dans la Somme, mais : « J’aurais aimé donner une description de cette bataille, mais dans l’action j’ai perdu mon carnet de route. » Il échappe une fois de plus à la mort par une chance extraordinaire, et combat encore en Lorraine en janvier 1917.
Rémy Cazals
*Transcription sur http://mirabelle.nuxit.net/viriot
Renty, Jeanne de (1872-1945)
Jeanne Babled, née à Saint-Quentin le 27 février 1872, épousa M. de Renty, cadre supérieur de la compagnie des chemins de fer du Nord, dont elle eut quatre enfants. Elle vivait à Craonne lors de l’arrivée des Allemands, début septembre 1914. Elle assista aux combats pour le village, organisant une ambulance et vivant pendant 17 jours dans une cave. Dans trois lettres adressées depuis Paris et Vichy à sa cousine Marie-Thérèse de Hédouville en juin et septembre 1915, elle raconte ces épisodes, puis l’évacuation vers Laon et le rapatriement par la Suisse. Ces textes, retranscrits, sont conservés à la mairie de Craonne.
RC
Marcq, Alphonse (1867-1943)
Ce maraîcher de Craonne est né à Ailles (Aisne) le 25 août 1867. D’un premier mariage, il a une fille et un fils, Jean, soldat tué à Doncourt le 22 août 1914, Alphonse restant dans l’ignorance du sort de son fils pendant toute la durée de la guerre. Veuf, il s’est remarié en 1901. Il avait une instruction suffisante pour être désigné comme instituteur en septembre 1916 à La Selve où il avait été évacué. La transcription de son journal (du 1er août 1914 au 15 mars 1919) est conservée à la mairie de Craonne.
La première partie décrit l’arrivée des Allemands au village le 2 septembre 1914, les combats tout autour au cours du même mois, le bombardement (« c’est un chassé-croisé épouvantable d’obus ») qui oblige à vivre dans les caves où on a pu cacher quelques poules, et d’où on peut sortir « au péril de sa vie » pour aller récupérer quelques pommes de terre dans les champs. « Les routes et les jardins sont coupés de tranchées dans tous les sens », écrit-il le 29 septembre. Quelques jours après, il faut évacuer vers Sissonne, puis La Selve, où se manifeste une réelle solidarité.
Pendant quatre années, le journal d’Alphonse Marcq est rythmé par le bruit du canon. La canonnade est plus ou moins espacée ou « dure », comme lors de l’offensive de la Somme (en octobre 1916), lors de celle du Chemin des Dames en 1917, tandis qu’arrivent de nouveaux évacués et que se concentrent les renforts allemands. En « pays envahi », les Allemands imposent réquisitions, amendes, confiscations, travail forcé, thèmes bien connus et plus largement décrits par Albert Denisse (voir ce nom). Ici encore, on voit jusqu’où peut aller l’organisation bureaucratique tatillonne : empêcher les chevaux de manger les épis quand on les fait paître (23 juillet 1916) ; interdire de jeter des boîtes de conserve vides dans les abris contre les aéros (30 mai 1917) ; condamner au travail forcé les personnes qui répondraient « j’aime mieux faire de la prison que de payer une amende »… Dans cette accumulation d’interdictions et de menaces, on distingue une double obsession : celle des épidémies ; celle de ne rien laisser perdre. Ainsi, celui que les circonstances ont fait instituteur doit-il « aller avec les enfants de l’école glaner du seigle tous les après-midi ». Les habitants « résistent » en cachant leur vin et leurs volailles, en produisant de la farine au moulin à café, en braconnant (comme Alphonse Marcq lui-même). Le 14 juillet 1916, « les demoiselles arborent chacune un bouquet tricolore à la boutonnière en revenant des champs ». Mais il est difficile d’obéir aux avis lancés par avion de refuser de travailler pour l’armée allemande lorsque des sanctions très fortes sont affichées visant ceux qui veulent « rester à ne rien faire » (4 mars 1916).
Cette politique générale de spoliation bien précisée, certains Allemands sont aimables (même des Prussiens) ; ils aident les populations à survivre ; on assiste à des distributions gratuites de viande de cheval accidenté ; certains Allemands sont « reçus très affectueusement ». Les contacts font apparaître que les soldats désirent le retour de la paix (16 janvier et 12 décembre 1916) ; un Bavarois glisse à Alphonse : « Allez monsieur Bayern mit Frankreich ». Les soldats, autant que les populations du pays envahi, crèvent de faim, ce qui explique leurs pillages ; il y a même des combats entre gendarmes et soldats (1er septembre 1917) : « Les gendarmes tirent sur les maraudeurs de pommes de terre qui leur répondent de même. Un soldat et un gendarme sont tués à Sissonne, le soldat d’abord par le gendarme qui se fait tirer ensuite par les camarades du défunt. »
Dès juillet 1918, Alphonse Marcq comprend que les Allemands reculent. Bientôt il faut envisager une nouvelle évacuation qui le porte vers les Ardennes. Il faut à nouveau vivre dans une cave, mais pour peu de temps : les Français sont là le 9 novembre et l’armistice survient deux jours plus tard. Tout n’est pas terminé. Le 15 janvier 1919, un voyage à Craonne est qualifié de « triste pèlerinage ». Le 28 janvier, le constat reste pessimiste : « Nous traînons toujours notre malheureuse vie d’affamés. » Alphonse décide alors de s’installer à Montaigu, à quelques kilomètres au nord du village détruit. Il y restera jusqu’à son décès en avril 1943.
Rémy Cazals