Bayle, Eugène (1887-1915)

Clément Eugène Bayle est né à Alès (Gard) le 20 mars 1887 dans une famille protestante. Caporal à l’issue du service militaire, il est en 1914 employé à la succursale de la Banque de France dans sa ville natale, et célibataire. Mobilisé au 255e RI à Pont-Saint-Esprit, il décrit la pagaille qui règne, ainsi que les défilés avec chants patriotiques. Il commence à déchanter lors des marches exténuantes à accomplir pour un entraînement accéléré et lors du transport vers le front dans des wagons de marchandises. Il écrit régulièrement chez lui et tient un carnet personnel, tous documents conservés par la famille, qui rendent possible une intéressante lecture croisée. Beaucoup plus que pour informer, la correspondance est là pour rassurer, entretenir le lien, maintenir le moral de tous : l’autocensure élimine les réflexions pouvant susciter l’angoisse. Mais il fallait bien un exutoire : le carnet joue ce rôle.
Sans surprise, on constate que ses lettres se préoccupent des nouvelles du « pays », c’est-à-dire d’Alès. Répondant aux attentes de l’arrière, elles contiennent des références religieuses (qui ne sont pas dans les carnets). Un très beau passage (15 mars 1915) évoque la soirée au cantonnement : « Après la soupe du soir je ferai la lecture du journal dans ce repaire comme au temps des camisards, et mes fidèles soldats aiment beaucoup que je leur lise et explique les nouvelles à haute voix. » La dénonciation des journaux n’est pas absente de la correspondance : « C’est un vrai régal de voir toutes ces caricatures et de lire les articles si beaux que suggère la guerre à nos grands écrivains. À nous qui vivons la réalité des choses, il ne semble pas que l’on puisse en tirer de si nobles sujets. » De même la critique du luxe des officiers (21 mars 1915) : « Sur le morceau de journal que j’ai reçu hier, vous avez pu lire que les officiers allemands étaient logés dans les tranchées dans des abris où ne manquait pas le confortable ; je vous dirai que chez nous, les officiers ne sont pas installés moins luxueusement, parquets en briques, draps tendus en guise de tapisserie et de plafonds, tapis, tables, chaises rembourrées, vases, glaces, poêles en porcelaine, etc., etc., et entre parenthèse les soldats qui, pendant le jour, travaillent à ces somptueux aménagements, couchent le soir dans des gourbis inondés et sur du fumier. Aujourd’hui encore, nos abris ont été un peu améliorés, mais dans bon nombre on ne peut y remuer, entrer ou sortir que sur les genoux ou les mains, autrement dit à quatre pattes. Dans le mien, par exemple, une fois assis sur la paille, mon képi touche le toit. » Mais seul le carnet contient le récit du baptême du feu, la révolte contre les horreurs de la guerre, ces « crimes épouvantables » (8 septembre 1914), l’impuissance de l’infanterie sous le bombardement, les balles qui sifflent tout près. « Est-ce possible de voir de telles atrocités ? Qui donc est le criminel responsable ? », se demande-t-il à lui-même le 24 avril 1915. Il est tué le lendemain dans le secteur de Rouvrois (Meuse). Son carnet est alors envoyé à ses parents.
RC
*Frédéric Rousseau, « Réflexions sur le moral d’un homme mort de la guerre monotone, le caporal Eugène Bayle (août 1914-avril 1915) », dans Supplément d’âme, mars 1998, p. 5-24.

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Bonneton, Armand (1885-1969)

Armand Antonin Bonneton est né à Sète (Hérault) le 22 mars 1885 d’un père employé du chemin de fer et d’une mère sans profession. Lorsqu’il s’est présenté devant le conseil de révision, il était employé de commerce. Ajourné en 1906, il a été exempté pour faiblesse générale en 1907. Il s’est marié à Sète en juin 1913. En novembre 1914, il s’est engagé pour la durée de la guerre « dans le service automobile exclusivement » et il est resté à Lyon pour une période d’exercices jusqu’en mars 1915. Il monte alors dans le Nord (Ypres, puis Artois) au 14e Train, où les camions transportent des hommes, des vivres ou des munitions. Chauffeur, il est parfois désigné comme cycliste ou comme cuisinier, cette dernière fonction étant beaucoup moins pénible et beaucoup plus appréciée. Tous les soldats de la Grande Guerre n’ont pas connu le feu. Le 7 avril 1915, Armand Bonneton et quelques camarades font une « excursion » aux tranchées. Le 25 juillet 1916, quelques marmites ayant coupé la route devant le convoi de camions, il note qu’il a vécu son « baptême du feu ». Par contre, les conditions de vie des chauffeurs sont souvent très dures. Ils subissent la pluie, le froid, les ordres stupides qui provoquent des fatigues inutiles, l’absence de ravitaillement. Faute de cantonnement, ils dorment parfois dans des hamacs suspendus dans le camion. Voici le récit du 22 octobre 1915 : « Durant toute la nuit, la pluie n’a cessé de tomber avec force et, dans notre camion, l’on aurait dit des cailloux qui tombaient du ciel sur notre bâche. À notre réveil une belle lune se montrait et qui a favorisé notre marche jusqu’à l’aurore. La route est grasse, nombreux dérapages. Les camions marchent comme des crabes et font la valse. J’ai mal aux poignets de tenir le volant et avec mon compagnon nous nous remplaçons souvent. Près de Barlin un camion, le n° 1, a glissé dans un fossé, à nous de l’en tirer car nous sommes les derniers de notre convoi. Nous y arrivons après l’avoir remorqué sur un parcours de 100 mètres, ce n’est pas malheureux. Nous reprenons la route et à une descente le derrière menace de passer devant ; ça y est, c’est la danse. Enfin nous arrivons à Nœux-les-Mines et le soleil qui ressemble ici à la lune s’est enfin montré. Où est le soleil du Midi doré et brillant ? Une heure d’attente au four à chaux de Nœux et la relève des tranchées de Loos arrive ; c’est du 77e d’infanterie de Cholet. Tout le monde est embarqué et en route. Toujours des dérapages et la valse continue. […] Je ne suis plus maître de ma direction et les roues arrière commencent le patinage et finalement glissent dans le rebord de la route. Les poilus rouspètent et se cognent les uns contre les autres. Pour ma part je tempête plus qu’eux. Pas moyen de me dégager et je continue la descente par côté. En bas je finis par m’arrêter et tout le monde descend ; ça y est, je vais être engueulé. Non, pas du tout, tous rient. Un Poilu me dit à l’oreille : « Dis, vieux, tu n’aurais pas pu nous blesser ? » »
Ce catholique fervent ne rate aucune occasion d’exercer ses talents d’organiste dans les églises du pays, d’assister à la messe y compris celle « dite par un aumônier militaire dans une voiture chapelle » le 13 juin 1915. Quelques jours plus tard, ému par la proximité de l’anniversaire de son mariage, il écrit : « Ce n’est point par pure dévotion que je me dirige avec mes compagnons vers ce clocher qui tous les jours dans ses sons d’airain annonce pour moi une victoire prochaine, mais, comme à Sète, j’y retrouve les mêmes chants, les mêmes airs et les mêmes idées, le tout orné et fait au même moule. L’on y voit également la même main qui y est passée, et pour Qui cela a été fait. Tout cet ensemble, dans son architecture simple et quoique pourtant bien loin de ceux qui me sont chers, me fait un peu oublier mon éloignement et semble me rapprocher de mon pays natal. » À cette même date (20 juin 1915), il souhaite « que cette maudite guerre d’extermination soit terminée le plus promptement possible avec notre succès final ». Plus tard (1er janvier 1916), lui et ses camarades souhaitent « que 1916 nous apporte la victoire et la paix surtout ».
Le Cercle occitan de Sète conserve le « carnet de route » d’Armand Bonneton qui se termine curieusement : « Le 25 sept. 1916. Départ pour Amiens à 5 h 20 le soir. Fini permission. Adieu le bonheur, etc., etc., jusqu’à la démobilisation le 7 avril 1919. » On comprend qu’il a survécu. On comprend aussi qu’il a recopié ses notes (en les illustrant de quelques photos). On ne sait pas pourquoi il s’est arrêté à cette date : avait-il cessé de prendre des notes pendant la fin de la guerre ? a-t-il renoncé à en poursuivre la transcription ? Sa fiche matricule (Archives de l’Hérault 1R 1186) nous apprend qu’il a quitté le front en octobre 1916 et qu’il a été classé « service auxiliaire » en décembre 1917 pour des problèmes de santé non liés à une blessure de guerre.
RC

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Banquet, Emile (1879-1944)

1. Le témoin
Emile, Léon, Philippe Banquet est né à Albi le 22 septembre 1879 dans une vieille famille de petits entrepreneurs briquetiers, sur la rive droite du Tarn, avenue de Carmaux, exploitant également quelques terres. Lorsque la guerre éclate, il est marié et a deux fils nés en 1913 et 1914. La famille est catholique. Sa femme prie pour son retour ; lui-même n’est pas dévot : il attribue la brimade d’un départ retardé en permission au fait qu’il a manqué une messe. Sa mère lui a fait faire le service militaire dans l’artillerie. En novembre 1915, il l’en remercie : sans cela, il serait dans la boue des tranchées comme les « pauvres malheureux de fantassins » qui subissent un « carnage », une « boucherie ». Il est maréchal des logis au 56e RAC, et précisément à la section des munitions dont le rôle est de ravitailler les échelons qui se trouvent eux-mêmes à 8 km derrière les batteries. Cette vie cesse en juillet 1917 lorsque la section est dissoute. On l’envoie à Carcassonne, au dépôt du 3e RAC jusqu’en janvier 1918. Il se considère alors comme un embusqué : « Aujourd’hui je suis planton de service à la gare, travail assez amusant, d’abord je n’ai rien à faire si ce n’est me trouver là, au départ et à l’arrivée des trains. […] Hier soir je suis allé voir la Cité, c’est curieux, et il y en a qui viennent de loin pour l’admirer. Enfin je me promène ! Ici on ne risque rien des obus et c’est déjà beaucoup… » (11 juillet 1917). En janvier 1918, il remonte vers le front avec le 10e RAC, « au milieu de Bretons ou Normands », « un tas d’ivrognes, ce n’est pas un c’est TOUS !! Ils sont pleins du matin au soir. Si je dois rester là je suis fichu ! » Son souhait de tomber malade se réalise et, entre permissions et stages, il arrive au 11 novembre, puis à la démobilisation le 18 janvier 1919 : « Fini le cauchemar, on dirait un beau rêve. » Pendant la guerre, sa femme et son père ont fait marcher tant bien que mal la briqueterie. « Je t’assure que si on a la joie du retour, écrivait-il le 16 novembre 1916, on saura mieux goûter la vie dont on jouissait avant sans crainte et sans arrière-pensées. » L’après-guerre est cependant assombri par la mort de son fils aîné âgé de 10 ans en 1923 et par la cessation d’activité de la briqueterie vers 1929. Emile Banquet meurt accidentellement le 17 juin 1944.
2. Le témoignage
Il a écrit régulièrement à sa femme, du 3 août 1914 au 18 janvier 1919, comme une « conversation » à laquelle Angèle répondait. Le 2 mars 1915, il annonce qu’il a dû brûler 190 lettres de sa femme car il n’avait plus la possibilité de les transporter avec lui. On apprend aussi, le 16 juillet 1915, qu’Angèle lui a envoyé le journal qu’elle tenait au début de la guerre. Mais il n’a pas été conservé. Par contre, les lettres d’Emile figurent encore dans les archives familiales de son petit-fils Dominique qui en a transcrit une large sélection qui forme un volume de 272 p. de format A4.
3. Analyse
La principale préoccupation : la fin de la guerre
Dès les premiers jours, Emile Banquet note son manque d’enthousiasme : « Je me remets peu à peu au courant de toutes ces conneries et je t’assure que je me fais des cheveux blancs en songeant à tout le travail que je vous laisse. […] Surtout ne vous inquiétez pas, je ferai mon devoir, sans plus […] Certains souhaitent aller en Allemagne ; moi je souhaite revenir parmi vous et qu’ils me fichent la paix » (8 août 1914). Il voudrait que la victoire arrive avant les grands froids. Mais « combien cela va-t-il encore durer ? » demande-t-il le 1er septembre en décrivant le champ de bataille (« des Allemands, des Français, des chevaux, viande abandonnée, tout empeste l’air »), les maisons détruites par les obus, les récoltes piétinées. Le 11 septembre, les nouvelles sont excellentes et il espère être de retour « pour le vin nouveau ». Mais, deux semaines plus tard, il craint que la guerre dure jusqu’à Noël. De nombreux événements sont perçus comme annonçant peut-être la fin. Lors de l’offensive de mars 1915, il note : « nous sommes contents de nous fatiguer, et que ça finisse », mais c’est un échec : « l’effort que l’on a fait n’a abouti qu’à faire tuer des hommes ». « Je vous assure que si on me laissait filer, je m’en irais à pied » dit-il en avril. L’entrée en guerre de l’Italie hâtera-t-elle la fin ? Dès le printemps 1915, il est effrayé par la perspective de « passer un autre hiver en guerre » et ajoute : « Je crois que vous, les femmes, serez obligées de vous révolter pour faire finir la guerre. » Ou bien, tout pourrait finir faute d’argent (6 juillet). Le 9 juillet encore : « Je crois que nous finirons tous par perdre la tête ; les généraux et le gouvernement sont unanimes à dire que la campagne durera encore un an. La paix ne serait donc signée que l’été prochain, cela nous désespère ! Surtout ces malheureux fantassins. Je crois que d’ici là quelqu’un se lassera, tout aussi bien le peuple allemand que le peuple français, ou bien il manquera de l’argent, car les dépenses sont fabuleuses. » Et le 1er décembre : « Ce que je désire, c’est la FIN, mon retour définitif, mon chez moi tranquille, vivre de mon labeur. » Le 25 février 1916 : « D’après le journal d’aujourd’hui, les Allemands ont attaqué fortement du côté de Verdun. Serait-ce le prélude d’heureux événements si l’on peut dire ? Que cela finisse enfin pour le bien de l’humanité tout entière. » Le 26 mars : « Combien de fois ai-je souhait être blessé pour pouvoir me tirer de leurs mains et courir auprès de vous. » Le 17 septembre : « Que l’on fasse la paix d’une manière ou d’une autre. Nous sommes tous des sauvages : Français, Anglais, Allemands, on devrait trouver une solution pour le bien de tous, pour l’état d’esprit général et conclure la paix. La leçon devrait nous être salutaire. Pareil fait ne devrait jamais plus se reproduire. Nous ne sommes pas des bêtes féroces et il me semble qu’en rabattant un peu d’orgueil on pourrait parvenir à s’entendre. Plus nous irons, plus nous y perdrons tous. » Le 27 janvier 1917 : « Ah ! je t’assure que si ceux qui ne veulent pas de paix sans victoire y étaient, ils en auraient bientôt soupé. » Le 30 mars : « Si on demandait son avis à chacun, tout le monde serait prêt à rentrer chez soi. » Le 11 avril, peu avant l’offensive Nivelle : « Depuis hier au soir nous entendons le bruit sourd du canon sur notre gauche et assez loin, sans doute en Champagne ; ce doivent être les préludes d’opérations ; que ça craque enfin d’un côté ou de l’autre ce ne serait pas trop tôt. Cette vie commence à peser quand on est près de la quarantaine, ce n’est plus un amusement de gosse. Celui qui n’a que vingt ans dit : « ce n’est rien à condition que je revienne », mais nous, notre vie sera à moitié flambée. » Peu après, à propos des Russes : « Du jour que la Révolution a éclaté chez eux, j’ai bien compris qu’ils allaient se retirer, que c’était pour en finir et qu’ils en avaient assez de servir de cible à canons. Quand je pense à papa qui s’en va tout seul à la terre, à son âge, je ne peux m’empêcher de pleurer ; jamais nous ne serons capables de faire ce qu’ils [les Russes] ont fait. Dire que nous sommes ici à ne rien faire et penser à eux là-bas, qui sont vieux et qui travaillent pour nous à la limite de leurs forces, je finis par ne plus pouvoir le supporter. Qu’ils en finissent bon dieu ! Qu’ils traitent d’une façon ou d’une autre. C’est toujours du monde qu’on fait tuer. » Comme beaucoup d’autres poilus, il se demande si l’on va revivre la guerre de cent ans (25 avril 1917), et il note : « Les nouvelles de la guerre ne m’intéressent que médiocrement, je ne demande qu’une seule chose, assez de guerre, LA PAIX. » Le 10 mai : « Les attaques sont à peu près arrêtées et les résultats obtenus sont minces. Nous en sommes toujours au même point, il n’y a pas de raison que cela ne dure dix ans de plus. Les journaux reparlent de paix, le congrès socialiste de Stockholm revient sur le tapis. Peut-être finira-t-on par reconnaître qu’on ne pourra rien obtenir par les armes et se décidera-t-on à de mutuelles concessions. Assez, assez de morts, assez d’infirmes et de blessés. » Le 16 mai : « Tu me dis que tout est cher. C’est naturel, personne ne cultive la terre, en temps de paix on suffisait à peine à la consommation. Dans peu de temps on manquera de tout, si seulement ça pouvait faire finir la guerre, j’en serais très heureux car il y a de quoi en avoir soupé de ce métier. […] On change nos chefs tous les jours. Si seulement on finissait par en trouver un bon, un qui soit assez fort pour en finir. Hier c’était NIVELLE, aujourd’hui c’est PÉTAIN, et demain ? »
L’ennui loin du pays
Une des caractéristiques de ce témoignage c’est la fréquente expression de l’ennui, et cela dès le début : « Je m’embête. Si au moins on était utile, qu’on nous fasse travailler ! » (14 octobre 1914). « C’est dimanche, c’est ce qu’on m’a dit, nous avons de la peine à distinguer un jour de l’autre » (27 juin 1915). « On ne fait rien, on ne voit rien, on ne sait RIEN ! » (27 juillet). Alors il demande à sa femme de lui raconter « tout ce qui se passe à la maison ». Car la guerre est l’occasion de (re)découvrir l’amour et l’affection : « Ma femme, mes enfants, mes parents, voilà ma vie, mon existence ». « Comme j’aimerais être là-bas et rentrer le soir de mon travail, prendre les enfants sur mes genoux, jouer avec eux au milieu de ceux que j’aime » : les phrases contredisant la théorie de la « brutalisation », c’est-à-dire de la transformation des soldats en brutes, sont ici fort nombreuses. La rencontre de quelques Albigeois est comme un rayon de soleil dans ces pays du Nord et de l’Est, en Lorraine où la population est hostile, en Flandre où « on a de la peine à se faire comprendre ». « Dans ma vie, précise-t-il en janvier 1916, je n’avais guère voyagé, mais je vais connaître le Nord de la France mieux que nos régions. » Mais la conclusion est nette : « Je t’assure qu’aucun des pays où je suis passé ne vaut le nôtre. »
Des ennemis variés
Les Allemands sont, au début, considérés comme les auteurs d’atrocités, « une race de sauvages », et les expressions de « cochons » et de « brutes immondes » reviennent au vu des destructions opérées lors de leur repli de mars 1917. Entre temps, n’étant pas en contact avec eux, il en avait peu parlé, mais il avait éprouvé des sentiments de compassion devant des rangées de tombes (en janvier 1916) : « une simple croix et comme mention : allemand, français, tous de pauvres malheureux dont personne ne s’occupera ». La condamnation des « responsables de la guerre » est totale et fréquente, mais sans préciser leur nationalité. Le gouvernement français est critiqué, ainsi que les officiers au comportement personnel honteux et qui « embêtent » les hommes en leur faisant faire des « conneries » absurdes : « Même si c’est plus fatigant, ce serait plus lucratif de faire des briques ou des tuiles à treize francs le cent, cela me ferait en tout cas plus plaisir que de faire le pitre par ici. » Les embusqués, « pleins de vie et de santé », forment une autre catégorie d’ennemis : ils font la noce à Paris en criant « jusqu’au bout ! », mais « qu’ils y viennent un peu, patauger dans la boue jusqu’au ventre », « et l’infanterie, le génie, ceux qui sont aux premières lignes, à la veille de claquer à tout moment… c’est affreux ». « Il ne reste que les couillons… Les ouvriers métallurgistes sont à l’usine, les mineurs à la mine. Que reste-t-il ? le petit propriétaire, l’agriculteur, les enseignants laïques. » Le bourrage de crâne, enfin, est dénoncé dès juillet 1915 : « On nous tient le bec hors de l’eau par des mensonges. » Et le 8 décembre : « Nous ne croyons plus un mot de ce que racontent les journaux. »
Photo d’Emile Banquet et de sa femme dans 500 Témoins de la Grande Guerre, p. 47.

RC

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Verly, Félicien (1893-1980) et Henri et Léon Verly

1. Les témoins

Les Verly, originaires de Flandre belge, se sont fixés à Herlies, département du Nord, où le père de six enfants exerce la profession de tailleur d’habits, ayant, par un travail intense, acquis suffisamment d’aisance pour envoyer ses fils au collège. Le principal témoin est l’aîné des fils, Félicien (1893-1980). Ajourné pour faiblesse en 1913, il décide en 1915, avec son frère Henri, de devancer l’appel de la classe 15 et des ajournés des classes précédentes afin de pouvoir choisir l’artillerie. Le 11 novembre 1915, au dépôt du 15e RAC, les deux frères écrivent (p. 154) : « Je remarque que bientôt nous aurons 6 mois de service ! Je crois n’avoir pas eu tort en poussant à la roue pour nous engager dans l’artillerie. Je parie que nous sommes encore au dépôt pour à peu près autant de temps. Tandis que ceux qui sont dans la Bif… » Léon, classe 18, qui a commencé une carrière d’enseignant dans un collège catholique, ne parvient pas à suivre ses aînés. Mobilisé dans l’infanterie, il recevra les conseils donnés à un bleu : jouer sur les horaires des trains ; respecter les anciens, mais surveiller son porte-monnaie ; éviter les piliers de bistrot ; résister au découragement ; faire de son mieux et se laisser engueuler par les gradés sans protester (p. 449-458). Quant à la famille, le père et les deux filles ont dû fuir devant l’avance allemande. La mère est restée et n’a pu rejoindre la France, via la Suisse, qu’en décembre 1915. On ne dispose pas de récit de sa part, seulement d’allusions indirectes dans la correspondance : elle aurait subi beaucoup de tracasseries administratives en France même.

Félicien, brigadier en novembre 1916, maréchal des logis en août 1917, resta jusqu’à la fin de la guerre dans l’artillerie. Il se maria ensuite, et eut trois enfants. En 1941, il dirigeait l’agence du Crédit du Nord dans un village ; on nous dit qu’il admirait le maréchal Pétain. Henri, blessé le 4 septembre 1916, se débrouilla pour se faire réformer. Il deviendra photographe à Strasbourg et participera à la Résistance.

2. Le témoignage

Le corpus comprend un millier de lettres de divers membres de la famille et de proches ; 558, numérotées, sont données dans le livre qui s’appuie aussi sur les souvenirs rédigés par Léon à l’âge de 76 ans, et sur quelques notes de celui-ci portées sur des livres qu’il a lus. Marc Verly, petit-fils de Félicien, qui a préparé le livre, fait une intéressante remarque. Il a lui-même 36 ans lorsqu’il découvre ces phrases de son grand-père (30 mars 1916) : « Nous jouons matin et soir à la balle… C’est amusant. On passe le temps. Sache que des vieux de 36 ans jouent avec nous. » Les éditions Anovi ont publié en 2006 le livre de 656 pages avec un cahier de photos : Félicien, Henri et Léon Verly, C’est là que j’ai vu la guerre vraie, Correspondance et souvenirs des années de guerre 1914-1918. Les lettres sont données sans retouches, mais on a procédé à une sélection et à des coupures. On trouve en annexe l’inventaire mobilier de la famille en vue de l’indemnisation d’après-guerre (p. 635) et la description d’une batterie d’artillerie de campagne (p. 645). Marc Verly a rédigé les pages d’accompagnement qui replacent les lettres dans le contexte de la guerre. Il montre assez bien comment la lassitude et les aspirations à la paix coexistent avec le loyalisme et la docilité, mais parler de patriotisme « résolu » paraît un peu forcé (p. 479). La conclusion s’achève sur la fameuse citation d’un ancien combattant sur le plaisir de tuer, publiée par Antoine Prost, reprise par nombre de manuels scolaires pour illustrer le thème non moins fameux de la violence consentie et pratiquée avec jouissance. Or, d’une part, on ne voit pas le rapport entre ce récit de coup de main de fantassins rampant vers la tranchée ennemie et la guerre des artilleurs qui est le sujet du présent livre ; d’autre part, Antoine Prost a montré plus tard le caractère suspect de ladite citation (dans son article : « Les limites de la brutalisation : tuer sur le front occidental, 1914-1918 », Vingtième siècle, Revue d’histoire, n° 81, janvier-mars 2004).

3. Analyse

Dès leur arrivée au régiment, les frères Verly recherchent les « pays », plus tard, ils découvriront leurs tombes ; ils mentionnent le coup de grisou de Barlin du 16 avril 1917 et s’étonnent qu’on n’en parle pas dans les journaux (p. 459). Le système D règne à la caserne où ils sont mal nourris, « juste un peu mieux que les cochons » (p. 108). Comme André Aribaud (voir notice), ils décrivent les terribles chevaux qui mordent, ruent et ne se laissent pas monter (p. 120). Ils utilisent des codes très simples pour indiquer où ils se trouvent. Ils ont la chance d’échapper à Verdun puisqu’ils ne rejoignent leur unité sur le front qu’après qu’elle y ait été très éprouvée et qu’on l’ait envoyée au repos dans la partie d’Alsace conquise en 1914, le pays de Dominik Richert (voir notice). Ils espèrent ensuite que l’offensive de la Somme sera décisive ; ils y découvrent la boue et le manque d’eau potable, et bientôt « la guerre vraie dans toute son horreur » (p. 286). Voyant ce que coûte une avance de quelques kilomètres, Henri estime qu’on ne gagnera pas la guerre de cette façon (p. 294). Félicien souhaite la fine blessure, « un petit éclat dans un bras ou une cuisse » (p. 296), mais c’est Henri qui est touché lorsque les deux frères, détachés pour suivre l’avance de l’infanterie et dérouler une ligne téléphonique, sont sortis de la tranchée. « Félicien qui était avec moi m’a fait le premier pansement, puis je l’ai quitté », écrit Henri à ses parents depuis l’ambulance. Soigné à l’hôpital du Grand Palais, à Paris, il se plaint de la nourriture et des infirmiers, mais estime que c’est « une grande chose » d’échapper à la campagne d’hiver. Plusieurs lettres évoquent l’espoir de devenir le filleul de guerre d’une dame de la Haute, mais cela n’aboutit pas. Par contre, sa ténacité lui fait obtenir d’être réformé.

Resté dans la Somme, Félicien en a marre (30/09/16). Plus tard, le calme front de Champagne lui fait écrire : « Ici on ne se croirait pas à la guerre, il fait bon, pas d’obus qui tombent, enfin c’est le rêve, la guerre de cette façon, c’est chic ! » (4/12/16). En ce mois de décembre, les soldats entendent parler des propositions de paix allemandes : « Ici les poilus sont tous d’accord, ils demandent la paix à grands cris. » Désormais, Félicien parle sans arrêt de la paix ; il demande à sa famille si les civils s’en préoccupent. La guerre est qualifiée de « calamité », « terrible fléau » ; elle est « horrible », « maudite ». « Que la guerre finisse d’une façon ou d’une autre c’est tout notre désir, et que cela aille vite » (17/03/17). « Il est grand temps que tout cela finisse et que la paix vienne nous remettre dans le calme de la vie d’avant guerre » (3/04/17). « Quand finira cette guerre, je l’ignore, mais je voudrais que cela finisse de suite » (10/07/17). « Que la guerre finisse, on n’y pensera plus et adieu au métier des idioties » (7/01/18). Il lui faudra cependant subir encore, avec le 215e RAC, les durs combats de 1918 sur lesquels la documentation épistolaire est plus réduite.

De son côté, le jeune Léon, en caserne en Limousin, assiste à la « victoire » du camp de La Courtine sur les troupes russes mutinées. Il ne prend aucun parti. Dans une lettre, Félicien traite ces Russes de « saligauds », mais il ne faut pas sur-interpréter cette expression : il qualifie aussi son capitaine de « salaud ».

Rémy Cazals, juillet 2011

 

 

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Coyot, Jean (1896-1960)

1. Le témoin
Fils de coutelier, Jean Gustave Coyot est né à Carcassonne le 25 juin 1896. Ses études le mènent au brevet et il souhaite entrer dans les Postes, mais il en est empêché par la guerre. Il est incorporé au 22e régiment d’infanterie coloniale à compter du 11 avril 1915 et se trouve « aux armées » du 24 juillet 1916 au 4 novembre 1918. Il n’est démobilisé que le 15 septembre 1919, après avoir été nommé caporal fourrier en juin de la même année. Il revient à Carcassonne avec une bronchite chronique (Source : registre matricule, Archives départementales de l’Aude, RW 643). Il reprend alors la boutique paternelle, rue du Marché.

2. Le témoignage
Le 28 août 1934, Jean Coyot achève la réalisation de « son » livre en exemplaire unique, relié, illustré de photos, dessins, poèmes et documents divers, sous le titre « Le Front, Journal de route et souvenirs de guerre », et le glisse dans sa bibliothèque. Le livre collectif Années cruelles 1914-1918, Villelongue d’Aude, Atelier du Gué, 1998 [1ère édition 1983] reprend dans sa conclusion (p. 156-157 de l’édition 1998), un beau texte de Jean Coyot sur la tranchée et le sort du poilu : « La tranchée est un sépulcre où l’on entasse des condamnés à mort. Les obus l’émiettent, les torpilles en soulèvent des lambeaux avec un bruit de cataclysme, les grenades vous y plaquent dans la boue, les balles sont des nuées d’abeilles qui passent et dont la piqûre vous tue […]. »

3. Analyse
La description du fantassin revient à plusieurs reprises dans le texte de Jean Coyot. Les poilus sont, « comme [lui], prudents, effacés, débrouillards, peu sensibles aux hochets ». Opprimés par le Commandement, ils sont des bêtes dociles. Un poème intitulé « Le Moulin de Laffaux » veut faire honte aux chefs qui sacrifient les hommes pour assurer leur renommée. Jean Coyot décrit l’échec du Chemin des Dames, signale des soldats « qui ont sauté chez les Boches », compare la situation des fantassins à celle des artilleurs, s’en prend aux embusqués qui « tiennent le haut du pavé » et aux patriotes qui plastronnent après la victoire. Sa conclusion est nette : tout est préférable à l’horrible tuerie.

Rémy Cazals, juin 2011

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Bobier Louis (1893-1960)

1. Le témoin

Louis Bobier naît le 24 juin 1893 à Bourbon-l’Archambault de Henri Bobier, (1848-1921) et de Jeanne Aubouard (1861-1911), famille de fermiers auvergnats exploitant un domaine de six hectares à La Prieuse, tout proche de Bourbon. Louis obtient son certificat d’études à douze ans puis entreprend d’apprendre le métier de boucher. C’est alors qu’il est commis chez un patron de Boulogne-Billancourt que, le 29 novembre 1913, il reçoit sa feuille de route pour se rendre au 11ème chasseurs alpins à Annecy. Il a 20 ans et il doit faire ses trois ans. Arrivé à Annecy, il prend la mesure de la vie de caserne mais s’intéresse à tout, aux longues courses en montagne et aux manœuvres de l’été 1914. Pourtant, lorsqu’à l’issue de cette « fausse guerre » sont distribuées 120 cartouches, il prend alors conscience que « tout cela n’était pas bon signe ». Son parcours de guerre s’achève le 8 octobre 1918 devant Saint-Quentin. Evacué, il est réformé le 28 avril 1919 et en épilogue, conclut : « je réussis tout de même à me faire amputer le bras le 21 août 1920. (…) C’était donc, en la circonstance, ce que je pouvais espérer de mieux » (page 443).

2. Le témoignage :

Jacques Debeaud, petit-fils de l’auteur, introduit ce récit par la piété filiale qui décrit son grand-père, mutilé, mort trop tôt alors qu’il avait dix ans. C’est aussi par devoir de mémoire qu’il convainc sa famille de l’extraordinaire richesse du cahier relié de Louis Bobier.

Après l’émotion d’un départ mêlant pleurs et gaieté générale, il entre en guerre en passant le col du Bonhomme, dans les Vosges, dès le 9 août 1914. Il participe aux terribles combats du Bonhomme au Lac Blanc puis à la retraite qui l’amène à défendre tout aussi ardemment le massif du Haut-Jacques, au nord de Saint-Dié. Au reflux allemand, il se bat encore pour le verrouillage du col des Raids, entre Saint-Dié et Saint-Jean-d’Ormont, avant la cristallisation du front dans ce secteur et son départ sur la Somme.

A la fin de septembre, il arrive devant Harbonnières – Fontaine-lès-Cappy où il participe à une course à la mer qui le mène également en Belgique, à Hazebrouck jusqu’à la fin de 1914. Il descend sur Carency et, après avoir quatre mois durant frôlé la mort en maintes occasions, vient en repos dans les Vosges. Là, il a l’opportunité de quitter le front et, parce que du métier, parvient à répondre à une « candidature » de renfort à l’abattoir d’arrière front à Gérardmer, lequel alimente l’ensemble des troupes de montagne. Il quitte le bataillon la veille de son départ en ligne. Le garçon boucher va conserver pendant près d’un an et demi le filon vosgien, loin du danger et des attaques meurtrières de 1915, loin aussi de la boucherie de Verdun qui les remplace. Las, le 10 juin 1916, à la veille de la Somme, il est rattrapé par sa division et rejoint le sort terrible de ses compagnons de misère. Il arrive devant Curlu le 18 juillet et y vit un enfer de sang et de boue : « Nous étions sales au point de ne pas nous reconnaître » (page 198). Il reste trois mois dans cet enfer : « En guenilles puisqu’il me manquait une manche de capote, les pans en loques, j’étais répugnant. »

Pour repos à cette hécatombe, c’est à nouveau les Vosges, dans le secteur d’arrière front de Rambervillers. Il reprend les lignes sur la cote 607 à Lesseux puis sur la cote 766 [Wisembach]. Le 20 janvier 1917, le bataillon est relevé et descend en Alsace à Béthoncourt, sous les murs de la forteresse de Belfort. La date de l’offensive prévue sur le Chemin des Dames étant arrêtée, le 11ème Bataillon de Chasseurs Alpins débarque le 2 au matin à Courboin au sud du massif où il reste en renfort arrière, attendant la percée promise. Elle n’aura pas lieu, il soutient alors la ligne à Corbény, non loin de Craonne la mangeuse d’hommes. Après l’Aisne, c’est la Champagne pouilleuse où il participe à l’organisation perpétuelle de ce front.

Début novembre, de retour d’une permission, il apprend que le 11ème B.C.A. part pour l’Italie combler le désastre de Caporetto. Là encore, les chasseurs doivent colmater les brèches et commence alors une autre guerre ; celle de montagne, terrible de froid et d’immobilisme sur le Piave, face aux Autrichiens. C’est la garde en altitude, soumise aux coups de l’artillerie, parfois amie d’ailleurs, morne et inutile tâche qui s’achève au début d’avril 1918. Le retour en France l’amène devant Villers-Cotterêts en pleine bataille d’artillerie. La vie sous la menace permanente lui pèse et lui aussi, comme tant d’autre, a la tentation de la mort après une relève particulièrement éprouvante, « tellement anéanti qu’il m’arrivait de souhaiter mourir, de ne plus souffrir encore et encore » (page 338). Sentiment passager mais hélas, sa guerre n’est pas finie. L’été 1918 lui donne un sentiment nouveau ; il semble que l’Allemand souffre et meurt plus que le Français. Pour Louis Bobier, c’est une nuit de relève de son bataillon qui va augurer le retour des armes ; une attaque massive allemande, éventée, échoue en Champagne avec de lourdes pertes. « Ce fut le commencement du succès. Dans les jours qui suivirent, et jusqu’à l’armistice, une suite ininterrompue de succès – petits ou grands – menèrent à la victoire ». C’est donc une guerre nouvelle que vit le chasseur Bobier ; celle des attaques de libération du territoire dans laquelle l’ennemi recule âprement et meurt en petits paquets, opiniâtres ; sous l’obus, la balle ou le char. Il est à nouveau dans la Somme, sur l’Avre, puis sur la ligne Hindenbourg en avant de Saint-Quentin. La folie s’ajoute à la folie, on ne fait plus de prisonniers, la mort amoncelle les hommes en rase campagne et il se surprend à dire encore, le 4 octobre « Oh la guerre ! Quelle atrocité ! ». Il ne croit pas augurer, lui, le miraculé de tant de combats, sa propre blessure. C’était pourtant le dernier jour en ligne du bataillon. Un coup de fusil claque dans une tranchée alors qu’il reconnaît l’emplacement d’une section qui n’est pas la sienne ; Bobier gît sur la terre : « j’avais maintenant pleinement conscience de mon sors et je me vis perdu… ». Il est ramassé par miracle au milieu du charnier, une balle lui a ravagé la poitrine et il ne retrouvera jamais l’usage de son bras. Le 8 octobre 1918, au seuil de la victoire s’arrête la Grande Guerre de Louis Bobier. Il était le dernier de ceux d’août 14 dans son bataillon.

3. Analyse

Ce témoignage est assurément l’un des monuments de la littérature de témoignage sur la Grande Guerre. Rarement un ouvrage de souvenirs n’avait atteint un tel degré de précision sur une période aussi longue pour un chasseur à pied. Si l’on excepte la période géromoise de Bobier, l’ensemble de la Grande Guerre occidentale (Verdun non compris et pour cause) est représentée. Les souvenirs de Louis Bobier sont entiers, précis, denses, de peu de souci littéraire mais d’une limpidité, d’une charge émotive et d’une continuité remarquables. Bien que plébéien et sans aucune arrière pensée éditoriale, Louis Bobier a sans effet de style, par simple mais vrai talent narratif, fourni un récit intense, vivant et particulièrement poignant de la Grande Guerre d’un sans grade (Louis Bobier n’a jamais été cité). La description de la Somme et les impressions qu’elle contient, les pages consacrées à l’année 1918, à la psychologie du soldat (il décrit son cafard et son profond découragement page 338 et nous éclaire sur le soldat de 1918 page 340), et celles, physiques et psychiques, de sa blessure et de son traitement (entre autres nombreux tableaux saisissants – cf. la bataille de chars page 352 ou le retour ferroviaire d’Italie pages 319-320) sont d’une profondeur remarquable et empruntes d’un réalisme prenant.

Ainsi, le chasseur Bobier n’autocensure pas les scènes auxquels il assiste : civil fusillé (page 43), tir ami (pages 45 et 288), folie (page 102), dotation du revolver, du fusil de chasse et du poignard pour le nettoyage des tranchées (juillet 1916) (page 134), ce dernier jeté pour éviter les représailles allemandes (page 144). Il évoque également cet officier (le commandant du bataillon Pichot-Duclos) tuant froidement un de ses hommes (Mathieu Vocanson) sans jugement, accusé de vol (pages 151-152). De même, il rapporte un ordre français donné par son commandant de tuer les prisonniers allemands et même les Français faits prisonniers par l’ennemi, rappelant celui du général allemand Stenger en août 1914 dans les Vosges. Par contre, sa vue des mutineries du 14 juin 1917 est relatée par procuration (pages 241 et 245). Dans son bataillon, la résistance devant un capitaine idiot est une inertie à l’échelle de la compagnie (pages 322-323). Ainsi, la relation avec le grade, souvent décrite, évolue avec la durée de la guerre. Au front de 1918, le grade de sous-officier ne compte plus (page 333) ; « seul le galon d’officier impose le respect et l’obéissance » (page 394), surtout lorsqu’il refuse un ordre d’attaque (page 393). Par contre, un général de division est quant à lui sifflé et non salué (page 396). Le soldat de 1918 n’est plus le même ; même le « déserteur » est couvert et non inquiété après son retour en ligne (pages 346 et 393). Sa vision de la mort elle-même est modifiée ; ainsi, il décrit ce cadavre français (chasseur du 70ème B.C.A.) écrasé par les convois sans respect de la dépouille (page 363), fait à nouveau constaté pour des cadavres anglais (page 404). Plus loin, un homme mourra sans soins, exemplifiant une certaine banalisation de l’agonie et l’accoutumance à la mort, même évitable (page 413). Pourtant, la vue du cadavre inspire à Bobier une projection de sa propre mort (page 403). La fraternisation est également présente, un soldat échangeant son adresse avec « celui d’en face » le 20 août 1918. Lui-même aide un blessé allemand, un « pauvre bougre qui, comme moi, maudissait la guerre » et le gratifie d’une généreuse poignée de main (page 412).

La préface, introduisant quelque peu sur le devoir filial de transmission et bien qu’achevée par l’épilogue de la main même de Louis Bobier, ne renseigne pas sur son ressort d’écriture et la transmission de cette extraordinaire mémoire. A-t-il tenu un carnet de guerre cartographié pour coucher sur le papier d’un cahier d’écolier, dans une continuité parfaite, une telle masse de souvenirs ? Le présentateur, Jacques Debeaud, indique sur ce point : « J’ai demandé à maman si son père avait pris des notes : elle m’a assuré que jamais il n’avait fait allusion à des notes écrites du temps de la guerre, il a commencé à écrire (et maintes fois amélioré son récit avant la version finale) pendant ses séjours dans les hôpitaux quand il a pu à nouveau se mouvoir. » (Correspondance privée avec Jacques Debeaud – 26 janvier 2006). Cela semble indiquer, malgré la postface qui évoque l’année 1941, que ce récit a été reconstruit au cours des années 1919 et 1920.

Dès lors, ce remarquable ouvrage peut être sans conteste classé parmi les tout meilleurs livres de souvenirs écrits sur la Grande Guerre et être placé à la hauteur de l’ouvrage allemand de Dominique Richert « Cahiers d’un survivant. Un soldat dans l’Europe en guerre. 1914-1918. » On y retrouve les concordances parallèles d’un soldat peu belliqueux, cherchant à survivre, échappant par miracle à tous les dangers, sur tous les fronts et ne terminant pas la guerre en combattant.

Quelques observations viennent tempérer cette analyse, qui ne minorent en rien l’intérêt signalé de ce témoignage. L’ouvrage aurait mérité en effet un enrichissement plus conséquent pour éclairer les non-dits – notamment l’autocensure nominative effectuée par Louis Bobier – et préciser le parcours et la datation – quelques très rares erreurs toponymiques (tel Ribeauvillé pour Rambervillers page 70) sont constatables. L’ajout d’une cartographie eut été également plus opportun qu’une iconographie de « remplissage ». Enfin, l’édition par trop confidentielle (l’ouvrage n’a été édité qu’à 300 exemplaires) de ce monument testimonial n’est pas à la hauteur de la large diffusion que ce document mérite. Un glossaire des noms de lieux cités trouverait également opportunément sa place dans un tel ouvrage.

Autres témoignages rattachables à de cette unité :

COUDRAY, Honoré, Mémoires d’un troupier. Un cavalier du 9ème Hussards chez les chasseurs alpins du 11ème B.C.A. Bordeaux, Coudray A., 1986, 228 pages.

ALLIER, Roger, Roger Allier. 13 juillet – 30 août 1914. Cahors, Imprimerie Coueslant, 1916, 319 pages.

BELMONT, Ferdinand (Cpt), Lettres d’un officier de chasseurs alpins (2 août 1914 – 28 décembre 1915). Paris, Plon, 1916, 309 pages.

JOLINON, Joseph, Les revenants dans la boutique. Paris, Rieder F., 1930, 286 pages (roman).

Yann Prouillet, février 2009

Complément : deux photos de Louis Bobier dans 500 Témoins de la Grande Guerre, p. 82.

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Lussu, Emilio (1890-1975)

1. Le témoin

Emilio Lussu naît le 4 décembre 1890 à Armungia, en Sardaigne. Il est issu d’une famille aisée et éclairée. Parlant de son enfance, il mettra toujours l’accent sur l’apprentissage, à la fois familial et régional, des valeurs qui sont les siennes (respect de l’homme et du travail, attachement à la participation de tous aux décisions…), et sur l’importance de l’identité sarde.

En 1914, il passe avec succès sa laurea (équivalent de la maîtrise) de droit. Il est très tôt dans les rangs des interventisti (interventionnistes), ces militants de l’entrée en guerre de l’Italie (qui advient, on le sait, en mai 1915, neuf mois après le début du conflit).

Lieutenant puis capitaine de la brigade Sassari, composée pour l’essentiel de bergers et de paysans sardes, il est au contact réel des hommes de troupe et de la condition du soldat de tranchée. Ses hommes gardent notoirement de lui un souvenir respectueux : Lussu ne fut jamais de ceux qui ajoutent le plaisir sadique à la dureté des ordres dont ils sont le relais.

La guerre terminée, il transpose son engagement dans la vie civile. Animateur du mouvement des anciens combattants – qui, en Sardaigne, coïncide bientôt avec le Parti Sarde d’Action, aux visées autonomistes, et dont Lussu est l’un des fondateurs -, élu local en 1920, il devient député en 1921. Mussolini accède au pouvoir l’année suivante. Lussu est parmi ses adversaires déclarés, mais il tente de négocier une partition entre Sardaigne et Italie. En vain. À mesure que le régime se durcit, singulièrement après la crise consécutive à l’assassinat de Matteotti (1924), la détermination antifasciste de Lussu s’affermit. Il noue des liens plus étroits avec les autres courants politiques opposés au fascisme : républicains, socialistes maximalistes ou réformistes, ou encore communistes – dont le chef de file, Gramsci, vient également de Sardaigne.

Député comme Matteotti, il sera lui aussi, comme bien d’autres élus, la cible directe de la violence fasciste : en 1926, après un attentat contre Mussolini (un coup monté par la police ?), une bande de chemises noires prend sa maison d’assaut, animée des pires intentions. Ancien soldat et chasseur averti, par tradition familiale et locale, il est bien décidé à se défendre. L’un de ses assaillants est tué, les autres prennent la fuite. Arrêté, il passe plus d’un an derrière les barreaux dans l’attente de son procès. Contre toute attente, la juridiction ordinaire, estimant qu’il a agi dans le cadre de la légitime défense, prononce la relaxe. Il est alors déféré devant le Tribunal Spécial (émanation directe du parti fasciste) qui le condamne à une peine de cinq ans de confino (résidence surveillée) dans les îles Lipari.

Il parvient à s’en échapper en 1929, avec deux autres condamnés, Carlo Rosselli et Francesco Fausto Nitti. Les trois hommes gagnent Paris où ils fondent le mouvement « Giustizia e Libertà » (Justice et Liberté). L’orientation idéologique du mouvement est socialiste libérale, les méthodes préconisées sont révolutionnaires : il s’agit d’abattre le régime et d’éradiquer de la société italienne les causes (qu’elles soient politiques, économiques, culturelles…) ayant permis son avènement. Toujours en 1929, Lussu publie (en France, mais en italien), la Catena (« La chaîne » ; à ce jour inédit en français), où il tente pour la première fois une analyse du fascisme, de ses méthodes et des causes de son avènement. En 1933, il récidive avec Marcia su Roma e dintorni (La Marche sur Rome… et autres lieux, Paris, Gallimard, 1935 ; puis Paris, Arte-Le Félin, 2002), qui relate -­ non sans humour – la résistible ascension de Mussolini au pouvoir dans l’Italie de l’après-guerre. En 1936, après un long séjour de cure en Suisse et dans les Alpes françaises où il soigne la tuberculose qu’il a contractée en prison, il publie un essai politique, Teoria dell’insurrezione (Théorie de l’Insurrection, Paris, Maspero, 1971). Deux ans plus tard paraît son texte le plus célèbre, Un anno sull’altipiano (Les hommes contre, Paris, Austral, 1995), sorte de roman autobiographique ou, si l’on veut, d’autobiographie romancée, qui rend compte de son expérience et de ses souvenirs de guerre.

Il prend dès le début une part active à la guerre d’Espagne, mais sa santé d’une part, l’assassinat de Rosselli par l’extrême droite française d’autre part le contraignent à regagner la France. Entre le début de la Seconde Guerre mondiale et l’effondrement du régime mussolinien (juillet 1943), il voyage beaucoup (en France, au Portugal, en Grande-Bretagne, aux États-Unis), organisant la résistance italienne en exil pour « Giustizia e Libertà », sans cesser de caresser le rêve d’une expédition en Sardaigne à la manière de Garibaldi. Il ne revoit l’Italie qu’après l’armistice (8 septembre 1943), pour participer au premier congrès du Partito d’Azione, dans lequel conflue « Giustizia e Libertà » et à la résistance armée à l’occupant nazi. Ministre du premier gouvernement de l’Italie libérée, sous l’autorité de son camarade de parti Ferruccio Parri, puis du gouvernement d’union nationale dirigé par le démocrate-chrétien Alcide De Gasperi, il est bien vite en désaccord de fond avec les représentants du courant libéral-démocrate du Partito d’Azione. Après plusieurs revers électoraux, déchiré par les dissensions internes, le Partito d’Azione se dissout ; son aile gauche fusionne avec le Partito Socialista Italiano (très proche de la ligne du PCI), notamment à l’initiative de Lussu. Désormais âgé, il prendra encore une part active à la scission du PSI en 1964, qui donnera naissance au Partito Socialista Italiano di Unità Proletaria (PSIUP), hostile à la collaboration avec la Démocratie Chrétienne. Il consacre les dernières années de sa vie à écrire, entre autres l’histoire du Partito d’Azione et un bref roman, Il cinghiale del diavolo (« Le sanglier du diable », inédit en français), continuant à prendre position en faveur de sa Sardaigne d’origine. Il meurt à Rome en 1975, à l’âge de 85 ans.

2. Le témoignage

On trouve dans plusieurs livres de Lussu des allusions directes à son expérience de la guerre, qui fut pour lui, comme pour beaucoup d’autres combattants, véritablement fondatrice. Mais c’est Un anno sull’altipiano (littéralement : « Une année sur le haut plateau » ; il s’agit du plateau d’Asiago, en Vénétie) qui, en l’espèce, constitue son œuvre maîtresse. À la différence d’œuvres plus célèbres et plus célébrées dans l’Italie de l’après-guerre, le témoignage de Lussu sur la Grande Guerre compose, au fil des pages, un tableau sinistre de la vie des soldats dans la tranchée. L’absurdité pathogène de leur condition rejaillit d’autant mieux que la langue est sobre, précise, volontiers ironique, parfois presque technique, les conclusions étant le plus souvent laissées à l’appréciation du lecteur. Tandis que d’autres écrivains-soldats, et non des moindres, tendent à sublimer l’horreur de la guerre dans des textes novateurs parfaitement calibrés (Ungaretti) ou dans des pages qui en réaffirment après-coup la nécessité (Gadda), Lussu démythifie les leurres et les valeurs qui ont animé les interventionnistes d’avant-guerre, dont il faisait partie. Un anno sull’altipiano (dont Lussu dira qu’il ne l’a écrit que sur les insistances de son ami Gaetano Salvemini) est donc implicitement une entreprise auto-analytique et autocritique. Mais, au-delà même des intentions avouées de l’auteur (« Il ne s’agit pas d’un livre à thèse : il ne veut être rien d’autre qu’un témoignage italien sur la Grande Guerre », écrit-il en préambule en 1937), Un anno sull’altipiano atteint à une dimension collective sur les absurdités de cette guerre-ci, et, peut-être, de la guerre en général.

3. Analyse

On ne peut séparer le témoignage de Lussu sur la Première Guerre mondiale de son antifascisme militant. Chronologiquement, Un anno sull’altipiano (1938) vient après La Catena (1929) et après Marcia su Roma e dintorni (1932), et on peut penser qu’il leur fait suite génétiquement aussi : en travaillant à une analyse critique des raisons et des modes de l’avènement du régime, Lussu aurait compris en chemin le rôle crucial du conflit mondial comme creuset des totalitarismes, et pris la mesure de l’instrumentalisation de la mémoire de la guerre par le fascisme.

La description des aberrations de la Grande Guerre, vue à la hauteur des combattants de base et menée sous une forme qui ménage une place importante à leurs dialogues (et, çà et là, aux monologues délirants des hauts gradés), apporte en tout cas un démenti précis non seulement à la rhétorique de la « mort utile et belle », chère à la propagande guerrière, mais aussi aux thèses et aux valeurs du fascisme, qui exalte l’héroïsme des combattants, la beauté du sacrifice de sa vie sur l’autel de la cause patriote, la virilité du combat… Ces valeurs, que Lussu est loin de dédaigner en tant que telles, ont été dévoyées, piétinées, mises au service non point de la cause nationale, mais de la folie personnelle d’officiers ineptes, avides d’exercer le pouvoir sans limites que leur donne leur grade.

Parmi les thèmes et épisodes propres à relativiser fortement, voire à vider de sens les valeurs militaires que la guerre met officiellement à l’honneur, on peut, sans prétention à l’exhaustivité, relever quelques exemples particulièrement marquants.

Le dysfonctionnement chronique.

« Chaque jour, il arrivait des munitions et des tubes de gélatine. C’étaient les grands tubes de gélatine du Karst, de deux mètres de long, faits pour ouvrir des passages dans les barbelés. Et il arrivait des pinces coupe-fil. Les pinces et les tubes ne nous avaient jamais servi à rien, mais ils arrivaient quand même. » (chap. XI).

L’alcool.

Avant chaque bataille, le ravitaillement en alcool atteint des sommets, au point que cela devient un signal précurseur de l’ordre d’attaque imminent (« Et il arriva du cognac, beaucoup de cognac : nous étions donc à la veille d’une action » ; chap. XI). De nombreux officiers sont atteints d’éthylisme, certains ne pouvant visiblement rien faire sans leur forte dose quotidienne de cognac. Lorsqu’il évoque une action, Lussu mentionne systématiquement la présence et la consommation outrancière d’alcool, chez les hommes de troupe et chez ceux qui les guident. C’est le cognac, non l’héroïsme ou le patriotisme, qui est « l’âme du combattant de cette guerre », « le premier moteur » : « moi, sans cognac, à l’assaut, j’y vais pas » (chap. XIII).

La nécessaire déshumanisation de l’ennemi.

Elle se révèle au narrateur lorsque, en compagnie d’un caporal, à la faveur d’une mission de reconnaissance, l’occasion leur est donnée d’observer quelques soldats autrichiens dans leur propre tranchée, tandis qu’ils sont occupés à se préparer du café. Cette activité, dans sa banalité même, le stupéfait : « Voici l’ennemi, et voici les Autrichiens. Des hommes et des soldats comme nous, faits comme nous, en uniforme comme nous, qui à présent bougeaient, parlaient et prenaient le café, exactement comme étaient en train de le faire, derrière nous, au même moment, nos propres camarades. Étrange. Une telle idée ne m’avait jamais traversé l’esprit. À présent ils prenaient leur café. Curieux ! et pourquoi n’auraient-ils pas dû prendre le café ? Pourquoi donc me semblait-il extraordinaire qu’ils prennent le café ? » (chap. XIX). Continuant de s’interroger sur la « raison de [sa] stupeur », le narrateur comprend une règle fondamentale de la psychologie du (bon) soldat : pour pouvoir tuer sans état d’âme, il doit se représenter l’ennemi comme un être foncièrement autre, qui n’appartient pas à l’humanité. Mais : « J’avais devant moi un homme. Un homme ! ». Alors qu’il pourrait sans aucun risque l’abattre, il n’en fera rien, ni le caporal qui l’accompagne (« – Tu vois… comme ça… un homme seul… moi, je ne tire pas ? Et toi, tu veux ? Le caporal prit la crosse du fusil et me répondit : – Moi non plus »). Ils regagnent leur tranchée où les attend… un café.

Cet épisode peut être rapproché d’un autre, qui avait vu les Autrichiens faire preuve de compassion envers l’ennemi italien. Lancés dans une attaque vouée, comme d’habitude, à l’échec, des soldats italiens sont exposés au tir ennemi sans aucune chance d’en réchapper, quand les Autrichiens cessent soudain le feu. Puis l’un d’entre, bientôt repris en chœur par ses camarades, leur crie : « Assez ! Assez ! (…) Assez ! braves soldats. Ne vous faites pas tuer comme ça. » (chap. XV).

Guerre et lutte des classes.

À la suite de l’ébauche de fraternisation de l’épisode qui vient d’être évoqué, de la tranchée italienne s’élève bien entendu l’ordre d’aller de l’avant, donné par le général en personne : « En avant ! soldats de ma glorieuse division. En avant ! En avant contre l’ennemi ! » On entrevoit ici ce qui sera explicitement formulé par le lieutenant Ottolenghi, adepte des thèses marxistes : les ennemis véritables ne sont pas les soldats d’en face, pauvres bougres contraints eux aussi de combattre pour une cause qui n’est pas la leur. Les vrais ennemis sont derrière les soldats, sont à l’arrière : ce sont les officiers de l’état-major et la classe politique au pouvoir. Cette guerre est un dérivatif où l’on contraint les prolétaires pour les détourner de la guerre qu’ils devraient légitimement mener, qui est une guerre de classes.

Éloge de la trêve.

Lussu met dans la bouche d’un vaillant officier, ayant fait « toute la guerre de Libye » et pris part déjà à de nombreux combats, décoré pour son courage, un éloge de la trêve parfaitement contradictoire avec la rhétorique héroïque. « Nous sommes des professionnels de la guerre et nous ne pouvons pas nous plaindre si nous sommes obligés de la faire. Mais quand nous sommes prêts à un combat et qu’arrive, au dernier moment, l’ordre de le suspendre, c’est moi qui vous le dis, croyez-moi, on peut être aussi courageux qu’on veut, mais ça fait plaisir. C’est ça, en toute franchise, les plus beaux moments de la guerre » (chap. XXIII).

Les morts absurdes ou inutilement programmées.

Parmi d’autres exemples possibles, on peut citer d’une part l’épisode des « cuirasses Farina », sortes d’armures pesant sans doute (suppose le narrateur) pas moins de cinquante kilos, et supposément à l’épreuve des tirs de mitrailleuse. Dix-huit cuirasses arrivent, dont sont équipés autant de soldats, que le général de division charge d’aller couper les barbelés autrichiens, en vue d’une attaque prochaine. À peine sont-ils sortis de la tranchée qu’ils tombent l’un après l’autre sous le feu ennemi. Le général assiste à ce massacre « comme s’il avait prévu que les événements se dérouleraient exactement comme ils se déroulaient en réalité » (chap. XIV). Il y a d’autre part le sacrifice du lieutenant Santini, connu pour sa bravoure et son sens du devoir, auquel un lieutenant-colonel ordonne d’aller couper les fils barbelés, après que plusieurs hommes ont déjà laissé leur vie dans ce même genre d’opérations, sans le moindre résultat – ce que le lieutenant colonel sait parfaitement : « – C’est une opération impossible – répondit Santini – il est trop tard. – Je ne vous ai pas demandé – répliqua le lieutenant-colonel – s’il était tard ou tôt. Je vous ai demandé si vous vous portez volontaire. – Non, mon colonel. – Alors, je vous ordonne, je dis bien je vous ordonne de sortir quand même, et immédiatement. – Oui, mon colonel, – répondit Santini. Si vous me donnez un ordre, je ne peux que l’exécuter. » (chap. XIII). Parfaitement conscient de ce qui l’attend, Santini sort de la tranchée et est abattu quelques instants plus tard.

Dénonciation de l’inflexibilité de la hiérarchie militaire.

L’épisode de la mort de Santini illustre la règle militaire qui veut qu’un ordre doit être exécuté, sans que l’exécutant ait à en discuter le bien-fondé ou le bon sens. En temps de guerre, et notamment en présence de l’ennemi, cette règle devient un monstrueux instrument. Un ordre manifestement assassin a force de loi pour les subalternes, ni plus ni moins qu’un ordre raisonnable et juste. Qu’il soit inspiré par la bêtise, par l’excès de zèle, par l’abus d’alcool ou par la cruauté pure ne fait guère de différence pour ceux qui en subissent les conséquences mortelles. C’est également ce que soutient, pour le revendiquer du point de vue des chefs, un personnage du livre, le commandant Melchiorri : « Ceux qui commandent ne se trompent jamais et ne commettent pas d’erreurs. Commander signifie le droit qu’a le supérieur hiérarchique de donner un ordre. Il n’y a pas d’ordres bons et d’ordres mauvais, d’ordres justes et d’ordres injustes. L’ordre est toujours le même. C’est le droit absolu à l’obéissance d’autrui » (chap. XXIV).

Adepte fanatique d’une discipline de fer, qui fige les rôles dans un organigramme absolutisé et prive par principe les inférieurs de tout droit sur eux-mêmes, Melchiorri est un hiérarque fasciste avant l’heure (on est en 1916 quant au temps de l’action, mais en 1938 lorsque le livre paraît). Il confirme l’hypothèse selon laquelle Lussu, au cours des années qui suivirent la guerre et, particulièrement, pendant l’écriture d’Un anno sull’altipiano, prit conscience de la filiation directe entre ordre militaire dans l’armée en guerre et ordre civil voulu par le fascisme après la guerre. Une des devises du fascisme -« croire, obéir, combattre » – n’est somme toute que l’explicitation d’un axiome de la logique guerrière.

Plusieurs interprétations critiques d’Un anno sull’altipiano restent possibles, qui s’échelonnent entre la thèse qui veut que Lussu dénonce les modalités particulières de cette guerre, mais pas les causes et les raisons qui la justifiaient et cette autre selon laquelle la dénonciation affecte y compris les justifications historiques et morales de la Grande Guerre, voire toute guerre orchestrée par un État. Cette deuxième option, qui a été ouverte par l’adaptation cinématographique du livre de Lussu par Francesco Rosi (Uomini contro, 1970), semble actuellement gagner en crédibilité. On peut de fait la conforter à la lumière des engagements politiques jamais démentis de Lussu, qui s’enracinent dans une gauche radicale rétive aux structurations des appareils politiques, à toute forme de hiérarchisation obligée.

4. Pour aller plus loin

• Lussu E., Les hommes contre, Paris, Austral, 1995.

• Lussu E., La Marche sur Rome… et autres lieux, Paris, Arte-Le Félin, 2002.

• Lussu E., Théorie de l’Insurrection, Paris, Maspero, 1971

Emilio Lussu (1890-1975), politique, histoire, littérature, cinéma, (Collectif), sous la direction d’Eric Vial, Patrizia De Capitani et Christophe Mileschi, Grenoble, MSH-Alpes, 2008 (288 p.). (http://www.msh-alpes.prd.fr/Publications/OuvrageEmilioLussu.htm)

Christophe Mileschi

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André, François dit Victor (1890-1917)

1. Le témoin

François Victor André (1890-1917) est originaire de La Roquette sur Var, commune rurale de l’arrière-pays niçois (426 habitants en 1906), où il est agriculteur et travaille parfois dans des usines proches. Appartenant à la clase 1910, il effectue son service militaire entre 1911 et 1913 au 111e RI de Toulon (libéré le 7 novembre 1913). Son retour à la vie civile est de courte durée, puisqu’il est mobilisé dès août 1914 dans la même unité, qui fait partie du XVe corps un peu plus tard diffamé pour sa mauvaise tenue au feu. Il participe à quelques combats en Meurthe-et-Moselle (Moncourt, Bourdonnay, Dieuze) puis est très rapidement fait prisonnier, en octobre 1914. Jusqu’au 25 août 1915, il est interné à Grafenwohr, en Bavière (à 70 kms au N.-E. de Nüremberg), puis à Pucheim, camp proche de Munich. A l’automne 1915, il est détaché dans une ferme de la région à Weissenfeld. Sa santé se fragilise petit à petit et il meurt en captivité (« abcès et méningite cérébro-spinale »), le 22 mai 1917.

2. Le témoignage

La correspondance échangée entre le témoin et sa famille a été recueillie par Paul Raybaut, ethnologue à l’université de Nice. L’édition du corpus est très complète, avec des notes et annexes précises (extraits du journal de marche du 111e RI, informations sur la famille, tableau récapitulatif des envois demandés par Victor, plan du camp de Puchheim, nombreuses photographies et fac-similés de documents).

Référence complète : Paul RAYBAUD (éd.), “Les raisins sont bien beaux”. Correspondance de guerre d’un rural, 1914-1916, préface de Robert Mandrou, Paris, Fayard, 1977, 235 pages.

3. Analyse

– L’exil d’un homme attaché à sa terre, à la terre :

L’expérience de guerre de Victor est essentiellement celle de la captivité en Allemagne. A ce titre, ses lettres sont emplies de la souffrance liée à l’éloignement des siens, ainsi que des plaintes contre l’environnement dans lequel il est contraint de vivre. Il endure ainsi un climat rude (p. 47, 94) et des privations de nourriture. L’alimentation est, pour cet homme d’un terroir, davantage encore qu’un pesant souci quotidien : un symbole de son exil (« Epuis envoyé moi souvent des colis de pain avec quelques figues », demande-t-il ainsi le 28 février 1915). Le travail des champs lui manque également, aussi se réjouit-il lorsqu’il est affecté dans une ferme où il retrouve des occupations familières ainsi que certaines formes de civilités : « Je vous parlerai un peu de ma situation travaillant à la campagne je suis toujours dans la même maison on fait du bois on coupe du foin on soigne le bétail comme patrons c’est des gens très gentil je n’aurais pût tomber mieux que la tout en travaillant on un peu tranquil » (10 juin 1916). Nulle trace ici, par suite, de velléités tenaces de retourner au combat. Si Victor se morfond en captivité, il ne songe pas à échanger son sort contre celui du combattant. Ce qui transparaît constamment, c’est en fait la mélancolie de ne pas être chez lui : « enfin espérons que cela finira un jour cette année ou l’année prochaine que le bon Dieu mettras fin un jour à cette néfaste guerre qui fait trembler le ciel et la terre et qu’on pourras se réunir et se revoir car croyez mes chers que je languis beaucoup, je ne suis pas toujours content de penser qu’il y a bientôt 2 ans que je suis exilé de la maison sans savoir quand j’y rentrerais ou si j’aurais le bonheur d’y rentrer encore, enfin ayons bon espoir toujours. Mes chers parents tous les mois je vieillis d’un an ici, je ne vous en dis pas davantage » (10 juin 1916).

– Le malheur d’une guerre qui s’éternise :

On ne trouve que peu de traces d’un investissement patriotique dans l’événement de la part d’André François, tout comme de sa famille. La seule mention explicite par le témoin fait significativement référence au moment du départ, le 9 août 1914 : « d’un seul coup nous furent tous debout chaqu’un brouqua son sac et son fusil et nous dans un quart d’heures tous rassemblés dans la rue le cœur content d’aller défendre notre pays la France » (écrit postérieurement, en janvier 1915). Une seule autre lettre du recueil fait référence au devoir patriotique : il s’agit de celle envoyée par l’adjudant français prisonnier pour annoncer le décès à la famille…. L’ensemble des lettres échangées regorgent par contre d’appréciations hostiles au conflit en cours. L’oncle Auguste, négociant à Nice, tente ainsi de rasséréner son neveu par des mots sans emphase : « allons Victor bon courage et espérons que tôt ou tard cette maudite guerre aura une fin » (17 octobre 1915). On ne trouve pas de références à la victoire à tout prix, au sentiment national qui serait un impératif auquel il faudrait savoir se sacrifier ni, d’ailleurs, d’antigermanisme. Pour l’oncle Auguste, le travail de Victor à la ferme est une excellente chose, d’autant que son ardeur à la tâche ne peut manquer de lui valoir un bon traitement de la part des paysans bavarois qu’il doit aider : « j’espère que comme tu est un enfant brave et qui ne refuse en rien le travail le patrons de la ferme auront quelques égards pour toi » (4 août 1916). Bien sûr, la mauvaise qualité de la nourriture et les conditions de vie au camp font l’objet de plaintes, mais sans que cela soit rattaché à une quelconque nature mauvaise de l’ennemi.

En définitive, l’origine sociale du témoin, petit paysan catholique du sud de la France, écrivant dans une langue assez fruste, à la syntaxe imparfaite, est l’intérêt principal de ce corpus épistolaire. Il est en effet représentatif d’un très grand nombre de mobilisés de 1914-1918, les ruraux, proportionnellement très sous-représentés dans l’ensemble de l’écriture combattante. François André, avec son triste sort, rend de façon très juste cet amalgame de mélancolie, de résignation et de petits biais (famille, colis, espoirs…) pour surmonter le quotidien qui façonnent l’expérience de guerre des millions de mobilisés.

François Bouloc, sept. 2008

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Piquemal, Marius (1894-1915)

1. Le témoin

Marius Clément Piquemal est né le 11 mars 1894 à Serres, canton de Foix (Ariège) dans une famille d’agriculteurs. Entré à l’Ecole normale d’instituteurs de Foix, il en sort pour faire ses classes au 14e RI, puis il passe au 106e bataillon de chasseurs à pied, section de mitrailleuses. Il est caporal, chef de pièce. Il arrive sur le front en mai 1915. Il est tué le 29 juillet dans les Vosges, à Linekopf. Il avait obtenu depuis peu le grade de sergent.

2. Le témoignage

Il s’agit d’abord de deux petits carnets de format 14×8,5 et 12×8,5 portant en sous-titre : « Ce que je voudrais redire et raconter ». Les dernières lignes sont du 28 juillet 1915, veille de sa mort. La famille a également récupéré et conservé quelques lettres de lui-même, ou à lui adressées par sa fiancée Marie et par quelques amis. Louis Claeys en a donné de larges extraits, placés dans l’ordre chronologique, dans le Bulletin de la Société ariégeoise des Sciences, Lettres et Arts, 1996, p. 21-65, avec un portrait de Marius Piquemal (quelques rares problèmes de transcription).

3. Analyse

– Le corpus s’ouvre sur une intéressante lettre du 5 janvier 1915 de son ami Jean Maury, déjà sur le front au 14e RI : « Il faut que j’abandonne papier et crayon pour former la carapace car les Boches nous arrosent d’une pluie de bombes et d’obus qui nous éclatent tout autour… La grande rafale passée, je me remets à l’écriture. Quelques obus tombent encore à droite et à gauche mais maintenant l’on est habitués et l’on ne se dérange pas pour si peu. […] Figure-toi ma position dans un coin de tranchée, au-dessus de ma tête les créneaux dans lesquels sont placés les fusils. Ma tenue, je ne puis te la décrire, pleine de boue jusque sur la tête, un passe-montagne me couvre la tête et le cou, ta lettre que je suis en train d’écrire tenue de la main gauche et appuyée sur le genou droit, le crayon à la main, et tout un tas de fourbi à droite et à gauche, c’est rigolo à voir. » A ce moment, Marius Piquemal est encore en train de faire ses classes dans la région toulousaine.

– En avril, il passe quelques jours au camp d’Avord (Cher) où « tout est boue ». Il semble avoir déjà compris que prendre du galon comporterait des risques, et que tout séjour loin du front est bon à prendre : « Mon amour-propre sait se taire devant une gâche indiscutable. »

– Il décrit les paysages traversés pour aller vers le front, les campagnes, les usines de la région du Creusot ; il signale les rivières qu’il ne connaissait jusque là que par ses croquis de géographie. Il envoie des cartes postales à ses professeurs afin qu’ils les utilisent dans leur enseignement. Il lit des ouvrages sérieux, la plume à la main pour prendre des notes. Mais parfois il s’abrutit de bière et de parties de manille. Une grande part du témoignage évoque des marches, souvent sous la pluie, la vie au cantonnement, les concerts militaires. Il voit des coins merveilleux et souhaite pouvoir y revenir après la guerre avec sa fiancée.

– En Lorraine, le 20 avril 1915 (p. 30), le curé de Sion dans son sermon « fait naître le courage dans les cœurs en criant la haine des Boches ». Le lendemain, même thème dans la causerie d’un lieutenant : « Il nous a aussi inculqué la haine du Boche et l’idée d’une lutte terrible et cruelle d’extermination des Barbares. » Et quelques jours plus tard : « Je lis de temps en temps les journaux et je réfléchis. La confiance en notre force me gagne de plus en plus. » Autre argument : « Puisque l’on nous retient ainsi durant des semaines loin du front, c’est que l’on n’a pas besoin de nous. » Ce qui lui convient parfaitement. Il remarque que, s’il s’était porté volontaire pour les Dardanelles comme il en avait eu l’intention, il serait à présent (30 avril) sous les canons turcs : « J’ai été infiniment bien servi par les circonstances en venant à ce bataillon de chasseurs, retardant ainsi l’heure de la lutte. »

– Pourtant les chasseurs ont un esprit particulier. Un lieutenant qui n’aime pas les fantassins lui cause quelques ennuis (p. 34). Il y a aussi une différence avec les Alpins. Ceux-ci, dit-on, ne font jamais de prisonniers, ils tuent tous les Boches. Résultat, ces derniers résistent jusqu’au bout. Tandis que l’infanterie fait quantité de prisonniers. Alors on envoie des régiments d’infanterie remplacer les Alpins (p. 50)…

– Première relève aux tranchées le 19 mai 1915. Nuit tumultueuse dont il essaie de rendre les bruits (p. 39).

– Le 25 mai, son sac a disparu, avec tout ce qu’il contenait des envois de ses parents, « ce sac minutieusement rempli, ce sac enfin qui m’apportait un peu de confortable en campagne ».

– Le 11 juin, un de ses amis, Léonard Mandrou, du 14e RI, lui écrit qu’il est heureux de voir que Marius n’a pas été trop émotionné par les premières visites au front, et il ajoute : « les gens de la Barguillère, ça tremblote pas aux premiers coups de canon. On est du granit ou on ne l’est pas ! » Mais le 5 juillet, Marius avoue sur son carnet : « Toute la matinée a été remplie de réflexions au sujet de ma frousse. Pour la première fois j’ai eu la frousse et j’ai été en colère contre moi et je le suis encore. J’ai eu la frousse pour une bombe d’aéro qui a éclaté à plus de 400 m. » Peur provoquée par la surprise ? « C’est plus effrayant que l’obus car au bruit d’ébranlement de l’air s’ajoute le frou-frou d’une sorte de flamme qui descendrait des nues. »

– Le 19 juillet, préparatifs d’attaque, secteur du Linge dans les Vosges. Elle a lieu le 22. Ce sont des visions épouvantables : « Des corps coupés en deux, des viandes sanguinolentes, un foie hors d’un corps, des cadavres. Horreur ! Horreur ! Le blessé avec la mâchoire emportée se fraie un passage et laisse l’empreinte de sa main teinte de sang sur tous les chasseurs qu’il dépasse… » Marius est complètement démoralisé. Une bonne nuit de sommeil et deux journées calmes rétablissent le moral, mais il faut y revenir. Le souhait de la fine blessure, qui était déjà apparu dans diverses lettres de sa fiancée et de ses copains, est cette fois clairement affiché : « Ah ! je voudrais que bientôt on nous relève, que bientôt on soit en route pour des pays plus hospitaliers. Je voudrais, oh ! je voudrais une blessure heureuse qui me ferait quitter ce sol… » Le jour précédant sa mort, il compare les combattants à des « mannequins vivants, moins heureux que les jouets enfantins qui eux n’ont pas le malheur de souffrir ». Il faut marcher cependant, sous la pluie, s’enfonçant dans la boue, marchant sur des cadavres. « Guerre bête, guerre stupide, guerre de fous, finiras-tu ? finiras-tu ? »

4. Autres informations

Site Mémoire des Hommes.

Rémy Cazals, juillet 2008

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Verdun, Théodore (1877-1943)

1. Le témoin

Il est né le 2 juillet 1877 à Merville (Haute-Garonne), fils de Jean-Baptiste, agriculteur propriétaire, et de Anne Raymonde Donat, institutrice. Il s’est marié avant 1914 et il avait une fille. Il a exercé les professions de comptable et de commissionnaire. Mobilisé au 135e RIT de Mirande, comme lieutenant. Son carnet nous met en présence d’un homme lucide, auteur de remarques pertinentes. Une allusion au « grand Jaurès » indique peut-être des sentiments de gauche. Il a survécu à la guerre.

2. Le témoignage

Théodore Verdun a tenu un carnet du 31 juillet 1914 au 6 juin 1915. On ne sait pas pourquoi il a cessé à cette date. Mais on sait que le régiment a été dissous en juin 1915. D’autre part, Théodore Verdun a eu des problèmes de santé qui l’ont fait admettre à l’hôpital de Châlons-sur-Marne du 23 janvier au 11 février 1915, et qui l’ont fait affecter à l’arrière-front comme porte-drapeau en avril 1915. Il est possible qu’il ait quitté la zone des Armées en juin. Cela n’a pas d’impact sur le témoignage conservé.

Celui-ci est un carnet de 198 pages de 21 lignes chacune, bien lisibles dans l’ensemble, d’une écriture régulière, avec une bonne orthographe. Il est vraisemblable qu’il a recopié d’après un original tenu au jour le jour. Lorsqu’il a rajouté des phrases de commentaire, il a tenu à les noter en changeant la forme de l’écriture, ce qui les rend facilement identifiables. Le carnet est illustré de quelques photos, de qualité médiocre, de coupures de journaux et de cartes des divers fronts en 1915. Une copie sur microfilm est disponible aux Archives municipales de Toulouse, sous la cote 1 Mi 2.

Transcription intégrale du carnet dans le mémoire de Master 1 d’Etienne Houzelles, Théodore Verdun, un combattant de la Grande Guerre, Université de Toulouse Le Mirail, septembre 2006, p. 87-149. Le texte est précédé d’une étude sur les témoignages de 1914-1918, accompagné de notes explicatives, et suivi d’annexes.

3. Analyse

– Description de l’attitude des populations lors de l’annonce de la mobilisation : pleurs, consternation, résignation à l’inéluctable, puis enthousiasme de groupe au départ et aux passages dans les gares.

– Critique de la théorie du combat à la baïonnette qui n’a rien à voir avec la réalité, et apprentissage de la construction de tranchées, ce que la théorie n’avait pas prévu.

– Le 5 novembre 1914, de la tranchée, il tire vers les Allemands : « Quel résultat ai-je obtenu ? Ai-je tué ? Je ne le saurai jamais… Maudite soit la guerre. »

– Pratiques funéraires des soldats pour permettre d’identifier les tombes des camarades. Ramassage des cadavres dans le no man’s land. Il trouve le carnet de route d’un mort, le sergent Masson, de Lerroux (Indre).

– Critique sévère et fréquente des attaques n’aboutissant qu’à de lourdes pertes. Il emploie l’expression : « la consommation en hommes » (15 mars). Rares sont les chefs cherchant à économiser des vies humaines. Or, « un homme terré en vaut douze » (fin mars). « Le grand Jaurès avait raison dans ses théories sur la défense de la France » (18 mai). « Si le haut commandement avait fait creuser des tranchées sur nos frontières dès que la guerre a été déclarée, la horde allemande aurait été arrêtée et fauchée, le sol français n’aurait pas été envahi et nous n’aurions pas fait tuer nos jeunes soldats par centaines de milliers » (18 mai). A propos du régiment d’active de Mirande, il écrit (même date) : « Dans ce régiment, comme dans bien d’autres, il ne reste que le numéro, il a été reconstitué pour la quatrième fois avec des hommes tirés de partout. Quand le régiment rentrera à Mirande, le numéro du régiment sera porté par de braves inconnus dans le pays gascon. Pour ce motif, osera-t-on le faire entrer et défiler dans cette ville de garnison ? S’il en était ainsi, quel spectacle douloureux serait imposé aux milliers de veuves et d’orphelins du pays. » « La bravoure individuelle n’a plus de raison d’être. On ne lutte pas ainsi contre du matériel » (5 juin).

– Les Allemands restent les ennemis. Leurs chefs portent une lourde responsabilité dans la déclaration de guerre, mais ils ne sont pas les seuls : « Maudite soit la guerre et ceux qui l’ont déchaînée ou n’ont pas fait l’impossible pour l’éviter », écrit-il le 24 janvier 1915.

– Comme dans la plupart des témoignages, on trouve ici la description de la boue et des hommes transformés en blocs de boue (10 décembre 1914).

– Les territoriaux aménagent des gourbis (11 décembre 1914). Un peu à l’arrière, ils peuvent les doter du plus de confort possible, comme un rappel de la vie civile (31 mai 1915). Mais une grande partie de l’énergie est déployée pour aménager le gourbi des grands chefs : ainsi celui du général Radiguet, le 10 mars.

– Critique habituelle du bourrage de crâne qui veut faire croire à l’épuisement des Allemands, aux victoires des Russes, au succès de l’opération des Dardanelles.

– Théodore Verdun signale la forte influence exercée par l’aumônier sur les officiers du régiment (5 mai).

– A l’hôpital de Châlons-sur-Marne, il a sous les yeux les atroces blessures de ses camarades (5 au 10 février 1915) : « Je note seulement l’émotion que j’ai éprouvée lorsque, tendant la main à un pauvre blessé couché dans son lit, cet homme pour répondre à mon geste m’a dit simplement : ‘Mon lieutenant, je n’ai plus de bras, on me les a amputés hier tous les deux’. Le camarade de ce soldat n’avait qu’une jambe. Un troisième avait eu les deux yeux arrachés. Un autre avait la tête dans un état indescriptible. » Un autre, devenu fou, a oublié la langue française ; il n’est apaisé que par des mots d’occitan (30 janvier).

– Et cela fait contraste avec les beaux officiers embusqués de Châlons, « qui ont trouvé le moyen de faire la guerre de la façon la plus agréable » (11 février).

Rémy Cazals, juillet 2008

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