Roumiguières, Alfred (1887-1973)

1. Le témoin
Il est né à Saint-Martin-Laguépie (Tarn), le 15 avril 1887 dans une famille de cultivateurs. Après le certificat d’études primaires, de 12 à 16 ans, il travaille la terre avec son père tout en préparant avec son ancien instituteur le concours d’entrée à l’école normale d’Albi. Du service militaire d’un an, il sort avec le grade de sergent. Il est nommé instituteur à Sorèze en 1907. Il se marie avec une institutrice en 1910. En 1914, le couple a deux enfants. Alfred milite à la SFIO et dans le syndicalisme enseignant en gestation.
En août 1914, il part comme sergent au 343e RI en Alsace, puis dans les Vosges. Lorsque les soldats sont autorisés à aider les civils à faire les foins près du front, il y participe avec plaisir, écrivant (5 juin 1915) : « J’ai constaté que je n’avais pas oublié mon premier métier. » Son frère Irénée est tué le 9 juillet 1915 (« Comment prévenir ma mère ? »). Adjudant le 14 octobre 1915, Alfred est blessé quelques jours après par l’éclatement accidentel d’une grenade française. En janvier 1916, le voici instructeur à Carcassonne. Il se rapproche du front en octobre, tout en restant instructeur au 15e RI. Il apporte une confirmation à la thèse d’Alexandre Lafon sur la camaraderie : « Depuis que j’ai quitté le 343e, j’ai trouvé beaucoup de camarades, mais je n’ai pas trouvé d’amis. » Il revient en ligne au 26e RI en mars 1918 et il est à nouveau blessé par des éclats de grenade en juillet. Il est libéré le 19 février 1919.
Dès la rentrée suivante, le couple Roumiguières est nommé à Castres ; il y reste jusqu’à la retraite en 1942. Alfred continue à militer à la SFIO et au syndicat des instituteurs. Il est élu au conseil municipal sur la liste socialiste en 1947. Il meurt le 3 juillet 1973.

2. Le témoignage
Alfred Roumiguières dit qu’il écrit au moins deux lettres par jour, dont une à sa femme Rosa. 1600 lettres à son épouse ont été retrouvées, et autant venant d’elle, qu’il lui renvoyait en exigeant qu’elles soient conservées pour les relire plus tard. Le présentateur, François Pioche, a effectué deux choix : ne pas retenir les lettres de Rosa ; reproduire seulement les passages les plus marquants de celles d’Alfred. D’autant qu’il fallait aussi prendre en compte 4 carnets, tenus d’août 1914 à juin 1915. F. Pioche ne sait pas si Alfred a cessé de les remplir à ce moment-là ou s’ils ont été perdus. La deuxième hypothèse paraît la bonne quand on sait que les auteurs de La Plume au Fusil (Toulouse, Privat, 1985) ont donné des extraits de carnets de Roumiguières postérieurs à juin 1915.
Le livre d’Alfred Roumiguières, Un instituteur tarnais dans la guerre 1914-1918, Castres, Société culturelle du pays castrais, 2013, 211 p., contient quelques photos, des cartes et des reproductions de lettres et de pages de carnets (notamment, p. 148, une lettre très maladroitement écrite de la main gauche après sa première blessure). Comme tant d’autres, Alfred a remarqué très vite (11 septembre 1914) l’importance du courrier familial : « Songe que ce n’est que par les lettres que je peux encore vivre un peu votre vie. » On retrouve chez lui l’expression des sentiments d’affection exprimés par tant de poilus, par exemple le 20 janvier 1918 : « J’aime bien que tu me racontes les petites scènes dont nos enfants sont les héros. Un de mes plus grands regrets que me donne la guerre, c’est celui que j’ai de ne pouvoir profiter de nos enfants tant qu’ils sont petits. »

3 Analyse
Le départ
Le 3 août 1914 à Carcassonne, c’est l’enthousiasme. On crie « À Berlin ». On menace Guillaume et son fils de divers sévices. Les différences politiques sont oubliées entre Français. Le sergent Roumiguières fera tout son devoir, en espérant que la guerre soit finie avant le départ de son régiment de réservistes. Il pense que cette guerre sera la dernière et que l’écrasement de l’Allemagne permettra de vivre en paix pendant de longues années : « Je crois qu’en ce moment je travaille pour mes enfants, parce qu’après cette guerre va s’ouvrir une longue période de paix et de tranquillité. » Il n’apprécie pas que la foule injurie une femme allemande tenant son enfant dans les bras et il remet à sa place un lieutenant qui ricane.
L’instituteur reparaît
Le 13 octobre 1914, il écrit : « Sous le soldat, l’instituteur réapparaît très souvent. Le moindre sujet de conversation m’entraîne à faire une leçon. Je me mets à fournir des explications si bien que, par moment, je me trouve tout étonné de parler à des hommes à barbe. Je croyais être au milieu de mes élèves. Tantôt c’est une leçon de choses, tantôt une leçon d’histoire, mais le plus souvent c’est de la morale ou de la géographie. Lorsque j’étais à la 3e section, je prenais souvent la carte de l’adjudant Pomarède et j’expliquais là où nous étions pour le moment, d’où nous venions, ce que nous avions à droite, à gauche, etc. J’avais toujours un grand nombre d’auditeurs attentifs. » Certes, il reconnaît les lacunes dans ses études, et pour les combler il achète un exemplaire de L’Iliade pour 12 sous (14 août 1917). Un peu auparavant, retour de permission, il peut enfin voir Paris, « Paris où se sont déroulés la plupart des événements historiques qu’on étudie, où ont eu lieu la plupart des intrigues qu’on lit dans les romans ! » La révolution russe de mars 1917 lui rappelle les délibérations des États Généraux et la nuit du 4 août, « telles que nous les présentent Aulard et Jaurès ».
Cet instituteur est socialiste
Il ne cache pas ses idées ; il reste abonné à L’Humanité ; à Paris, il tient à voir le mur des Fédérés. Les socialistes ont fait tout leur possible pour empêcher la guerre, mais « ils font leur devoir de Français comme les autres et souvent mieux que les autres » (6 juillet 1915). « Jaurès avait raison », précise-t-il le 6 août 1915. Il avait raison de penser que la décision ne serait pas obtenue dès le premier choc. « Il parlait des réserves sur lesquelles il fallait compter. N’est-ce pas les réserves qui composent aujourd’hui presque exclusivement l’armée française ? » Le 4 novembre 1918, l’instit socialiste se réjouit : « Les trônes croulent comme des feuilles mortes et partout la république s’apprête à remplacer les empereurs ou les rois impérialistes. […] Comme Jaurès avait raison lorsqu’il nous démontrait que l’idée démocratique était en progrès en Europe. Le jour n’est pas loin où nous allons avoir la république en Allemagne. »
Embusqués et réactionnaires
Le 18 février 1916, il constate : « Un instituteur ne peut pas se faufiler dans les hôpitaux comme les prêtres ; il ne peut pas se faire embaucher dans les usines comme les ouvriers et il n’a pas le droit aux permissions agricoles comme les paysans et assimilés (cette dernière catégorie est nombreuse). Il n’a d’autre bénéfice que de se faire casser la gu… » Il critique vertement les embusqués, curés et bourgeois, les « professionnels du patriotisme » bien installés à l’arrière. À un patriote resté à Durfort (près de Sorèze), qui s’énerve parce que la victoire ne vient pas vite, il fait dire par sa femme « que dans tous les bureaux de recrutement on accepte volontiers des engagements pour la durée de la guerre ». Les réactionnaires profitent de la guerre pour s’implanter dans les œuvres comme la Croix Rouge ; les cléricaux exploitent la peur du danger pour gagner des soldats à leurs dévotions. Et après la guerre ce sont ceux qui seront restés à l’abri « qui auront sauvé la France. Evidemment, ils pourront parler ; les vrais sauveurs de la patrie ne seront pas là pour les contredire puisqu’ils seront morts. »
L’ennemi
Alfred Roumiguières verse son or pour la Défense nationale (à la différence de l’instituteur Mauny, voir ce nom). Du début à la fin, l’ennemi reste l’Allemand. Malgré la grande proximité des tranchées (« on les entend tousser »), il refuse de fraterniser. Il rapporte des échanges d’insultes d’une tranchée à l’autre (24 mai 1915), mais aussi (3 septembre) l’envoi d’une carte par les Allemands qui demandent : « Que pensez-vous de la paix ? » Lors des combats de Lesseux, le 25 septembre 1914, dans l’abordage d’une tranchée allemande, il a vraisemblablement tué un Allemand, ce qu’il note dans son carnet le jour même, qu’il redit dans une lettre du 11 novembre, et encore le 8 août 1915 en élargissant le propos : à la guerre, il faut parfois tuer pour ne pas être tué. En juin 1918, il décrit les prisonniers allemands, jeunes et loqueteux : « Tu ne te fais pas une idée de la joie qu’ils éprouvent à être prisonniers. […] Ils s’interpellent entre eux avec des cris de triomphe. Ils disent plaisamment qu’ils ont pris le meilleur chemin pour aller à Paris. […] Ils n’ont pas trop à se plaindre de nous. On leur a donné à boire, on les a fait manger et leurs blessés ont été soignés par nos majors comme les nôtres propres. »
Quelques remarques ponctuelles
– 18 octobre 1914. « La guerre que nous faisons est une guerre de taupes. » Detaille ne pourrait pas peindre ses tableaux magnifiques.
– 21 octobre. Un déserteur allemand venu à la tranchée française s’adresse à la sentinelle du 343e en occitan pour l’empêcher de lui tirer dessus.
– 16 novembre. « La frousse ? Je voudrais bien savoir qui ne l’a pas. »
– 22 novembre. « C’est très beau une charge à la baïonnette, mais avant d’arriver sur l’ennemi, les ¾ de l’effectif sont par terre ! C’est ce qui est arrivé trop fréquemment au début de la guerre. »
– 30 mars 1915. « En ce moment, beaucoup d’hommes réclament la paix. »
– 3 novembre 1916. « Le fusil devient arme de second plan ; il est remplacé par la grenade à main, la grenade à fusil et le fusil mitrailleur. »
– 19 octobre 1918. « L’Allemagne est vaincue, cela ne fait de doute pour personne. Elle est vaincue parce que ses alliés l’abandonnent, elle est vaincue parce que ses armées sont refoulées et elle est enfin vaincue parce que son peuple n’en veut plus. »
– 27 novembre. « J’ai été frappé par le duel entre l’homme protégé par le fer et l’homme protégé par le ciment : le tank contre le blockhaus. La victoire est restée à celui qui a pu bouger, prendre l’offensive et exploiter un premier succès. »
Deux regrets
– Une note (p. 184) présentant Bolo Pacha comme un « ancien khédive d’Egypte ».
– Le fait que le présentateur n’ait pas mentionné d’autres combattants du 343e comme le sergent Giboulet et le soldat Tailhades (voir ces noms), alors qu’on les trouve dans les extraits donnés par les auteurs de La Plume au Fusil. Blayac (voir ce nom) parle aussi du 343e.

Rémy Cazals, juillet 2014

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Armengaud, Maurice (1886-1960)

Né à Bélesta (Ariège), le 28 août 1886, fils de meunier. Installé à Mirepoix ; titulaire du certificat d’études primaires ; service militaire au 83e RI à Toulouse ; marié en 1911 avec Pauline, fille d’un tailleur de pierre. Il est lui-même menuisier et il fait le garçon de café le dimanche pour arrondir les fins de mois. Mobilisé à Foix en 1914, au 259e RI ; caporal le 5 septembre ; sergent en avril 1916. La Marne, le bois des Chevaliers près de Saint-Mihiel, Verdun en août 1916, où le régiment est décimé, puis dissous. Il passe au 283e RI. Grièvement blessé au Chemin des Dames le 23 octobre 1917, il perd l’usage du bras gauche et ne peut reprendre son métier. Il devient secrétaire de mairie à Mirepoix en octobre 1918 puis, avec sa femme, il vend des journaux, sans disposer de local.
Son petit-fils, Michel Rivière, a retrouvé 935 cartes et lettres de Maurice, principalement adressées à Pauline, dans le grenier de la maison familiale. En 2014, il en a édité une sélection dans une plaquette format A4, sous le titre Lettres d’un Ariégeois 1914-1918, 105 pages, 16 euros, ISBN 978-2-7466-6867-6 à commander à riviere.michel@orange.fr. L’ouvrage contient un index des combattants cités par Maurice Armengaud. En couverture, une carte postale « On les aura ! », transformée en « On les aura les pieds gelés » par Maurice. Sur la guerre vue de Mirepoix, où Pauline attendait Maurice, on peut consulter dans ce dictionnaire la notice Marie Escholier.
Ce témoignage d’un fantassin contient évidemment les références déjà bien connues aux poux, aux rats, à la boue, au froid et aux conditions de vie dans les tranchées, aux dangers, à la nourriture insuffisante ou qui arrive froide, à la hantise du prochain hiver, à l’ennui et au cafard, aux exercices stupides qu’il faut faire quand on est « au repos », aux médecins qui ont reçu des ordres tels qu’il faut être mort pour être reconnu malade, au découragement de tous (15 décembre 1915), aux odeurs qui empêchent de manger (15 septembre 1916), aux camarades tués dont on va voir la tombe (7 septembre 1917), aux stages de formation qui permettent de passer quelques jours loin des tranchées.
Mais chaque témoin s’exprime de façon personnelle. Il remarque particulièrement et expose à sa façon tel ou tel épisode. Ainsi Maurice, âgé de 28 ans en 1914, s’étonne « de falloir commander à des types de 40 ans et plus » (9 janvier 1915), les mêmes qui s’amusent « comme des gosses » (30 novembre 1914). Le 27 mars 1915, il décrit l’arrivée dans la tranchée de première ligne de quatre prisonniers « boches polonais » accompagnés par des officiers français ; ils sont chargés de s’adresser à leurs camarades d’en face pour les convaincre qu’ils sont heureux et très bien nourris, « et puis ils se sont mis à chanter et leurs camarades une fois fini les ont applaudis ». Maurice obtient sa première permission le 28 octobre 1915 ; c’est au retour de chaque permission qu’il subit un coup de cafard « que j’ai bien grand depuis que je t’ai quittée. J’ai fait le fort à cette heure si cruelle pour nous deux, mais une fois le train parti les larmes me sont venues » (4 mai 1916). A l’hôpital, le 24 novembre 1917, une simple phrase en dit long lorsqu’il parle de la nourriture : « étant sergent, j’ai du dessert. »
Pas de trace de « consentement patriotique » dans les lettres de Maurice. Son objectif unique, c’est de rentrer chez lui le plus tôt possible. Le menuisier de Mirepoix n’est pas un poète lyrique, mais toutes ses lettres laissent éclater son amour pour son épouse : « Pour me tarder mon adorée de te voir, il me tarde beaucoup et même je crois que je ferais le chemin qui nous sépare à pied. » Ou encore, le lendemain de Noël en 1914 : « Il faut espérer que celle de 1915 nous la passerons ensemble comme deux tourtereaux et que jamais plus l’on ne se séparera. » Les lettres constituent un lien indispensable : « tu peux croire le bonheur que j’ai lorsque je reçois une de tes lettres » (19 novembre 1914) ; « je n’ai que tes bonnes paroles comme consolation et dans ce milieu d’enfer où tout autour de moi n’est qu’un vaste cimetière où les morts sont sur terre, j’ai besoin je t’assure de cette consolation » (12 septembre 1916). Maurice emploie souvent des tournures en occitan phonétique pour exprimer des paroles d’amour. Et, en élargissant, c’est du « pays » qu’il souhaite recevoir des nouvelles et des colis de nourriture lui permettant, par exemple, de préparer « des haricots comme chez nous avec le hachis et le saucisson que tu m’envoyas ».
« Écris-moi souvent car j’attends tes lettres comme la paix », demande-t-il le 5 mai 1915. Dès le 29 octobre 1914, il aspire à la fin du cauchemar, et il y revient à toute occasion, interprétant tous les signes dans le sens de ce qu’il souhaite : l’épuisement supposé des Allemands, les bruits de négociations de paix dans les journaux. Peu porté sur la religion, il est prêt à prier pour la paix (28 décembre 1916). À plusieurs reprises, il écrit qu’il souhaite la paix, quelle qu’elle soit, et dès le 29 mai 1915 : « Après tout, vainqueurs ou vaincus, qu’on en finisse car il nous tarde à tous de rentrer. »
Il n’aime pas les « sales Boches » parce qu’il les considère comme les responsables de son éloignement du foyer. En juillet 1915, il annonce qu’il pense en avoir tué un d’un coup de fusil et en être très satisfait ; à d’autres reprises, il écrit qu’il ne faut pas faire de quartier. Mais, en novembre 1916, il parle en français à un Allemand et lui demande pourquoi il est venu se rendre : « Il m’a répondu qu’il en avait marre de la guerre. Tu dois être content maintenant. Ah oui ! »
Mais Maurice a de nombreux autres « ennemis » qui reviennent beaucoup plus fréquemment. Ce sont « les gros bouffis », « les bouchers » qui conduisent les soldats à l’abattoir (9 mai 1917), « la cléricaille » et les embusqués (5 mai 1915 et plusieurs autres occurrences). Les « gros » profitent de la guerre tandis que les malheureux soldats défendent leurs capitaux (10 janvier 1916). Maurice n’apprécie pas les officiers, « une bande de peureux, de froussards, qui ne sont bons que pour nous faire des misères à l’arrière et qui dans les tranchées se cachent » (25 septembre 1916) et qui obtiennent deux fois plus de permissions que les hommes. Il s’en prend aux civils des régions de l’Est qui exploitent les soldats et leur disent qu’ils « préféraient le donner aux Boches qu’à nous (question nourriture) » (17 décembre 1914). Enfin, les journalistes sont invités à venir voir les réalités du front au lieu d’écrire des « blagues », la méfiance envers la presse engageant les soldats à gober les « racontars de cuisiniers ». En avril 1916, une lettre de sa femme montre qu’elle a compris la philosophie des communiqués : « Quand nous prenons un point quelconque, c’est merveilleux, et quand nous le perdons ce n’était pas important. » Lui-même, se considérant comme « un vieux rat de tranchée » (7 octobre 1917) ne croit pas qu’une attaque prévue soit « un jeu d’enfant » comme les chefs le laissent entendre, mais il ne veut rien dire pour ne pas décourager les jeunes.
La découverte ou redécouverte de l’amour conjugal va à l’encontre de la théorie de la « brutalisation » au sens de « transformer les gens en brutes ». Mais Maurice annonce que, s’il en revient, on entendra parler de lui contre les gros et les embusqués, et il menace la « bande de grands cons » de la censure, « ces gros cochons engraissés » : « Si j’ai le bonheur, comme je crois, de te revenir et que j’en connaisse quelqu’un, malheur à eux, je saurai prendre ma revanche […] je leur souhaite qu’ils crèvent tous à l’instant même » (17 mai et 16 juillet 1917). En fait, comme pour bien d’autres, il ne s’agissait que d’un défoulement ponctuel ; Maurice Armengaud fut trop content de revenir, sans mettre ses menaces à exécution. De revenir, certes, mais pas en bon état.
Dès le 9 octobre 1917, près du Chemin des Dames, il a le pressentiment qu’il sera blessé, et même il souhaite la blessure (17 octobre). Auparavant, s’il n’a pas décrit les mutineries, il a évoqué « tout ce qui se passe à l’intérieur » (27 mai 1917). Au retour d’une permission, le 29 juin, dans le train, un monsieur vient lui parler patriotisme, « mais je l’ai habillé de première et tous ceux qui étaient dans le compartiment se sont mis sur lui aussi ». Le 25 juillet, au pied du Chemin des Dames, il écrit ce passage : « Je veux te parler de Craonne et du moulin de Laffaux dont entre ces deux objectifs il y a le plateau dont on parle sur les journaux et ces putes de casemates aussi. J’ai le ferme espoir que nous n’y serons pas pour y aller et si le malheur nous y désignait et bien je t’assure que je n’hésiterai pas à faire ce que je t’ai promis. Les pauvres malheureux qui en reviennent sont tout à fait démoralisés, fous. » Envisage-t-il de déserter ou de se rendre malade ? Seule, sa femme pouvait le comprendre.
Dans l’immédiat, il loge dans une creute, « une carrière ou grotte » où « il y fait une humidité terrible » (1er août). Et, le lendemain : « Je suis devenu l’homme des cavernes où je ne risque rien de n’importe quel obus mais en revanche je crois que l’humidité nous crèvera à tous. Si encore le temps était favorable, je m’installerais dehors, mais il n’y a pas moyen, il pleut tout le temps et sommes enfermés là-dedans comme des prisonniers ; heureusement que ça reste tout le temps éclairé et si c’était pas l’électricité je ne sais comment nous regagnerions notre endroit car ma couchette et ma section se trouvent à 1 km de l’entrée. »
Le 12 octobre, Maurice annonce qu’il fera partie de la première vague comme nettoyeur de tranchées avec des hommes qui « tueraient père et mère » ; le 17, après avoir souhaité la blessure, il rassemble son courage pour, lorsqu’il sera « engagé avec les Boches », « leur casser la figure ». Le jour J de l’attaque sur la Malmaison, 23 octobre, deux heures avant l’heure H, Maurice est gravement blessé, l’omoplate gauche brisée. Depuis l’hôpital, il dit sa souffrance et sa satisfaction d’en avoir fini avec la guerre ; en même temps il commente les lourdes pertes du 283e. Après un long séjour loin de chez lui, il arrive enfin à Rodez en avril 1918, où « l’on cause le patois tant médecin qu’infirmiers et infirmières » ; il visite la cathédrale. Puis, à Decazeville, il assiste à la coulée dans l’usine sidérurgique ; c’est « un métier de galérien », mais tous ces ouvriers ont échappé au front ; par contre, la grippe fait des ravages. En juillet, il est encore à l’hôpital à Montpellier où la nourriture est insuffisante ; il faut compléter à la cantine où « nous péloun lé porto monédo » ; cela provoque un tapage et « les plus enragés étaient les amputés ». Il ne rentre chez lui, à Mirepoix qu’à la fin de septembre.
Rémy Cazals,  6 avril 2014

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Guilhem, François (1886-1945)

Né à Toulouse le 7 avril 1886. Service militaire de 1907 à 1909. Marié en 1911. Une fille. Manutentionnaire aux entrepôts de la société L’Épargne. Sympathisant socialiste. Mobilisé en 1914 au 296e RI. Ses lettres à sa femme témoignent, une fois de plus, que la guerre a fait redécouvrir l’amour conjugal. Ainsi : « Je te demande d’avoir du courage jusqu’à la fin, songe que je suis obligé d’en avoir, moi qui suis obligé de lutter contre un terrible ennemi et contre la séparation de ma famille ; songe un peu, quand je jette mes yeux sur la photo que tu m’as envoyée, ce qui peut se passer en moi-même… » (12-12-14). D’un autre côté, les lettres ne manquent pas de pugnacité et d’ironie. Par exemple, le 27 mai 1915 : « Émile m’a appris par sa lettre d’hier que Gourg avait été tué. Il prêchait la guerre dans le temps ; il ne la prêchera plus. » Ou encore, le 19 août 1915 : « Je voudrais bien voir ces embusqués à ma place, ceux qui ne sont jamais venus au front, comme le gendre de Caillabel par exemple ; ils en chieraient toute une. » Et, le 19 mai 1916 : « Pauvres mères, vous pouvez faire des enfants, la boucherie militariste les attend. Ah ! que je suis heureux d’avoir une fille ; elle ne viendra pas au moins se faire hacher sur un champ de bataille et si, après la guerre, favorisé par le sort, si je réussis à m’en sortir, ceux qui viendront me prêcher la repopulation seront reçus avec tous les honneurs dus à leur grade. » Et encore : « Tu me dis que Pierrillou a été cité à l’ordre du jour et qu’il a eu la croix de guerre ; il vaut mieux celle-là que la croix de bois » (22-7-16).
Le récit de ce fantassin rejoint ceux de ses semblables et décrit la boue, le froid, les veilles, les attaques stupides, les poux : « Ma chère Augustine, tu feras bien de m’envoyer de la poudre pour les poux, car pourtant qu’on les chasse et qu’on se change, on en est rempli, et ils sont gros et tu peux croire qu’ils piquent ; tu verrais les types, sitôt qu’on a une minute, à sortir la chemise et à faire la chasse ; on a le corps tout rouge de piqûres » (14-8-15).
Le régiment commence la guerre en Alsace, puis il est transféré en Artois, devant Vermelles, village occupé après le repli allemand (voir Barthas, Hudelle). Le 25 décembre 1914 : « Chère Augustine, je me rappellerai longtemps de cette nuit de Noël : par un clair de lune comme en plein jour, une gelée à pierre fendre, nous sommes allés vers les 10 heures du soir porter des poutres dans les tranchées ; quel n’a pas été notre étonnement d’entendre les Boches chanter des cantiques dans leurs tranchées ; les Français dans les leurs, puis les Boches ont chanté leur hymne national et ont poussé des hourrah ; les Français ont répondu par le Chant du départ ; tous ces chants poussés par des milliers d’hommes en pleine campagne avaient quelque chose de féerique. » Une pause dans une guerre sans fin : « Quant à la paix, je crois que si aucune puissance neutre ne s’en mêle, nous y sommes pour longtemps car de la manière que nous faisons la guerre, il est presque impossible d’avancer, tant aux Boches qu’à nous » (30-12-14).
Le 10 mai 1915, François est atteint par une balle au sommet du crâne : « Tu peux croire que cette balle a été la bien venue. » Soigné, il essaie de faire durer la séquence et même de s’embusquer pour de bon : « Je deviendrai peut-être l’ordonnance du major en chef des hôpitaux de Béziers, mais je ne suis pas sûr de réussir » (13-7-15). En effet, cela ne marche pas et il doit repartir, avec le 96e, à Beauséjour, et participer à l’offensive du 25 septembre en Champagne. Le 12 octobre, il peut écrire : « Cette nuit nous avons été relevés des tranchées et nous sommes dans un bois ; nous n’avons ni eau pour nous laver, ni rien, mais nous sommes hors de danger, c’est l’essentiel. Nous crevons de faim et de soif. Nous avons passé 15 jours terribles, nous avons eu beaucoup de morts et de blessés ; moi, je n’ai pas eu seulement une égratignure ; encore une fois je m’en suis sorti ; j’ai eu un fusil partagé dans les mains par un éclat d’obus et je n’ai pas eu la chance d’être blessé. » Un peu plus tard (2 décembre 1915), il tire des conclusions plus larges : « Tu peux croire que j’en ai assez de cette vie ; toujours au danger, la pluie, le froid, mal nourris, dévorés par les poux, nous avons tout pour nous faire souffrir ; il faut avoir la volonté de vivre pour supporter tout cela. »
1916 le trouve à Berry-au-Bac et au bois de Beaumarais, élément d’un « troupeau de moutons qui suivons ceux qui nous commandent ». Les secteurs chauds et ceux où « on ne se croirait pas en guerre » alternent. En juillet, c’est Verdun. Alors, les lettres de sa femme lui sont retournées avec mention « le destinataire n’a pu être atteint ». François est en effet porté disparu à Fleury le 4 août. Blessé, récupéré par les brancardiers allemands, il est soigné à Ulm, et sa première lettre de captivité n’arrive à Augustine que le 6 septembre. Peu après, il précise : « Je garderai longtemps le souvenir de mes derniers combats qui dépassent en horreur tous ceux que j’avais vécus ; aussi je suis heureux d’être loin de ces champs de massacre. Je vois d’ici le mauvais sang que tu as dû avoir fait pendant le temps que tu es restée sans nouvelles, mais maintenant tu peux dormir tranquille car tu es sûre de me revoir. »
Une fois guéri, il participe aux travaux agricoles en Allemagne : « Je laboure tous les jours, je suis devenu bon, mais si je reviens en France, je ne crois pas de continuer ce métier-là. »
Rémy Cazals
*Lettres numérisées par le petit-fils, Jean-Marie Donat. Un exemplaire sera déposé aux Archives municipales de Toulouse. Photo de François Guilhem, sa femme et sa petite fille dans 500 Témoins de la Grande Guerre, p. 244.

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Ducruy, Cyrille (1887- ?)

Encore une publication discutable d’une correspondance qui a une bonne valeur de témoignage. On ne donne même pas la date de naissance du « soldat écochois » (du village d’Écoche, Loire) qui est en réalité né à Coublanc (Saône-et-Loire). La recherche dans les archives en ligne de ce département donne la date précise, 21 octobre 1887, et la profession du père, cultivateur, mais l’absence de mention marginale ne permet pas de connaître la date de décès. On sait quand même que Cyrille était marié, qu’il avait une petite fille de 3 ans, Amélie, et qu’il était cultivateur à Écoche. Ensuite, choisir de transcrire 270 lettres sur 340, les plus intéressantes, peut se justifier. Mais l’idée de les classer en trois parties (chronologique, thématique, et en lien avec les grands événements historiques) se révèle bien vite une erreur de méthode comme cela sera montré ci-dessous.
Le premier intérêt de cette correspondance d’un cultivateur (avec quelques réponses de sa femme, Marie), c’est de montrer son intérêt permanent pour la marche de son exploitation. Il donne des conseils précis pour les semailles, les récoltes et l’élevage des quelques vaches, et il commande à plusieurs reprises à sa femme de ne pas se tuer à la tâche. Avant de monter vers le front, apercevant depuis la caserne du Puy des paysans au travail, il écrit : « Quand je les vois labourer, ça me rend malade de me voir enfermer à ne rien faire pendant que j’aurai aussi tant de travail chez moi. » Si, au tout début (10-8-1914), il croit que la guerre est déjà gagnée grâce aux victoires en Alsace, il note aussi le suicide de deux hommes « car ils avaient trop peur de partir ». Puis il espère se faire réformer et il donne à son frère des conseils dans le même sens.
Il part vers le front en mai 1915 et, sans être encore dans les tranchées, il découvre et décrit les fléaux que sont les poux, les puces et les rats, mais également les mouches qui pullulent en juin, tombant par dizaines dans la nourriture. Il découvre aussi la camaraderie et apprécie les gars du Midi : « Ils sont très honnêtes et ont l’air tous aussi bons garçons les uns que les autres. » Mais, dès ce même mois de juin, il oppose, dans cette guerre, ceux qui gagnent de l’or et ceux qui se ruinent. En septembre, il s’en prend à cette « belle civilisation » dans laquelle les hommes sont traités plus mal que des bêtes. Plus tard, à propos des vaccinations qui démolissent les plus solides, il écrit : « À présent on sulfate les hommes comme la vigne. Nous allons vivre joliment vieux si les Boches nous tuent pas. » En décembre, pas question de souscrire à l’emprunt de la défense nationale, fait pour prolonger « notre martyre ». Au début de 1916, au 38e RI, Ducruy est en première ligne et demande « quand donc finira cette sale vie d’esclave et de martyr ». Il critique les journaux ; il donne à sa femme le conseil de se débarrasser des billets et de garder les pièces d’argent. Revient souvent l’invitation aux jusqu’au-boutistes de venir au front défendre « leur galette ». Lorsqu’il se foule la cheville, lorsqu’il est victime de dysenterie, il essaie d’aggraver le mal pour échapper aux tranchées, et, en octobre 1916, il est heureux d’apprendre qu’il a une deuxième fille : « Au moins elle n’aura pas à endurer les souffrances que nous endurons pour le moment. » Et, en février 1917, apprenant l’explosion d’une usine à poudre : « Je voudrais bien les voir toutes sauter. » Blessé au bras le 26 octobre 1917, il estime : « J’ai eu une grande chance d’avoir attrapé la blessure que j’ai, je serai tranquille pendant l’hiver. » En effet, il ne semble pas être remonté sur le front.
Dans cette « correspondance chronologique », on reste interdit de voir la partie « le front après Verdun » succéder à la partie « le front jusqu’à Verdun ». C’est que la partie « Verdun » a été détachée pour aller, vers la fin du livre, dans une rubrique « correspondance et événements historiques » où se trouvent en effet des pages sur le fort de Vaux en mars 1916, épisode le plus rude du parcours de Ducruy qui montre l’horreur du bombardement, les blessés, les morts, le manque de ravitaillement : « Ceux d’entre nous qui sommes encore en vie nous ne pouvons pas comprendre comme nous avons pu échapper à cette grêle d’obus qui nous a tombé jour et nuit dessus. Mais il en manque beaucoup à l’appel. » Il existe enfin une autre rubrique, celle de la « correspondance thématique » qui revient sur la gestion de la ferme et sur l’amitié, et surtout sur ce que le présentateur intitule « Critique des états-majors ». Ces lettres, qu’il aurait fallu laisser à leur place chronologique pour bien montrer l’évolution de la pensée du témoin, sont d’une violence extrême. Le 29 avril 1916 : « Si au moins cette maudite et criminelle guerre pouvait finir de bientôt et anéantir ce militarisme qui nous rend esclave aussi bien d’un côté que de l’autre. » Le 6 janvier 1917 : « Tous ces bandits de l’arrière qui ont tant soif d’une grande et belle victoire, s’ils passaient seulement quelques jours avec nous où nous sommes, je crois que leur appétit serait vite calmé, c’est facile d’être courageux quand on ne souffre pas. » Les « assassins de l’humanité » arrêteront-ils leurs crimes, demande-t-il le 8 février. Et le 15 mars, le mot est enfin prononcé : « Il nous faudra aller jusqu’au bout et peut-être jusqu’à la mort pour garantir et assurer de bons revenus aux capitalistes qui ont engagé leur capital dans ce métier criminel. » Ce petit cultivateur catholique a dû beaucoup discuter avec des camarades aux idées plus avancées. Aussi ne condamne-t-il point les mutineries, même s’il ne dit pas y avoir lui-même participé. Le 22 juin 1917, il note ces deux phrases : « Je crois que les grandes attaques sont finies pour nous à présent, il y a trop de régiments qui ne veulent rien savoir de la connerie militaire. C’est pourquoi on nous fait tant de faveur à présent pour nous remonter le moral mais il y a que la fin de tout cela pour nous le remonter. »
Rémy Cazals
*Si ça vient à durer tout l’été… Lettres de Cyrille Ducruy, soldat écochois dans la tourmente 14-18, textes recueillis et commentés par Christophe Dargère, Paris, L’Harmattan, 2010, 320 p.

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Caujolle, Louis (1888-1960)

Son père était professeur d’allemand ; lui-même, né à Vic-en-Bigorre (Hautes-Pyrénées) le 16 janvier 1888, devient agrégé d’allemand. Fiancé en 1914, il se marie en août 1917. Son témoignage publié est tiré de son manuscrit « Mes mémoires de guerre 1914-1918 et 1939-1940 », rédigé tardivement comme le montrent plusieurs indices, en particulier la mention du maréchal Pétain en 1917. Il y avait sans doute des notes au jour le jour, dont la succession des dates a été conservée pour certaines périodes, et pas pour d’autres. Dans tous les cas, on a l’impression que le témoignage a été lissé avec affirmation répétée d’un patriotisme sans hésitation ni murmure, attitude peu vraisemblable chez un combattant des tranchées, mais construite par la suite à partir d’un parcours particulier.
Lors de la mobilisation, il est caporal au 83e RI de Toulouse. Face à « l’agression brutale de l’Allemagne », il écrit que « le Pays se redresse plus fier et plus fort que jamais et se prépare à tous les sacrifices pour défendre son sol et sa liberté ». Dans l’enthousiasme général, le 83 part, la fleur au fusil. Caujolle aligne quelques poncifs : territoriaux à barbe blanche ; quantité d’espions allemands qui rôdent en France. Le 8 août est le plus beau jour de sa vie : « L’Alsace est à nous. » En marche vers le nord, ses chaussures lui abîment les pieds, ce qui le handicape lors de la bataille de Bertrix où le régiment est fauché par les mitrailleuses. Il est évacué vers Saint-Gaudens où il critique les embusqués qui ne veulent pas monter. Il dit qu’il est envoyé, sans l’avoir sollicité, comme sergent instructeur à l’école des élèves aspirants de Toulouse, avec la noble mission de former des officiers dont on a tant besoin. Il y reste jusqu’en février 1915, étant lui-même nommé aspirant. Il retourne au front en avril au 209e d’Agen et découvre la guerre de tranchées le 5 mai devant Arras. Certes les attaques n’apportent que massacres inutiles. Mais : « Les grands et nobles sentiments que mes parents ont fait naître dans mon âme prennent maintenant une netteté et une force inaccoutumée. Je sens tout ce qu’il faudrait pour créer une France rajeunie, vigoureuse, ardente, vaillante, digne de son glorieux passé, débarrassée de tous ces sales politicards arrivistes et sectaires qui l’ont désunie et ont failli par négligence, veulerie ou faux idéalisme humanitaire, la conduire à la ruine » (sentiments du 19 mai 1915 ou du 6 février 1934 ?). Il cite Péguy, Psichari et Barrès ; il fait des conférences sur le pangermanisme.
À plusieurs reprises, il affirme que ses chefs sont très contents de lui, mais il se dit écœuré par la distribution des croix à des incapables et des froussards parce qu’ils savent faire la cour ou parce qu’ils sont d’Agen. Il note que les permissionnaires sont découragés par les scandales qu’ils ont vus à l’arrière. On utilise ses compétences de la vie civile pour envoyer dans les petits postes allemands des lettres participant de la guerre psychologique. En décembre 1915 en Artois, on s’attendrait à voir tomber la pluie pendant des jours entiers, jusqu’à l’inondation des tranchées et à la fraternisation que tant d’autres ont pu constater. Mais pas Caujolle. Cela correspond à une période lissée où peu de dates sont précisées.
En janvier 16, il est blessé par éclats d’obus et envoyé à l’arrière. En août, rétabli, il est détaché au 2e bureau de l’état-major de la 158e DI. Il vient souvent en première ligne pour effectuer des observations, mais il regagne ensuite son confort. Il écrit qu’il réclame à plusieurs reprises son retour dans une unité combattante, mais en vain. Lors de l’offensive du 16 avril 1917, il est nommé chef du 2e bureau de la division. L’attaque connaît l’échec. Le journal de Caujolle passe du 19 avril au 13 mai sans notes. Le 27 mai, il évoque la « révolte des soldats dans les trois régiments de notre division ». Ils viennent d’être relevés, ils croient pouvoir bénéficier d’un repos, on leur donne l’ordre de remonter en ligne en renfort. C’est alors une « explosion de colère qui trouve un terrain préparé par une perfide propagande antimilitante [antimilitaire ? antimilitariste ?], antipatriotique, qui depuis quelque temps intoxique notre armée ». Opinion d’un officier d’état-major qui semble bien loin des poilus ; peut-être, aussi, loin dans le temps car il ne faut pas oublier que Caujolle écrit vingt ans plus tard. C’est ici qu’il parle à trois reprises du maréchal Pétain ; qu’il évoque une 5e colonne d’agents payés par l’ennemi ; qu’il précise qu’il s’agit de propagande communiste ; qu’il mélange dans la même catégorie des « journaux défaitistes inspirés par l’ennemi » La Gazette des Ardennes et Le Bonnet rouge. Une note intempestive du présentateur vient encore aggraver la confusion en annonçant que Bolo Pacha a été condamné à mort en février 1919, alors qu’il a été fusillé le 17 avril 1918.
En novembre 1917, Caujolle monte un échelon de plus en entrant à l’état-major de la 3e armée à Noyon. Il se spécialise dans la cartographie à partir de photos aériennes et souligne que tout le monde le félicite pour son travail. Sur les épisodes de 1918, offensives allemandes et contre-offensive alliée, il n’écrit que des pages d’histoire générale et non de témoignage personnel. Jusqu’à l’entrée triomphale en Alsace, jour de gloire bien arrivé. Après l’armistice, il est nommé professeur d’allemand à Saint-Cyr, puis entreprend une carrière civile en lycée.
RC
*Louis Caujolle, Mémoires de Guerre 1914-1918, s. l., éditions Gascogne, 2011, 217 p., illustrations (dessins et aquarelles de l’auteur).

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Balard, Auguste Germain (1881-1961)

Les 454 pages du manuscrit de Germain Balard posent la question de la date de l’écriture. L’entrée en guerre constitue l’entrée en matières sur 2 pages qui évoquent l’assassinat de Jaurès et le procès Villain ; la rédaction est donc postérieure à 1919. L’auteur raconte alors sa jeunesse en 76 pages et sa mobilisation à Perpignan en 5 pages. À partir de son départ pour le front, le 10 avril 1915, le récit, parfaitement daté, est une rédaction à partir d’un carnet de notes précises. La guerre (avec ses suites immédiates) occupe jusqu’à la p. 442. Viennent enfin 12 pages de remarques isolées de 1924 et de 1930-32. La dernière phrase est : « Le monde est en train d’évoluer rapidement. »
La longue biographie permet de dire que Germain est né le 3 janvier 1881 à Saint-Juéry (Tarn), de père inconnu. Sa mère a ensuite épousé un sabotier qui donna son nom à l’enfant. Celui-ci fréquenta irrégulièrement l’école, mais réussit à obtenir le certificat d’études et entra en apprentissage à 12 ans pour devenir tailleur de limes. Tant en usine que dans l’agriculture, il fit plusieurs métiers manuels jusqu’à la date du service militaire commencé à Carcassonne, mais non terminé pour raisons médicales. Sa grande chance, en 1906, fut d’être embauché comme livreur par un pharmacien de Toulouse qui l’initia à l’étude des médicaments et l’encouragea à acquérir une culture d’autodidacte. La situation était bonne et Germain se maria en 1909 avec une couturière. Réformé, il fut « récupéré » en décembre 1914 et envoyé comme infirmier à l’ambulance 5/16 en Champagne en juin 1915. À 34 ans, c’était un libre-penseur, anticlérical, un homme curieux de tout, ayant une haute idée des règles morales à respecter et une capacité d’indignation qui allait rencontrer de nombreuses occasions de fonctionner. Ainsi, face à un prêtre chauvin : « Lui qui se dit éducateur d’une certaine jeunesse, est capable de lui enseigner un nombre infini d’erreurs, plus grossières les unes que les autres. Aussi, comme conclusion à cette discussion, je lui conseille de revenir à l’école et de travailler la philosophie. » Il pense qu’il faudrait punir les responsables de la guerre ; qu’il faut lutter contre le « badernisme ». Il critique les profiteurs et les embusqués, la censure et le bourrage de crâne, les absurdités de la vie militaire. Il décrit un des médecins chefs de l’ambulance comme drogué, incompétent, fainéant et despotique.
Après la Champagne, l’ambulance est regroupée avec d’autres pour former un HOE à Landrecourt près de Verdun en août 1916. Là, il voit descendre des survivants : « Le 143e RI descend des lignes, passe près de nous. C’est avec un serrement de cœur très pénible que l’on voit à quel état squelettique sont réduits ses bataillons. Sur 3000 hommes qui étaient montés, il en redescend 700, et dans quel état ! Cependant leurs clairons sonnent et leurs tambours résonnent à la traversée de Landrecourt. Beaucoup d’entre eux se redressent dans un suprême effort d’énergie pour marquer le pas ; mais plus nombreux encore sont ceux que tout laisse indifférents, traînant péniblement ce qu’ils ont pu rapporter de ce lieu infernal, parce qu’ils savent qu’on ne leur demandera pas d’autre effort avant longtemps, qu’on va les prendre en auto à quelques mètres de là. Il n’y a pas quinze jours que ce régiment était monté en ligne au complet. »
En juin 1917, retour de permission, Balard décrit l’effervescence dans les trains où les poilus cassent toutes les vitres et conspuent les gendarmes, « aussi à chaque arrêt y a-t-il des individus qui descendent du train et incitent les autres à descendre et à ne pas revenir au front ». Lui-même n’y participe pas, mais estime que les hommes arrêtés par les gendarmes « auront toujours assez de mal pour se soustraire aux griffes de la justice militaire ». Le 28 octobre 1917, notation originale, il dit entendre la Madelon pour la première fois.
L’offensive alliée en 1918 fait découvrir des territoires dévastés. Ainsi au retour d’une permission, le 3 septembre, dans les parages de Villers-Cotterêts : « Je parcours de récents champs de bataille : des trous d’obus partout, des arbres fauchés par la mitraille tombés un peu partout et n’importe comment, des canons ennemis abandonnés au petit bonheur. J’arrive à Longpont que je connaissais comme petite ville accidentée très coquette et propre ; je ne rencontre plus que des ruines partout ; pas une maison n’a été épargnée. […] Je remarque des tombes un peu partout, sur les bords de la route, dans les champs. Elles sont reconnaissables à la terre fraîchement remuée, un piquet qui supporte un casque ou un sabre, une vareuse ou des restes de capote ; quelques-unes ont une croix avec un nom. […] Là, sur un petit plateau, deux tanks inutilisables. » Et, le 15 septembre, le travail repris à l’ambulance : « Les blessés affluant de toutes parts, je me trouverais débordé sans l’aide de deux prisonniers allemands dont un est particulièrement dévoué. Ils me sont d’un grand secours étant donné que j’ai un seul blessé français – on n’a pas voulu le mettre dans une salle où il aurait été seul – tous les autres sont allemands. »
Le 11 novembre, le mot « armistice » est écrit en lettres capitales : « Pour savoir ce que ce mot représente, il faut avoir vécu la journée d’aujourd’hui parmi les poilus, parmi les civils qui ont quelqu’un de leurs proches sur la ligne de feu, parmi ce qu’il est convenu d’appeler le peuple ! »
RC
*Virginie Auduit, Carnet de guerre d’un ambulancier 1914-1918, mémoire de maîtrise, Université de Toulouse Le Mirail, 1998 (avec 75 pages d’extraits du témoignage).

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Kern (famille : 3 témoins)

1. Les témoins

Eugène Kern (1882-1915) ; Lucien Kern (1889-1920) ; Aimé Kern (1891-1954)

Eugène Kern à Epinal le 19 janvier 1915                             Lucien et Aimé Kern à Saint-Aubin-sur-Mer le 28 novembre 1915

Eugène Kern, Alsacien né le 3 avril 1856 à Rammersmatt (Haut-Rhin), épouse le 18 juillet 1881 à Moyenmoutier Constantine Cuny, née à Anould (Vosges) le 20 juin 1862. Tous deux sont ouvriers papetiers. Ancien combattant français de la guerre de 1870, il s’installe en Lorraine avec plusieurs membres de sa famille comme « optants » pour la France après l’annexion de l’Alsace en 1871. De leur union naissent trois fils et une fille, Marguerite (le 4 février 1888). Après la mort du père à l’hôpital de Senones (Vosges), à la suite d’un accident du travail le 19 mars 1900, Constantine et ses enfants s’établissent en 1906 comme colons dans le Manitoba, au centre du Canada. Famille aux racines alsaciennes catholiques, il semble qu’ils soient très bien acceptés par la communauté canadienne, participant activement à la vie religieuse de Saint-Léon. « Engagés dans les activités de la paroisse et dans les efforts déployés pour la sauvegarde de la langue française, Eugène (sous le nom de Lorrain) et Lucien sont aussi devenus correspondants pour le journal La Liberté (…), hebdomadaire catholique de langue française fondé en 1913 par Mgr Adélard Langevin, archevêque du diocèse de Saint-Boniface » (page 11) indique Claude de Moissac, historien, présentateur des lettres des trois frères Kern.

Eugène Léon Kern naît à Moyenmoutier (Vosges) le 4 mai 1882. On ne sait rien de son enfance, manifestement élevé dans une profonde culture religieuse, le présentateur nous indique qu’à l’âge de 23 ans, il est « séduit par la publicité faisant l’éloge des terres disponibles au Manitoba » (page 9), au Canada, et qu’il traverse l’Atlantique en 1905 pour prendre la mesure de cette aventure. En 1906, il convainc toute la famille qui s’établit à Saint-Léon, petite paroisse canadienne, dans la région de la Montagne Pembina, et deviennent ainsi agriculteurs. Eugène, 2e classe au 170e régiment d’infanterie d’Epinal (Vosges), est porté disparu au nord de Mesnil-lès-Hurlus (Marne) en Champagne le 21 mars 1915.

Lucien Kern naît également à Moyenmoutier le 13 février 1889. Il est le premier des trois frères à aller au front en novembre 1914, est blessé en 1915, fait Verdun et reste au front jusqu’en mars 1917, date à laquelle il obtient une permission pour retourner au Canada. Dans des circonstances non précisées, mais très certainement dues à son état de santé très dégradé par la guerre, il ne retournera jamais en France. On sait qu’il épouse au Manitoba Corinne Pellerin le 8 janvier 1918 et qu’il succombe de la grippe espagnole à Saint-Léon le 8 mars 1920.

Aimé Kern, le cadet, nait dans la même commune le 3 octobre 1891. En 1915, il est « blessé par une balle française tirée derrière lui » (page 101) près de Soissons. Convalescent, il est finalement réformé pour un an en juillet 1917 mais en fait ne retournera jamais au feu. Aimé épouse à Lons-le-Saunier (Jura) à cette date Marie-Thérèse Boulet, nièce du curé Manitobin de Saint-Léon. Il s’établit dans cette ville et y décède le 15 août 1954 sans jamais être revenu au Canada.

2. Le témoignage :

Kern, Lucien, Eugène et Aimé, Lettres de tranchées. Correspondance de guerre de Lucien, Eugène et Aimé Kern, trois frères manitobains, soldats de l’armée française durant la Première Guerre mondiale. Montréal, éditions du Blé, 2007, 238 pages, collection Les Cahiers d’histoire de la Société historique de Saint-Boniface[1].

Ayant laissé mère et sœur au Canada, les trois frères Kern multiplient les correspondances, expédiant ainsi plus de 300 lettres et cartes postales de 1914 à 1917, leur prodiguant des conseils pour tenir la ferme en leur absence. Ils s’échangent également leurs impressions du front. Leur première lettre témoigne de leur voyage vers la France, via Montréal et New-York, et de leur traversée commune sur l’Espagne, un navire qui les débarque le 14 septembre 1914 au Havre, où ils se séparent pour rejoindre leurs dépôts respectifs. Eugène est incorporé à la 31e compagnie du 170e RI d’Epinal et ne quitte la caserne qu’à la mi-février 1915. Sa dernière lettre, adressée de Somme-Tourbe à sa mère le 11 mars 1915, lui décrit le fourmillement du front et l’état d’esprit de ce qu’« endurent ces fils de France » (page 91). Lucien est affecté quant à lui dans l’autre régiment d’Epinal, le 149e, après un entraînement de 2 mois au camp de Rolampont, près de Langres. Il rejoint le front en novembre 1914. C’est lui qui rédige le plus grand nombre de lettres, généralement didactiques, de ce qu’il vit au front. Après les combats d’Artois et la terrible affaire du Fond de Buval, il est affecté le 29 juillet 1915 à une compagnie de mitrailleuses. Il est gravement blessé par un obus en septembre 1915 dans le secteur de Souchez et se retrouve dans des formations sanitaires de Normandie, Caen et Saint-Aubin-sur-Mer, où il va retrouver Aimé, lui aussi en convalescence. Ils vont d’ailleurs se trouver à Barfleur une marraine de guerre. Aimé a en effet enfin rejoint le 44e RI de Lons-le-Saunier après une formation au Valdahon. Il est alors incorporé au 5e BCP et arrive sur le front en janvier 1915. Il est blessé aux fesses début mai par un tir ami dans l’Aisne et transporté à l’ambulance Carrel de Compiègne dans l’Oise. Il revient à son dépôt à Lons-le-Saunier pour ne plus en ressortir avant sa réforme en 1917. Lucien poursuit seul maintenant la guerre. Après une nouvelle période de formation de mitrailleur à Chaumont, il revient au front dans les Vosges, secteur du Violu et de la Tête des Faux, le 27 mai 1916, après avoir été affecté au 163e RI de Nice. Il fait une demande de permission pour rentrer au Canada au début de février 1917, qu’il obtient le mois suivant. Le 25 avril 1917, « il est reçu en héros à Saint-Léon » (page 221) et c’est vraisemblablement du fait d’une santé très altérée par la guerre qu’il ne reviendra jamais en France pour la terminer.

3. Analyse

Publié au Quebéc, le fonds Kern est particulièrement éclairant sur le parcours singulier des français mobilisés hors du territoire et rappelés par la Patrie. Les trois frères Kern, Alsaciens d’origine, nés dans une commune frontalière avec la province perdue, et farouchement catholiques, entrent en guerre bellicistes et volontaires. Lucien surtout est le plus virulent dans ce sentiment. Il est heureux de son affectation dans une compagnie de mitrailleuses : « à mon grand plaisir, car depuis longtemps, j’aimais, si on peut appeler ce beau mot à cette arme, j’aimais, dis-je cet engin de destruction, pour les services qu’elle est appelée à fournir, pour la terreur qu’elle inspire à l’assaillant, et la confiance illimité qu’elle donne au soldat, se sachant protégé par son feu meurtrier » (page 129). Il y revient plus loin (page 184), allant jusqu’à l’équivoque : « Souvent je lui rends visite ma mitrailleuse et je la caresse et je l’essaie pour voir si elle fonctionne comme il faut » (page 205). Alliant didactisme et introspection permanente, Lucien ne tait pas grand chose de l’horreur de son expérience, malgré la censure qui le frappe parfois (voir le caviardage des toponymes sur une reproduction d’une de ses lettres page 192) ; nombreuses sont les pages où la violence de la pulvérisation des corps (pages 104, 107 ou 212) le dispute à la folie (pages 99, 125 ou 217). Lucien prodigue aussi quelques belles descriptions, telle celle de la vie souterraine de la réserve de 1ère ligne (page 209) ou de la cagna (page 214). Il ne cache pas non plus sa lassitude de la guerre, dès février 1916 : « Plus de discipline chez les blessés, des paroles de révolte et de dégoût montent de ces cœurs meurtris. Des inscriptions séditieuses s’écrivent partout. C’est la paix qu’ils veulent. Et puis l’autorité veut aussi se montrer trop dure, pas assez d’égards et de reconnaissance envers les pauvres qui ont tant souffert, versé leur sang pour le pays. On les laisse croupir dans les dépôts de longs mois, des mutilés, des béquillards ; c’est honteux. Soumis à la dure discipline de l’armée, astreints à obéir à des pleutres officiers trop lâches pour aller au feu. Je m’arrête ; j’en ai même trop dit déjà » (p. 167-168). Car il constate que la guerre est aussi sociale ; alors qu’il apprend qu’il retourne au front malgré ses blessures, Lucien fustige ceux qui « ont des influences sur lesquelles ils peuvent s’appuyer ou ce sont des capitalistes ou des pleutres. Ce sont toujours les mêmes qui vont au front, le cultivateur, l’ouvrier, l’artisan, le petit commerçant. Voici les castes qui en France comme partout portent le plus gros poids de la guerre » (page 175). C’est en fait la caserne qui le
déprime : « La vie de dépôt n’a rien de ressortissant, plutôt monotone, embêtante. Vous êtes traités comme des gosses ou comme des êtres privés de volonté ou de raison ; c’est révoltant. Tous sont unanimes à le proclamer et légion sont les préventions en conseil de guerre, où la prison est toujours pleine et c’est identique dans toutes les garnisons » (page 175). Apprenant son retour au front, il en vient comme nombre de poilus, à espérer la fine blessure : « Je tâcherai de me comporter vaillamment sans toutefois faire d’imprudence mais je ne serai pas lâche non plus. Ce n’est pas en se cachant ni en tirant au flanc que l’on évite d’être touché par les projectiles, mais s’il m’était accordé une bonne petite blessure oh ! c’est cela qui serait du bonheur tout plein » (page 186, mais il y revient également pages 213 et 217). Découragé, l’ancien belliciste veut être évacué : « Nous ne sommes pas construits en fer. L’enthousiasme des premiers jours a depuis longtemps disparu déjà » (page 211). En août 1916, il place une nouvelle charge contre les officiers : « Plus nous allons dans la guerre, pire c’est ; plus de service, plus d’ennuis. Des seigneurs ne seraient pas plus autoritaires et méprisants pour leurs serfs qu’un nombre respectable de ceux qui ont charge de nous commander. Jamais à ce que je puis voir ici, ils ne prêchent l’exemple ; au contraire ils sont très loin en arrière à l’abri des obus et au meilleur confortable. Naturellement il y a exception et il y en a de vraiment bons et dignes de ce nom d’officiers. Voilà déjà plus de deux ans que ça dure ; deux années de souffrances ininterrompues » (page 202). En fait, la guerre a détruit sa personnalité ; il s’en confie à sa sœur Marguerite le 5 mars 1917 : « Je ne suis plus comme avant ; il me semble que je deviens fou, comme tous les soldats du front d’ailleurs. Je rêve toujours ; je ne vis que de rêves et de pensées. Je suis neurasthénique. La guerre m’aura brisé et transformé. J’ai trop souffert et ce n’est pas fini. Il me semble que la vie est finie pour moi ; mon avenir est compromis ; l’ambition est morte en moi » (page 217). L’ouvrage s’achève sur la reproduction d’un article de presse « La Liberté » du 25 avril 1917, sur le retour en héros au Manitoba de Lucien, qui démontre la réalité francophile du Canada (page 226).

Yann Prouillet – février 2013


[1] L’ensemble de la correspondance et des archives de la famille Kern a été déposé au centre du patrimoine de la Société historique de Saint-Boniface, consultable sur http://shsb.mb.ca/en/node/1912.

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Clément, Joseph (1876-1968)

Le témoin
Il est né le 23 décembre 1876 à La Bouillie, dans les Côtes-du-Nord. Il s’engage dans l’armée le 30 octobre 1896. Caporal le 2 avril 1898, il est nommé sous-officier le 18 novembre 1898. Le 30 octobre 1909, alors qu’il est au 70e RI de Vitré, il quitte l’armée. Il est mobilisé le 2 août 1914 au 76e régiment d’infanterie territoriale de Vitré. Nommé sergent-major le 4 août 1914, puis adjudant-chef le 25 septembre 1914, il gagne son galon de sous-lieutenant à titre temporaire le 10 novembre 1914. Nommé lieutenant à titre temporaire le 16 juillet 1915, il est confirmé à titre définitif dans ce grade le 12 juillet 1917. À la dissolution du 76e RIT en janvier 1918, il est affecté au 80e RIT de St-Lô. Après la guerre, il sera rattaché au 136e RI de St-Lô, puis passera comme capitaine au 71e RI de St-Brieuc. Directeur de banque à St-Brieuc, Joseph-Marie Clément y décèdera en 1968.
Le témoignage
Il nous a laissé trois petits carnets dans lesquels il a noté, au jour le jour, les événements, grands ou petits, auxquels il a participé de près ou de loin. Ils couvrent la période du 5 octobre 1914 au 20 novembre 1918. Ce sont de tous petits calepins (à peine 8×5) rédigés en une écriture serrée, parfois difficilement lisible. Auprès des annotations rapportées ici, apparaissent toutes les préoccupations matérielles quotidiennes qui sollicitent tout officier d’infanterie. On y trouve des listes de noms de soldats, des instructions pour les vaccinations, des quantités de matériel à prendre au parc, des adresses de parents, d’amis, etc.
Son journal débute par des notes brèves, parfois sèches, témoignages d’une période de mouvements peu propice à des travaux d’écritures. Ensuite, les comptes rendus prennent plus de consistance et introduisent toutes les préoccupations du moment, y compris les récriminations contre les injustices de promotions dans les grades et décorations dirigées vers les non-combattants des États-majors, si petits soient-ils.
L’ouvrage
La reprise des carnets de Joseph-Marie Clément aurait pu se suffire à elle-même. Cependant, p. 8 à 10, il se montre exceptionnellement très disert et relate l’attaque aux gaz du 22 avril 1915, événement que son régiment vécut d’abord en spectateur alors que le 76e RIT s’apprêtait à relever l’autre brigade de la 87e DIT bretonne, celle formée par les 73e RIT (Guingamp) et 74e RIT (St-Brieuc). Ces deux unités vont se trouver plongées dans la nappe de gaz et être décimées, ce qui obligera le régiment territorial vitréen à monter en ligne pour combler la brèche qui se formait, ce que narre le lieutenant Clément. Sur cette journée du 22 avril, les témoignages sont multiples, fort variés, voire contradictoires. Nous avons voulu ajouter au texte du lieutenant Clément (37 pages) un dossier sur cette fameuse journée du 22 avril (60 pages). En consultant les archives militaires de plusieurs pays ou des témoignages de combattants ayant subi cette attaque ou y ayant assisté, nous constatons que, selon la nationalité des témoins, elle fut « la journée » des Belges, celle des Bretons, celle des Anglais ou celle des Canadiens, de façon exclusive. Selon le lieu de la ligne de front, au nord et à l’est d’Ypres, les relations divergent et, surtout, ignorent que ce fut tout un ensemble de régiments de plusieurs nations qui fut touché et non seulement des régiments belges, bretons, anglais ou canadiens. Parmi ces unités, se trouvèrent des troupes qu’on n’évoque presque jamais, alors qu’elles furent sans doute les plus éprouvées : le 1er bataillon de marche d’Infanterie Légère d’Afrique, des « Joyeux » presque tous asphyxiés, et le 1er régiment de marche de tirailleurs algériens. Nous avons voulu présenter un dossier aussi complet que possible sur cette terrible journée et sur « cet incident fâcheux, sans résultat grave » (général Joffre), sans parti pris national ou régional. Nous savons ce que des régiments territoriaux bretons subirent ce 22 avril. Nous savons aussi qu’ils n’étaient pas seuls en ligne et qu’ils ne furent pas les seuls décimés.
René Richard
Carnets de guerre d’un officier d’infanterie territoriale. Lieutenant CLEMENT Joseph 76e RIT de Vitré et La première attaque aux gaz du 22 avril 1915, Plessala, Bretagne 14-18, 2006, 99 p.

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Caillavel, Jean (1895-1915)

Fils d’un voyageur de commerce devenu petit entrepreneur, Jean Caillavel est né à Toulouse le 11 janvier 1895. Dans cette famille de moyenne bourgeoisie, on prend des vacances à la montagne ou à la mer, et on étudie au lycée. Titulaire du baccalauréat, Jean commence à travailler avec son père et fréquente une jeune coiffeuse, mais il est appelé au 50e RI à Périgueux en décembre 1914. Ses lettres décrivent un rata infect, un rude entraînement à la marche, une épidémie de rougeole qui fait trois morts. Il est promu caporal, « un sale grade » parce qu’on y est très embêté, puis sergent en juin 1915. Il arrive sur le front du côté de Souchez en Artois en juillet, au 21e RI. Là, il découvre et décrit tranchées et cagnas, « les différents sons des calibres », la protection contre les gaz, la soif, la fabrication des bagues, des gradés froussards. Il est heureux de recevoir des colis du pays, de rencontrer un Toulousain. Au repos, « on se sent renaître littéralement » car on peut se laver et devenir « aussi frais que le plus haut de nos embusqués ». Le thème des embusqués rejoint celui de l’incrédulité de l’arrière devant les souffrances des poilus ; les permissionnaires sont « unanimes à dire : « Que les gens sont loin de la guerre ! » » Ayant lu dans La Dépêche du 15 juillet le récit d’une manifestation patriotique aux Variétés et au Grand Café de la Comédie à Toulouse, il réplique : « Au sujet de cette guerre, si tu connais quelqu’un qui a des accès de vaillance, des humeurs de combat, qu’il vienne donc faire un tour par ici et il verra où pourra s’arrêter son enthousiasme de guerre vue de bien loin, et à ce propos, tous ces vieux revanchards, tous ces embusqués qui vont écouter la Marseillaise ou le chant du Départ aux Variétés, tête nue, qu’ils viennent seulement à l’arrière de nos lignes et nous les verrons un peu. »
Il estime nécessaire l’offensive du 25 septembre 1915 afin qu’il n’y ait pas de campagne d’hiver, et au début il la croit victorieuse. Mais, le 1er octobre, l’atmosphère de la lettre a changé : « Mon pauvre Papa, j’ai vécu des minutes horribles. […] Tous mes copains, sous-offs, caporaux ou soldats sont ou blessés ou morts. […] Je me demande encore comment j’ai pu en réchapper. […] Excuse mon style, je suis encore un peu hébété des spectacles que je viens de voir. » La dernière lettre de Jean est du 3 octobre. La boîte de chaussures réceptacle du corpus contient plusieurs lettres adressées à Jean par sa mère et retournées faute d’avoir pu atteindre le destinataire. Jean Tirefort a été tué à Souchez le 6 octobre 1915 ; son corps n’a pas été retrouvé ; il n’a jamais vu sa fille Raymonde, née le 20 mai.
Rémy Cazals
*Roger Gau, Jean, classe 1915 ou Lettres volées à l’oubli, Toulouse, Les Amis des Archives de la Haute-Garonne, 1998, 159 p.

Une édition libre accès a été créée par la suite par Roger Gau sur le liste Calaméo : https://fr.calameo.com/books/00026641321c954c09b87

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Vonet, Bertrand (1895-1976)

Ce jeune homme qui arrive sur le front à 20 ans en 1915, au 412e RI, est né à Céré-la-Ronde (Indre-et-Loire) le 5 juillet 1895 dans une famille de vignerons. On a retrouvé les lettres qu’il adressait à sa sœur et à son beau-frère, horticulteurs à Montrichard (Loir-et-Cher). Elles contiennent les aspects qui reviennent habituellement dans les correspondances des fantassins non-gradés : la boue et les marches épuisantes ; les rats et les poux ; les exercices stupides à faire au « repos » ; la nourriture qui laisse parfois à désirer (« je suis bien sûr que les cochons chez nous mangent des meilleures pommes de terre »). Il déteste les embusqués, et les discours patriotiques lui donnent le cafard : « Vous pouvez dire au voisin Masset qui est si patriote qu’il y a de la place pour lui, car depuis deux jours, il a dû en tomber quelques-uns. » Il évoque « la bonne blessure » et la « tranquillité » de ceux qui sont morts : « On s’aperçoit que ceux morts sont bien tranquilles, puisqu’il faut y passer tous les uns après les autres, il vaut mieux de suite que plus tard ; moi je n’ai espoir qu’à une bonne blessure pour pouvoir tirer quelques mois à l’intérieur. » Le rapport au « pays » reste fort : « il faudra que vous me disiez si les vignes sont belles » (6 juillet 1915) ; et cette évocation même fait grincer des dents : « Et au pays, que se passe-t-il ? Les vignes doivent commencer à pousser ; tâchez de nous faire du pinard un peu meilleur que celui qu’ils nous donnent en ce moment, je ne sais pas où ils le fabriquent mais il est presque imbuvable » (28 avril 1917).
On les aura !
Dans ce registre de la révolte, Bertrand Vonet a des expressions originales. Dès octobre 1915, il pense que le manque de pain va peut-être entraîner la fin de la guerre et il s’en réjouit. Le 15 février 1916, il félicite ses correspondants de la naissance d’une nouvelle petite nièce : « Heureusement que c’est une fille, au moins comme ça on ne pourra pas l’envoyer à la Boucherie quand elle aura 20 ans. » En juin 1917, il signale qu’il lit de « petits bouquins néo-malthusiens » que son lieutenant lui conseille de cacher : « comme il vient souvent des officiers supérieurs, c’est pas la peine qu’ils nous jugent mal. » Il emploie systématiquement le pronom « ils » pour désigner ceux qui commandent : « De la façon que ça va, ils veulent faire tuer tout le monde. Car, vous savez, à présent pour gagner 2 à 3 km de terrain c’est la perte de plusieurs milliers d’hommes ; il y a que celui qui le voit tous les jours qui peut s’en rendre compte. » Ce comportement est une véritable trahison : « Depuis le début, il n’a pas été un seul jour où nous avons pas été trahis. On nous a fait massacrer comme des mouches pour l’avancement de nos grands officiers supérieurs, et encore en ce moment [26 novembre 1917] plus un général fait zigouiller de Poilus, plus il a de succès. Si tous les sacrifices que nous avons faits depuis le début avaient été bien exploités, les Boches ne seraient plus chez nous, mais tout au contraire quand l’on voyait qu’ils voulaient fléchir, on s’empressait bien vite de ne pas leur faire trop de mal car on a beau dire, les Boches sont des hommes comme d’autres et il a été un certain moment qu’on aurait bien pu les trouer d’un côté ou de l’autre. » Il joue à plusieurs reprises sur l’expression « On les aura ». Le classique « On les aura… les pieds gelés » (20 février 1916) est suivi de « On les aura… les poux dans la chemise » (25 février), « On les aura… les jambes coupées » (4 juillet), « On les aura ? mais si c’est quand tout le monde aura la gueule cassée, ce n’est pas la peine » (16 juillet), etc. En mars 1917, Bertrand envoie le texte de la « chanson du 412e d’infanterie », qui a pour titre « On en a marre » et qui réclame « vivement la paix » après avoir critiqué « les embusqués de l’arrière » qui « n’ont pas peur de faire la guerre » : « Ils n’ramènent pas leur sale gueule au créneau / Ils n’font pas les corvées dans tous ces sales boyaux. »
Si la révolte est l’aspect dominant de ce témoignage, il est également riche de notations diverses. On peut dire ce que l’on veut de la frugalité et de l’endurance du monde paysan d’avant 1914, mais c’est à la guerre que plusieurs ont découvert la faim : « On est souvent obligé de se mettre une belle ceinture. Je ne croyais jamais venir à 20 ans et être obligé bien souvent d’aller me coucher avec la faim » (13 octobre 1915). L’information sur les divers secteurs circule d’un régiment à l’autre. Au moment de partir pour la cote 304, le 22 mai 1916 [voir aussi Louis Barthas], les poilus du 412 savaient « qu’il n’y avait plus de tranchées, tout était démoli par le bombardement et que l’on était obligé de se fourrer dans les trous d’obus ». Et les survivants allaient pouvoir, à leur tour, transmettre le renseignement : « C’est avec un grand soulagement que je vous fais ces deux mots aujourd’hui [16 juin 1916] car vraiment je viens d’une fournaise où je ne croyais pas en sortir. […] Nous sommes revenus morts de fatigue. Nous avons fait 7 jours de 1ère ligne sous la pluie, et comme tout est retourné par les obus il fallait être du matin au soir allongés dans la boue. » Mais il peut y avoir aussi quelques « filons », ainsi fin 1916, lorsqu’il devient « tampon » d’un lieutenant, et surtout lorsque celui-ci, désigné pour suivre un stage, l’emmène avec lui : « Où je suis, j’y tiendrais jusqu’à la fin de la guerre » (28 avril 1917). Au repos, en août 1917, il rencontre des Américains « qui arrivent avec les poches pleines de pognon [et] sont bien vus partout ».
Il reste que l’expérience de la guerre fut terrible pour Bertrand Vonet, et que sa réflexion le conduisit à s’intéresser au journal L’Humanité et aux réunions syndicales, l’année de sa démobilisation (lettres des 29 juin et 18 juillet 1919). Marié en avril 1920 avec une couturière, fille de cultivateurs, il eut deux filles qui ne participèrent donc pas aux combats de 1940. Il est mort dans son village natal le 3 mai 1976.
RC
*Lettres conservées par Jacques Moriceau.

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