Hirsch, David (18.. – 19..)

1. Le témoin

Les informations dont on dispose sur l’auteur sont minces : il était commerçant à Roubaix, de confession juive, et âgé, sans que l’éditeur nous précise son âge. Roubaix est occupé la majeure partie de la guerre par les Allemands et, le 21 septembre 1917, son commerce est réquisitionné. Il note : « je vais maintenant avoir des loisirs pour continuer ces notes car ce matin vers 10 heures, on a commencé à nous prendre tout ce que nous avions en magasin on a continué cet après-midi et demain matin on va finir de tout nous prendre. » Il est évacué vers la partie libre de la France le 31 août 1918.

2. Le témoignage

Son témoignage est publié sous le titre « Journal de David Hirsch » dans Journaux de combattants & civils du Nord, (PU du Septentrion, 1998, pp.223-301). Du 1er août 1914 au 31 août 1918, date de son évacuation vers la France libre, il prend des notes, chaque jour, sur son livre de comptes. A mesure que la guerre se prolonge, ses annotations deviennent de plus en plus détaillées. Le manque d’information biographique sur David Hirsch dans l’ouvrage publié est regrettable compte tenu de la richesse de ce témoignage.

3. Analyse

David Hirsch offre un regard sur la vie quotidienne à Roubaix entre 1914 et 1918. La ville, en territoire occupé par les Allemands, est isolée du reste du territoire national. L’auteur se plaint ainsi à plusieurs reprises de l’absence de journaux ou de nouvelles venues de France.

Il souligne également le poids des réquisitions et de la pénurie de nourriture. La montée du prix des denrées de base entraîne une montée de la misère chez les civils. Les Allemands imposent également à la population des réquisitions en  service. Le 20 avril 1916 est affiché cet arrêté : « L’attitude de l’Angleterre rend de plus en plus difficile le ravitaillement de la population. Pour atténuer la misère, l’autorité allemande a demandé récemment des volontaires pour aller travailler en zone rurale. Cette offre n’a pas eu le succès attendu. En conséquence, des habitants seront évacués par ordre et transportés à la campagne.[…] » Ainsi commencent les « enlèvements » de civils (3 femmes pour un homme environ), qui choquent profondément David Hirsch qui note, le 23 avril 1916 : « L’agitation continue à Roubaix, parce qu’on continue à enlever les hommes et les femmes. A Lille on a commencé le même travail contraire à toutes les lois de la guerre et de l’humanité surtout en ce qui concerne les femmes ». David Hirsch rapporte ainsi les manifestations de l’opposition des populations civiles aux exigences de l’occupant et les efforts de ce dernier pour les briser, si besoin par la force.

08/03/2009

Marty Cédric.

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Degrutère, Maria (18.. – 19..)

1. Le témoin

Maria Degrutère habitait La Madeleine, un faubourg de Lille. Elle était institutrice dans une école catholique. Elle ne devait vraisemblablement pas être très âgée, dans la mesure où elle évoque une visite de ses grands-parents. On ignore presque tout de sa vie. Le manque d’information biographique sur Maria Degrutère dans l’ouvrage est regrettable compte tenu de la richesse de ce témoignage.

2. Le témoignage

Son témoignage est publié sous le titre « Tableau des évènements particuliers et journaliers », dans Journaux de combattants & civils du Nord, (PU du Septentrion, 1998, pp.161-219). Il débute le 24 août 1914 et s’achève le 19 janvier 1918, au moment de son évacuation vers la France.

3. Analyse

Le témoignage de Maria Degrutère offre un regard intéressant sur la vie à Lille, occupée 1465 jours par les Allemands entre 1914 et 1918.

La situation de Lille, proche du front de Flandre – 15 kilomètres – fait de cette ville une sorte de camp retranché pour les Allemands. Le 16 janvier 1916, Maria Degrutère note : « Nous avons maintenant une vie fort triste. Nous sommes à la merci d’un bombardement, des explosions, des maladies contagieuses. Nous sommes abrutis par la canonnade qui depuis plusieurs mois se fait de plus en plus violente ». Les mesures en cas d’attaque par les gaz sont diffusées : « Nouvelle affiche concernant les gaz asphyxiants. Au son de la cloche ou de la sirène, il faut entrer dans une maison à étages, monter au 1er étage, boucher les portes et les fenêtres, se mettre un linge mouillé sur la figure. » (14 septembre 1916)

Maria Degrutère relaie également dans son témoignage d’autres affiches, émanant de l’occupant, et qui témoignent de la lourdeur des contributions imposées à la municipalité et, surtout, de la fréquence des réquisitions chez les Lillois. Il ne se passe pas une semaine sans que de nouveaux objets soient réquisitionnés : métaux, cuirs, vêtement, etc.

S’ajoutent à cela les réquisitions en service pour fabriquer, par exemple, des sacs destinés aux tranchées allemandes, d’où l’opposition des ouvriers et ouvrières. Par la force, les Allemands parviennent les faire céder. Mais les résistances persistent au sein de la population lilloise. Le 20 avril 1916 est affiché cet arrêté : « L’attitude de l’Angleterre rend de plus en plus difficile le ravitaillement de la population. Pour atténuer la misère, l’autorité allemande a demandé récemment des volontaires pour aller travailler en zone rurale. Cette offre n’a pas eu le succès attendu. En conséquence, des habitants seront évacués par ordre et transportés à la campagne. […] » Ainsi commencent les « enlèvements » de civils (3 femmes pour un homme environ). Maria Degrutère en témoigne : « Cet enlèvement dure toute la semaine à Lille. Chaque jour des soldats allemands (20 par maison) baïonnette au canon arrivent dans un quartier vers 3 heures du matin, font lever tout le monde et emmènent des hommes, mais surtout des femmes et des jeunes filles de 20 à 35 ans pour les conduire on ne sait où. Il y a des scènes indescriptibles, des scènes d’angoisse et d’agonie pour des mères à qui on arrache ainsi les enfants. Plusieurs personnes s’évanouissent, d’autres deviennent folles, certaines sont malades d’essayer de se débattre avec les officiers. […] C’est un spectacle navrant, on nous conduit comme des criminels à l’échafaud. » (23 avril 1916)

On est également frappé, à la lecture de ce journal, par la place que tient la nourriture – ou plutôt le manque – dans les préoccupations de l’auteur et, semble-t-il, des Lillois en général. Le prix des denrées ne cesse d’augmenter. La population civile est exsangue.

Maria Degrutère ne vivra pas la fin de la guerre à Lille : elle est évacuée en 1918 vers la France. Mais elle laisse ce témoignage précieux sur son expérience de civil en région occupée.

08/03/2009

Marty Cédric.

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Bès, Victorin (1895-1961)

1. Le témoin

Né à Castres (Tarn) le 14 mai 1895, Victorin Bès avait 19 ans en 1914. Il habitait rue de Venise à Castres. Après des études à l’EPS de Castres, il est devenu surveillant de collège à Mirande (Gers). Il est passionnément attaché à sa famille et à Castres. Son grand-père avait été  métayer de Crabier, son père, serrurier-mécanicien dans une usine textile. Il est par ailleurs très marqué par l’anticléricalisme du début du siècle et le socialisme jaurésien. Son oncle, Henri Bès, socialiste, avait été adjoint au maire radical-socialiste de Castres Louis Vieu, et conseiller d’arrondissement de Castres. En septembre 1915, il rejoint le 161e régiment d’infanterie sur le front de Champagne. Fortement commotionné le 24 avril 1916 à Verdun, il est évacué à Bar le Duc, puis à l’hôpital mixte de Saint Dizier. A partir du 2 août, il peut achever son repos à Castres. Il rejoint le dépôt du 161e régiment d’infanterie à Guingamp et apprend, le 21 décembre qu’on peut être volontaire pour le front d’Orient. Il y reste jusqu’au 28 avril 1918. Victorin Bès demande alors à devenir élève-aspirant. Il ne reviendra plus au front. Après la guerre, il fera carrière dans l’administration des finances.

2. Le témoignage

Du 20 décembre 1914 au 28 avril 1918, Victorin Bès tient des carnets, écrits au crayon. Des extraits de ce témoignage (7%) ont été publiés dans la Revue du Tarn, avec l’accord des enfants de Victorin Bès, Jean, Pierre et Suzanne, sous le titre « Quelques extraits des carnets de guerre de Victorin Bès. Un Castrais « combattant involontaire » » (n° 196, hiver 2004, p. 673-690). Ils sont présentés par Jean Faury qui précise en introduction que « ces carnets doivent faire l’objet d’une publication complète ». On ne peut qu’inciter à une telle entreprise : ces courts extraits laissent en effet entrevoir l’immense richesse et l’intérêt certain de ces notes prises au jour le jour par un non professionnel de l’écriture.

3. Analyse

Le témoignage de Victorin Bès est d’une richesse telle que l’on regrette de n’en avoir que 7%.

Ce jeune homme se distingue d’abord par ses qualités d’analyste. Il propose ainsi, en décembre 1914, une réflexion sur l’entrée en guerre, marquée par ses sympathies pour les idées socialistes : « Depuis le 4 août nous sommes en guerre contre l’Allemagne. […] J’ai vécu la fièvre de tous mes compatriotes. J’ai entendu hurler « A Berlin » […] Après les pleurs des femmes pendant la journée du 4 août, après les chants, après les musiques militaires, le canon a tonné […] Chassons de nos esprits tous les doutes. […] Il faut que, malgré mes opinions, je sois persuadé de la volonté de paix de nos représentants du peuple. Certes, la structure capitaliste des nations, la Paix armée, les conflits d’intérêts des magnats des mines et de l’industrie, sont moralement responsables de l’état de choses actuel. Mais qui a déclaré la guerre ? C’est l’Allemagne. Qui est attaqué ? C’est la France. »

Ses qualités d’observateur, ensuite, sont remarquables : il décrit avec précision ses conditions de vie, sans passer sous silence les aspects les plus pénibles comme par exemple l’odeur des cadavres (p. 678). Les récits de combats sont saisissants : son ton est vivant, haletant, et traduit à certains moments l’agitation de l’auteur. En fait, le carnet fait office d’exutoire : à son angoisse pendant un bombardement (22 avril : « c’est un besoin [d’écrire], je suis sourd aux explosions »), à son agitation après l’attaque (19 mai 1916), et à sa colère à plusieurs reprises. Dans ces moments-là, le récit se fait au présent, les phrases s’enchaînent, se bousculent même. A titre d’exemple, le 8 octobre 1915, il se lance dans le récit de ce qu’il a vécu lors d’une attaque sur le front de Champagne, quelques jours auparavant. Il tente de mettre des mots sur ce tourbillon d’images dans lequel il semble toujours pris : « Sifflet : En avant ! Pas de traînards ! Les corps bleu horizon se dressent, gravissent le parapet, l’arme à la main. On crie, on hurle […] Les balles sifflent éperdument, s’écrasent à nos pieds. Des corps tournoient, tombent en arrière. Quoi ? Des obus maintenant ? Le capitaine hurle En avant ! La ligne d’attaque flotte, s’éclaircit. Je continue à marcher comme un automate, à courir plus exactement. » (p. 677) Chaque mot posé semble insuffisant à rendre compte de la réalité et Victorin Bès doit inlassablement en proposer d’autres (« plus exactement ») pour essayer tant bien que mal de faire entrer son expérience dans le champ du langage. Ce sentiment de l’étroitesse des mots, impuissants à couvrir le réel, beaucoup en ont fait l’expérience.

La richesse de ce témoignage tient enfin dans les différentes stratégies d’évitement déployées par l’auteur pour échapper à la violence du front (tentative d’automutilation, départ volontaire pour le front d’Orient perçu moins dangereux, etc.) et dans la complexité des relations à l’ennemi (de sa sympathie pour les fraternisations à sa colère au moment où il apprend la mort d’un camarade ou face à des ennemis qui refusent de se rendre).

08/03/2009

Marty Cédric.

Complément : édition intégrale du texte : Victorin Bès, Journal de route 1914-1918, Castres, Société culturelle du pays castrais, 2010, 208 pages. Dans 500 Témoins de la Grande Guerre, photo de Victorin p. 71 et de la couverture de son carnet p. 11.

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Eychenne-Bareil, Juliette (1907-1989)

1. Le témoin

Juliette Bareil est née le 7 juillet 1907 à Carcassonne dans un milieu modeste. Elle a une sœur aînée de dix ans plus âgée.

2. Le témoignage

Ce témoignage oral, recueilli et transcrit par Claude Marquié, a été publié dans Années cruelles. 1914-1918 de Rémy Cazals, Claude Marquié et René Piniès, Villelongue d’Aude , Atelier du Gué, coll. Terres d’Aude, 1983, 143 p.

3. Analyse

Ses souvenirs de la mobilisation rendent surtout compte de l’agitation à la gare : « j’avais alors sept ans, ma sœur aînée qui en avait dix-sept m’emmenait avec d’autres jeunes filles à la gare voir passer les soldats qui partaient pour le front. Quel enthousiasme ! On aurait dit qu’ils allaient à la fête ! Des cocardes tricolores partout, des fleurs aux fusils… Ils chantaient joyeux : « Tous à Berlin ! » Tout le monde s’embrassait. » Si ces manifestations d’enthousiasme ont marqué Juliette Eychenne, elles sont souvent restées circonscrites aux gares ou aux villes. En publiant ce témoignage avec ceux d’autres civils, comme Berthe Cros, Rémy Cazals, Claude Marquié et René Piniès permettent au  lecteur de nuancer ce tableau et de se faire de la mobilisation une image plus juste.

Dans son témoignage, Juliette Eychenne dresse un tableau saisissant de Carcassonne en guerre. Tout d’abord, l’espace urbain est marqué par l’apparition d’hôpitaux provisoires pour faire face à l’afflux massif de blessés : « les écoles étaient transformées en hôpitaux militaires : Saint-Stanislas, André Chénier, l’Ecole Normale de Garçons et d’autres locaux […] Saint-Stanislas ne désemplissait pas de grands blessés, on ne savait où le mettre, toutes les écoles et même les grands magasins étaient occupés ». Ensuite, c’est toute l’économie qui se met au service des besoins de la guerre : « Les hommes étant partis, ceci explique qu’on ait utilisé les femmes dans les usines pour faire des obus. L’usine Plancard […] était une fonderie qui se consacra à la fabrication des obus grâce aux femmes qui considéraient ce genre de travail comme un acte patriotique ; mais c’était très pénible.

Il y avait aussi, rue Pasteur, une grande blanchisserie qui lavait le linge pour la caserne : les machines étaient rudimentaires et beaucoup de choses se faisaient à la main, le plus pénible pour ces femmes était d’étendre dehors par tous les temps, même s’il gelait. D’autre part, beaucoup de femmes confectionnaient des vêtements militaires à domicile ; tout cela était peu payé, ma mère travaillait tous les jours, mais malgré tous ses efforts, c’était quand même la misère. » Juliette Eychenne rappelle à ce propos les interminables queues pour quelques pommes de terre, la faim et les problèmes de ravitaillement.

08/03/2009

Marty Cédric.

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Cros, Louis (1906-1986)

1. Le témoin

Louis Cros, né le 7 janvier 1906, dans une famille d’agriculteurs. Il est l’aîné. Son frère a 5 ans en 1914 et sa sœur 2 ans. Son père est mobilisé en 1915. Blessé à la tête par un obus sur le plateau de Lorette le 20 juin 1915, il meurt un mois plus tard à  l’hôpital de Noeux-les-Mines, dans le Pas-de-Calais, où il est enterré.

2. Le témoignage

Louis Cros a été interviewé en 1980 par l’instituteur du village, Jean-Pierre Guilhem et les écoliers, dans le cadre du concours organisé par la FAOL et le CDDP. Ce témoignage oral, transmis par Rémy Cazals, a été publié dans Années cruelles. 1914-1918 de Rémy Cazals, Claude Marquié et René Piniès, Villelongue d’Aude , Atelier du Gué, coll. Terres d’Aude, 1983, 143 p.

3. Analyse

Louis Cros, encore enfant au moment de l’entrée en guerre se souvient de l’état d’esprit des premiers mobilisés : ceux qui devaient partir, « ils l’ont pris très bien. Ils disaient, la majeure partie : « Oh ! Avec l’armement qu’il y a aujourd’hui, dans huit jours on sera à Berlin. Avec l’armement qu’il y a, e ben, aujourd’hui, c’est pas besoin de s’en faire ! » Ils partaient comme ça, ils partaient contents. Mais malheureusement, la majeure partie ne sont pas revenus. » La publication d’un tel témoignage avec ceux d’autres civils, comme Berthe Cros ou Juliette Eychenne, présente un intérêt certain, celui d’offrir d’autres regards sur le même événement et de rappeler la complexité des sentiments des Français à l’entrée en guerre.

Louis Cros témoigne également des difficultés matérielles rencontrées par les civils, de la lourdeur des réquisitions, des cartes de ravitaillement ; mais ses souvenirs sont avant tout ceux d’un enfant dont la vie a été profondément bouleversée par la guerre : en effet, avec le départ de son père, Louis Cros a dû aider sa famille en s’occupant de la ferme. Lui qui participait déjà à la vie de la ferme avant la guerre est amené à prendre plus de responsabilités dans l’exploitation familiale. L’école passe au second plan : « A l’école, j’y allais l’hiver, quand il faisait mauvais, mais pas l’été. Et pendant la guerre, j’y suis été une paire d’années, mais après j’y suis plus été. J’avais des vaches à soigner, et mon frère avait cinq ans, ma sœur deux ans, et ma mère, et personne pour travailler. Mon père était sur le front. » A propos des travaux des champs, Louis Cros précise : « Je le sais personnellement, je sais ce que c’est ! Je menais la charrue pour semer les pommes de terre, j’avais huit ans. Je mettais la charrue sur l’épaule pour tourner au bout… Il fallait semer des pommes de terre pour manger, parce que c’était pas la peine d’aller chez l’épicier, il n’y en avait pas… »

08/03/2009

Marty Cédric.

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Cros, Berthe (1910-1992)

1. Le témoin

Berthe Cros est née le 12 mai 1910 à Villesèquelande, à dix kilomètres de Carcassonne. Son père est mobilisé dès 1914. Elle reste seule avec sa mère.

2. Le témoignage

Son témoignage oral a été enregistré en 1981 par sa petite-fille, Isabelle Cros. Transcrit par Claude Marquié, il a ensuite été publié dans Années cruelles. 1914-1918 de Rémy Cazals, Claude Marquié et René Piniès, Villelongue d’Aude , Atelier du Gué, coll. Terres d’Aude, 1983, 143 p.

3. Analyse

Le témoignage oral transmis par Berthe Cros en 1981 vient éclairer quelques aspects de la vie quotidienne des civils audois pendant les années de guerre.

En août 1914, Berthe n’est encore qu’une enfant, mais la rupture qu’a constituée l’annonce de la guerre est restée gravée : « Bien que n’ayant que quatre ans à la déclaration de guerre, je me souviens bien de cette journée car ce fut le début d’une chose affreuse. Mes parents dépiquaient au rouleau sur le sol et il faisait une grosse chaleur. Tout à coup, les cloches se mirent à sonner. Le tocsin ! Tout le monde s’écria : « C’est la guerre ! » Les gens ont tout laissé et se sont rassemblés devant la mairie, car ce n’était que là qu’on pouvait se renseigner, étant donné qu’il n’y avait ni radio, ni télévision. » Les travaux des champs sont suspendus et les premiers départs commencent. Parmi les mobilisés, son père : « Papa devait partir le soir même à Perpignan et tout le monde pleurait. […] Ça je me le rappelle, tout le monde pleurait… ».

Elle se souvient également que, « morte de sommeil sur l’épaule de Maman », elle attendait le passage en train de son père en partance vers le front. La foule est massée sur le quai et la petite fille est frappée par la cohue provoquée à l’arrivée du train en gare : « C’était affreux, je vois encore ces soldats aux portières, tout le monde qui criait quand le train est arrivé. »

La séparation est pénible et les lettres restent un lien vital entre les hommes au front et leurs proches restés à l’arrière. « Nous ne vivions qu’en attendant le facteur, dans un climat angoissant, car on a vécu longtemps sans nouvelles. »

La première permission, les difficultés matérielles, la pénurie alimentaire dans les campagnes, la pression sur les « embusqués », la mort des proches, le poids du deuil sur les familles qui impose une certaine réserve lorsque vient l’heure de l’armistice et du retour de son père, autant de thèmes évoqués dans ce témoignage qui gagne à être confronté à d’autres souvenirs de civils, ceux de Louis Cros ou de Juliette Eychenne par exemple, ou à des journaux et des correspondances, comme les écrits de Marie Escholier.

8/03/2009

Marty Cédric.

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Rostin, Marcel (1877-1952)

1. Le témoin

Né à Sassenage (Isère) le 18 février 1877, le jeune Marcel Rostin fait son collège à Grasse, en pension chez son oncle (capitaine au 23e bataillon de chasseurs alpins), avec lequel il entretiendra toute sa vie une relation privilégiée. Engagé volontaire le 14 octobre 1896, il sert au 75e RI jusqu’en 1903, date à laquelle il intègre Saint-Maixent (promotion El Moungar). Nommé sous-lieutenant au 30e RI d’Annecy le 1er avril 1904, il passe lieutenant deux ans plus tard. Provençal d’adoption, il est incorporé sur sa demande au 112e RI le 14 octobre 1910.

A la mobilisation, le lieutenant Rostin commande une section de la 5e Cie. En août 1914, en Lorraine, il participe aux combats de Moncourt et de Dieuze, ainsi qu’à la fameuse retraite du même nom. En août et septembre, son unité est engagée dans la bataille de la Trouée des Charmes, puis dans celle de la Marne (région de Bar-le-Duc). Le 8 septembre, à Vassincourt, il est blessé à la main gauche et évacué, quatre jours après avoir été nommé capitaine à titre temporaire (nomination définitive en janvier 1915).

Le 5 décembre, il est de retour à la tête de la 9e compagnie dont il avait pris le commandement fin août 1914 : son régiment couvre le secteur d’Avocourt-Malancourt (Verdun) jusqu’en juin 1915. En mars de la même année, nommé à la tête de la compagnie de mitrailleuses du régiment, il est contraint de quitter sa chère 9e compagnie. Le 15 juin 1915, désormais rattaché à la 251e brigade de la 126e DI, le 112e RI quitte Verdun pour l’Argonne (secteurs du bois de la Gruerie puis du bois de Lachalade). En août, à Craonne, le 112e RI participe aux préparatifs de l’offensive de Champagne, avant de rejoindre les secteurs de Pontavert (septembre-octobre 1915), puis de Sillery, près de Reims. En novembre, le régiment part au grand repos à Hautvillers (Marne). De retour en décembre, le 112e occupe les tranchées de la Butte-du-Mesnil (Champagne) jusqu’en mai 1916, date à laquelle il est envoyé couvrir la Cote 304 et le Mort-Homme.

Evacué le 16 juillet 1916, le capitaine Rostin ne retournera plus au 112e RI. Début 1917, il est nommé instructeur au Centre des mitrailleurs de la IVe région. Après un nouveau séjour à l’hôpital, il rejoint la direction du centre régional d’instruction de mitrailleuses des XVe et XVIe régions à Brignoles. Le 25 avril 1919, il est nommé instructeur au Centre d’instruction pour élèves aspirants (CIEA) de Montélimar, quelques jours avant d’être affecté au 140e RI. Nommé à la Commission militaire interalliée de contrôle (CMIC) en septembre 1919, il demeure en Allemagne jusqu’en janvier 1923 (24e puis 167e RI), où il participe au désarmement allemand. Réaffecté au 140e RI en mars 1923, il est mis en non-activité par retrait d’emploi le mois suivant. Rappelé en 1925, on lui confie le commandement de la 2e Cie du 3e bataillon de mitrailleurs. En novembre, il est envoyé en Syrie pour contenir l’insurrection dans le Djebel druze. Le 16 juillet 1926, il est nommé adjoint au chef de secteur du Liban sud. Après un court passage au 18e RI, il est rapatrié et affecté, en mars 1927, au 3e bataillon du 3e RI d’Antibes. Hospitalisé pour paludisme aigu, il finit sa carrière au 141e RIA de Nice. Atteint par la limite d’âge le 18 janvier 1930, il est admis à la retraite et se retire à Nice, où il décède le 1er juin 1952.

2. Le témoignage

Un officier du 15e corps, Carnets de route et lettres de guerre de Marcel Rostin (1914-1916), présentés et annotés par Olivier Gaget avec une postface de Jean-Marie Guillon, Saint-Michel l’Observatoire, C’est-à-dire éditions, 2008.

La présente édition compile les carnets de guerre de Marcel Rostin pour la période allant du 7 août au 13 septembre 1914 (la douzaine de carnets postérieurs n’ayant pas été retrouvés) et la correspondance (117 lettres), irrégulière et parfois lacunaire, entretenue par Rostin et son oncle, le commandant en retraite François Meurs, entre le 6 décembre 1914 et le 1er juillet 1916.

Le témoignage de Rostin est issu du fonds Belleudy (bibliothèque de Cessole, musée Massena de Nice) ; selon Olivier Gaget – l’initiateur de la publication du témoignage de Rostin –, il représente 231 pièces manuscrites décomposées comme suit : un feuillet recto-verso et 71 feuillets recto pour la partie carnets, 130 pour les lettres, ainsi que quelques annotations de Belleudy et autres lettres de Rostin au préfet.

Jules Belleudy, journaliste, écrivain et préfet, a été l’un des plus fervents défenseurs du 15e Corps – essentiellement composé de méridionaux –, injustement accusé de lâcheté et jugé responsable, en août 1914, de l’échec de la bataille de Lorraine. En 1916, il fait paraître une brochure censurée intitulée La Légende du XVe Corps d’Armée. L’Affaire de Dieuze. Avec l’aide du général Carbillet, ancien commandant d’une des deux divisions du 15e CA, Belleudy recueille les pièces qui constitueront bientôt le fonds éponyme.

Dans la première lettre qu’il écrit à Jules Belleudy, en date du 3 mai 1917, le capitaine Rostin propose au préfet de lui confier ses carnets (il lui remet ainsi les deux premiers entre le 8 et le 11 mai 1917) afin qu’il puisse compléter sa brochure au jour du vécu d’un officier du 15e Corps : « Je sais, écrit Rostin, que je suis le seul des officiers de mon régiment qui ait eu la constance de noter les faits à leur heure, durant deux années de combats presque ininterrompus. Je possède donc un journal exact, émaillé, il est vrai, de réflexions personnelles parfois délicates mais toujours sincères. » (p. 23) La famille ayant dispersé les archives de Rostin à la mort de ce dernier, les carnets conservés dans le fonds niçois ne sont pas des originaux, mais des copies de Jules Belleudy lui-même. Pour O. Gaget, seule la partie relative aux évènements relatifs à la retraite du 15e CA à Dieuze avait sans doute vocation à être publiée, et ce en tant qu’acte de défense. Dans cet optique, Belleudy avait d’ailleurs rédigé une préface, conservée dans le fonds et intégralement reproduite dans la présente édition : « Nous saurons ainsi, écrit J. Belleudy, les défaites d’une action et en particulier comment le soldat français de Provence s’est comporté au feu dans cette période du 14 août au 14 septembre 1914. » (cité p. 27) La publication du témoignage de Rostin demeurera cependant à l’état de projet, J. Belleudy se contentant d’en citer quelques passages dans son Que faut-il penser du XVe corps ? publié en 1921.

Les carnets reproduits dans la présente édition n’ont donc pas été retravaillés par Rostin après le conflit, puisque immédiatement recopiés par Belleudy. En revanche, s’il est à peu près certain que le fonds de ces carnets ait été rédigé au jour le jour – c’est du moins ce qu’il écrit à son oncle le 29 janvier 1915 : ces carnets sont composés de « descriptions vécues et faites sur le vif » (p. 113) –, difficile de savoir s’ils ont été retravaillés ou non par leur auteur entre septembre 1914 et mai 1917, Rostin ayant été évacué deux fois, du 9 septembre au 5 décembre 1914 et du 16 juillet 1916 à la mi-janvier 1917, et ayant eu par conséquent le loisir de reprendre son texte. Tenant à ses carnets « comme à mes yeux » (lettre du 25 juillet 1915, p. 154) et, afin qu’ils ne se perdent pas, les faisant régulièrement parvenir à son oncle, l’on est cependant conduit à douter de cette éventualité.

Les lettres que Rostin écrit à son oncle ont une tonalité notablement différente des carnets. Cherchant la complicité de son parent, vétéran de la guerre de 1870, semblant lui confier ses expériences afin de les exorciser, il s’y livre de manière plus sensible, notamment en  parlant ouvertement de ses peurs et angoisses, comme ici dans sa lettre du 6 janvier 1915 : « Vous dirais-je que le moral s’en ressent et que l’enthousiasme se meurt ? Et puis, malgré que notre tempérament sache s’adapter à tout, nous souffrons d’un tel état : nous ne sommes pas faits pour cette lutte de patience, d’entêtement et de boucherie passive. Personnellement, je vis dans les transes, dans l’appréhension de l’heure horrible où je recevrai l’ordre de marcher tête basse contre une muraille bastionnée. » (p. 107).

3. Analyse

L’intérêt du témoignage du capitaine Rostin réside notamment dans le fait qu’il est un militaire d’active, officier issu de la troupe et fantassin de première ligne. Pour l’historien Jean-Marie Guillon, auteur de la postface, Rostin « voit la guerre en militaire » (p. 247). Officier répondant de ses hommes, enfant adoptif de la petite patrie provençale, il se sent par exemple « humilié lorsque les Méridionaux sont vilipendés ou lorsqu’ils ne se montrent pas à la hauteur » (Id.). A l’inverse, le 11 juillet 1915, il confie à son oncle sa fierté et son émotion à la vue du colonel épinglant « sur les poitrines de certains des miens l’emblème de la bravoure. […] Cela, plus que la mitraille et les charniers, donne la chair de poule. » (p. 151) Mais voyant effectivement la guerre en militaire, Rostin semble plus encore la voir en guerrier. Le 10 mai 1915, il avoue ainsi sa fébrilité à l’idée de la prochaine attaque allemande : « Ah ! tuer des Boches, en tuer beaucoup, loyalement, proprement, comme ce doit être bon ! On doit, après toutes leurs cruautés, éprouver un divin plaisir à exterminer cette vermine comme on écrase une punaise ou une araignée velue. Je deviens sanguinaire et vindicatif et, paré dans mon service pour l’attaque que l’on soupçonne, j’éprouvais ce matin une joie de bourreau à vérifier dans les tranchées, le jeu de mes engins blottis pour leur œuvre de mort. » (lettre du 10 mai 1915, p. 133)

Le 28 août 1914, il fait le point sur les combats depuis l’entrée en guerre et constate le puissant décalage entre guerre imaginée et guerre vécue. Et si pour lui des « erreurs graves » (carnets, p. 56) ont été commises, il doute de la capacité du commandement à en tirer des leçons : « Nous avons confondu l’offensive avec une vitesse grisante et folle, nous avons considéré les premiers engagements comme de grandes manœuvres, n’oubliant qu’une chose : les balles des fusils et surtout les obus et les canons. » (Id.) Quelques jours plus tard, il enfonce le clou, sa guerre n’est pas celle à laquelle on l’armée l’a préparé : « tous les enseignements dont on me nourrit, dont on me gave depuis 18 ans que je suis militaire, tout cela trouve ici, à chaque instant, sa contradiction même » (carnets, 2 septembre 1914, p. 75).

Mais la guerre n’en est pas pour autant laide. Non, pour Rostin, elle est aussi belle que féroce. C’est ce qu’il écrit à son oncle, le 14 décembre 1914 : « Au fond, c’est beau la guerre, car si près de la mort, l’homme se révèle tel qu’il est. Notre race possède des trésors de vertus que la guerre seule pouvait révéler. Comme on est fier ici d’être Français ! » (p. 100) ; puis à nouveau le 24 juin 1915, au bois de la Gruerie : « Horreurs et beautés, tueries sans nom d’où s’élève la gloire. » (p. 146) ; puis encore le 17 juillet suivant : « C’est terrible la guerre, mais c’est aussi beau. […] Vous pouvez être jaloux, les non-combattants, vous n’avez pas vu, espéré, souffert, ri, pleuré ; vous n’avez pas connu les grands frissons. » (p. 153) Car la guerre, il l’attend depuis longtemps, et si parfois elle le surprend, le déprime, ou même l’effraye, elle ne le déçoit fondamentalement pas : il vit pour connaître ces moments. En revanche, ce qui chez Rostin s’effondre bel et bien, c’est son espoir d’une guerre courte, et surtout celui d’une guerre noble, d’une guerre de mouvement, à découvert, là « où la lutte est loyale » (carnets, 8 septembre 1914, p. 82) : « Dans les luttes du début, on succombait, c’est vrai, mais on mourait noblement, on avait de l’air, on voyait devant soi ; tandis qu’à cette heure, où sur un front réduit, des milliers d’hommes, séparés de 20 à 50 mètres, se jettent les uns contre les autres, dans l’enchevêtrement des fils de fer et des embûches, sous une mitraille que l’imagination a peine à concevoir : c’est une boucherie ! » (lettre du 6 juillet 1915, p. 149) Mais si pour Rostin la guerre perd en noblesse, sa cause, elle, n’en est que plus belle. Il en en persuadé et n’a de cesse d’en convaincre ses hommes : « j’ai toujours cru et je crois encore fermement que la victoire sera pour nous qui défendons la seule, la vraie, la bonne, la grande cause. Et je le dis autour de moi, j’insuffle tout mon espoir à ces hommes que le pays m’a confié » (carnets, 2 septembre 1914, p. 76). Le 20 janvier 1915, il écrit à son oncle : « Je m’efforce d’enfoncer cette idée réconfortante dans l’âme de tous les braves gens qui m’entourent et qui croient à la parole de leur capitaine comme à l’Evangile. Mais parfois leurs forces physiques épuisées laissent faiblir leurs espoirs. […] Par instant j’ai peur. Puis, vite, je me secoue, je reprends le dessus et connaissant bien la mentalité du soldat, je le remonte, je le ravigote et, quand je le peux, je le comble de tous les soins matériels qui sont en mon pouvoir. » (p. 112)

Dans ses carnets comme dans sa correspondance, le paternaliste capitaine Rostin, volontiers condescendant, n’a ainsi de cesse de parler de ces puissants leviers moraux que sont le regard et l’affection de ceux qu’il appelle fréquemment ses « braves gens ». Dès le début du conflit en effet, il décrit ce « bien-être infime à me réchauffer dans cette promiscuité touchante du champ de bataille. […] Mes hommes sont mes frères, j’ai besoin d’eux autant qu’ils ont besoin de moi ; ils veillent plus à ma vie qu’à leur sécurité personnelle. » (carnets, 16 août 1914, p. 42) Le 29 mars 1915, revenant d’une visite à son ancienne compagnie, il s’écrie : « Ah ! les braves gens ! Non, une telle affection n’est pas possible, j’en suis tout bouleversé. Il est heureux que les grades ne se donnent plus à l’élection ; ces gens-là dans leur fois aveugle, feraient des folies. » (lettre du 29 mars 1915, p. 126). Mais si cette affection agit chez Rostin comme un puissant levier moral, elle représente également une pression terrible… Dans sa lettre du 2 janvier 1915, il confie ainsi à son oncle : « Je ne dors presque jamais, surtout la nuit. Tous mes nerfs sont tendus : ma responsabilité est grande, mais j’ai une grande confiance dans ma compagnie » (p. 106). A nouveau, le 29 mars 1915 : « Mes nerfs sont un peu malades, non parce que je tremble pour ma pauvre carcasse, mais la vie de mes gens m’est précieuse et je ne voudrais pas les perdre. » (pp. 142-143) Le 24 août 1914, à l’heure d’une réorganisation des compagnies, Rostin exprime ainsi sa crainte de ne pas retrouver les hommes de sa 5e Cie. Une crainte qu’il dissipe le jour même, se livrant alors à une description des retrouvailles des plus théâtrales : malade, cela suffit à le guérir ; quant à ses hommes, ce ne sont que « cris de joie » (carnets, p. 50), « explosion de joie » (Id.), et Rostin et sa troupe de se retrouver à nouveau en « famille » (Id.)… Ses hommes, il écrit ainsi les aimer, en bon père de famille voire en bon roi : « Mon attachement aux miens me tue : quand je perds un de mes gars, j’en ai pour des jours à me consoler. Je tremble pour eux, car je les aime. » (lettre du 16 juin 1916, p. 202) En échange de ses soins et de sa protection, ses hommes, écrit-il, lui vouent un véritable « culte » (carnets, 27 août 1914, p. 61) et semblent à son service comme à celui d’un seigneur : « les escouades défilent ; les unes m’apportent du café chaud, de la soupe ou de belles tranches de viande rôtie embaumée parfois – quel luxe ! – d’un parfum d’ail ou d’oignon. Je n’ai jamais vu répartir des aliments sans qu’ils m’aient été présentés pour en prélever ma part. » (carnets, 3 septembre 1914, p. 78) Mais tout ceci a un prix : attachant l’homme au chef, l’incitation par l’exemple expose aujourd’hui l’officier à une mort quasi-certaine. Ainsi les hommes en arrivent-ils, écrit Rostin, « à gronder leurs chefs imprudents » (lettre du 8 novembre 1915, p. 165) : « ce qu’ils n’oublient jamais c’est la physionomie, le mot, le geste du chef qui les conduit. Leurs yeux sont autant d’oreilles qui nous rentrent dans l’âme et cela nous explique la mort de tant d’officiers qui, pour prêcher d’exemple, se sont fait tuer peut-être inutilement en fait, mais utilement pour la galerie. C’est bien français ça, mais nous finissons par comprendre que dans cette guerre méthodiquement, scientifiquement meurtrière, c’est trop crâne, trop cocardier, trop chevaleresque. Nos hommes sont les premiers à nous le crier. » (Id.)

La lâcheté, pour lui, est l’apanage quasi-exclusif des Allemands, qu’il dénigre énergiquement, les traitant tour à tour de « boches », de « vandales », de « pillards » et même de « cochons » (carnets, 29 août 1914, p. 65), d’ « assassins » (lettre du 1er juillet 1915, p. 147) ou de « bêtes casquées » (lettre du 8 novembre 1915, p. 164), etc. : « leurs capitaines, écrit-il à son oncle le 29 octobre 1915, font des chaînes pour attacher leurs mitrailleurs peureux à leurs pieds. Quelle différence entre eux et nous ! Nos mentalités, nos races, nos conceptions de la discipline sont aux antipodes les unes des autres. Et c’est là une garantie de notre supériorité, une certitude, pour nous, de vaincre. » (p. 161) Rostin écrit ainsi inlassablement toute son admiration pour ses hommes, qui sont pour lui une source d’orgueil inépuisable : le soldat français est tout à la fois intelligent, curieux, courageux, gaiement résigné, etc. Selon lui, c’est même par cette dernière « vertu qu’on tiendra et qu’on les aura. » (lettre du 1er novembre 1915, p. 163). Avec de tels soldats, confie-t-il à son oncle, la discipline de guerre est bien plus forte que la discipline de paix, d’autant que la guerre représente pour lui la meilleure école d’ « instruction du peuple » (lettre du 8 novembre, p. 165).

Mais quand il décèle un laisser-aller dans les rangs français, la bonté cède alors la place à la sévérité. Lors du recul de l’armée française, à Dieuze, il écrit ainsi avoir été obligé d’employer « tous les moyens inconnus du temps de paix » (carnets, 22 août 1914, p. 45) pour maintenir sa troupe calme et ordonnée sous le feu ennemi. Et le 31 décembre 1914, il confie à son oncle : « Cette fois, je suis à 25 mètres des Boches et les fusils crépitent du matin au soir. Les brigands ont toutes les audaces. A l’instant où je vous écris dans mon trou, on me rend compte que les misérables font des signes d’amitié à mes hommes et leur crient, en leur montrant des cigares : « Komm ! Komm ! Viens, viens ! » Je suis indigné, furieux, et je donne l’ordre de fusiller toute tête boche qui se montre. Ils répondent les gredins, mais je préfère de la casse à un relâchement dans la discipline. » S’interdire de voir l’homme derrière l’ennemi et entretenir à tout prix la combativité de ses hommes, tels sont deux des principaux leitmotivs du capitaine Rostin. Le 6 janvier 1915, il confie ainsi à son oncle : « Je prendrai mon revolver et je ferai moi-même justice des flancheurs, s’il en existe autour de moi. Voilà où il faut en venir ou du moins voilà à quel geste il faut se préparer pour essayer de sauver l’honneur. » (p. 109) Cependant, affirmant à plusieurs reprises avoir toute confiance en sa troupe et en sa faculté de les tenir en main, Rostin doute devoir un jour avoir recours à ce genre de procédé.

Sa manière de commander, telle qu’il la décrit, est d’ailleurs exemplaire de la formation des officiers d’avant-guerre. Il part au combat avec une troupe qu’il – et qui – le connaît, et qu’il – et qui – l’aime. Certains de ses soldats ont ainsi l’honneur de figurer dans ses carnets : il en connaît le nom et en apprécie la valeur. Mais ses effectifs fondant, Rostin avoue connaître quelques problèmes de discipline. La cause, pour lui, est évidente : il se retrouve à devoir commander à des hommes qu’il n’a pas formés et qu’il connaît à peine… Rostin peste également contre ce nouveau type de guerre auquel il est confronté et qui représente un handicap certain pour diriger ses hommes : « Tout commandement effectif est impossible de mon poste placé sous terre à la lisière du bois. Je ne sais rien de mes unités réparties sur un front de 1500 mètres. » (lettre du 14 décembre 1914, pp. 99-100)

Dès le premier mois de la guerre, il écrit déjà ressentir l’habitude de la mort : « Le spectacle est devenu familier. […] A cette heure-là, la vie vaut si peu ! On en fait le sacrifice presque inconscient » (carnets, 22 août 1914, p. 47). Mais le 23 août, quand vient le moment de s’enterrer, il confie être déprimé : la guerre de tranchées, replongeant les combattants au Moyen-Âge, va pour lui à l’encontre du tempérament français. Le 8 décembre 1914, il confie ainsi à son oncle son profond désarroi face à cette « vie de taupes plutôt que de troglodytes, puisque tout mouvement à l’air libre et lumineux étant dangereux est, par suite, interdit. […] Cette guerre de tranchées nous ramène des siècles en arrière. On se jette des pétards de mélinite, des grenades à main. Bientôt on se versera sur la tête de l’huile bouillante, on se jettera des cailloux. » (p. 99) En 1914, Rostin éprouve ainsi des difficultés à se résoudre à cette guerre qui, consacrant les progrès de l’armement, semble nier un quelconque progrès de l’art de la guerre.

Durant la bataille de la Trouée des Charmes, il confie également à ses carnets sa révolte face au manque d’informations dont souffrent les officiers et au handicap que cette carence représente pour établir et maintenir leur autorité sur leurs hommes. Après l’épisode du recul de Dieuze, il prend la défense des gens du midi, mais également des officiers, selon lui injustement décriés avant-guerre et aujourd’hui arbitrairement tenus pour responsables des échecs du champ de bataille. Il déplore les « coûteuses tentatives » (lettre du 6 janvier 1915, p. 107) improductives, les « ordres incohérents » (lettre du 25 octobre 1915, p. 160), les déplacements incessants, et ce système d’ordres et de contre-ordres, cause notamment d’une fatigue inutile pour la troupe. Sur le papier, il s’indigne également de l’infâme besogne administrative, de l’excessive méfiance des médecins-majors, de la propagande des journaux, qu’il juge néanmoins utile « parce que ces mensonges qui ne coûtent pas cher rassurent les familles » (lettre du 21-22 décembre 1915, p. 177), etc. Dans ses carnets, il se révolte même contre certains de ces chefs, tantôt qualifiés de « gâteux » (29 août 1914, p. 63) ou de « chien de quartier » (6 septembre 1914, p. 80), et dont la futilité des exigences l’exècre. Au fond, ce qui heurte son âme de chef de guerre, ce sont les préventions prises à l’égard de la troupe et les brimades que des officiers trop tatillons font subir aux hommes, qui rappellent par trop la vie de caserne. Pour de tels officiers, « la confiance et l’affection sont mortes » (lettre du 22 novembre 1915, p. 169) ; ils ne valent dès lors pas mieux que les « brutes » d’en face. Il rapporte les effets dévastateurs d’une artillerie française qui tire trop court, et massacre ses fantassins et le moral des survivants. Quelques mois plus tard, le 13 mai 1915, il célèbre pourtant la « liaison entre les deux armes » (lettre du 13 mai 1915, p. 135). En bon chroniqueur, Rostin raconte ses rencontres avec les civils de la zone de front, leur inquiétude, leur inconscience, la chaleur ou la froideur de leur accueil, etc. Il raconte également les souffrances liées à la pluie, au froid, à la boue, à la soif, aux rats, « pire que les Boches » (lettre du 7 décembre 1915, p. 172)…, mais aussi au spectacle des cadavres français pourrissant entre les lignes. Le 30 mars 1915, il demande ainsi à son oncle de bien vouloir lui envoyer une série de petits drapeaux à planter sur les tombes françaises, afin tout à la fois d’honorer les morts et d’évangéliser les troupes (vœu qui sera bientôt suivi des faits) : « Mon idée mériterait d’être répandue. L’effet moral de ces drapeaux symboliques flottant sur nos morts serait grand » (p. 127).

Le 13 septembre 1914, évacué, il se livre à une condamnation ironique des planqués, assimilés aux citadins, et à une apologie lyrique des paysans-combattants. Le deuxième carnet s’achève ainsi sur ces mots : « l’on se bat là-bas et l’on se tue, mais la majorité de ceux qui luttent et qui meurent n’est pas composée, ô Patrie, de tes citadins : ce sont tes glorieux paysans (…). Ô Patrie, tes vrais défenseurs, les voilà : c’est par eux surtout que tu seras sauvée, grande et plus que jamais glorieuse. » (p. 90) « Ainsi, écrit-il à son oncle le 29 octobre 1915, dans un pays d’égalité, la guerre sera impuissante à amener cette égalité. » (p. 162) Cette inégalité, il la dénonce avec plus de force encore lorsqu’il s’agit de décrire certains officiers d’état-major, qualifiés de « loques humaines » (lettre du 22 mai 1915, p. 138). Pour Rostin, le sort de ces officiers « planqués » n’est pas enviable, bien au contraire… Car pour lui le front est une école morale, d’où l’on sort grandi : « L’officier et le soldat : même danger, même litière, même gamelle, mêmes souffrances, mêmes angoisses, mêmes espoirs. Et quelle camaraderie sublime les serre l’un près de l’autre, alors que le premier voit dans cette promiscuité grandir son prestige et le second se décupler sa confiance et son affection. » (p. 174)…

4. Autres informations

La présente édition comporte une présentation générale, un épilogue et deux introductions (carnets de route et lettres de guerre) d’Olivier Gaget, ainsi qu’une postface de Jean-Marie Guillon, rapprochant les expériences de guerre de Marcel Rostin, Jean Norton Cru et Jules Isaac.

L’ouvrage comporte également trois annexes. La première, particulièrement intéressante pour se faire une idée de l’imaginaire professionnel d’un officier de carrière avant-guerre, reproduit le texte de la conférence intitulée Le soldat français et le soldat allemand : deux mentalités, deux dressages et tenue par le lieutenant Rostin aux officiers de réserve et territoriale de l’arrondissement de Grasse, à Cannes, le 8 février 1914 (Cannes, Imprimerie F. Robaudy, 1914). La deuxième annexe présente une série d’extraits de l’ouvrage de Maurice Mistre, Des Républicains diffamés pour l’exemple, La légende noire du 15e corps d’armée (Edimaf, 2004). La troisième annexe reproduit enfin le Journal des marches et opérations de la 57e brigade d’infanterie, du 10 au 28 février 1915.

Outre une série de photographies, on trouve également, insérés dans le texte, sept encarts :

–         un tableau présentant l’encadrement du 112e régiment d’infanterie à la mobilisation ;

–         une carte matérialisant l’avancée, puis la retraite du 112e RI autour de Lunéville entre le 11 et le 26 août 1914 ;

–         un tableau présentant la reconstitution du régiment après la bataille de la Trouée des Charmes ;

–         un court texte, à la toute fin des carnets, discutant la dimension « de masse » conférée par la presse aux exécutions de septembre 1914 ;

–         une transcription du compte-rendu du capitaine Rostin sur la journée du 23 décembre 1914 ;

–         un tableau présentant la répartition des mitrailleuses à partir du 11 mai 1915 ;

–         une chronologie 1915-1916 des diverses positions occupées par la compagnie de mitrailleuses devenue 1ère compagnie de mitrailleuses ;

–         un compte-rendu du capitaine Rostin en date du 29 avril 1916 au sujet des planchettes de tir auprès des mitrailleuses.

A noter : le livre comporte enfin deux précieux index des noms de personnes et de lieux évoqués dans l’ouvrage, ainsi qu’une bibliographie et un état des sources utilisées.

Rapprochements bibliographiques (témoignages publiés sur le 112e RI) :

–        Un Haut-Provençal dans la Grande guerre : Jean Barruol, Les Alpes de Lumière, collection « Les Cahiers de Haute-Provence » n°1, 2004.

–        François Mazel, Le Journal d’un poilu, « au fil du rasoir… », Nîmes, Editions Lacour, 2005.

Julien Mary, février 2009

Autre notice « Rostin Marcel » dans 500 Témoins de la Grande Guerre, p. 398, par Rémy Cazals.

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Andrieu, René Charles (1891-1963)

1. Le témoin.

René Charles Andrieu est issu d’une famille de petit propriétaire terrien du Lot-et-Garonne, cultivant notamment de la vigne. Après des études de droit, il résilie son sursis et est incorporé au 9e RI à Agen en 1913. C’est en qualité de simple soldat qu’il est mobilisé en août 1914 dans l’armée d’active. Il est blessé une première fois au bras en janvier 1915 dans la Marne, et échappe ainsi au front durant cette terrible année. Il passe sergent dans une compagnie de mitrailleurs à son retour sur la ligne de feu. Il se porte volontaire pour plaider au conseil de guerre de la 10e armée. 1916 voit René Charles Andrieu circuler du Grand Couronné de Nancy, à la Marne, puis s’installer durablement autour de Verdun de juillet 1916 jusqu’au début de l’année 1917. Au mois de mars, son unité se déplace en Champagne et participe à l’offensive Nivelle, en avril, à l’est du dispositif, en face du Mont sans Nom : il passe alors plusieurs jours au feu. Après une permission, il prend son cantonnement à Pont-sur-Meuse et finit l’année comme sous-lieutenant. Retour sur Verdun et Bar-le-Duc, enfin, avant de combattre au printemps de 1918, après 70 jours loin des tranchées (lettre du 6 avril 1918), d’abord sur la Meuse puis sur l’Aisne du côté de Soissons et Saint-Quentin (octobre 1918). Il est finalement blessé une deuxième fois le 5 novembre à Guise. Il participe au défilé du 14 juillet 1919 à Paris avant d’être démobilisé à Agen en août de la même année.

2. Le témoignage.

Celui-ci se compose d’environ 400 lettres écrites pour la grande majorité d’entre elles entre 1914 et 1918. Tour à tour adressées à sa mère et à sa sœur, plus rarement à son père, elles composent un corpus cohérent qui permet de suivre le parcours de ce jeune fantassin. Souvent longues, elles ont eu pour première fonction de renseigner sa famille sur son état. Comme la majorité des correspondances de guerre, elles permettent de tisser un lien, même ténu, entre le soldat et sa famille. Le vocabulaire utilisé et les thèmes abordés dénotent une adaptation progressive du jeune soldat au temps de guerre, tout en trahissant derrière des préoccupations toutes militaires, le souci de rester attaché à son identité civile (demande de renseignements sur le village, les travaux agricoles). La présentation du secteur, du confort matériel, des situations vécues occupent la majeure partie du courrier envoyé : il s’agit bien de rassurer ceux qui recevront les lettres, de matérialiser aussi sa position pour signifier que l’on est en vie.

Cette correspondance, écrite dans un style simple mais direct, complète, est en outre publiée accompagnée de plusieurs mises en contexte bien venues, surtout lorsqu’elles sont accompagnées de cartes claires permettant de mieux comprendre le déroulé d’une bataille ou d’une offensive.

3. Analyse.

La correspondance de René Charles permet de retrouver certains thèmes bien connus de la littérature du témoignage combattant : le sentiment du devoir à accomplir au début du conflit (« c’est pour la France ! »), qui se transforme peu à peu en un sentiment d’indifférence, avec la paix comme point de fuite, le quotidien fait d’ennui et de périodes de fortes activités guerrières, les liens gardés avec l’arrière, les conseils donnés aux parents pour continuer à faire fonctionner les exploitations, les demandes d’argent… Confronté au nomadisme de la vie combattante dans les tranchées, entre premières lignes, secondes lignes, repos à l’arrière front et grand repos, l’intérêt de René Charles se porte massivement sur la nourriture (recevoir des « colis ») et la réception de « la gazeuse », nom donné à l’eau-de-vie. On découvre ainsi un véritable trafic de produits frais en bocaux et boîtes de conserve entre le front et Port Sainte Marie. L’important pour lui étant de pouvoir éviter autant que possible de tout partager avec la « popote » de ses camarades. Le soldat évoque aussi beaucoup les secteurs dans lesquels il se retrouve au gré des changements, fréquents et où il faut se faire sa place. Les permissions, enfin, apparaissent à partir de 1915 comme le grand horizon temporel qui conditionne le moral du soldat. « On parle aussi de supprimer les permissions, ou du moins les restreindre dans une forte proportion, et ça ne me fait guère plaisir » (25 février 1917). Les rumeurs hantent les pages des lettres de René Charles, même si, loin de chez lui, il tente dans chacune d’entre elles de rassurer son entourage. A suivre son témoignage, on pourrait croire que René Charles traverse la guerre sans réelle difficulté, si ce n’est une première blessure en 1915 qui l’éloigne heureusement du front, et une autre reçue le 5 novembre 1918, en toute fin de conflit, lors des combats autour de Guise (Aisne). Le courrier apparaît bien comme un moyen de confirmer qu’il est vivant (lettre du 17 juillet 1917), pour rassurer, même lorsque lui-même se sent en sécurité, « voilà pourquoi il me semble inutile de vous tranquilliser chaque jour » (lettre du 21 octobre 1914). D’autant que sa mère en particulier, souffre de le savoir à proximité du danger à la faveur des gros titres de la presse comme au printemps 1918 (lettre du 23 mars 1918). Le danger se trouve le plus souvent « à droite » ou « à gauche », alors que le secteur gardé par le 9e R.I. reste « calme ». Il ne raconte donc pas la violence des combats, mais profite des permissions pour en faire le récit, a posteriori.

La place des camarades perd de l’importance au fil des missives. Quand certains noms apparaissent, notamment au début de la campagne, ce sont les mêmes qui reviennent. Ceux-ci disparaissent peu à peu, soit à cause de la mort de l’un d’entre eux, soit parce que la lettre ne reste pas le support du récit de la guerre, mais le fil ténu qui relit le front à l’arrière. Les propos se recentrent sur soi, notamment quand René devient officier. Les autres deviennent « les poilus » indifférenciés. Le combattant profitant de sa correspondance pour rompre avec son univers de guerre et se recentrant sur les liens familiaux et sur le « pays ».

Sur le déroulé de la guerre, la correspondance de René Charles couvrant l’ensemble du conflit, permet de suivre une grande partie des temps forts vécus par son unité, de la Marne et l’Argonne, à Verdun, inscrivant notamment l’année 1918 dans un temps de combats très violents (impression renforcée par les encarts explicatifs de Gilbert Andrieu). Comme le souligne René Charles le 8 novembre : « Nous n’avons jamais été aussi secoués que ces derniers temps ». On devine alors dans les mois précédents une forte activité guerrière dans des secteurs « agités ». Cette alternance de périodes de fortes tensions et de calme laisse entrevoir des moments de doute mais aussi de remobilisation des troupes. Ainsi, avant avril 1917, les soldats attendent « le grand coup », expression utilisée par René Charles comme par Valéry Capot, autre soldat du 9e RI dont les carnets sont accessibles aux Archives départementales de Lot-et-Garonne. Réinvestissement et confiance dans la victoire, notamment en raison de la mobilisation de l’artillerie, se lisent alors, avant de laisser la place, devant la prise de conscience rapide de l’échec global de l’offensive, à une morne résignation : la guerre va encore durer longtemps.

Alexandre Lafon, février 2009.

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Porchon, Robert (1894-1915)

1. Le témoin.
Robert Porchon, originaire du Loiret, est né le 23 janvier 1894 dans une famille bourgeoise. Intégré à l’école des officiers de Saint-Cyr en 1913, il est rapidement affecté comme sous-lieutenant d’active au 106e RI où il se trouve en compagnie d’un ancien élève du même lycée que lui du nom de Maurice Genevoix. Participant aux combats dans la Meuse autour de Verdun à partir de la fin août 1914, il s’enterre rapidement avec son unité dans les tranchées face aux Allemands. Il décède le 19 (ou 20) février 1915 à la suite d’une blessure par éclat d’obus reçue aux violents « combats des Eparges ». Combats qui durèrent durant près de deux mois pour la conquête d’une crête au Sud-Est de Verdun dominant la plaine de la Woëvre. Le corps de Robert Porchon repose dans le cimetière militaire du Trottoir, au pied de la crête où il est tombé.

2. Le témoignage
Pour Michel Bernard, Robert Porchon apparaît comme «l’un des morts les mieux connus de la Grande Guerre » (Préface de Carnet de route du sous-lieutenant Robert Porchon, p. 9). En effet, Maurice Genevoix, que Jean Norton Cru place au rang de grand témoin, a su dans les cinq livres de ce qui forme l’œuvre Ceux de 14, élever un monument du souvenir à ses camarades de misère, dont le principal, « le frère de sang » comme il le rappelle dans une lettre à Mme Porchon, fut son ami Robert. Le carnet et les lettres publiées viennent heureusement éclairer et compléter le témoignage littéraire de Genevoix. C’est encore une fois le deuil qui frappa par deux fois la belle-mère de Robert Porchon (le plus âgé, Marcel, mourut la même année, le 6 avril en Argonne), qui poussa celle-ci à rassembler les témoignages de la guerre et de la mort de son jeune fils : tout d’abord en recopiant ses écrits, puis en collectant les récits et témoignages des camarades ou supérieurs de son fils et les circonstances de sa mort. Comme beaucoup de soldats, Robert a tenu un carnet de guerre mais sur une courte période du 25 août au 3 octobre 1914 et a écrit à sa famille (avant la guerre et jusqu’en février 1915), la correspondance prenant rapidement le pas sur tout autre forme d’écriture.
Cette volonté de conservation de la mémoire du défunt, que l’on retrouve dans le cas du combattant Henri Despeyrières par exemple, permet de pouvoir aujourd’hui lire l’expérience de guerre du sous-lieutenant Porchon, qui, de personnage de littérature, s’incarne désormais à travers ses propres écrits publiés.
Il faut souligner ici la qualité de l’édition de cet ensemble documentaire (lettres et carnets de Robert Porchon, lettres de camarades réunies par sa belle- mère après sa mort), Une partie « Mise en perspective historique » replace heureusement le parcours du jeune Porchon et celui de son régiment (106e RI) en évoquant les différents combats auxquels il a pu prendre part. Les cartes proposées sont d’une grande clarté et d’une grande utilité, notamment pour comprendre les « combats des Eparges ».
PORCHON Robert (sous-lieutenant), Carnet de route suivi de lettres de Maurice Genevoix et autres documents, Paris, La Table Ronde, 2008, 207 p.

3. Analyse
Une lecture attentive de ses lettres, parfois mises en relation avec les pages de son carnets plus personnel et plus « réaliste », révèle une importante autocensure (« les boches sont de mauvais tireurs », lettre du 7 novembre), sans que la description des corps meurtris ne soit épargnée au destinataire (quand il s’agit des Allemands). Car il veut faire montre d’un détachement certain face à son quotidien de fantassins, entre combats et période de vraie tranquillité, afin de rassurer sa principale correspondante : sa mère. Il n’en reste pas moins que la fraîcheur de l’écriture de Porchon rend son témoignage attachant et traversé par une grande sincérité.
Robert Porchon témoigne dans ses lettres comme dans son journal de deux identités fondamentales : il est un soldat, et un officier saint-cyrien de l’active, soucieux du service. Il affirme plusieurs fois son appartenance à ce corps qui construit un « nous » solide, opposé aux réservistes. L’officier Porchon développe un discours propre à son action dans la guerre, différent de celui d’un caporal ou d’un sergent comme Valéry Capot, qui fustige les multiples revues que l’on inflige aux hommes. Pour le lieutenant Porchon : « Si l’on n’y veillait pas, tout ne tarderait pas à être inutilisable » (lettre du 23 janvier 1915, p. 136). Mais il reste pour lui des points aveugles, il ne connaît par exemple que bien plus tard de la bataille de la Marne et de son résultat.
Il ne manque pas de s’élever contre les officiers « pommadés » qui reculent devant la boue et offre des modèles peu scrupuleux et disciplinés (p. 69). Il peut développer également un regard assez dur sur « ses hommes », mais se plaint du traitement qui leur est fait lorsqu’ils sont en réserve et corvéables à merci. Il trouve des astuces tout de même pour faire travailler, tout en soignant son air « détaché ». Il prend à cœur son rôle « social », d’écoute et de conseiller qu’il incarne pour des hommes parfois plus âgés que lui. Les soldats qu’il commande reconnaissaient dans ce jeune officier un cadre efficace (les lettres en fin de volume, après la mort de Porchon, sont à ce sujet tout à fait éclairantes).
Il n’en reste pas moins officier, et à ce titre, logé dans de meilleures conditions que ces hommes, que ce soit en première ligne, en réserve ou au repos. Il partage le quotidien avec les officiers de la compagnie ou du régiment, et notamment avec Maurice Genevoix, comme lui à la 7e, qui devient plus qu’un camarade, l’ami qui permet de tenir sans trop se poser de questions : « si j’étais resté seul à la compagnie, j’aurais certainement piqué de la neurasthénie », (Lettre du 18 décembre 1914, p. 116). Son témoignage apporte un éclairage intéressant sur les questions posées par le rapport âge/statut militaire dans leur comportement et leurs attitudes face aux autres. Jeunes officiers, vieux réservistes, jeunes recrues… l’ensemble des soldats doit aussi composer avec ces différences.
Il ne cache pas les sentiments ressentis face aux combats : il dit avoir eu peur, notamment lors de la première épreuve du feu, mentionne la transformation/atténuation de cette peur avec la multiplication des combats auxquels il a pu prendre part. Du quotidien le plus banal, aux réflexions justes et fines sur la figure de l’ennemi, à qui il faut faire la guerre, mais qui n’est jamais une source de haine, Robert Porchon trace bien du début de la guerre un tableau « au ras du sol ». Un passage intéressant, extrait d’une lettre du 10 octobre à sa mère, évoque, avec un intérêt rétrospectif évident, l’installation des hommes dans les tranchées : « Des deux côtés, Français et Allemands, on se retranche à qui mieux- mieux. Tranchées, réseaux, abattis, etc. – si bien que les positions deviennent imprenables, si bien que l’action se borne à des canonnades qui vous force à rester terrés au fond des tranchées (…) » (p. 99). Le Saint-Cyrien Porchon n’a sans doute pas imaginé de devoir combattre et mourir dans de telles conditions subies par des millions d’hommes pendant plusieurs années.

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Krémer, Louis (1883-1918)

1.   Le témoin

Louis Krémer est né en 1883 à Étampes ; d’origine fort modeste, il effectue des études classiques dans sa ville natale, puis son droit à Paris avant d’entrer dans une étude de notaire ; toutefois, le jeune homme « se rêvait homme de lettres, érudit, critique littéraire… », fréquente les salons artistiques et les musées, lit les poètes et s’essaie lui-même à l’écriture et à la poésie. « À l’été 1914, écrit Laurence Campa, Krémer n’avait pas encore atteint sa maturité littéraire »…

Mobilisé après quelques semaines de dépôt, il rejoint le 231e RI au nord de Soissons, le 7 décembre 1914. Le 9 décembre, il est aux avant-postes à Cuffies ; après avoir été blessé par obus, à Crouy, en janvier 1915, il se rétablit rapidement et intègre en février 1915 la compagnie Hors rang de son régiment où il assure successivement les fonctions de téléphoniste puis de secrétaire (lettre du 22 juillet 1915). Cela le place dès lors à une certaine distance du danger ; cependant, ses nouvelles fonctions ne le mettent pas totalement et définitivement hors de danger (Cf. lettre du 3 juin 1915); de la mi-mai au début décembre 1915, il est dans le secteur de Souchez ; en août 1915, il y partage la popote avec notamment plusieurs personnalités du monde artistique : Robert Marvini, ténor de l’Opéra-Comique, Le Feuve, violoniste, l’illustrateur Auguste Vallée et Henri Barbusse (Lettre du 22 août 1915)…

Fin mars 1916, Krémer stationne dans le bois de Beaumarais (Chemin des Dames) ; après la dissolution de son régiment, Krémer est versé au 276e RI qui, entre juillet 1916 et mai 1917, alterne entre la cote 304 en Argonne et la région de Verdun.

En septembre 1917, le 276e RI est dissous et refondu. Krémer est alors versé dans un corps d’instruction divisionnaire à Essey-les-Nancy ; il connaît alors la vie de l’arrière-front mais ce filon ne dure qu’un temps ; en effet, à la mi-avril 1918, au plus fort de la grande offensive allemande sur le front ouest, Krémer est remis dans le rang au sein du 12e RI ; blessé à nouveau dans le secteur de Montdidier en juin 1918 à la bataille du Matz. Il meurt de ses blessures à l’hôpital de l’École de Polytechnique, annexe du Val-de-Grâce, le 18 juillet 1918.

2.   Le témoignage

Le témoignage du poète nous est livré grâce à la correspondance adressée à son ami d’enfance Henry Charpentier, de six ans son cadet, poète lui aussi, mais réformé. Au fil des échanges épistolaires, Charpentier devint ainsi le dépositaire d’un « volumineux dossier de guerre » composé de lettres, de cartes, de textes divers, d’esquisses, de dessins, etc. À l’instar d’un Barbusse, d’un Dorgelès (par ex., Roland Dorgelès, Je t’écris de la tranchée. Correspondance de guerre, 1914-1916, préface de Micheline Dupray, introduction par Frédéric Rousseau, Paris, Albin Michel, 2003), Krémer rassemblait ainsi les matériaux censés nourrir sa littérature une fois la paix revenue (Cf. Lettres du 1er avril 1915, 18 décembre 1915 ; d’ailleurs, ses projets d’écriture se précisent dans la lettre du 21 janvier 1918).

Cette correspondance est aujourd’hui publiée sous le titre : Louis Krémer. Lettres à Henry Charpentier (1914-1918). D’encre, de fer et de feu, présentation et notes de Laurence Campa, Paris, La Table ronde, 2008. Les indications d’ordre biographique sont empruntées à l’excellente et savante présentation de Laurence Campa. L’ouvrage, d’une facture très soignée est assortie de reproductions de lettres, de cartes, de dessins, de photographies.

Un grand nombre de lettres se caractérisent par un humour et une ironie mordante non exempts d’un certain cynisme (Voir la lettre à son ami « embusqué » du 12 avril 1915 ; ou encore le post-scriptum de celle du 8 juillet 1916).

La correspondance proprement dite est ponctuée d’un certain nombre « d’impressions » d’une grande profondeur et surtout d’une très grande force d’évocation, mélange de textes descriptifs du champ de bataille (« Le soir tombe sur la forêt des croix », 27 mai 1917), et de réflexions sur la guerre, sur l’humanité ; le poète, comme tant d’autres artistes mobilisés sait voir et faire voir. Ses « charniers » sont d’une précision chirurgicale sans concession. S’il avait vécu, nul doute que Barbusse aurait eu avec Krémer un sérieux concurrent. Et Jean Norton Cru, un bon témoin.

3.   Analyse

Encore un témoignage d’artiste, de bourgeois ? Oui, et alors ? Précisément, nous ne sommes pas de ceux qui rejettent les témoignages ; nous n’opposons pas non plus témoignages des élites et témoignages populaires ; nous pensons au contraire que les historiens ont encore beaucoup à apprendre de tous les témoins, qu’ils soient « d’en haut » ou « d’en bas ». Peu à peu, à mesure que les témoignages livrent, page après page, leurs multiples traces, l’extraordinaire complexité de la guerre et des hommes qui l’ont vécue se dévoile. L’enquête continue…

Une mobilisation à reculons :

Première surprise : contrairement à nombre de ses confrères qui abordent l’entrée en guerre avec une vraie curiosité pour le grand événement qu’est la guerre, Krémer accueille sa mobilisation avec une profonde angoisse : « Mon cher ami, Tu t’es réjoui pour moi beaucoup trop tôt. Je ne suis en effet ni à Corbeil, ni à Melun, mais cantonné à Voisenon, petit village des environs de Melun et désigné pour partir incessamment sur les lignes du feu. Je vis les derniers jours d’un condamné à mort… » (lettre du 29 août 1914) ; rappelons que son ami Charpentier est réformé.

On retrouve la même teneur dans une lettre du 7 octobre : « Je me reprends à espérer. Le bataillon est bien parti hier, sur les premières lignes du feu – mais je suis resté ! Il n’y a plus à Melun que 80 hommes environ – je suis du nombre. Évidemment, je puis encore partir – dans une heure, dans 15 jours, dans 2 mois, qui sait ? – mais c’est une chance de plus et dans la très bizarre vie que je mène, une chance de plus, un jour de plus, une heure de plus, c’est quelque chose ! […] À Melun, casernes vides. […] Puissé-je y couler des jours paisibles, jusqu’à l’avènement de la Paix. » Cette lettre s’achève sur cette information : « Un des réservistes du bataillon s’est tué lundi, en apprenant le départ pour le combat. Il est mort de suite. »

Et le 3 novembre 1914 : « Hélas, c’en est fait ! Je suis officiellement avisé que nous quittons Melun… » ; le 19 septembre 1917, Krémer annonce à son ami sa prochaine affectation dans un nouveau régiment : « Le Régt où je vais passer est un régiment actif et d’assaut. C’est te dire l’avenir qui m’attend… » Dès lors, il entame, et son ami fait de même de son côté, des démarches pour tenter de s’extraire de la guerre (Lettre du 26 septembre 1917) ; « Mon cher ami Candide, Je vois toujours en toi l’indécrottable optimiste qui annonce, imperturbable, la fin du marasme pour le trimestre suivant. Cependant, cette fois, j’en accepte l’heureux augure et j’incline également à penser (contrairement à mes prévisions d’il y a six mois) que cette année sera la dernière. Il me semble discerner un certain nombre d’indices. Mais je pense aussi qu’il y aura encore beaucoup de casse d’ici là au Printemps et en Eté. Il s’agit donc de ne pas être compris dans les dernières fournées… » (Lettre du 12 janvier 1918) ; ainsi, après plus de 4 ans de guerre, Krémer se montre toujours aussi indifférents aux enjeux nationaux, politiques de la guerre.

Une lettre du 15 avril 1918 nous apprend que Krémer a perdu son « filon » : « Je suis en ce moment complètement dans le rang […]. Je n’ai aucune possibilité immédiate d’échapper au sort qui m’attend (mon envoi dans une compagnie de l’avant)…. » D’ultimes tentatives d’embusquage sont tentées auprès de Barrès… (8 mai 1918) ; « jamais ma situation ne fut plus critique qu’à l’heure actuelle (sauf peut-être à Crouy) » écrit-il le 29 mai 1918. Le 2 juin : Mauvais pressentiment : « Tournant dangereux ! Je suis arrivé à une période éminemment critique de mon existence… » Krémer est blessé le 13 juin devant Compiègne… et meurt des suites de ses blessures trois jours plus tard.

Le poète éprouve le plus profond mépris pour ses confrères patriotards (lettre du 27 avril 1915) ; trouve les chansons patriotiques de Botrel « ineptes » (Lettre du 13 décembre 1915)

L’ennemi : « Les sentinelles sont debout, cibles vivantes, à la merci du moindre coup de feu et généralement à 50 ou 100 mètres de l’ennemi, dans certains endroits même à dix mètres. Les tranchées adverses se touchent presque : on se voit, on s’entend parler et même depuis quelques jours on se parle, entre Français et Allemands : c’est incroyable, mais c’est vrai » (Lettre du 13 décembre 1914).

Krémer n’éprouve aucune haine pour l’ennemi ; il décrit la souffrance commune des capotes bleues et des capotes grises.

Critiques de l’arrière : comme de nombreux poilus, Krémer n’a pas de mots assez forts pour dénoncer l’insouciance de Paris et des Parisiens qui paraissent si bien s’accommoder de la guerre : « […] Paris qui dort, chante, se promène, circule, s’amuse, avec la rassurante sensation d’une centaine de kilomètres et de centaines de milliers de poitrines humaines interposées. Tout cela derrière moi, la France entière, si égoïste, où des humanités intactes continuent à vivre, à aimer, à dormir – et devant moi la fragile ceinture des porteurs d’armes, en lutte avec le feu ! Navrante disproportion… » (p. 41)

Krémer éprouve de la rancœur vis-à-vis de ses collègues, mieux embusqués que lui (Lettre du 8 mai 1915) ; « […] Pergaud n’est peut-être que prisonnier. J’ai lu le récit très détaillé de sa disparition dans le Bulletin des écrivains que reçoit Henri Barbusse et qui, avec quelques autres publications analogues, donne les adresses de tous les artistes – en majorité embusqués ; les exceptions sont infimes » (Lettre du 20 septembre 1915) ; critique acerbe des « embusqués » des Sections de Transport de Matériels et de Transport de Personnels (20 juillet 1916) ; voir sur ce sujet le livre de Charles Ridel, Les Embusqués, Paris, Armand Colin, 2007.

Comme souvent, c’est à l’arrière-front que se crée un « journal de tranchée » ; ainsi naît Le Tuyau de la Roulante, auquel Krémer collabore en tant que secrétaire de rédaction (un fac-similé figure page 105 suivi par un certain nombre d’articles de Krémer). Voir sur ce thème le livre de Marcelle Cinq-Mars, L’Echo du front. Journaux de tranchées (1915-1919), Outremont (Québec), Athéna Editions, 2008. Le 29 mai 1918, Krémer a encore ces mots acerbes pour un faux témoin de la guerre des fantassins : « Dans un livre héroïque, Binet-Valmer narre ses campagnes magnifiques d’officier auto-mitrailleur, de chevalier de l’escorte divisionnaire, etc. Quelle dérision ! » Jean Norton Cru partage son jugement : Cf. Témoins, Presses universitaires de Nancy, [1929] 2006, p. 275 : « Binet-Valmer a été un véritable mousquetaire, il a voulu courir toutes les aventures de la guerre, et il y a réussi, sans vouloir s’astreindre cependant à l’aventure la plus commune, la plus essentielle : celle du fantassin. S’il faut avouer qu’il s’exposa plus que Barrès, il faut se rendre compte qu’il y a loin entre le sort d’un porte-fanion divisionnaire et celui d’un capitaine ou un soldat de compagnie. Je dirai maintenant, qu’en somme, Binet-Valmer s’est assez bien tiré de sa tâche d’approvisionneur de la presse, que ses récits sont infiniment plus vrais que ceux que l’on écrivait à Paris… »

La pression sociale pesant sur les jeunes hommes ne portant pas l’uniforme apparaît au détour d’un extrait d’une lettre adressée par Charpentier à Kremer : « Hier, en me rendant chez Me Legay, je passai sur le boulevard de la Madeleine, rasant les murs, et poursuivi par les quolibets des vaillants permissionnaires, par le mépris des femmes odorantes et par l’hostilité des bourgeois héroïques… » (Lettre du 19 mars 1916) ; un certain nombre de femmes suspectent la virilité de ces hommes réduits par leur non-participation à la « Grande tuerie ». (Cf. Nicoletta F. Gullace, « The Blood of Our Sons ». Men, Women, and the Renegotiation of British Citizenship During The Great War, London, Palgrave Macmillan, 2002)

Le premier mort : « Vision sans égale ! Une pauvre charogne boueuse, infecte, souillée de terre et d’ordures, sans tête (un tas de chiffons pleins de sang, une boule à la place de la tête, les mains couleur de cire, recroquevillées. J’ai assisté à la mise en terre de ce misérable, devant un prêtre soldat et une centaine d’hommes. Les maisons démolies, les usines incendiées, les arbres fracassés, les ponts rompus ne se comptent plus. Et tout cela dans la boue, dans la pluie, dans l’ordure, les détritus, la pourriture, les excréments, les vieux linges, les vieux meubles, l’infection » (Lettre du 13 décembre 1914) ; Le pourrissement des cadavres (lettre du 3 juin 1915) ; celle du 27 mai 1917 ;

C.H.R.

Krémer voit son versement dans la Compagnie Hors Rang comme une véritable « amélioration » de son sort : « Milieu beaucoup plus intelligent, mieux traité, mieux soigné. Rapports constants avec les officiers, le colonel, les secrétaires. Plus de corvées fastidieuses, ni de gardes, et même, pour le moment, plus de tranchées. Séjour dans une ville toujours bombardée, où les dégâts vont croissant. Dans une seule journée, il tombe des centaines d’obus qui font un bruit affreux. On y fait à peine attention… » (Lettre du 28 février 1915) ; on peut renvoyer ici au journal d’Octave Bouyssou (Cf.  sa notice dans ce dictionnaire)

Cependant, Krémer retrouve les tranchées à plusieurs reprises en juin 1915 (deuxième bataille d’Artois). Quand le régiment participe à la bataille, le métier de téléphoniste s’avère même des plus dangereux : « […] J’ai passé ces 4 jours sous terre, dans un trou aussi petit qu’une niche à chiens, sous le fossé d’une grande route transformée en volcan. De la poussière, des mouches par grappes, par monceaux, des cadavres ! ! du sang. Et il faut souvent sortir, courir réparer les fils par les boyaux et les tranchées, risquer la mort cent fois. Ni sommeil, ni appétit, ni calme. C’est l’ensevelissement avant le tombeau. Quelle guerre ! Je viens d’être cité à l’ordre du régiment et de la brigade (plus rare) pour m’être spontanément proposé il y a 3 semaines, pour porter un pli au colonel et avoir réparé les lignes sous un pareil bombardement. Cela me donne droit à la Croix de la Guerre » (Lettre du 14 juillet 1915). On notera à ce propos que l’on peut haïr la guerre, ne pas cesser de craindre d’y laisser sa peau et faire, malgré tout, acte de bravoure et d’esprit de sacrifice. Complexité de l’homme…

Krémer a pleine conscience des différences de situation existant entre l’avant et l’arrière-front : « […] suis actuellement dans une cabane confortable, sous terre, garnie d’une litière de paille, d’une table, de 2 bancs rustiques, pourvue d’une lampe, de livres, de journaux, d’encre, de papier – tout le confort moderne ! C’est analogue aux photos publiées par Le Matin ou autres journaux ejusdem farinae, et représentant des abris soit-disant situés sur le front, en réalité à 5 ou 7 km en arrière et réservés au commandement, aux officiers d’artillerie, à l’administration, etc. Jamais, je n’avais connu un tel luxe. Évidemment, il y a encore des ombres au tableau : beaucoup de rats (furieuses batailles, toutes les nuits, entre ces rongeurs qui se livrent, par bandes, des assauts effrayants !), beaucoup de parasites, dont je n’arrive pas à me débarrasser ; quand il y a de l’orage, quelques petits filets d’eau sur « mon lit ». Tout cela n’est rien en comparaison des souffrances endurées dans les tranchées… » (Lettre du 30 août 1915)

Pas d’euphémisation chez ce témoin : « Un obus tombe en pleine route sur une des sections de mon régiment, 8 hommes sont tués du coup ; on n’a jamais pu retrouver leurs cadavres Rien que des viandes déchiquetées, carbonisées, éparses, certaines collées au talus de la route, d’autres fichées sur des poteaux de télégraphe, à 200 m de là – les hommes avaient été, littéralement, volatilisés » (Lettre du 22 juin 1915) ; « […] Au-delà de cette route [de Béthune], c’est l’affreuse horreur de la Mort, la vision de tous les carnages et de toutes les épouvantes, ce sont, parmi les râles et les hoquets, les blessés geignants, aux visages décomposés, mouillés de sueur, aux voix suppliantes, avec leurs loques boueuses ou poussiéreuses, leurs capotes ouvertes, que l’on transporte, tendus sur les brancards ou qui se traînent, tâtonnant par les boyaux, soutenus par les brancardiers ou des camarades. Et ce sont les cadavres raidis, les cadavres aux mains crispées, aux yeux vitreux, aux joues blêmes mangées par des barbes sales, couverts de linges sanglants, de torchons infects, empesés par un caillis de sang noirâtre, les cadavres à moitié ensevelis, couverts d’insectes voraces, assiégés par un remous de vers et de mouches. […] C’est l’épouvante des bipèdes frissonnants, suant la peur, en proie à toutes les révoltes des instincts affolés, sursautant aux vacarmes et aux chocs, terrés au plus profond de leurs abris ou s’efforçant au courage sous la grêle des averses… » (Impressions adressées à Charpentier le 9 septembre 1915). Jean Norton Cru eut apprécié ce témoignage sur la peur qui règne sur le peuple de l’avant.

Charnier : « […] Il y a dans tous les replis de ce chemin creux une collection de membres putréfiés, des jambes coupées dont les tibias effilochés sortent de bottes intactes, des pieds dans des chaussures, des casques de guetteurs (casques énormes en blindages d’acier) complètement criblés de trous, autant de choses abjectes qui évoquent l’intensité de la bataille passée et la rage, et la puissance formidable des explosifs […]. Il y a, à dix mètres environ de l’entrée de ma sape, deux cadavres allemands à demi enterrés, sur lesquels on marche toute la journée… » (lettre du 6 avril 1917)

Krémer a côtoyé Barbusse : « […] Il n’a, au demeurant, bien que vice-président de la Société des Gens de Lettres, rien d’un artiste et les seules pellicules qu’il porte sur lui sont des pellicules photographiques, car il manie volontiers le Kodak. C’est un grand, grand homme maigre, jaune, malade, ridé – l’air d’un long Don Quichotte souffreteux, très taciturne, très flegmatique, terne – est-ce volontairement ? Il remplit les fonctions de brancardier et a été l’objet d’une citation à l’ordre de la brigade pour avoir été relever des blessés au péril de sa vie, car il fait, je crois, très noblement son devoir » (Lettre du 22 août 1915) ; il lit avec une particulière attention les premières pages du Feu publiées dans l’Œuvre ; voir les lettres du 20 septembre 1915 ; du 4 août 1916 : « Henri Barbusse commence dans l’Œuvre la publication de son roman sur le 231e, Le Feu. » ; du 21 août 1916 : « Oui, le roman de Barbusse est bien plat et déplorablement populaire par moments. Cela me confirme dans l’opinion que je m’étais faite de l’auteur » ; à mesure que la guerre dure, l’appréciation se fait de plus en plus positive : « Au cas où vous auriez été tentés de croire à quelque exagération de ma part sur les Champs de Bataille de l’Artois, en 1915, voici la vision de Barbusse, contemporaine de la mienne… » (lettre du 16 avril 1917) ; « Et je me glisse à nouveau sous les blocs effondrés du béton, dans l’ombre sordide de la casemate – et je relis Le Feu de Barbusse (je l’apprécie mieux en volume. L’épisode du poste de secours, le sergent infirmier, le tir de barrage sont beaux)… » (Lettre du 27 mai 1917) ; un peu plus tard, Krémer compare Le Feu à La Guerre, Madame de Paul Géraldy : « Quelle différence, et quel contraste avec Le Feu, dont ce livre est exactement à l’antipode – et comme il est curieux de comparer, sur un même sujet, les visions de deux professionnels de la Littérature, justes sur bien des points, l’une dans son optimisme, l’autre dans son pessimisme… » (Lettre du 19 octobre 1917)

La censure du courrier : Cf. Lettre du 7 août 1915 ; Barbusse évoque lui aussi les nouvelles dispositions dans une lettre à sa femme en date du 8 août 1915 (Cf. Barbusse, Lettres à sa femme, Paris, Buchet-Chastel, 2006).

Sexualité : « la chasteté des combattants » (Lettre du 28 décembre 1915) ; « […] Le héros [lui-même] n’a pas délacé sa cuirasse d’airain ni abdiqué sa chasteté. Mais il y a des jours où il souffre bien cruellement parmi toutes ces femmes… » (Lettre du 2 janvier 1916) ; « il a fallu la guerre pour que le chaste Héros vînt échouer dans cet antre, sorti d’on ne sait quelle Claudine à l’école. J’ai quitté la jeune Germaine et les juments de la Grande Ferme, après quelques inoffensifs jeux de mains » (lettre du 10 janvier 1916) ; les marraines de guerre (Lettres du 29 janvier et 7 février 1916.) ; fantasmes sexuels (lettre du 27 février 1916) ; la prostitution dans les villages de l’arrière-front (7 juillet, 4 août 1916) ; encore page 142 ;

La situation en Russie n’est commentée qu’en ce qu’elle peut hâter ou non la fin de la guerre : « Les événements actuels (Russie, Briand, etc.) nous permettent peut-être d’entrevoir une fin – lointaine il est vrai – mais tout de même perceptible » (lettre du 19 mars 1917) ; « […] La Révolution russe – mérite-t-elle bien ce nom ? N’est-ce pas le remplacement d’un parti par un autre parti ? Et la Russie est-elle vraiment capable d’avoir une influence sensible sur notre sort ? J’en doute. » (lettre du 24 mars 1917) ; à nouveau, on ne peut que constater une totale indifférence aux enjeux nationaux de la guerre.

Permissions : « il est formellement interdit à l’homme de troupe permissionnaire, et sous les peines les plus sévères, de passer par Paris » (Lettre du 13 juin 1917) ; cela est à mettre en relation avec les mesures prises par le Haut commandement pour réduire le mouvement des mutineries. Sur cette question se reporter à l’ouvrage suivant : André Loez, Nicolas Mariot (dir.), Obéir-Désobéir, Les Mutineries de 1917 en perspective, Paris, La Découverte, Coll° Recherche, 2008. En revanche, dans la correspondance de Krémer on ne trouve aucun mot concernant les mutineries de 1917 sauf une brève allusion, peut-être, dans une lettre du 12 juillet 1917 lorsque sont passés en revue les événements susceptibles d’amener la paix : « Offres de paix par l’Allemagne (bien improbables, et puis nous les repousserions pour jouer au plus malin) ; écrasement des Empires centraux par les armes… hum, hum !… Ecrasement des Alliés par les armes (tout aussi improbable). Défection d’un des Alliés (par ex. la Russie). Les événements actuels sont contraires. Et même, cela n’imposerait pas du tout la paix. Défection de plusieurs alliés simultanément (impossible). Evénements intérieurs graves en Allemagne (très possible, mais j’y compte peu étant donné la mentalité de ce peuple). Idem en France. La situation s’éclaircit sérieusement sous ce rapport. Eventualité à rejeter. Famine et usure générales (ne se produiront pas d’une façon impérieuse et critique avant quelques années)… » Krémer a été impressionné par ce qu’il a vu durant sa permission à Quiberon : nombreux aménagements portuaires et ferroviaires en cours, nombreux transports transatlantiques, et arrivée des premiers américains… A noter que cette énumération reste effectuée avec un ton très distancié, froidement ; les mots victoire, défaite, sont absents du raisonnement et de l’expression ; seul intéresse la fin de la guerre… quel que soit la manière d’aboutir à ce résultat attendu depuis le premier jour.

« Si rien de nouveau se produit d’ici-là, je ne prendrai vraisemblablement pas encore ma prochaine permission à Paris. Cette ville-bazar, repaire de goualeuses et de marlous, me répugne… » (Lettre du 27 août 1917)

Gaz : « […] Ce sont des produits à base de bichlorure de méthyle, très volatiles et qui irritent et brûlent toutes les muqueuses : bouche, gorge, nez, intérieur des cuisses, surtout les parties génitales ( !). Des cloques énormes surgissent sur la peau aux endroits atteints, les vêtements s’en imprègnent et jouent le rôle de la tunique de Nessus. Toutes les nuits, vers minuit, le cri fatal retentit : « Alerte aux gaz, préparez les masques »… » (Lettre du 27 août 1917)

Frédéric Rousseau, 6 janvier 2009

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