Richert, Dominique (1893-1977)

1) Le témoin

Le 16 octobre 1913, âgé alors de vingt ans et célibataire, Dominique Richert  est incorporé  dans la première compagnie du 112e régiment d’infanterie, stationné à Mulhouse. Il est agriculteur à Saint-Ulrich dans le Sundgau. En septembre 14, il est envoyé en Belgique, puis en Roumanie en avril 1915. Un mois plus tard, on le retrouve près de Brest-Litovsk. Il reste sur le front de l’Est entre la Pologne et la Russie jusqu’en avril 1918, où il est renvoyé en France, du côté de Laon, avant de déserter. Richert a commencé la guerre comme simple soldat ; il est passé caporal, puis sous-officier.

2) Le témoignage

Bons résultats à l’école, Richert était en mesure de transcrire son expérience. Il entama après la guerre la rédaction de ses souvenirs sur huit cahiers ; il les écrivit d’un seul jet, sans rature ou mot corrigé, puis les rangea dans un tiroir au grenier de la maison. A la demande pressante de ses fils, Ulrich et Marcel, Dominique Richert réécrivit les pages abîmées, tandis qu’ ‘un jeune étudiant, Jean- Claude Faffa, ami de la famille s’employa à les dactylographier. En 1987, ces trois cents pages ont été découvertes aux archives militaires fédérales de Fribourg-en-Brisgau par un jeune historien allemand. Edité Outre-Rhin en 1989, par Knesebeck & Schuller-Munich, le livre est paru sous le titre original de Beste Gelengenheit zum Sterben. En France, Cahiers d’un survivant Un soldat dans l’Europe en guerre, 1914-1918 est édité en 1994 par la Nuée Bleue-Strabourg.

3) Analyse

Le témoignage de Dominique Richert est d’une grande richesse. Cette rapide analyse vise davantage à souligner l’intérêt du témoignage qu’à en donner une lecture exhaustive.

Première précision : Dominique Richert témoigne d’une expérience particulière, celle d’un Alsacien dans l’armée allemande, qui se vit comme un soldat allemand. Les Français sont désignés sans équivoque comme des ennemis et des adversaires (p. 14 et 259 par exemple). D’ailleurs, note R. Cazals, dans sa comparaison avec L. Barthas (voir « autres informations ») « lorsqu’il se décide à déserter, en juillet 1918, on peut dire que cela lui est plus facile parce qu’il est alsacien et qu’il tente le coup avec deux autres Alsaciens qui savent parler français. Mais, s’il déserte, il le dit clairement, c’est pour sauver sa peau, et non parce qu’il a choisi la France.  » J’étais triste de quitter ainsi mes hommes et tous mes camarades sans pouvoir leur faire mes adieux « , note-t-il (p. 261). Lorsqu’un général français lui demande des renseignements sur les positions allemandes, il ne les donne pas :  » J’avais déserté pour sauver ma vie et pas pour trahir mes anciens camarades  » (p. 270) ».

L’attachement au « pays » est manifeste : « J’observai son visage éclairé par la lune et reconnus en effet le Schorr Xavier de Fulleren, village voisin du mien.  » T’es pas le Schorr Xavier de Fulleren ?  » lui demandai-je en alsacien. Il en tomba pratiquement à la renverse. […] Une fois le repas terminé, on s’allongea sur la paille pour parler du pays. Je venais de recevoir une lettre de chez moi, me disant que les habitants de Fulleren avaient pu rester chez eux, malgré la proximité du front. Schorr fut très heureux de l’apprendre, car il était sans nouvelles depuis belle lurette » (p. 121). Cet attachement explique également ses sentiments lors de l’entrée en guerre : « Je n’avais pour ma part aucune envie de chanter, parce que je pensais qu’une guerre offre toutes les chances de se faire tuer. C’était une perspective extrêmement désagréable. De même, je m’inquiétais en pensant aux miens et à mon village, qui se trouve tout contre la frontière et risquait donc une destruction. » Le 1er août, sa famille vient le voir à la caserne : « ce fut une séparation pénible, puisque nous ne savions pas si l’on se reverrait un jour. Nous pleurions tous les trois. En s’en allant, mon père me recommanda d’être toujours très prudent et de ne jamais me porter volontaire pour quoi que ce soit. Cet avertissement était superflu, car mon amour de la patrie n’était pas considérable, et l’idée de « mourir en héros », comme on dit, me faisait frémir d’horreur. »

Richert témoigne également de la vie au front et des souffrances des combattants. La pluie, la boue, le froid, les poux, la soif et la faim, la fatigue des travaux sont autant d’épreuves dans la vie des soldats. Par exemple, en octobre 1914 : « On resta environ quinze jours dans ces tranchées sans être relevés. Comme il pleuvait souvent, elles furent remplies de boue et de saleté, à tel point que l’on restait souvent collé au sol. Nulle part un petit endroit sec, où l’on aurait pu s’allonger ou s’asseoir ! Quant à nos pieds, on n’arrivait jamais à les réchauffer. Beaucoup de soldats souffraient de rhumes, de toux, d’enrouement. Les nuits étaient interminables. Bref, c’était une vie désespérante. » De même se plaint-il du « faux » repos : « Au lieu de pleinement se reposer, on dut s’exercer à un tas de bêtises : apprendre à se présenter, pas de l’oie, bref, la même rengaine que dans une cour de caserne. »

Les attaques, parfois absurdes (pp. 26, 49, 75), les bombardements sont racontés avec un réalisme saisissant : ainsi, à propos de la bataille de Sarrebourg les 19 et 20 août 1914, alors que les soldats doivent attaquer un village. « Un tir d’infanterie crépitant nous fut opposé ! Plus d’un pauvre soldat tomba dans l’herbe tendre. Il était impossible d’aller plus avant. Nous nous sommes tous jetés par terre, essayant de nous enterrer à l’aide de nos pelles et de nos mains. On était étendus là, blottis contre le sol, tremblants de peur, attendant la mort d’un instant à l’autre. » Richert rend également compte des bombardements : « Soudain, un bruit terrible déchira l’air. Toutes les batteries allemandes de tout calibre se mirent à bombarder la colline. Les explosions, les grondements faisaient trembler la terre… » (p. 99).

Face à de telles souffrances, les tentatives pour se soustraire à la violence de guerre sont nombreuses. Entre autres, il songe à l’automutilation en avril 1915, s’égare volontairement en juin, se porte volontaire pour des stages comme en novembre 1915, contourne un ordre jugé absurde en mai 1918, et finit par déserter en juillet. On comprend mieux son soulagement à l’annonce de l’armistice : « On se dit : « C’est la paix ! » Les larmes nous vinrent aux yeux. […] Nous étions tous heureux que les Français aient gagné la guerre, parce que, si ça avait été les Allemands, l’Alsace serait restée allemande et nous, en tant que déserteurs, n’aurions plus jamais pu rentrer à la maison. » C’est d’ailleurs sur son retour que ce termine ces souvenirs d’un survivant : en janvier 1919, il revient dans son village, quitté cinq ans et demi plus tôt : « Les larmes me montèrent aux yeux. Je me mis alors à courir à toute allure pour arriver à la maison. […] J’étais fou de joie de revoir ma mère. On se serra fort dans les bras l’un de l’autre, au bord des larmes, sans pouvoir dire un mot. »

4) Autres informations

CAZALS Rémy, « Deux fantassins de la Grande Guerre : Louis Barthas et Dominik Richert », dans Jules Maurin et Jean-Charles Jauffret (éd.), La Grande Guerre 1914-1918, 80 ans d’historiographie et de représentations, Montpellier, ESID, 2002, p. 339-364. L’article est disponible à l’adresse suivante : http://dominique.richert.free.fr/cahiers1/remy%20cazals/index.htm

Un site internet réalisé par le gendre d’Ulrich Richert, fils de Dominique. On y trouve des extraits du manuscrit original, des photographies de Dominique Richert, avant, pendant et après la guerre, une carte retraçant son parcours et d’autres informations qui complètent la lecture de ce beau témoignage : http://dominique.richert.free.fr/index.htm

Marty Cédric, 20 mars 2010.

Nouvelle édition du livre de Dominique Richert par La Nuée bleue, 2016.

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Carossa, Hans (1878-1956)

1. Le témoin

Né le 15 décembre 1878 à Bad Tölz, en Haute Bavière. Fils d’un médecin réputé d’origine italienne. Après des études de médecine, s’installe à Nuremberg puis à Munich.

Parallèlement à ses activités médicales, il écrit des poèmes ; un premier roman : La Fin du docteur Bürger (1913) ; ce « journal intime d’un médecin qui, confronté aux limites de la science, choisit de se suicider, sera remanié en 1930 » sous le titre : le Docteur Ghion (1931) ; puis en 1955 : la Journée du jeune médecin.

2. Le témoignage

L’édition originale de cet ouvrage a été publiée en 1924 par Inzel Verlag, à Leipzig sous le titre : Rumänisches Tagesbuch. Traduit en français en 1938 par Jacques Leguèbe, et publié une première fois aux éditions Grasset et Fasquelle. Publié en 1999, sous le titre Journal de guerre, aux éditions Bernard Grasset, coll° Les Cahiers Rouges, 196 pages. Avant-propos de Jacques Leguèbe.

« Ce Journal de guerre consigne d’octobre à décembre 1916, parfois heure par heure, l’expérience de l’auteur, alors médecin dans l’armée allemande, parti de la baie de somme pour rejoindre le front roumain avec son régiment » (Cf. Présentation, p. III)

3. Analyse

Relations cordiales avec des civils occupés : Libermont (France du Nord) : « Le 4 octobre 1916, je brisai le petit miroir de ma table de toilette. Je voulus m’en excuser auprès de la vieille Mme Varnier et lui proposer une indemnité. Bien qu’elle en fut certainement contrariée, elle n’en voulut rien laisser paraître et me répondit en souriant que ce n’était qu’une bagatelle ; […] Par bonheur je venais de recevoir de Münich un colis de macarons au chocolat que je lui offris. Elle le prit sans façons et l’emporta dans ses mains tremblantes.

Plus tard, en retour elle plaça sur ma fenêtre un arbuste, une sorte d’araucaria qui faisait songer à un pin… »

Départ le 9 octobre 16 : « […] Les vieux Varnier étaient déjà levés et habillés lorsque je vins à la cuisine les remercier et leur faire mes adieux. Ils se défendirent, « on remplit son devoir » me dit avec courtoisie Mme Varnier. Cependant, nous nous sommes cordialement serré les mains. »

Le repos : « 5 oct. 16 : Tous nous maudissons déjà ce prétendu repos avec sa nourriture chiche, ses inspections incessantes, ses exercices, ses appels, ses alertes, et les marques de respect que nous devons donner à des uniformes trop neufs. Beaucoup appellent déjà de tous leurs voeux la vie du front, plus rude et plus dangereuse mais plus digne et plus libre.. »

Censure du courrier par le lieutenant : « (8/10/16) il ne fallait laisser partir aucune lettre qui puisse laisser supposer l’imminente relève… »

Prisonniers français : « (9/10/16) Des Français en long manteau sombre, les épaules frileusement serrées, s’en vont en captivité. Quelques-uns de nos jeunes lourdaux s’approchent d’eux, rassemblent les rares mots français qu’ils connaissent et voudraient bien savoir ce qu’on mange là-bas en face, quelle est la solde, si la paix sera bientôt signée et d’autres choses semblables. Les étrangers ne paraissent pas comprendre, leurs pâles visages se durcissent, impénétrables sous la lune. Je ne m’étonne vraiment pas qu’ils ne répondent guère à la naïve affabilité de nos Allemands du sud, tels que je les vois, au milieu de leur pays dévasté… » (p. 14)

Mauvais esprit : 12/10/16 : après la découverte de fromages pourris et immangeables : « […] le fantassin Kristl décharge encore cette fois la mauvaise humeur qui le ronge sans cesse : il propose d’envoyer les fromages à Spa, pour la table de la cour Impériale. Il a parlé assez haut pour être entendu par le commandant mais le commandant sait depuis longtemps combien Kristl aimerait à être engagé dans l’imbroglio d’une poursuite judiciaire et regagner la patrie par le détour de la prison. Il fait mine de ne pas avoir entendu la remarque insolente. » (p. 17)

Pendant une marche, un homme crie « Halte » ; cela crée un incident, le chef exigeant de connaître le nom du coupable : « Si l’on cherche à voir clairement ce que signifie cet incident on sent que ce n’est que l’accès aigu d’un mal qui nous travaille depuis longtemps déjà. La guerre entre dans sa troisième année. Le soldat, souvent sans vocation, nourri maigrement, mal vêtu, mal chaussé, perd sa résistance nerveuse et sa discipline. Les officiers le savent et laissent, surtout les jeunes, beaucoup de choses aller à l’abandon, font mine de ne pas entendre des réflexions punissables, se disant qu’elles n’ont pas été pensées méchamment et que près de l’ennemi elles se tairont d’elles-mêmes… » (p. 52)

4/11/16 : « Nous sommes restés à observer par une petite éclaircie la hauteur de Lespedii que le bataillon doit attaquer pendant les prochaines journées. […] et le lieutenant K. exprima mon propre sentiment lorsqu’il demanda s’il y avait une utilité tactique quelconque à sacrifier le sang allemand pour ces misérables masses de pierre. Au nom de Dieu qu’on les laisse donc aux Roumains ! L’officier d’ordonnance regarda le jeune camarade d’un air scandalisé… » (p. 78-79)

La colonne s’égare dans la nuit : « Par place nous pataugions dans l’eau qui entrait avec des gargouillis dans nos bottes éculées. La 6e compagnie se détacha de la colonne et s’égara dans une vallée affluente : au bout d’une demi-heure, la liaison était reprise par les cris des coureurs et des signaux lumineux. Une fatigue infinie pourrissait les âmes. Plus d’un se mit à rugir sa rage et son désespoir : « Donnez-nous au moins des bottes entières si vous voulez faire une guerre ! » murmura une voix. « Ceux qui continuent sont des clowns ! Je reste ! » brailla une autre. Les officiers ne s’inquiétaient pas de ces appels au désordre. Ils étaient eux-mêmes trop occupés de leurs souffrances. Ils savaient bien aussi que les crieurs suivraient quand même car il y a moins de fatigues et de dangers en effet pour pour celui qui quitte la colonne sans raison valable, mais de nouvelles souffrances plus déshonorantes commencent pour lui.

Dans le lointain obscur deux flammes bleuâtres. On entend des détonations, un bruit strident et, coup sur coup, deux obus éclatent sur le gravier. Un homme s’affaisse. Le lieutenant S. est blessé. Nous le pansons aussi bien que nous le pouvons dans l’obscurité Ce sont nos signaux qui ont dû attirer les coups. La défense absolue de faire de la lumière est donnée. C’en est fini des cris séditieux. Ramenés à la discipline par l’ennemi lui-même, les hommes parlent entre eux à voix basse. Une sorte d’accord résolu, cohérent, s’est établi… » (p. 138-139)

Hongrie (Roumanie après la guerre): secteur de Parajd (Transylvanie), 19 octobre 1916 ; Szentlelek, 21 octobre ; Ottelve, 24 octobre 1916 : « Autour de la ville a poussé une couronne de tombes nouvelles. Beaucoup de maisons ont été détruites et pillées, en bien des endroits on a fait sauter avec des grenades à main les rideaux de fer des boutiques. Les Roumains en fuite ont détruit les ponts de l’Aluta. Maintenant les pionniers prussiens jettent en quelques heures un pont de fortune en bois, hardi, presque élégant… »

Koczmas, 25/10/16 ; Esztelnek, 30/10/16 ; escalade du Bako Tetö le 1er novembre 16 ; manque d’équipement hivernal ; soldats aux orteils gelés (p. 70) ; montagne de Kishava, 2 nov. 16

Tuer ou ne pas tuer : 2 novembre 1916 « […] Je vois dans la lunette une petite colline rocheuse couverte de beaucoup de broussailles et de quelques arbustes. Tout à coup je découvre un groupe entier de Roumains en train de construire un obstacle derrière un buisson de genévriers. Je vais avertir l’observateur lorsque je ressens une contrainte et je me tais. Je me trouvais pour la première fois devant le devoir de tuer, car l’ennemi qu’on épargne risque l’instant d’après de menacer les nôtres. Et pourtant, ces hommes, j’avais l’impression de les tenir dans ma main. J’en voyais un bourrer sa pipe, un autre boire son bidon. Ils étaient sûrs de n’avoir rien à craindre et tant qu’en effet je me tairais il ne leur arriverait rien. Situation étrange pour un homme qui n’est pas soldat et qui vit à peu près en paix avec lui-même… » (p. 72-73)

Nouvelles de Vienne : 2 novembre 1916 : « Il paraît que la Hofburg à Vienne est assiégée jour et nuit par des foules affamées qui supplient l’Empereur de faire le premier pas pour la paix… » (p. 73)

Bosniaques (p. 75); (p. 90) ; Russes (p. 145)

Indices du moral et de l’ambiance au sein d’une armée multinationale : 12/11/16 : […] Des troupes autrichiennes traversent la montagne, faisant halte parfois. J’ai vu, un peu à l’écart de la forêt, un jeune officier polonais, le visage pâle, frapper avec son poing fermé aux épaules et à la tête un Bosniaque plus âgé qui ne paraissait pas comprendre ses ordres. De telles scènes ont dû se produire par-ci par-là depuis peu de temps dans les armées alliées. Cette armée est tellement disparate et tous se haïssent les uns les autres. Le chef ne sait pas parler et ne comprend pas la langue de sa troupe et il se juge trop distingué pour l’apprendre… » (p. 91-92)

29/11/16 : Chefs autrichiens et allemands se sont disputés pour une question de logement : « A midi, pendant que nous, allemands, isolés et hostiles, nous mangions cette viande de conserve dont nous étions saturés, du pain dur et buvions un café amer, dans la même salle, à la table de nos alliés le vin coulait et les ordonnances autrichiens, les yeux fixés sur nous avec une indifférence et une fixité commandées, faisaient passer devant nous de beaux rôtis et des crêpes… » (p. 135)

4/11/16 : « […] Soudain nous nous trouvons devant un mort et comme s’il nous avait ouvert les yeux, nous voyons maintenant que la forêt est pleine de cadavres. La plupart sont des Roumains, les Autrichiens ayant été ensevelis. Ils ont été abattus en rangs, autour des hauteurs de Lespedii. Ils portent une casquette à deux pointes. […] Ils ont tous des uniformes entièrement neufs, des demi-bottes taillées dans un seul morceau de cuir et tenues en haut par de forts lacets verts qui font dans des oeillets le tour de la jambe… »

Ramassage de trophées : « […] Nous voyons des blessés légers allemands descendre au milieu de la zone mortelle, les uns pâles et battus, d’autres pleins de jactance, attifés comme à Carnaval de ceintures, de vestes et de décorations prises sur les morts ennemis. L’un d’eux rapporte de la position roumaine un gramophone qu’il lui vient maintenant l’idée d’ouvrir et de poser sur un rocher. Figaro entonne un grand air et la chanson de Mozart retentit comme la voix d’un fou dans ce monde bouleversé… »

Au poste de secours :

Odeurs : « […] dans l’abri, la vapeur de sang devient de plus en plus épaisse. Cette puanteur animale et gluante exaspère et attriste les nerfs, on court sans cesse respirer un peu d’air pur… » (p. 108)

Blessé revenu à lui : « […] Le fantassin Pirkl, après être resté pendant deux jours sans connaissance dans le poste de secours a repris aujourd’hui un pouls vigoureux, à sa dixième piqûre camphrée. Il a recommencé à respirer profondément. Complètement revenu à lui, il a bu un dernier bidon de thé et mangé de la viande de conserve. Couché dans ses propres excréments, il se sentit gêné à la fin et, sortant aussitôt pour se nettoyer, il aperçut brusquement la croix que son frère lui avait taillée. Il y lut attentivement son nom, regarda ensuite dans la fosse ouverte et se frotta longuement les yeux. Puis il se mit à rire… » (p. 117)

Un soldat commotionné (p. 146-147)

« […] sans cesse des imprudents s’offrent aux tireurs ennemis intrépides qui sont cachés dans les arbres et restent des demi-journées entières à l’affût, avec une patience animale, attendant que quelqu’un des nôtres s’oublie et quitte son abri. C’est une tactique féline pour laquelle aucun soldat au monde n’est si mal fait que l’Allemand » (p. 118)

22 novembre 1916 : relève par la Landwehr prussienne. Repos à Kezdi-Almas ; « […] La journée s’est passée tranquillement bien que plusieurs hommes fussent venus me trouver, se plaignant d’avoir la poitrine oppressée. A l’auscultation, je découvris de nombreuses stases du coeur. Aucun ne veut aller à l’hôpital car chacun compte sur des semaines de repos et se contente de gouttes de valériane » (p. 120)

Femmes : « […] Elle désirait avant tout savoir si les maisons de Hosszuhavas avaient été détruites. Elle parut joyeuse lorsque je lui dis que non. Elle me demanda ensuite qui nous avions comme adversaires. Lorsque je lui dis que c’étaient des Russes, elle sourit. Elle me raconta que, dans ce cas, c’est à peine s’ils auraient eu à fuir car les Russes ne faisaient aucun mal aux petits paysans et ils avaient plus de respect pour les femmes que les Roumains… » (p. 158)

La pression du groupe :

« […] En haut, pendant une courte halte sur un large champ de neige, un fantassin se fit porter malade, – une des recrues qui nous ont rejoints à Palanka. Pendant qu’il s’approche il doit essuyer les mots cruels des gens de sa section ; l’un d’eux fait mine de lui barrer la route et ne recule que sur mon ordre.

« J’ai attendu vingt-huit mois une permission », s’écrie le vieux Lutz. – Je suis devenu gris et tordu à la guerre et toi tu veux te sauver dès le deuxième jour, poule mouillée !  » Un autre raille : « Tiens bon, camarade, tiens bon. »

Le jeune homme, une petite figure d’enfant gâté sous un casque d’acier bien trop grand, explique, en pleurant presque, qu’il est engagé volontaire pour le front et qu’il reviendra aussitôt qu’il sera guéri mais qu’il n’en peut vraiment plus. On se moque de lui. Son souffle précipité lance une vapeur blanche dans le froid et ses yeux luisent de fièvre ; mais à cela les autres ne prennent plus garde. Exaspérés par la fatigue et leur destinée incertaine, ils haïssent comme un damné celui qui cherche à fuir l’enfer commun… » (p. 168)

Frédéric Rousseau, avril 2008.

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Rodewald, Hans (1891-1929)

1. Le témoin

Né le 17 avril 1891 à Celle (Basse Saxe), fils de Karl Rodewald, chef de gare, et de Wilhelmine Busch, dans un milieu de petite bourgeoisie. Etudes au Collège professionnel supérieur, commis dans un magasin de porcelaine et verrerie. Fiançailles avec Erna Rahls, fille de la maison, en 1912. Il ne peut l’épouser qu’en 1920 après son retour de captivité en France ; il devient l’associé de son beau-père. Il a trois enfants. Il meurt le 10 septembre 1929.

2. Le témoignage

Le premier agenda sur lequel Hans Rodewald notait au jour le jour ses impressions lui a été enlevé, après sa capture, par un officier français qui l’a considéré comme un « souvenir ». A partir de décembre 1914, sur des cahiers d’écolier français, il a repris son récit en remontant au 1er août 1914. La rédaction s’arrête en mai 1915.

Les originaux sont conservés dans la famille Birnstiel. Une traduction française, dans un ouvrage comparatif franco-allemand, est donnée dans Eckart Birnstiel et Rémy Cazals éd., Ennemis fraternels 1914-1915, Hans Rodewald, Antoine Bieisse, Fernand Tailhades, Carnets de guerre et de captivité, Toulouse, PUM, 2002, 191 p., illustrations.

3. Analyse

Trois périodes dans le récit : la grande offensive à travers la Belgique ; la bataille de la Marne où Hans est grièvement blessé, abandonné dans la retraite allemande, capturé et soigné par les Français ; la captivité à l’île d’Oléron. En 1918-1919, on sait qu’il a travaillé sur des exploitations forestières dans le département de l’Aude, mais il n’a pas fait le récit de cette expérience.

4. Autres informations

– Archives familiales.

– Archives de l’Aude, 15M 81.

Rémy Cazals, 11/2007

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