Staquet-Fourné, Roger (1886-1968)

1. Le témoin
Roger Staquet, ancien élève de l’Institut Catholique d’Arts et Métiers, est au moment de la mobilisation ingénieur à Loos (faubourg de Lille) dans la grande usine textile Thiriez. Maréchal des Logis au 29ème Régiment d’artillerie, il est promu sous-lieutenant en 1915 et lieutenant en 1917. Son unité combat dans différents secteurs du front pendant le conflit, notamment en Flandre en 1914, en Artois en 1915, dans l’Aisne et à Verdun en 1917. Il est muté au 235ème Régiment d’Artillerie en avril 1917 et l’année 1918 le voit davantage dans des missions de liaison avec l’Etat-Major de sa division, au sein de l’A.D. 165 (Artillerie divisionnaire de la 165ème D.I.). Démobilisé en Allemagne en avril 1919, il reprend immédiatement son travail à l’usine de Loos-lez-Lille.
2. Le témoignage
Le Carnet de route 1914-1918 de Roger Staquet-Fourné (Editions Boduonia, Marcq-en-Baroeul, 2011, 467 pages) a d’abord été mis en forme dactylographiée, à partir des carnets manuscrits, dans les années soixante-dix , par le fils de l’auteur, Roger Staquet-Tamisier; la version présentée ici est la publication, sous forme intégrale, de ce travail minutieux par son petit-fils Roger Staquet-Solheid, avec un accompagnement de clichés photographiques originaux et de documents divers (reproductions du carnet manuscrit, croquis, menus…). Les carnets courent du 2 août 1914 au 7 avril 1919.
3. Analyse
R. Staquet est un homme posé, qui s’exprime avec précision. Son propos est souvent géographique, météorologique, et ses notes décrivent son emploi du temps et sa sociabilité, au front comme dans ses relations avec l’arrière. Il insiste peu par contre sur sa vie intérieure, ou sur ses motivations politiques et patriotiques.
a. En opération
Le témoignage est d’abord utile pour décrire les opérations d’août à octobre 1914, dans le Pas-de-Calais et dans la Somme, dans une guerre très mobile qui ne se fige qu’au moment de la Course à la mer. Si la batterie de R. Staquet s’en sort, à ses dires, très honorablement, ce n’est pas le cas de toutes les troupes qu’il rencontre; il critique en septembre des territoriaux débraillés, ivres et pilleurs, accompagnés de leurs femmes (12ème R.I.T.), et signale le 9 octobre que des dragons repoussent d’autres territoriaux à coups de lance dans les tranchées, en les menaçant de leurs revolvers (Hannescamps). Les troupes indigènes ne trouvent pas davantage grâce à ses yeux (p. 55, 15 octobre 1914) « C’était un bon pays où nous étions bien installés et assez bien reçus, quoique les troupes marocaines l’aient complètement mis à sac et aient inondé de poux tous les cantonnements. De leur moralité, je n’en parle pas, c’était ignoble. Il logeait surtout ici des goumiers. » La description du front belge, tenu pendant 9 mois « à la côte », avec les batteries installées à Nieuport-Bains et à Coxyde, est une des parties les plus intéressantes du témoignage. Les positions sont installées dans les jardins des villas, souvent non encore pillées, avec piano et équipement de plage. Les batteries appuient l’infanterie qui mène des combats très durs, mais les positions installées dans des résidences estivales donnent une impression curieuse, où l’enfer serait tempéré d’un peu de paradis. L’ampleur des combats diminue en 1915, et en général le service laisse des loisirs qu’il faut occuper (p. 124, juillet 1915.) : « Quand on est de repos, promenade à l’échelon, à Coxyde et à La Panne, où l’on va chercher des livres, ayant beaucoup de temps à perdre. » Mais il trouve que ce sont les artilleurs belges qui manquent de sérieux, (p. 125, juillet 1915) : « J’ai vu des officiers venir de la Panne en auto vers cinq heures, tirer vingt coups et repartir dix minutes après en auto, achever l’apéritif. » Malgré la contre-batterie, réelle, le sort des artilleurs est donc ici moins dur, non seulement que celui des fusiliers-marins ou zouaves de l’Yser, mais aussi que celui des servants de batteries d’artillerie en Champagne ou en Argonne à la même époque.
En Artois, il évoque sa participation à l’offensive du 25 septembre 1915, étant à la droite des Anglais, qui attaquent Loos-en-Gohelle. De sa place d’observateur (secteur Bully-Grenay), il voit surtout du brouillard, des gaz et de la fumée et ne peut vérifier l’effet des tirs. Mis à part ces jours de combats violents, et les périodes meurtrières de contre-batterie, les jours de beau temps, lorsque l’aviation allemande d’observation travaille avec efficacité, la vie en secteur est supportable car les batteries tirent peu au quotidien (p. 156, octobre 1916 ) : « la vie continue assez calme. On tire peu. Comme on prend un jour de service sur deux à la batterie, on n’est pas malheureux. Je fais de bonnes balades à cheval avec Gontier dans les environs. ». Le 235ème R.A. où il a été muté appuie dans l’Aisne l’offensive du 16 avril 1917 vers Cormicy, mais (p. 319) « on apprend par la liaison que c’est un échec à peu près complet. Les fantassins ont été très éprouvés par des mitrailleuses restées dans le Mont Sapigneul et à la cote 108, et qui ont été démasquées à l’arrivée de l’infanterie. » R. Staquet participe aussi aux violents combats qui reprennent à Verdun à l’été 1917, et c’est l’occasion de l’une de ses rares mentions critiques, liée à un sentiment d’indignation devant des injustices répétées (p. 354, Verdun, Ravin de la Dame ) : « On a du reste l’impression qu’ici, comme pendant toutes les grandes attaques, les grands chefs, les premiers ou les derniers, se foutent totalement des poilus. (…) Qu’importe que Jacques Bonhomme se fasse tuer si les états-majors supérieurs sont à six ou sept mètres sous terre et confortablement installés. »
b. Communiquer avec les « pays envahis »
Les proches de R. Staquet sont restés en zone occupée, il n’a pas de nouvelles de sa femme Henriette et de sa mère, et il apprend la naissance de son fils juste avant l’interruption du courrier (octobre 1914). On le voit de manière récurrente se démener pour obtenir des nouvelles, jusqu’à la mesure générale permettant la correspondance avec la région occupée, (p. 220, 25 mai 1916) « On nous a avisé hier officiellement de la possibilité de correspondre avec les pays envahis. Une carte tous les deux mois : vingt mots à la fois. Quelle joie ! Je vais enfin pouvoir correspondre avec mes chers miens restés là-bas. » Ses relations, son « réseau », lui permettent toutefois d’avoir parfois des lettres plus complètes que les cartes officielles. Sa famille de Lille essaie sans succès de se faire rapatrier, puis finit par se réfugier en Belgique, dans un couvent près de Bruxelles. Les communications, un peu moins difficiles, peuvent avoir des effets pervers (22 juin 1918, p. 415) : « le 24 au soir, lettre d’E. Taquet avec une carte de maman où elle me réclame d’urgence de l’argent et me traite d’égoïste ( …) La carte de maman me porte un gros coup ; après 4 ans de bataille, de lutte et d’isolement, il est pénible de recevoir de tels messages !!! » Il en est durablement retourné, et toutes les tentatives pour faire passer de l’argent échouent. La situation s’apaise début juillet, ce qui montre que les relations épistolaires « détournées », avec la zone occupée, finissent par relativement bien fonctionner (15 jours seulement entre deux courriers), 8 juillet 1918 p. 418, « Reçu hier une lettre d’Aimé Taquet contenant deux photographies (…) Elles étaient accompagnées d’un mot écrit de la main d’Henriette, plus consolant et plus rassurant que la dernière carte de maman. ».
c. Un membre de la bourgeoisie catholique
R. Staquet a des relations suivies avec sa famille au sens large, des nordistes habitants ou réfugiés à Béthune, Montreuil (62) ou Tours, et il attache une grande importance à la sociabilité avec ses camarades, anciens de son école d’ingénieur, l’I.C.A.M. (Facultés catholiques). C’est aussi un catholique à la pratique assidue, et son journal est rythmé par la mention des nombreuses messes auxquelles il prend part, sans paradoxalement pour autant donner l’impression qu’il est particulièrement austère ou dévot (sociabilité militaire « normale », avec nombreux repas festifs). Il évoque peu son intimité spirituelle, sauf par exemple en Flandre, à propos d’un ami récemment tué (janvier 1915) : « La Sainte Vierge m’a protégé jusqu’ici, et j’espère qu’elle ne m’abandonnera pas. Je n’ai jamais oublié de la prier matin et soir depuis le début de la guerre (…).» L’auteur est un « pénitent fréquent » (Guillaume Cuchet), c’est-à-dire qu’il se confesse souvent, plusieurs fois par exemple en janvier 1916; il sert aussi la messe à l’arrière du front (p. 390, 25 décembre 1917) : « comme d’habitude, je sers la messe ». Sa piété n’est pas partagée par la troupe, dans un régiment à recrutement septentrional (9 avril 1915) : « Tous les officiers, commandant en tête, communient. Je me suis confessé et ai communié également. Par contre, on a beaucoup de mal à décider les sous-officiers et quelques hommes à venir assister à la messe ; Ils considèrent cela comme un service commandé par le commandant Leclerc. »
d. La libération
L’auteur obtient une permission dès le 13 novembre 1918 et se précipite à Lille, il est choqué par l’état des rares habitants encore présents, (p. 433, 14 novembre 1918) « Quel tableau que la figure des gens qui nous reçoivent ! Jaunis, émaciés ! On voit qu’ils ont souffert terriblement pendant quatre ans ! » Il réussit ensuite à gagner Bruxelles qui vient d’être évacuée par l’ennemi et où errent plus de trois mille évacués civils emmenés par les Allemands (p. 434) : « Manifestation en mon honneur sur la place de la gare du Midi. Plus de trois cents femmes veulent m’embrasser, de nombreux hommes viennent me serrer la main. Je suis le premier officier français arrivant à Bruxelles. » Il finit enfin par rejoindre les siens, sa femme et son fils de 4 ans qu’il n’a encore jamais vu (p. 435) : « Henriette a souffert mais se remet peu à peu, car les gens de Belgique sont moins privés que dans le Nord. (…) On parle longuement de tout le monde, de ces quatre années de misères et de souffrances. »
e Occupation de l’Allemagne en Rhénanie
L’auteur fait partie des troupes occupantes, et s’il apprécie les paysages, les villes et le vin local, il n’en est pas moins très critique à l’égard des Allemands:
7 décembre 1918: altercation avec le patron d’un établissement: « nous n’avons pas comme les vôtres l’habitude de piller et voler »
8 décembre : « les lits à l’Allemande sont réellement désagréables. »
9 décembre : « Les gens ne sont pas sympathiques »
13 décembre : « on rencontre peu de jolies femmes dans Mayence et les vêtements sont d’une tonalité bien viennoise. Les mobiliers aux étalages sont lourds et affreux. (…) Dans les magasins de chaussures, on ne voit rien, sauf des souliers à semelle de bois et des sandales. Au marché, quelques légumes. Sans avoir été aussi affamée qu’on l’a dit, la population a dû souffrir. »
R. Staquet, en voie de démobilisation, doit non sans émotion restituer sa jument aux échelons (p. 459) : « Je reverse cette pauvre Hélice au D.R.K. à Gonsenheim. Elle sera certainement bien moins heureuse là-bas qu’avec Gaudefroy. Pauvre bête, cela fait mal après deux ans de se quitter ainsi. Que va-t-elle devenir ? Surtout qu’elle est difficile, qu’elle mord… » Revenu à Lille, il clôt ses carnets en se tournant énergiquement vers l’avenir (7 avril 1919, p. 463) : « Je rentre à l’usine à six heures et demie et reprends mon ancien service. La guerre est terminée. Cela fait quatre ans et huit mois que je suis parti. Je termine ici mon journal de route. A l’usine, certaines parties remarchent ; il y a beaucoup de travail, il ne faut pas en promettre, mais en mettre. »
Vincent Suard, juin 2018

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