Gargadennec Eugène (1896 – 1982), Ma vie telle que je me souviens

1. Le témoin

Eugène Gargadennec est né dans une famille de pêcheurs de sardines à Tréboul (Douarnenez – Finistère). La famille est pauvre, la pêche irrégulière, mais avec sa mère ouvrière en conserverie, il dit ne pas avoir pas connu la faim dans son enfance. Mousse à 11 ans, il est pêcheur jusqu’à sa mobilisation en avril 1915. Il passe le conflit avec des affectations variées, essentiellement comme matelot canonnier. Après sa démobilisation, il multiplie les emplois à terre (ouvrier en région parisienne, travaux publics d’entretien des ports) et en mer (pêche), il terminera sa carrière comme patron de vedette de tourisme (île d’Yeu).

2. Le témoignage

Les Éditions Le Télégramme ont publié en 2003 Ma vie telle que je me souviens, les Mémoires d’Eugène Gargadennec, (148 pages). Les notes qui composent le manuscrit ont été rédigées entre 1965 et 1978. La période de la Grande Guerre va de la page 46 à la page 104.

3. Analyse

Le témoignage de notre marin se caractérise par la diversité des expériences vécues pendant le conflit. Classe 16, l’auteur est convoqué à Brest en avril 1915, « et le voilà marin de l’État». Il ne fait pas l’intégralité de ses classes, car à cause du nombre  important de navires arrivant dans la rade, il est employé comme docker (p. 47, avec autorisation de citation): «On nous envoyait par équipe de jour et de nuit décharger les cargos. Blé, charbons, divers, de ce fait, je n’ai eu qu’une connaissance très sommaire sur le maniement du fusil. »

À bord du cuirassé Marseillaise

Il embarque en août 1915 comme apprenti-canonnier sur la Marseillaise. En arrivant, on lui montre dans un pont inférieur « les deux crocs où on devra crocher son hamac le soir et la case où on devait ramasser notre sac. » Lors du branle-bas (6 h 30, p. 49), « il y en avait toujours qui tiraient leur flemme, les quartiers-maîtres passaient sous les hamacs, et d’un coup d’épaule le flemmard était vite sur la cuirasse. » Il raconte la vie à bord, le charbonnage éreintant, toute une journée en équipe à la file, avec des briquettes de 12 kg, les difficultés à se laver ensuite. Les sorties à Brest sont possibles, mais les matelots sont désargentés : « quand on avait fait une petite tournée dans la rue de Siam et une petite bifurcation dans la rue Guyot, la paye du mois passait comme un feu de paille. » Ils appareillent en janvier 1916, faisant route à l’ouest par gros temps, et l’auteur signale que les malades sont majoritaires. À la recherche d’hypothétiques navires allemands, ils font escale aux Antilles, charbonnent en Jamaïque, puis vont mouiller à Saint-Domingue : une révolte est en cours dans la capitale, et des familles françaises viennent se réfugier quelques jours à bord. Le calme revenu, la Marseillaise revient à Brest en octobre 1916. Il est débarqué, étant en excédent à l’effectif, malgré le capitaine canonnier qui lui demande de rester, « je trouvais que je n’aurais eu de l’avancement de sitôt. »

Paquebot mixte Niagara

Le canonnier nouvellement breveté est embarqué sur le paquebot mixte Niagara, il s’agit de servir une des deux pièces de 90 mm du navire. Il y navigue de mars à juillet 1917; la paye n’est pas « bien forte », dit-il, mais hors la veille dans les zones dangereuse, il leur est « interdit de travailler. » Le Niagara va jusqu’au Venezuela où il commence à embarquer viande et café, puis refait la route des Antilles en chargeant des bananes.  Il décrit une virée à terre à Colon (Panama) où il se taille un grand succès en interprétant une goualante célèbre (L’étoile d’amour) (p. 60) : « J’avais récolté 12 dollars, en ce temps-là, un dollar valait 5 francs. Nous étions en pompon rouge, cela faisait de l’effet. On avait vite fait des douze dollars pour les dépenser. Si les deux Nantaises nous ont fait monter le copain et moi gratuitement par commisération pour nous, les deux autres copains, les dollars en communauté, ils en ont profité. ». En mer, le danger est modéré, sauf à proximité des côtes françaises (p.62) : « Venant de dépasser l’île d’Oléron, nous étions arrivés par le travers de la Courbre, deux torpilles ont passé de justesse derrière nous, on les voyait venir de loin.» Ils sont plus tard canonnés par un sous-marin à trois jours de mer de l’embouchure de la Gironde, mais ils réussissent à le distancer.

Embarquements divers

Passé quartier-maître, il est mis à disposition de l’A.M.B.C. (armement des bateaux de commerce) à Calais. Il navigue sur le charbonnier Ville de Dunkerque, avec des rotations Cardiff et Hull, et le service est exigeant  « ce n’était pas la bonne vie du Niagara ». Volontaire pour une place de chef de section pour la protection de la grande pêche (morutier), il relie en train Calais à Brest, improvisant une permission à Paris (sanction : 4 jours de prison et 8 points rouges sur son carnet), « Les petites midinettes m’ont apporté probablement beaucoup de chance par la suite, car mon pompon les attirait, et toutes voulaient le toucher. » Le soir, à Montparnasse, il rencontre une petite bonne bretonne (p. 68) : « Loin du pays où l’on se retrouve, on ose prendre plus de liberté.  (…) On se quitte le matin, en jurant de ne rien dire au pays de la nuit mémorable. » Arrivé à ce moment du récit, E. Gargadennec signale que les dates commencent à s’estomper dans sa mémoire, son récit ne s’appuyant pas sur des carnets.

New-York – Savannah – Charleston

On déduit du récit que l’auteur est envoyé avec d’autres marins aux États-Unis pour former les équipages de grands voiliers qui reviendront en France avec des cargaisons de charbon. « L’ordre nous est venu d’embarquer le 23 mars 1918 sur un grand paquebot qui venait de débarquer 10 000 hommes de troupe à Brest. » Il commence par passer deux mois à Brooklyn en attendant que son voilier soit prêt à Savannah ; ils sont logés sur un bateau à deux étages à quai, c’est un dépôt de marins US où il découvre le self-service, où l’on mange debout ; il signale sa bonne vie (p. 72) « il arrivait tous les jours à bord plus d’invitations qu’on était de marins français. Les Américains faisaient un point d’honneur d’avoir deux, trois et plus de marins français quand ils avaient des invités en soirée. » Il a la chance d’être assez bon danseur (fox trot), « la danse, ça rentrait assez vite » Durant ces deux mois, c’est du manque de sommeil qu’il a le plus souffert, le réveil à bord étant fixé impérativement à 6 h 30. Il a un peu honte, au moment où il consigne ces aventures festives à New-York, en pensant aux malheureux soldats dans la tranchée, mais il ne se sent pas responsable (p. 71) : « J’ai demandé à être volontaire, j’ignorais alors comment je me serai trouvé par la suite. (…)  j’ai passé deux mois de la sorte. Une chose que je n’oublierai pas. Nous étions demandés par les grands théâtres pour chanter La Marseillaise aux entractes, j’avais de la voix alors. »

L’ambiance change radicalement lorsqu’ils prennent en main à Savannah leur quatre-mâts goélette Ypres (équipage 22 hommes), il devient alors gabier et doit vaincre le vertige. Le voyage inaugural vers la France tourne rapidement à la catastrophe car, chargé de charbon, dans une mer très forte, « un mât libéré de ses haubans tribord se casse au ras du pont entraînant avec lui l’étai de tangage, et le mât d’artimon qui se casse à moitié. » L’ambiance n’est plus au fox-trot : « Le commandant fait monter l’équipage sur la dunette arrière et me dit de me préparer à tirer avec le canon sur l’étai de tangage pour faire tomber le troisième mât. [les coups de roulis menaçant la structure du bateau] ; 4 coups de canon sont tirés et finissent par atteindre leur but, puis il faut ensuite mettre de l’ordre dans l’enchevêtrement des espars et des débris sur le pont. Après quelques heures d’un travail dangereux (des barils ayant rompu leurs amarres passent et repassent rapidement…), le bateau n’est plus qu’une épave flottante. La TSF permet de prévenir un remorqueur, qui ramène le Ypres à Charleston. Ils y restent deux mois jusqu’en octobre 1918, le temps pour les charpentiers américains de réparer les mâts. On désigne l’auteur comme « quartier de commission » : se débrouillant en américain, il va faire les courses, et, invité par les fournisseurs, il fréquente les cinémas ; il mentionne également la ségrégation raciale. Le Ypres appareille enfin, et le 11 novembre 1918 le trouve dans la rade de Saint-Jean de Terre-Neuve (Canada).

Police de la pêche

Revenu à Brest, notre marin est affecté sur un chalutier pris aux Russes (le T 35 qui devient le Commandant Vergognan), et le 1er janvier 1919, il appareille avec deux autres chalutiers armés pour Terre-Neuve, en mission de surveillance et de police des pêches. Son commandant qui l’apprécie essaie de le convaincre de rester dans la Marine : « à 33 ans, vous aurez 15 ans [de service] et je vous prédis que vous serez alors maître, vous pourrez si vous voulez prendre votre retraite et vous trouveriez dans le civil les meilleures places. » E. Guargadennec confie « qu’il a beaucoup regretté de n’avoir pas suivi ces conseils », car son itinéraire professionnel entre-deux guerres a été très difficile. Démobilisé le 21 novembre 1919, il conclut son évocation de la guerre en disant qu’il n’a jamais eu ni faim ni soif et que contrairement à la majorité des soldats, il n’a jamais été beaucoup en danger.

Voici donc un témoignage intéressant, bien qu’assez atypique, certes parce que les marins ne représentent qu’une minorité de l’ensemble des mobilisés, mais surtout en raison de l’originalité du parcours de l’auteur, au gré de ses aventures variées.

Vincent Suard (décembre 2025)

Share