Girard, Adrien (1884-1922)

Les Girard, catholiques pratiquants, sont pâtissiers de père en fils à Buis-les-Baronnies (Drôme) où Adrien naît le 30 avril 1884. En 1914, il est marié et père d’un petit garçon. Mais la plupart de ses lettres conservées sont celles qu’il adressait à sa sœur Henriette. En octobre 1914, il fait partie « d’une division de brancardiers […] qui ont des brancards et un pousse-pousse (voitures où on suspend les brancards) et qui vont dans les tranchées, ou la nuit sur le lieu du combat, chercher les blessés ou malades. Ces brancardiers amènent les blessés au poste de secours où nous sommes, avec nos voitures et nos tringlots. Nous transportons ces blessés aux ambulances de corps, à 7 ou 8 km en arrière. Tu vois par là que nous formons un premier échelon, celui qui est dans la ligne de feu. Nous sommes à 2 km de nos tranchées qui sont à 500 mètres de l’ennemi. »
Témoignages directs ou indirects
Du fait de cet éloignement relatif, les récits de corps à corps, d’exécution à la baïonnette, d’officier boche saigné comme un cochon, qu’il reproduit, sont de seconde main. Par contre, il a connu directement les bombardements dont il décrit les effets : « Je t’assure que quand ça crache et que tu es là, au milieu, tu sens tes nerfs se crisper » (8 juin 1915). Un détail (18 juin) : les chevaux blancs, qui se verraient de trop loin, sont peints pour leur donner « une teinte isabelle ». Surtout, ses fonctions lui permettent des remarques sur la chirurgie de guerre : « J’ai vu plus de pratique que ce que peut voir un jeune docteur en 4 ans d’études. […] Les blessures de guerre sont infinies de variétés, et toutes plus atroces les unes que les autres. Et si les docteurs s’en tenaient aux principes de la vieille médecine, il y aurait la moitié plus de mal. [Ainsi s’il faut trépaner] on ouvre immédiatement la tête de l’individu. C’est vite fait, et il faut réellement que le blessé soit bien touché pour qu’on ne le guérisse pas. […] Pour couper une jambe ou un bras, c’est vite fait : il faut 10 minutes. Et l’on a constaté que la mortalité, chez les officiers, était en proportion plus forte que pour la troupe. En effet, pour conserver un bras ou une jambe à un officier, on le soigne en ne pas la lui coupant, et pour trop bien le soigner il meurt quinze jours après de la gangrène. Aux simples soldats, on ne leur demande pas leur avis : c’est coupé de suite, et ils sont sauvés. […] Et les blessures les moins guérissables sont les intestins. Car tu vas comprendre qu’une balle qui traverse le paquet de boyaux fait de nombreux trous, et que les matières sont une infection qui ne peut pas se combattre. »
Critiques de surface et de fond
Adrien Girard se défoule en de nombreuses critiques ponctuelles. Les gens de l’Est sont égoïstes ; les femmes sont « toutes des grandes blondes, grosses […] toutes plus mal accoutrées les unes que les autres ». Les officiers de l’arrière achètent aux combattants des souvenirs avec lesquels ils pourront « mystifier du monde ». Les décorations ne sont pas données à ceux qui les méritent, mais à des « fils à papa bons pour rien ». « Je n’ai aucune confiance à l’Italie », écrit-il le 2 mars 1915, et le 16 avril il précise qu’il n’en veut pas au peuple italien, mais à son gouvernement qui s’est livré « à toutes sortes de bas marchandages avec l’Allemagne d’un côté et les Alliés de l’autre ». « Le collaborateur de ce journal est un menteur », affirme-t-il en mai 1915 à propos d’un article du Petit Parisien. Il n’y a pas de justice dans le tour des permissions : le système D l’emporte sur le patriotisme (4 décembre 1915). Les chefs font « éreinter les hommes et les chevaux pour rien » (23 décembre). De passage à Lyon lors d’une permission, il est scandalisé par ce qu’il voit : « les théâtres fonctionnent, des cinémas à chaque coin de rues, les brasseries pleines de monde qui fait la noce » (19 janvier 1916).
Mais la réflexion va parfois plus loin. L’enthousiasme inculqué aux jeunes conscrits « est un masque qu’on leur a mis devant les yeux pour les conduire à l’abattoir. […] Cette guerre, c’est ce qu’il y a de plus honteux depuis la création du monde » (2 mars 1915). Le 18 juin 1915 : « Je ne crois plus qu’à un miracle pour nous délivrer. J’espère qu’il se produira. Il faudrait le choléra pour les armées ; et alors peut-être que cela finirait faute de combattants. […] Les vies humaines sont sacrifiées, les orphelins, les veuves augmentent tous les jours, et les milliards qu’il faudra sortir plus tard de la sueur des peuples continuent de s’envoler en fumée de poudre. » Le 15 novembre, après une permission : « Au Buis, j’ai remarqué que l’on se rendait bien mal compte de ce qu’est la guerre. [Les gens] vous trouvent trop gras, trop de bonne humeur […] Entendre dire, comme je l’ai entendu dire par quelques-uns, que l’affaire de Champagne n’est rien et que les résultats ne sont pas brillants, c’est affreux. »
Dieu seul pourrait mettre un terme « à cette tuerie et à ces abominations », mais Adrien cherche une porte de sortie personnelle car, écrit-il le 19 janvier 1916, « je voyais qu’au GBD j’étais forcé d’y passer un moment à l’autre ; le péril était trop grand, et c’était fatal. Sur trois brigadiers, il n’y avait plus que moi : l’un tué et l’autre une jambe coupée. Alors mon compte était fait ainsi. » Il réussit à devenir chauffeur de camions dans l’artillerie, et conclut : « Et ce sera peut-être pour mon bien. »
RC
*Je suis mouton comme les autres…, 2002, p. 341-363.

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