Colin, Ernest (1859-1945)

1. Le témoin

Constant Ernest Colin naît à Saint-Dié (Vosges) le 5 mars 1859, de Constant, commis de fabrique, et de Marie Anne Gérard. Employé de commerce puis fabricant de tissu, il épouse le 26 février 1889 à Blâmont (Meurthe-et-Moselle) Marie Claire Hennequin, sans profession, avec laquelle il aura trois enfants, Marie Renée (1889), Emile (1891) et André (1896). Elu conseiller municipal de sa ville en 1910, il devient adjoint au maire, Camille Duceux, lorsque celui-ci quitte la ville avant l’invasion allemande le 24 août 1914. Pour son action dans la récupération des otages alsaciens, il sera fait chevalier de la Légion d’Honneur le 7 août 1916, décoration qui lui est remise le 9 lors d’un voyage du Président de la République Raymond
Poincaré dans les Vosges [1]. Ernest Colin décède à Reims le 25 février 1945 [2].

2. Le témoignage

Colin, Ernest, Saint-Dié sous la botte. Une mission imposée par les Allemands en 1914. Paris, Berger-Levrault, 1919, 81 pages, collection La guerre – les récits des témoins.

Le 27 août 1914 à 17 heures, les troupes allemandes de la 3e division de réserve du général von Knoerzer envahissent la ville de Saint-Dié dans les Vosges. Dès le lendemain, ils convoquent Ernest Colin et lui intiment l’ordre de tout mettre en œuvre pour faire rapatrier des otages, majoritairement femmes et enfants, arrêtés par les troupes françaises dans les vallées alsaciennes voisines de la Bruche et de la Liepvrette lors de l’offensive d’août 1914. En cas d’échec de sa mission, une valeur égale de femmes et d’enfants déodatiens, dont les membres de sa famille, « seront arrêtés et leurs maisons incendiées » (page 2). Porteur de laissez-passer, il va devoir, alors que les offensives allemandes pour tenter de forcer le verrou de la Haute Meurthe font rage autour de la ville, traverser le champ de bataille pour effectuer sa mission en zone libre. Après une tentative infructueuse du fait des combats, il traverse une première fois la ligne de feu sous les obus et parvient à Epinal où il rend compte de sa mission au préfet des Vosges Linarès et au général Dubail. Muni de la réponse suivante : « Le Gouvernement acceptait la remise des femmes et des enfants arrêtés comme suspects, mais à la condition que la population de Saint-Dié n’aurait rien à souffrir pendant l’occupation allemande » (page 16), Colin repasse la ligne de feu avec un trompette français et est reçu au quartier général allemand. Cette réponse génère un engagement de l’occupant en ces termes : « Il est accordé à la population de Saint-Dié tous ménagements sous condition qu’elle s’abstienne de toute action hostile. Cependant à cette condition que les femmes et les enfants qui ont été faits prisonniers soient remis en liberté et ramenés » (page 23). Les yeux bandés, il est ramené à la limite des lignes allemandes, traverse une nouvelle fois la zone de feu, est arrêté par une patrouille française, et reconduit devant le général Dubail à Epinal. Une partie des otages alsaciens, 14 femmes et 7 enfants, y sont retrouvés et chargés dans un autobus avec mission pour Ernest Colin de les ramener à Saint-Dié. Le 2 septembre, l’autobus débarque les civils à la limite de la ligne de feu française et femmes et enfants traversent le no man’s land : « Les obus éclatent nombreux dans la vallée et quelques-uns à trente mètre de nous ; on se figure les cris de frayeur, les pleurs des enfants qui sont glacés d’effroi, les arrêts continuels de tous ces gens paralysés par la peur » (page 30). Ils parviennent sans dommage toutefois à Saint-Dié mais il manque encore 15 femmes et 19 enfants, toujours prisonniers des Français. La propre femme d’Ernest Colin, Marie, est alors arrêtée et l’édile est mandé de terminer sa mission. Il repasse donc une nouvelle fois les lignes au même endroit que précédemment, est intercepté par deux fantassins du 133ème R.I., et est conduit une nouvelle fois à Epinal. Les otages manquants sont retrouvés à Clermont-Ferrand, rapatriés sur les Vosges et eux-aussi placés dans des autobus avec mission pour Ernest Colin de les rapatrier à Saint-Dié. Mais au moment d’embarquer, l’une d’entre-elles, Lydia Damm, enceinte, perd ses eaux et est hospitalisée. Le 8 septembre, le convoi (deux bus et une automobile) se
met en route mais est pris sous des bombardements à Saint-Léonard, en zone française. Femmes et enfants sont alors débarqués et traversent le champ de bataille : « A partir de ce village, le trompette exécuta les sonneries règlementaires mais sans succès ; dès que nous fûmes sortis de la localité, les obus recommencèrent à tomber dans notre rayon, plusieurs à quelques mètres de nous, dans les prés avoisinant la route. Que serait-il arrivé si quelques femmes et enfants avaient été tués ou blessés ? » (page 48). Les otages rendus à l’autorité allemande, Ernest Colin se rend alors en Alsace pour tenter de retrouver son épouse, qui n’est pas libérée malgré l’accomplissement de sa mission. Entre temps, les troupes allemandes abandonnent Saint-Dié et retraitent vers la frontière. Colin passe donc une nouvelle fois la ligne de feu et revient dans sa ville enfin libérée. Marie, un temps emprisonnée à Strasbourg, échouée chez des proches en Alsace, parvient à obtenir un sauf-conduit de retour et, par la Suisse, retrouve enfin son mari le 24 septembre 1914.

3. Analyse

L’un des 33 titres de la célèbre collection La guerre – les récits des témoins des éditions Berger-Levrault, ce rapport de l’édile vosgien est un témoignage ahurissant. En pleine bataille, du 27 août au 8 septembre 1914, alors que se déroulent des combats parmi les plus sanglants connus dans les Vosges – l’équivalent à l’est de la bataille de La Marne – autour de Saint-Dié, un civil est chargé de récupérer 29 femmes et 26 enfants arrêtés en Alsace quelques jours auparavant « sous l’inculpation d’espionnage » (page 45). Il traverse à plusieurs reprises les champs de bataille en plein combats et, en deux « livraisons », ramène sous les obus femmes et enfants à l’occupant. Cette affaire, digne d’un scénario de fiction surréaliste, est pourtant révélatrice d’une réalité peu évoquée dans les études martyrologes : les rétorsions infligées à la population civile lors de la courte libération de l’Alsace en août 1914 et leurs conséquences. En effet, derrière la « barbarie » dénoncée par Ernest Colin, qui se place comme une victime d’une « mission imposée par les Allemands », dépeints comme déloyaux, il fait état d’une réalité inversée. Dans les « espions » arrêtés dans la vallée de la Bruche se trouvent entre autres deux institutrices, une femme de chef d’équipe de la gare de Saulxures, une femme de chef de gare de Saales et une femme de gendarme, enceinte, avec ses quatre enfants. Quasiment toutes sont de jeunes mères de famille emmenées avec leurs enfants. La guerre n’ayant pas aboli le droit, la diligence mise à leur libération par les autorités françaises semble témoigner de l’ampleur de « l’incident diplomatique » généré par cette vague d’arrestations ayant manifestement peu de lien avec la sécurité nationale. Elle illustre les méfaits de l’espionnite au sein des troupes françaises. Opportunément, il se trouve, à la réclamation allemande, que l’autorité française décide que les « arrêtés comme suspects, seront remis en liberté, l’instruction ouverte contre eux sous l’inculpation d’espionnage n’ayant pas établi de charges suffisantes » (page 45). La narration de cet épisode démontre également la réalité des ententes entre belligérants et les contacts possibles entre eux en plein combats pour des questions d’ordre diplomatiques. Elle révèle aussi l’efficacité des communications et la célérité de l’application des décisions administratives dans une France loin d’être désorganisée par la guerre. Plusieurs ouvrages [3] font état de cette « affaire des otages » mais « Saint-Dié sous la botte » est le seul qui fasse vivre l’évènement de l’intérieur, par l’un de ses principaux acteurs.

Yann Prouillet, mars 2013


[1] Très brièvement évoqué page 308 de Poincaré, Raymond, Au service de la France. Neuf années de souvenirs. Tome VIII : Verdun. 1916. Paris, Plon, 1931, 355 pages.

[2] L’état-civil de Saint-Dié-des-Vosges ayant été totalement détruit en novembre 1944, nous remercions Pierre Colin, généalogiste déodatien émérite, pour les informations généalogiques fournies.

[3] Citons entres autres Courtin-Schmidt, Charles, De Nancy aux Vosges. Reportages de guerre. Nancy, Dupuis, 1918, pages 70 et 190, Gromaire, Georges, L’occupation allemande en France, 1914-1918. Paris, Payot, 1925, page 362 ou Allier, Raoul, Les Allemands à Saint-Dié (27 août – 10
septembre 1914)
. Paris, Payot, 1918, page 47.

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